publie.net, "masse salariale poétique" ?

un article important de Constance Krebs sur les déplacements éditoriaux du numérique


Je me permets de reprendre ci-dessous l’intégralité d’un billet de Constance Krebs sur son site (et prochainement maison d’édition à mon tour).

Cela ne signifie pas mon accord sur toutes ses formulations. Notamment :
 publie.net n’a jamais quêté ni jamais reçu d’aide institutionnelle sous forme de subvention ou mécénat ;
 je ne connais pas d’auteurs publie.net ayant bénéficié de "bourses d’entreprise" (quelle drôle d’’idée !)
 plus fondamentalement, se doter comme nous l’avons fait d’une structure (eurl) de commercialisation et diffusion, c’est fonder notre indépendance sur une relation commerciale, basée – ce que n’aborde pas CK – sur le fait que le lecteur, ou la bibliothèque qui s’abonne à notre service, sait rémunérer directement l’auteur. De notre côté, l’idée de départ de la coopérative c’était ce schéma très simple, pas facile à tenir dans ces 2 ans de démarrage, mais sur lequel je m’obstinerai : la moitié de la recette net est pour l’auteur.

On a beaucoup de choses à développer. On dispose grâce à nos partenaires l’immatériel-fr d’une base serveur révolutionnaire (type ruby on rail avec serveurs en nuage) permettant tous les types d’accès, et surtout la lecture en ligne (le texte ne quitte pas le serveur, tout en permettant recherche, annotations, etc). On a à vaincre (mais c’est de moins en moins ma préoccupation : ils sont adultes, et s’ils choisissent modèle différent, libre à eux – suis juste un peu dubitatif sur leur vision de ce qui évolue très rapidement dans la diffusion de la création contemporaine) la résistance psychologique des auteurs qui se cantonnent à cette valeur symbolique dont parle CK, alors que pour nous les modèles sont complémentaires.

Le projet de départ, c’était la mise à disposition d’archives, d’entretiens, d’interventions en revues ou colloques (toutes ces parutions dont l’auteur ne concède ses droits que dans le cadre de première et unique parution), de textes dont nous avons repris les droits parce qu’ils ne sont plus diffusés, et je m’étais adressé à tous les auteurs de ma connaissance : peu ont fait le pas. La validité de publie.net s’établit désormais beaucoup plus sur ceux qui déjà lisent et pratiquent le numérique. De plus en plus s’impose le modèle de deux éco-systèmes à faible interection de recoupement, et l’éco-système livre est suffisamment stable pour que tout le monde y trouve son compte (et c’était déjà le cas dans les précédentes mutations de fond, je renouvelle l’appel à lire les 2 fondamentaux pour cette approche : L’apparition du livre de Lucien Febvre, et, en Folio, les Petits traités de Pascal Quignard).

De même, dans le texte de Constance Krebs, ne me convient pas trop l’idée que notre plate-forme ne tendrait qu’à réinsérer nos auteurs dans un jeu classique d’aides, bourses etc. La question est bien de rémunérer le travail de création, et s’organiser en conséquence. Le point qui n’est peut-être pas assez développé dans son texte, c’est en quoi le numérique déplace aussi la lecture publique.

Les bibliothèques, en nous faisant confiance et en s’abonnant à notre service, ne peuvent se contenter de mettre à disposition passivement nos ressources : sur les milliers d’étudiants qui peuvent y avoir accès, une poignée tomberont, par sérendipité sur ce que nous proposons. Ce que nous proposons, c’est un outil de médiation vers des enjeux spécifiques à la littérature contemporaine, pour autant que notre partenaire ait décidé que cet enjeu était le sien, au nom de sa logique propre. Et c’est en ce point précis aussi que se joue une approche commerciale radicalement différente : le lecteur abonné aux services payants d’une bibliothèque pouvant de chez lui accéder aux ressources mises en place. Ce qu’il y a d’extraordinaire dans la période en cours, c’est le refus global de l’édition « en dur » à investir ces nouveaux champs. Et, pour la « petite » édition, la méfiance même à collaborer avec nous pour diffuser en parallèle des versions numériques via le réseau bibliothèques, dans un moment où la diffusion papier, de plus en plus fragile, ne tient que par subventions territoriales ou étatiques en peau de chagrin.

Mais tel quel, le texte de Constance Krebs est une présentation très rare de ce qui se déplace sur le fond : l’interaction du lecteur et de l’auteur, là où les réseaux sociaux (modèle library thing) n’ont pas vocation (ô cette infinité de blogs restreints à la lecture de livres) à être la médiation sociale de ce qui s’imprime, en complément d’une presse critique de plus en plus consensuelle. Le lecteur écrit et partage, mais ce qui est mis en commun dans le partage c’est l’atelier de l’auteur. Fin des hiérarchies absolues ? Oui, le paradoxe actuel c’est que la prescription symbolique qui créait l’auteur surgissait du filtre éditorial. Ce filtre cessant, comment instaurer sur Internet cette même fonction de repérage et prescription symbolique ? L’auto-édition est une réponse, mais reste individuelle, ou bien, aux USA, sous la coupe réglée de ceux qui prennent la place économique de l’éditeur, prennent en charge sa fonction technique, mais ne disposeront pas de l’adoubement symbolique, Google et Amazon.

C’est là où notre coopérative peut agir, en décloisonnant ses collections (voir l’entretien d’Arnaud Maisetti avec CK), en restant rigoureuse dans le choix des oeuvres diffusées, en avançant dans l’ergonomie et l’attractivité des contenus proposés (rendre les contenus navigables, riches, partageables, c’est la même problématique pour un site web comme publie.net que pour un vrai libraire, lire Charles Mermarec).

Tout évolue très vite, mais désormais dans un paysage avec fissures et chocs ou effondrements. Cela vaut aussi pour l’auteur : pour ma part, de plus en plus convaincu que ce site, tiers livre, fondé en décembre 2004 mais reprenant déjà 7 ans de pratique web et site personnel, est désormais mon héritage unique, en tout cas mon lieu artistique privilégié : construction d’une oeuvre sur support numérique, celle-ci, avec son arborescence, ses ateliers, ses souterrains en accès privé, ses éphémérides, ses images etc. J’ai déjà évoqué (voir Internet et rémunération des auteurs) ce nouveau paradigme pour nous, auteurs, de gérer ressources gratuites et financements associés.

Qu’est-ce que j’ai appris ces 6 mois (et sans doute pareillement mes camarades) ? Des questions très artisanales touchant au blanc, à l’interligne, à la navigation intra-textuelle (je comptais, dimanche soir, pour mise en ligne d’un titre sur publie.net : 7 logiciels successifs, 2 applis en ligne). Le livre numérique s’invente en ce moment. C’est de dommage de faire ça aussi seuls, mais c’est pas grave non plus.

En tout cas cet article, et merci à Constance Krebs, amorce une nouvelle ère : la possibilité de théoriser ce nouveau champ, plutôt que l’investir ad lib selon la complainte des droits d’auteur ou de la fin du monde...

FB

à lire aussi :
 Rapport de Constance Krebs pour lemotif.fr, et le premier volet de l’article repris ci-dessous, quelle valeur accorder au livrel ?.
 important aussi (sans entrer dans cette polémique de désaveu, d’un rapport qui tentait l’impossible, càd l’idée qu’on abandonne tous en ce moment, que libraires et éditeurs tradi aient légitimité naturelle à devenir acteurs du numérique émergent), article de Vincent Monadé sous ce titre (qui me concerne de moins en moins, mais c’est justement ce que déplace dès son intro VM, directeur de lemotif.fr) : l’avenir des livres.

 

Constance Krebs | livrel : don et contre-don


Les livres numérisés ou édités numériquement, que néanmoins j’appelle livrels pour éviter toute confusion avec les livres imprimés, comme les livres, sont des services d’échanges intelligents qu’offre l’éditeur aux lecteurs. Il ne s’agit pas d’offres promotionnelles – on ne les vend pas avec la verrine assortie ou le coffret designé. On les propose sous différents logiciels de lecture, au même prix. On les vend parfois avec le livre imprimé, selon un tarif qui tient compte davantage du livre que du livrel. C’est l’imprimé, dans ce cas-là, qui a valeur marchande. C’est-à-dire le support.

Il arrive parfois que le livrel, comme le livre, englobe d’autres choses que le texte seul. Ces éléments sont consubstantiels au texte : illustrations sonores, graphiques, vidéos, ce sont parfois sur ces images ou ces sons que le texte s’appuie (guide touristique, poème ou beau livre). Le livrel prend alors le sens d’un texte (ou autre) édité en ligne.

L’illustration, les illustrations devrais-je dire, sous toutes leurs formes, n’ont pas moins de valeur symbolique que le texte. Bien souvent, d’ailleurs, ce sont elles qui ont valeur marchande. Au fond, ce n’est pas tant le livre qui a une valeur marchande que les services qui l’entourent.

Du coup, ce qu’on appelle le livre est un service. On peut considérer que le livrel aussi est un service. Les livrels édités en ligne, comme ceux qu’éditent le Cléo (revues.org et les blogs Hypothèses), Wikipédia et le site André Breton, sont gratuits. Mais ils ne vivent que si, et seulement si, le public participe à leur élaboration.

Le public ajoute une valeur symbolique à ce service. Les communautés de lecteurs ajoutent une valeur au livrel, à la condition que cette communauté soit encadrée, entourée, validée par une modération critique. Un site, qui est aussi un livrel, ne peut vivre en ligne sans un veilleur, qu’on l’appelle auteur, animateur ou webmaster.

Ce livrel peut être gratuit. Il peut aussi avoir une valeur économique marginale. L’accès aux services qui entourent ce livrel, à une communauté, à une collection qu’on appelle souvent un “univers” diffèrent du coffret ou de la verrine promotionnels. Ils ne sont pas anecdotiques. Ce ne sont pas des biens de consommation, mais des invitations à participer, avec d’autres, à l’élaboration d’autres livrels. Ce sont des échanges intelligents qui invitent à donner un peu de son temps. On vous donne (ou presque) un texte en ligne. Vous contre-donnez une disponibilité. De lecture, comme pour un livre imprimé, mais aussi d’écriture, de vérification (Wikipédia), d’interaction, d’écoute, de visionnage…

Autant le gadget promotionnel, dont la valeur marchande est en général assez onéreuse, est conçu pour l’achat impulsif, livre-cadeau sans signification autre que consumériste, sans valeur symbolique. Vide de toute personnalité, toute singularité, toute sensibilité – désincarné. Il n’y a ni désir ni plaisir dans ces objets de consommation. On ne peut pas leur consacrer du temps, on ne peut que les prendre, les ouvrir, y goûter en les feuilletant ou les lisant rapidement, et les jeter ou les revendre – au rabais. Mon frère, lui, les met sur le trottoir.

Autant l’offre aux accès, aux services qui entourent un livrel, contribue à donner une valeur symbolique au texte. Cette valeur symbolique redonne du sens à notre compréhension du monde. Elle nous implique à nouveau dans la constitution du monde parce qu’elle nous engage à y participer. Au fond, elle fait prendre au texte une valeur symbolique bien supérieure à toute valeur marchande. Le lecteur vit avec le texte, pour le texte, et de son implication dépend la vie de ce texte dans la durée.

Cette perte de la valeur marchande fait douter les éditeurs et les libraires de l’intérêt du web. Pas les bibliothécaires. Le gain de la valeur symbolique que permet ce don en échange d’un contre-don déplace la valeur marchande du livre. Forcément. Il faut donc redéfinir le livre en fonction des nouveaux types d’édition. Sans décalque, mais en fonction de ce qui déroule. Regardons les lecteurs, observons-les. Sont-ils sagement installés sous la lampe à lire en silence ? Non, ils sont face à l’écran, à écrire et à lire alternativement. Silencieux, et actifs.

Les maisons d’édition en ligne, qu’il s’agisse de Publie.net, de Cléo, de Wikipédia et du site André Breton ne sont envisageables que si des aides leurs sont accordées. Par subventions, bourses, mécénat, dons en temps ou préventes. Mais de nombreuses maisons d’édition en dur fonctionnent de la même façon. Les romans traduits ne sont publiés qu’après l’obtention d’une bourse de traduction, les ouvrages sur le chocolat que si une firme achète une certaine quantité d’exemplaires, les beaux livres s’ils sont liés à un office du tourisme, une exposition, un événement, les recueils de poésies si le poète perçoit une bourse, etc.

Les différences entre Publie.net et les maisons d’édition en dur tiennent seulement dans la masse salariale. La masse salariale de publie.net est constituée d’auteurs bénévoles qui participent à l’entreprise coopérative. Donnant de leurs compétences de lecteurs, de leur temps, de leur énergie ils sont remerciés par un accès plus facile à une bourse d’entreprise, à une résidence ou à une mise en circulation dans un réseau, dans une communauté d’auteurs – d’aucuns diraient dans un cercle. Comme chez tant d’éditeurs fédérateurs, chez tout groupe d’artistes. La valeur symbolique du texte, en évoluant dans le temps, se mue peu à peu en valeur marchande, économique. Tel cercle, telle prescription, tels auteurs, tels lecteurs participent à l’élaboration de cette valeur.

Au fond, l’usage ne change pas. Il évolue dans un univers plus ouvert sur le monde public que ne l’est l’atelier, le bureau d’une revue du XIXe siècle et, de ce fait, plus rapide. La seule différence réside dans le fait que le lecteur y participe. Sa seule participation naïve, au sens noble du terme c’est-à-dire apparemment candide, mais en réalité sensible et cultivée, crée de la valeur en prescrivant, en intervenant, en indiquant, en veillant pour d’autres. Tel lecteur, sans le savoir, ou le sachant, participe à la communauté de Publie.net. Il repère des blogs inédits, il les partage, lit les oeuvres publiées, les commente, les partage à leur tour. Publiquement sur les réseaux et dans l’intimité de son blog. Il est lecteur et électeur. Il participe à la communauté. Parce qu’il écrit, comme lecteur.

Ce n’est pas tant le livre (support) ou le texte (oeuvre) qui se modifie, c’est la relation que le lecteur a avec cette oeuvre. Cette relation est basée sur l’écriture, l’interjection, le commentaire critique amateur. Le silence est de mise dans les maisons, les bureaux, les biblios ; devant les écrans. Pourtant on perçoit le bruit des autres, leurs pensées, sentiments, réflexions. La lecture se développe parce que la relation se déplace. Lecteur et auteur sont quasi face à face. Non pas frontalement mais dans un échange sensible. Épistolaire pas tout à fait, critique de manière désinstitutionnalisée, social certes, et plus profondément qu’avant. Je lis, je commente à la suite du texte, sur les réseaux ou sur mon blog – et, contrairement à ce que j’aurais pu en dire lors d’un dîner en ville, par le biais de ce commentaire à la fois personnel, sociable, et public, ce moi lecteur instaure une relation sociale directe avec l’oeuvre. Cette relation à l’oeuvre est visible, publique, au même titre que l’oeuvre. C’est cela qui est nouveau, et qui contribue à la valeur de l’oeuvre. C’est la nécessaire barrière critique dont parle Eco, qui fait rempart contre la barbarie. En outre, la vitesse du Net donne de la force à ce texte, à ces liens, à ce rhizome constitué autant de ces lectures que des textes d’auteurs.

Le lecteur, écrivant, rentre en contact avec l’oeuvre. Au plus près. Il interpelle l’auteur qui peut, s’il le souhaite, réagir. La relation peut alors être perçue comme unique entre l’auteur et le lecteur (c’est le syndrome midinette du lecteur, et ça arrive), mais elle est toujours multiple et protéiforme. Le texte ainsi commenté prend son envol, se diffuse auprès des lecteurs du lecteur qui écrit. Il prend de la valeur grâce à la relation sociale rendue publique par le commentaire du lecteur, publiée par le lecteur.

Banalités. Là où je veux en venir : la masse salariale “poétique” de Publie.net n’est possible que si elle est constituée d’auteurs ou de blogueurs qui trouvent ainsi moyen de reconnaissance en contre-don. La reconnaissance consiste en deux choses principales. L’une vise à vendre davantage de livrels parce que, se situant dans le premier cercle, s’y impliquant, on a plus de chances de voir ses textes intéresser la communauté élargie de la maison d’édition en ligne. L’autre permet,après s’être fait connaître d’un premier cercle de lecteurs en ligne, de se faire connaître d’un deuxième cercle, celui de lecteurs de livres imprimés. Qui sont parfois éditeurs. Ou de postuler, avec tout le sérieux que réclame cette entreprise, à une bourse, une résidence, une subvention ou un mécénat d’entreprise. Le jeu des réseaux, du rhizome, se renforce par une présence en ligne qui, à ce jour, doit se travailler pour être créatrice de valeur.

Publie.net vise sans doute cela : redonner à l’auteur la valeur dont le système marchand de l’offre et de la demande l’a dépossédé. Confirmer sa valeur symbolique : l’auteur n’est auteur que lorsque la relation sociale entre l’oeuvre et le lecteur se joue. Lui offrir une valeur économique : dès lors que l’auteur est reconnu socialement comme tel, cette reconnaissance doit être exponentielle, ou du moins, démultipliée, connue, et l’auteur doit pouvoir bénéficier d’une juste rémunération de ses oeuvres. Ventes, bourses, mécénat, tout se partage. Le travail de l’éditeur consiste à choisir, propulser, calculer afin de rétribuer l’auteur, de donner à l’oeuvre une valeur de plus en plus grande dans le temps.

Ce système ne fonctionne que si ce sont les auteurs qui oeuvrent bénévolement à l’élaboration de la maison d’édition. C’est vrai aussi pour Revues.org. La valeur est donnée aux chercheurs et à leurs travaux. Ce sont donc les auteurs qui vont contribuer à donner de la valeur à une maison d’édition. La valeur symbolique qui existe déjà pour les livres, est renforcée par les livrels ainsi diffusés. La valeur marchande, qui se constitue et se renforce au cours du temps, provient enfin de l’auteur des oeuvres. Pas du support.

 

© Constance Krebs, 17 novembre 2009.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 novembre 2009
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