Olivier Bétourné en moins flou

indiscrétions sur le nouveau président et directeur général du Seuil


l’auteur et son éditeur

Onze ans de vie partagée avec Olivier Bétourné. Parce que la relation auteur/éditeur n’est jamais simple, participe d’une élection irrationnelle. Parfois par exemple on se tutoie, mais c’est quasiment la seule personne proche avec qui j’en suis toujours resté au vouvoiement, au point que parfois ça nous amuse.

Au tout début, pour moi, échanges (brefs, et non conclus) avec Paul Otchakovski-Laurens et Denis Roche. Puis percussion pour dix ans avec Jérôme Lindon. Avec lui aussi, la relation était productive parce que partant d’un antagonisme. Avec Lindon, en plus, toujours une dimension de jeu. Qu’il poussait parfois un peu loin : L’enterrement (« Ce n’est pas arrêter de publier, que je vous recommande, c’est arrêter d’écrire ! »), je rencontre Bobillier et Lindon ne me le pardonnera jamais, même si la fuite des auteurs s’aggravera lourdement ensuite (de Marie NDiaye et Volodine à Rouaud, Deville, d’autres...).

La relation avec Verdier est fraternelle et fusionnelle, mais voilà : ils ne veulent pas de mon travail sur les ateliers d’écriture, et encore moins ne veulent entendre parler de mon projet Rolling Stones. C’est Michel Chaillou qui insiste pour que je rencontre Olivier et Claude Durand, et là ce qui a été décisif c’est la confiance. « Mais alors mon bouquin il fera mille pages, je dis à Bétourné... – On prend. » Et aide subséquente pour deux ans d’écriture (je tiens à préciser qu’avec Fayard comme Albin, à-valoir oui, mais toujours sur un principe d’économie réelle : on vous avance selon ce qu’on vend).

 

une idée quelque peu têtue et enracinée

Mais ce qui nous a rapprochés, avec Olivier Bétourné, c’est peut-être moins le travail sur les livres que ce qui s’est continuellement passé autour – et je ne suis bien sûr pas le seul avec qui cette relation s’est établie (à Verdier comme chez Minuit, les décisions sont hors discussions auteurs). À l’époque, Fayard venait de reprendre les 1001 Nuits : des bouquins à 2 euros, pourquoi pas alors des textes de jeunes auteurs, des essais critiques pointus sur 100 ou 120 pages...

Je nous revois sur je ne sais quel trottoir vers Saint-Sulpice. C’était fin 1999, et il faut ça pour que je découvre que la même idée ne m’a jamais quitté d’un moment ces 10 ans. J’étais déjà dans Internet un peu plus qu’il n’était sage, on mêlait les deux projets. On n’a pas obtenu le feu vert, 1001 Nuits a pris autrement son chemin. En démo pour notre projet j’avais rassemblé 80 pages qui étaient la version rédigée de mes propositions d’écriture, préparées pour les stages de formation continue d’enseignants. Bétourné : « On le fera en blanche... » Et quatre mois plus tard je lui rendais la première version rédigée de Tous les mots sont adultes, constamment réédité depuis, avec version augmentée en 2005 (je suis prêt à une troisième, d’ailleurs...)

Je découvrais le monde de la « grande » édition : Fayard dépend de Hachette, les relations avec les libraires devenaient soudain plus difficiles. La relation Claude Durand / Bétourné s’est distendue, je ne reviens pas sur 2 ou 3 affaires où je me suis retrouvé du côté d’Olivier, Fayard marchait de façon bicéphale. Merci donc à Renaud Camus pour ce qui ne serait plus réparé entre les deux hommes. On rêvait toujours de cette collection très simple de défense et illustration d’auteurs contemporains, il m’est toujours passé des manuscrits par les mains, certains se sont retrouvés chez Minuit mais je n’avais plus contact, et Bobillier a toujours eu tendance à privilégier des auteurs déjà publiés, ou bien hésitait trop longtemps sur ceux que je lui passais. Bétourné a calé sur certains auteurs (dont certains et certaines que je reprendrais plus tard dans Déplacements), mais, de ceux que je lui ai passés, a publié Philippe Vasset, Thierry Beinstingel, Sereine Berlottier (les deux premiers toujours chez Fayard). Deuxième round.

 

Fayard et Albin, l’édition Rolls-Royce

Fayard, comme Albin ensuite, le paradoxe c’est qu’à l’intérieur des grosses machines on travaille en petit commando. Trois, quatre personnes au maximum, mais vraiment ensemble, et l’auteur associé aux choix de maquettes de couv, aux typo et mise en page, au travail de presse aussi. La compétence et cette liberté des équipes avec qui j’ai travaillé chez Fayard puis Albin ce sont des amitiés qui se prolongent bien au-delà dans le temps, et quelques vraies grosses leçons de savoir. On a eu l’aventure Rolling Stones, puis Daewoo (souvenir de quand j’avais l’idée de publier en même temps Led Zeppelin et Daewoo, avec la même épigraphe, que j’ai oublié ensuite d’enlever de Daewoo, une phrase du Pantagruel : « Et il est bien vrai qu’une moitié du monde ne sçayt comment l’aultre vit. »

C’est pour et chez Fayard que j’ai franchi un grand pas intérieur en développant, pour mettre au clair nos discussions dérive (Olivier s’était déjà mis en veille Internet solide), une ébauche un peu globale de ce que pourrait être un site d’éditeur basé sur le web 2.0 – on va toujours plus loin soi-même, lorsqu’on met ça au clair. Là aussi, impasse pour la réalisation, mais pour moi cette idée obstinée d’une respiration entre textes contemporains et propagation web mûrissait, et c’est l’époque où je développais remue.net, avant de passer le relais à l’équipe actuelle. Deuxième round.

La rançon des grands groupes, c’est leur délicatesse humaine. Le même jour où j’ai fait cette photo d’Olivier, il venait d’être informé par Hachette de son débarquement illico. Coup dur. Et pour lui aussi ça aurait pu basculer dans une histoire différente : on parlait d’une agence free-lance, non pas agent littéraire mais une sorte de commando d’édition en marque blanche, avec forte présence Net pour les auteurs, et qui signerait la distribution avec tel ou tel des éditeurs installés. Et il ne doutait pas que « ses » auteurs suivent.

On en était là, je ne me voyais pas rester chez Fayard sans ce rapport éditorial fort (qu’est-ce que c’est ? des dimanches à lire votre texte en chantier et vous le rendre annoté toutes les 2 lignes, même si on ne sera jamais d’accord sur les corrections, c’est des réponses par oui/non à des idées comme ça qu’on pousse ou pas, c’est le coup de fil au bon moment, c’est l’intuition de la pièce placée au bon endroit sur le grand jeu d’échec...). Claude Durand l’a accepté avec élégance parce que, fondamentalement, il est éditeur lui aussi.

 

une grande maison blessée

Je me souviens d’un premier rendez-vous au Seuil avec Laure Adler et Bernard Comment, Laure ne comprenant pas bien pourquoi j’avais différé de 4 mois là où d’ordinaire les auteurs ne traînent pas tant. Longue histoire avec Laure, qui était venue en 1982 à Vitry-sur-Seine pour mon 1er entretien radio, elle encore et Alain Veinstein qui en 1986 insistaient pour que je me lance dans les Nuits magnétiques, et qui me donnerait carte blanche plus tard pour ces feuilletons radio sur les Stones, Zeppelin ou Dylan qui étaient de véritables leçons de création et, en cours d’écriture, un fabuleux appui pour explorer les ressources de la BBC ou de l’INA... Laure souhaitait que je participe au comité de lecture du Seuil, structure qui moi me semblait obsolète, et privilégiant forcément au bout du compte ce roman standard qui a tant usé leur maison. Je me revois leur raconter à eux deux cette même idée qui avait maintenant 8 ans de bouteille, d’articulation du web et de livres petits formats pas trop chers, très simples, et leur citant déjà des noms. Et Laure : « Alors fais une collection... » J’étais dans Michaux, le nom Déplacements est venu vite. Et si mon Dylan paraissait en Fiction & Cie, ce n’est pas moi qui protesterais sur la compagnie et l’histoire...

Mais à son tour Laure était remerciée, trois jours pour vider les lieux. Ça s’est littéralement croisé la même semaine où Olivier entrait chez Albin comme directeur éditorial, avec la possibilité préalablement négociée de transférer les contrats déjà suivis chez Fayard. Commençait l’aventure Albin, avec un peu d’effroi de mon côté, peu d’affinité supposée avec les auteurs maisons – même si j’apprendrais à observer avec respect, et à croiser fréquemment, une des auteurs pilier. Mais rapport facile et d’un professionnalisme quasi incroyable au regard des autres maisons. Celle-ci est un espace complètement circulant, portes partout ouvertes. À mesure que je découvrais le Seuil, l’éclatement des locaux, la hiérarchie des bureaux (sous les toits, celles qui font le boulot), l’utilisation des stagiaires, le contraste était dur à vivre : l’héritage contraire, dans un monde qui avait partout changé, sauf là. Seulement, à mes appels du pied, Olivier n’avait pas suivi : le chemin d’Albin-Michel, pour ce qui était du contemporain, ce n’était pas les auteurs que je publiais au Seuil. Et pourtant, les manuscrits ont sans cesse été échangés, partagés, commentés (rien de caché à ces échanges, les mêmes manuscrits circulent partout, il est souvent arrivé par exemple à Olivier Rolin de faire passer à Verdier des textes qu’il n’aurait pu soutenir au Seuil).

Fin de l’avant-dernier round. Dix livres en deux ans, les derniers au tout début de 2009 : Antoine Emaz et Albane Gellé. Une maquette audacieuse (très forte, l’équipe Seuil), un boulot de préparation éditoriale impeccable (Flore Roumens, Gilles Toublanc), la conduite de Bernard Comment... Je suis revenu à la charge des tas de fois sur la question web. Le site Fiction & Cie (qui n’a toujours pas de css, et entrez donc BW dans le moteur de recherche) a résulté en partie de ces discussions : fermeture totale, presque caricaturale, où les pesanteurs (ah, dans l’annexe, le bistrot au coin rue de Seine : « Tu y crois vraiment, toi ? », où le y c’est l’Internet – absence totale, à titre individuelle comme à titre maison, des éditeurs ou autres services des échanges web...

 

de Déplacements à publie.net

Alors j’ai joué ma propre carte : j’ai lancé publie.net pour réaliser, seul, ce que je n’avais pas réussi par le dialogue. Les temps depuis ont changé, commencé de. On peut désormais parler de logiques d’accès, de produits neufs autour ou accompagnant le livre. Notre plate-forme est devenue coopérative, et tient vaillamment sa route.

La collection Déplacements est en suspens, parce que je n’ai pas trouvé cette osmose que je cherchais (ah, quand on vous dit avant les 5 minutes chrono qui vous sont accordées pour le passage devant les 40 représentants enfermés au sous-sol de l’Holliday Inn depuis le matin : « Pas trop long, ton pitch sur Emaz, hein... »). Ces 2 ans ont été ma première expérience côté édition, PAO, fabrication, para-texte, accompagnement, je n’aurais pas eu le bagage pour publie.net sans ce sas. D’autre part, l’élan publie.net est parti de ces manuscrits dont je découvrais la densité, mais que le rythme éditorial (10 mois entre l’accord et la parution), la contrainte même de distribution, faisaient que nous ne pouvions les accueillir. Expérience qui boitait d’une jambe, parce que démarrée de cette idée de trottoir (il y a bien la radio trottoir) avec Olivier, mais qui partait d’une écluse en constante mobilité entre le web et le livre, et pas eu le feu vert, de même qu’il ne l’obtenait pas pour nos projets web chez Albin.

Le paradoxe, à dix mois d’écart par rapport à cette mise en suspens de Déplacements (rien de plus dramatique, et j’ai même quelques manuscrits d’auteurs prêts), c’est que le plaisir que je trouve au numérique ne me rapproche pas d’un besoin de livres. En 18 mois de publie.net, 5 textes que nous avons d’abord diffusés en numérique sont devenus des livres papier, chez des éditeurs divers. Nous expérimentons, avec d’autres éditeurs ou ceux-ci, des démarches conjointes – et ça me convient bien mieux que de proposer par exemple une édition papier en print on demand, les outils existent, mais je préfère penser en logique numérique.

 

le risque de rebâtir

Et donc rebâtir.

Olivier avait commencé sa carrière au Seuil. Comment un intellectuel de notre génération n’aurait pas vénération pour le parcours et le catalogue du Seuil ? C’est notre propre histoire que cette maison a écrit. Son vaisseau amiral, la collection Fiction & Cie, en témoigne toujours. Les récents virages du Seuil l’ont éloigné de cette image des années 70, qui sans doute n’aurait plus sens aujourd’hui. Quand on entre à la librairie du Seuil, rue Jacob, sur une table ce sont les livres de cuisine, sur une autre table les Beaux Livres (et non pas l’ancienne expression de livre d’art), puis les livres jeunesse, et, au milieu, les best-sellers quand il y en a. Pour la littérature, passez dans la salle de derrière. J’en parle ici, parce que la dernière fois que nous observions cet autre genre de déplacement, j’étais avec des gens (amis, estime) occupant toujours fonctions importantes dans la maison : c’est avec cela qu’il faut faire.

Plein de questions en corollaire : l’auteur autrefois était publié par une maison, on oubliait qu’elle se constituait des hommes qui l’incarnaient, et d’une relation particulière à un éditeur particulier (voir le premier Carnet de notes de Bergounioux sur son rapport à Jacques Réda). Il s’est trouvé, dans mon propre parcours, que j’ai travaillé avec des personnes qui se confondaient avec une maison (Lindon, Bobillier), et puis, avec Olivier Bétourné, je me serais bien arrêté là où il m’avait emmené. On emporte avec soi les contrats, mais on laisse les livres : comment rouvrir la porte de chez Fayard pour débattre d’une éventuelle troisième édition de Tous les mots sont adultes, quand ce n’est pas aussi un partage sur le livre en cours ?

Autre corollaire bien sûr l’Internet : à force de pratiquer, on découvre que le rédactionnel, l’ergonomie écran, le jeu avec la propagation réseau, cela s’apprend. Les éditeurs continuent d’engloutir des fortunes auprès de prestataires qui veillent avant tout à ce qu’on ait besoin d’eux pour les mises à jour et développement. L’Internet édition, hors Léo Scheer et POL, avec des nouveaux venus comme Argol, a une bonne génération de retard : mais ce n’est pas un problème technique, c’est un problème de hiérarchie interne dans les maisons eux-mêmes. Le web pensé seulement comme machine à faire vendre, alors que dans l’esprit web ce prolongement effectif, vendre (qui seul permet d’équiper, diffuser, rémunérer – ce qu’on apprend à publie.net) ne peut résulter que d’un partage de contenus, et donc la valeur intellectuelle de ces contenus. Alors inventer, oui, pourquoi pas. Prolonger une édition numérique défricheuse, qui peut prendre facilement des risques, par une sédimentation papier, pourquoi pas...

Le monde de l’édition garde ses conciliabules pour ces rendez-vous de midi, ou ces heures étranges de fin d’après-midi, dans les bureaux vides. On ne s’exprime pas publiquement. Ici j’ai le réflexe contraire, mais je m’en tiens là.

On vous tiendra au courant. Le Québec est favorable, forcément favorable : année de répit, d’écart, même si peut vous rejoindre justement, bien avant les journaux, un petit mail d’Olivier... « Le Seuil, François, Le Seuil... » Les routes pour chacun de nous se reforment. La seule certitude, j’ai une belle super combinaison spatiale : s’appelle publie.net – je ne marche plus seul dans l’aventure, mais ça n’empêche pas qu’elle soit ouverte.

J’ai juste 2 points d’appui : qu’à publie.net nous travaillons en coopérative, et que s’il y a bien une chose que je n’ai pas supportée dans ces 2 ans de Déplacements, c’est comment le poids symbolique qu’on met dans la publication d’un livre, alors même que toutes les contraintes du système sont le déni de cette reconnaissance symbolique, peut fausser le prédicat de relation : éditeur sans piédestal, mais trop d’auteurs avec qui on croyait que ce serait simple vous le collent d’office, remplaçant le travailler ensemble par une mise à l’épreuve désagréable (les leçons de Bernard Comment : « Apprendre à dire non, tu verras, c’est difficile, ça demande du temps. »). Point bis : ce que j’ai appris de Bétourné encore plus et mieux que de mes 2 précédents éditeurs, ça s’appelle politique, et prendre des coups, les rendre s’il faut, mais pas un détail de ces aventures qui ne soit à analyser, pas un détail de ce qu’on construit qui puisse être laissé en route, il sait tous les chiffres, les libraires, et que ça ne marche que pour un axiome, avoir envie de le faire à cause du texte, et seulement par lui. Et de savoir pourquoi on le fait, ça s’appelle le sens. Alors oui, sans doute, au Seuil, tout est encore possible, et d’abord pour cette infinie confiance du métier.

 

et bien fraternellement

J’ai démarré ce billet, tout à l’heure, que je voulais un hommage à un vivant, une sorte de grand gabarit aux gestes de trop d’ampleur, aux grands coups de rire, et qui vous pousse toujours d’un petit air amusé dans le fond d’une réflexion pas aboutie, un espèce de sur-bosseur disponible 365 jours par an et même le dimanche : parce qu’exemplaire de ce petit monde du livre, aimant le livre, vous mettant toujours dans la poche leur dernier enthousiasme pour tel auteur. Et que je sais bien comment le défi va être difficile, tant à reprendre, ouvrir, laisser parler, laisser faire : ma brève expérience du Seuil me donnant à savoir que le mot essentiel pourrait être ce laisser de la confiance – les forces vives, les passions (ah, les représentants, tout au bout de la Lorraine ou arpentant l’Ouest...), les visages sont là. Démarré ce billet parce que la photo accompagnant l’article officiel du Monde est une photo floue [1], mais complètement floue : à quoi bon publier une photo, si elle est aussi ratée ? C’est donc la seule qu’ils avaient ? Je voulais juste en proposer une, du vivant qui s’attaque à bel ouvrage : là où cet ouvrage nous appartient à tous.

[1Voici l’adresse de l’article du Monde de ce jour, et ci-dessous la photo qu’ils s’autorisent à publier :

Drôle de laisser-aller quand même...


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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 décembre 2009
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