une réédition contestable de Maurice Blanchot
Je me souviens avec précision de la date, d’automne à cause de ces soudaines et violentes averses, et donc l’automne 1981. Je me souviens du lieu : marchant en fin d’après-midi une heure ou une heure et demie dans Paris, j’avais souvent sur mon itinéraire la gare de l’Est ou la gare du Nord, et je redescendais vers les boulevards par le Faubourg Saint-Denis. Il y a une poste en haut de la rue du Faubourg Saint-Denis, et c’est là que l’averse est tombée. Je n’invente pas. Je m’étais mis à l’abri sous l’auvent d’un bouquiniste, et chez ce bouquiniste-là je n’étais jamais entré. Dans l’éventaire de livres soldés sur le trottoir, je tombais tout de suite sur Thomas l’obscur première version de Blanchot.
Les trois ans qui précédaient, j’avais lu tout Blanchot, aussi bien les grandes fictions du début, Le Très-Haut et Aminadab que les récits décantés, translucides, où un fantastique menaçant vous cerne de très près : Celui qui ne m’accompagnait pas, ou L’Attente l’oubli. Et aussi Thomas l’obscur, le récit mince, aigu.
Le Thomas l’obscur première version m’a suivi dans tous mes déménagements : il m’avait coûté 13 francs, c’est encore marqué dessus. Une certaine Alberte le dédicace pour l’offrir « A ma très chère Malvine toute ma gratitude et ma profonde affection, janvier 1944 ».
J’étais en panne sur ce qui deviendrait mon premier livre, Sortie d’usine. Il avait été refusé par Jérôme Lindon, par POL et par Christian Bourgois. J’étais en dialogue riche avec les deux derniers. Le manuscrit faisait dans les 250 pages. Je suis revenu à ma chambre, 42 rue Rochechouart, près du square d’Anvers. Je ne sais pas quelle était la musique de piano qui venait ce soir-là par les cloisons. J’ai ouvert les deux versions côte à côte.
Le passage ci-dessus est pris au hasard : on reconnaît Blanchot, une rhétorique, la présence de la mort sous la phrase. Ce n’est pas encore Blanchot. Les textes de Faux Pas ou La Part du feu qui me servaient de boîte à outils, littéralement (sur Balzac, sur Baudelaire, sur Mallarmé et les autres) sont contemporains de Thomas l’obscur ou à peu près. Ils sont la voie d’accès déjà prise par Blanchot pour se rejoindre : « Une écluse s’ouvrait, je communiquais avec moi-même », il y a cette phrase (je cite de mémoire), dans un livre bien plus tardif.
Vers une heure du matin, mon manuscrit ne faisait plus que 160 pages. Je dois cela à Thomas l’obscur, première version. Quelques semaines plus tard, je le soumettais à Denis Roche, qui me conseillait de l’envoyer une nouvelle fois à Jérôme Lindon.
Les éditions Gallimard viennent de rééditer Thomas l’obscur première version, celui de 1941. Le site Blanchot de Christophe Bident et Panham Shahrjerdi rappelle que Blanchot était opposé à une telle réimpression, « sauf dans le cas de la publication d’œuvres complètes ». Ils rappellent aussi que Blanchot refusait toute préface à ses récits ou romans ou livres : cette réédition inclut une préface.
On suppose donc que, lorsque après avoir acheté Thomas l’obscur première version rééditée, avec la page ci-dessus, votre libraire vous fera signer une attestation par quoi vous disposez bien, chez vous, de l’œuvre complète de Blanchot.
Les éditions Gallimard s’engagent d’ailleurs, pour tout achat des œuvres complètes de Blanchot (non pas en Pléiade, mais dans l’Imaginaire ou « la Blanche ») à vous offrir gracieusement la réédition de Thomas l’obscur.
Au moins, Le Livre à venir et L’Espace littéraire sûr que vous n’aimeriez pas relire, avant de sacrifier au culte du nouveau ?
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1ère mise en ligne et dernière modification le 6 novembre 2005
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