lu ces jours-ci : Pierre Bayard

chaque dimanche, une page singulière de littérature


[...] parfois on dirait qu’une grille en nous, plus ancienne que nous, mais lacunaire et comme trouée, déchiffre au hasard de ces promenades inspirées les lignes de force qui seront celles d’épisodes de notre vie encore à vivre. Tout comme un album de photographies de famille qu’on feuillette au hasard nous parle de notre passé, mais d’un passé à la fois gommé de ses événements vifs et pourtant indiciblement personnel, nous communiquant en même temps le sentiment vital du contact avec la tige mère et la tonalité exquise, et faiblement souriante encore, du fané, de tels lieux lèvent, eux, énigmatiquement un voile sur le futur : ils portent d’avance les couleurs de notre vie ; au contact de cette terre qui nous était de quelque façon promise, toutes nos pliures se déplissent comme s’ouvre dans l’eau une fleur japonaise : nous nous sentons inexplicablement en pays de connaissance, et comme au milieu des figures d’une famille encore à venir. Julien Gracq, Les Eaux étroites, Corti, 1976.

Cette phrase pourtant importante de Julien Gracq, qui tisse un lien sans causalité entre ce qui advient au futur et les traverses arbitraires et erratiques du présent, et la façon dont le futur advenu peut aider à lire d’autres harmoniques dans ce qui s’est écrit longtemps avant, à tâtons, mais hors d’une figure de destin obligé, je m’étonne que Pierre Bayard ne l’ait pas traversée dans son Demain est écrit, tout simplement parce que, sur ce thème, et l’ancrage qu’on doit y prendre via Nerval, peu d’auteurs se sont risqués.

Pour moi, lorsque j’avais à construire non pas la biographie des Rolling Stones, mais le livre qui s’intitulerait Rolling Stones, une biographie, je sais bien comment le rapport que j’avais avec les faits et figures du réel étaient sans arrêt un conflit physique avec le savoir acquis de la figure devenue. Comment entrer dans la matière vive en construisant que ce qui détermine la représentation, les actes et les pensées, c’est l’imprédictibilité totale du devenir, en même temps que d’affronter cet imprédictible conditionne (même sans causalité), ce devenir ? En tout cas, c’est le terrain du biographe, et j’avais tenté une réponse circulaire : je convoque aussi les figures devenues pour tenter de poser ce qu’elles n’ont pas, à chaque instant, pour les protagonistes même, de caractère prévisible, et donc viendra un moment où la biographie, dans son chemin linéaire, aura déjà tout énoncé des figures qu’il resterait à décrire. C’est ce qui s’est passé, et a défini quelque part en 1983 ce point d’accès à la circularité.

Pierre Bayard, je le lis depuis son Meurtre de Roger Ackroyd revisité.

Il ne s’agit pas de science ou de critique littéraire, c’est assez déboussolant par ce refus même. Il s’agit de fiction, mais d’une fiction tenue par un théoricien, justement pour aborder chaque fois un paramètre plus secret, plus impalpable, de la fiction.

Il faut se débarrasser de l’idée qu’on aurait à faire à un système critique global, justement parce que ceux-là nous écartent définitivement du point de fusion : la fiction qui se cherche, dans l’instant où elle s’écrit. Mais accepter que ce système de lecture, qui ne peut valoir que le temps du livre, et qu’on doit accepter comme une fiction en tant que telle, nous dépiste un paramètre plus fragile, en tout cas éphémère, mais qui contribue à la complexité radicale d’une œuvre.
Alors cette dimension toute borgésienne, le récit théorique comme fiction, construit notre attachement à cette démarche de côté, qui ne résiste pas à l’examen mais justement, par là même, nous offre un versant intimement lié à la création, inaccessible à ceux qui procèdent par examen.

Je n’ai jamais lu Oscar Wilde, qui lui sert de fil rouge : c’est comme ça, ça viendra peut-être un jour mais j’ai d’autres priorités. Par contre, lisant en ce moment la biographie de Michaux par Jean-Pierre Martin, quelques jours après avoir lu le Bayard, je mesure combien ce petit paramètre qu’il ajoute est actif dans ma lecture sur cette notion d’un devenu non pensé mais dont chaque étape de l’œuvre construirait à tâtons des prémices pourtant sans causalité énonçable.

Alors les chapitres de Pierre Bayard sur l’accident de Borges, la septicémie suite à blessure du cuir chevelu qui avait provoqué sa décision d’écrire son Pierre Ménard, la variation sur Albertine, les réflexions sur Nerval et le Horla de Maupassant, la relation d’Edgar Poe à sa cousine et l’anticipation de son décès par le Portrait ovale j’ai lu ça comme le Roger Ackroyd, de la science-fiction littéraire, tout près de ce qu’on aime le plus. Dans la frustration même, puisque ce livre, par sa brièveté, fait qu’on aurait soi-même envie d’y rajouter des pages, des auteurs, de contredire aussi pourquoi pas, mais pas possible : c’est l’art du conteur de provoquer à cette réflexion ouverte... A condition d’accepter de laisser son manteau et ses chaussures de pluie à l’entrée de l’appartement : on n’est pas ici du côté de la critique, et c’est bien pour cela que toute l’armature, la collection et la couverture, le métatexte, doivent en produire l’illusion : il prend du risque, Pierre Bayard...

FB


Pierre Bayard, "Demain est écrit", 2 extraits

© les éditions de Minuit, octobre 2005

Il serait d’ailleurs intéressant d’aller plus loin et d’essayer de rechercher des formes de conjugaison précises pour illustrer ces deux nouveaux temps de la grammaire, dont nous souhaitons l’adoption.

Le passé à venir insiste sur la dimension passée de ce qui va survenir. Il serait donc logique, en prenant l’exemple du verbe aimer, de le faire débuter par un auxiliaire au passé et de le terminer par un futur. Ainsi pourrions-nous dire J’avais aimerai pour désigner le plus précisément possible ce qui, dans les événements qui se produiront demain, s’est déjà psychiquement effectué et ne relève donc pas de l’avenir. Car ce n’est pas un futur que désigne le passé à venir, mais quelque chose qui, pour appartenir aux deux dimensions chronologiquement opposées, est irrepérable dans le temps.

A l’inverse, le futur advenu insiste sur la dimension psychologique future de ce qui s’est produit. Il pourrait donc, suivant la même logique, se composer d’un auxiliaire au futur suivi d’un verbe au passé. Ainsi pourrions-nous dire : j’aurai aimais pour décrire ce qui, dans les événements qui se sont passés hier, pour s’être enfin produit, va demain advenir, c’est-à-dire devenir pleinement nôtre.
Des formes grammaticales certes étranges et auxquelles nous ne sommes pas encore accoutumés, mais qui montrent bien, précisément par la difficulté à les formuler et à les utiliser, combien nous sommes dépendants, dans notre représentation de nous-mêmes, de schémas temporels classiques, dont les catégories scolaires nous empêchent de nous évader.

[...]

C’est donc bien l’écriture qui a une fonction prédictive, sans qu’il soit nécessaire de faire appel à la télépathie. Et il semble qu’elle exerce cette fonction en ouvrant l’accès à une géométrie invisible, dont les lois lui permettent de dessiner la silhouette des événements à venir.

Les êtres, pour Proust, ne font que développer des virtualités présentes en eux dès le commencement et que la sensibilité de l’écriture est à même de percevoir et de prolonger. En travaillant sur notre multiplicité intérieure - nous ne sommes pas uniques, mais plusieurs - l’écriture écarte toute vision uniforme de l’être, et suit donc en même temps plusieurs lignes géométriques, celle du présent et celles d’un avenir qui a commencé à être actif en nous, même s’il est invisible à la plupart.

C’est son attention exacerbée à la pluralité du sujet qui permet à l’écriture de capter les lignes futures de notre destin et d’en esquisser à l’aveugle les points de croisement. Pluriel, le sujet appartient simultanément à plusieurs temps qui courent en lui, et l’écriture a la capacité de respecter cette diversité interne et de s’ouvrir au temps singulier de ces parties de nous-mêmes qui, détachées du présent, sont prises dans les conséquences d’événements à venir.

Avec Proust, grâce au sentiment de finitude mais aussi, plus largement, grâce à l’ensemble de cette théorie du temps, se trouve ainsi mis en place le complément logique à la théorie freudienne du fantasme. Alors que celle-ci se fonde sur la notion d’après-coup, c’est-à-dire sur la réorganisation psychique d’événements anciens, la "théorie" proustienne, tout en n’excluant évidemment pas la relation au passé, impose la notion d’avant-coup, c’est-à-dire l’organisation prématurée d’événements à venir, qui commencent à agir en nous avant même de se produire, tout en s’écrivant pour une part en fonction des enjeux du temps présent.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 octobre 2005
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