Kafka tel qu’on le jette

on a le droit d’en parler, ou pas ?


Pour moi, Le Château, dans l’édition NRF, ce n’est pas un livre comme les autres : j’avais 17 ans, j’avais lu des récits de Kafka, c’est la première fois que j’étais à Paris seul, je voulais entrer dans une librairie, une vraie – celles qu’on m’avait dit être boulevard Saint-Germain – et acheter Le Château de Kafka. Rapporté dans mon Poitou, c’était une sorte de trésor de guerre, et évidemment lecture si dérangeante. Plus tard je l’ai prêté à un copain, Philippe Chandernagor, qui ne me l’a pas rendu et l’an prochain quand on en a parlé ne se souvenait même pas du prêt, alors que moi tellement si.

L’été, dans les bibliothèques, c’est une sourde machine qui se met en place : l’inventaire. Et puis, à la réserve, le tri, et au bout du tri, quoi qu’on fasse, élimination.

Je le sais pour moi : aujourd’hui, au Livre à Tours, j’ai racheté des livres déjà achetés plusieurs fois (Vous qui habitez le temps, L’été 80, Lambeaux, Espèces d’espaces, La nuit juste avant les forêts, Artaud Oeuvres complètes tome 1) parce que je m’en sers quasi obligatoirement dans un cycle d’écriture et que régulièrement ils sont noircis, déchirés, ils ont accompli leur travail et je dois les remplacer. Me souviens d’un article racontant qu’à la BPI au départ ces remplacements n’étaient pas budgétés et qu’il avait fallu y pallier...

Toute cette année scolaire, à la médiathèque de Bagnolet, même si j’avais pu déjà être en résidence en bibliothèque (Bobigny, Pantin), l’ambiance ici de l’équipe, la façon de travailler ensemble, font que j’ai appris autrement ces rythmes, le rapport aux usagers, les réunions pour choix et commandes... Et c’est des tas de paradoxes : par exemple, le fait que la traduction d’Aline Schulman du Don Quichotte soit régulièrement absente, ça m’énerve parce que ça fait une bibliothèque sans Don Quichotte, mais c’est la preuve qu’à Bagnolet Don Quichotte est toujours dehors, et ça ne se fait pas sans médiation.

Donc, allant voir en réserve à quoi ça correspondait, le tri annuel d’élimination, le premier livre que j’aperçois sur le chariot c’est précisément Le Château de Kafka, édition NRF, qui avait pour moi tant représenté de rêve.

Alors qu’est-ce qu’on fait ? On blogue de façon violente ? On crie au crime ? On le met discrètement dans son sac pour lui offrir un destin de remplacement ?

— Pour nous, un livre ce n’est pas affectif, dit Dominique Macé.

Mais Dominique, je sais parfaitement bien, et depuis pas mal d’années, ce qu’elle lit et défend.

— Et puis, celui-là, il a bien servi.

Alors d’accord : il est entré ici en 1989, 20 ans d’usage, dont bien 15 en salle de lecture, et 5 ici en remplacement dans la réserve, quand le successeur était en vadrouille. Les traces de doigts, les fiches cartonnées avec cachet aux dates des emprunts.

Avec statut de bibliothèque municipale, pas le droit de les vendre, les vieux ouvrages. Et trop abîmés pour les donner : une prison, un hôpital, un CDI de lycée, comment entrer dans un livre aussi visiblement déclassé ?

Pourtant, on ne s’y fait pas. Même Dominique : — Les jeunes dans le métier, ils ne peuvent pas faire ce travail-là. Il faut un peu de bouteille, pour jeter les livres.

Dans le couloir, contre le mur, l’empilement des livres qu’au soir j’apercevrai dans des sacs poubelles noirs, prêts à la benne recyclage. Je connais ces usines : broyage, lavage à l’acide, re-mélange avec produits liants (mélasse), et on renvoie dans les rouleaux de refabrication de papier. Entre-temps, sur le chariot, ils auront été bipés pour la sortie de catalogue. L’identité des livres n’est pas physique, mais aussi numérique.

Les autres livres, ça ne me fait rien. Mais celui-ci, le Kafka ? Le rayon Kafka de la salle littérature, grâce à Dominique, Bruno, Florence, Pascal et leurs collègues, est généreusement fourni, pas seulement Kafka, mais livres sur Kafka, documents audio ou vidéo, et bien sûr à la fois romans, récits, journal, lettres.

Bizarre qu’au lendemain de ce voyage, juste au retour, je reçoive cette proposition de participer à un travail collectif sur 5 lignes de Kafka : Si j’étais un Indien. Et le Château traduit par Alexandre Vialatte, je l’ai aussi en version numérique, dans ma Sony comme dans mon ordi.

En passant aux broyeurs laveurs malaxeurs du recyclage, ils ont hurlé quoi, Klamm, les aides, Frieda... Quand je pense que Wikipedia le présente encore comme un roman inachevé...

Ou bien, en se remémorant le début du Château, l’arrivée de l’arpenteur que nul n’a sollicité, construire une histoire où arriverait dans les villes, allant de bibliothèque en bibliothèque, celle ou celui qui seule ou seul aurait autorité pour décider des livres dont a le droit de se débarrasser ? Il se joue là quelque chose que notre imaginaire ne peut admettre avec rationalité.

Est-ce qu’on aurait pu, avec Dominique Macé, prendre les sacs, et les apporter à ce lieu si étrange qu’est le terminus des cars Eurolines, poser ça dans la salle d’attente départs, et se dire que nos vieux livres accompagneraient peut-être une nuit blanche de voyage vers très loin, pour être abandonné tout au bout, mais n’importe où dans tous les coins de l’Europe ? Ça aurait plu à Cortazar, ça, peut-être.

Se souvenir aussi de cette année 1909, Kafka arrivant à Paris (en train, gare du Nord ?) avec Max Brod et un autre, lui qui à cause de furoncles devra laisser les copains et repartir 3 jours plus tard, mais en ayant acheté dès le 1er jour, lui qui ne lit pas le français, la Chartreuse de Parme de Stendhal, livre qu’en traduction allemande il aime tant ?

Finalement, la question reste ouverte. Avec quelques photos, pour mémoire.

 

Merci spécial à Dominique Macé pour tout le partage dans cette résidence.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 9 juillet 2009
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