Christine Eschenbrenner | "réfléchir à des choses auxquelles on ne pense même pas"

une réflexion sur les résidences d’écrivain en lycée professionnel


Demain, jeudi 14 mai, la Région Île-de-France invite une quinzaine des auteurs qu’elle a accueillis en résidence à présenter une réflexion sur leur travail (rien sur Internet).

Ma propre intervention sera en ligne ici demain 10h à l’heure où je la ferai, plutôt sur l’idée même de résidence, en rapport au travail personnel de l’auteur.

Je me permets de mettre en ligne la réflexion ci-dessous, qui ne m’est pas destinée, mais parce que 1, ce texte évoque ma propre expérience au lycée Fernand-Léger d’Argenteuil, et d’autre part, Christine Eschenbrenner, qui mène dans ce lycée, et avec bien d’autres auteurs, une action exemplaire, a participé aussi à l’atelier d’écriture en ligne Ecrire la ville proposé par la BNF. Et que Christine Eschenbrenner a sa place dans Tiers Livre, où les habitués ont souvent lu ses interventions et commentaires. Enfin, tout simplement, parce que les questions ci-dessous, écrire en lycée professionnel, débordent largement le seul contexte scolaire.

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Photo : au lycée Fernand-Léger, Argenteuil, janvier 2005.


Christine Eschenbrenner | D’une résidence l’autre. Présence du Lycée professionnel.

 

Résidence d’écrivain : une démarche, un auteur et un lieu autour d’un projet commun : périmètre envisageable pour créer dans le chantier Éducation Nationale les conditions de la rencontre, de l’échange et de l’ouverture, enrichir les parcours des adolescents qui nous sont confiés, s’agissant de ce qui nous concerne, en sachant que le tout peut aussi nourrir le projet de l’artiste sur le terrain .

Résidence scolaire, résidence au cœur de la ville, lire et écrire : idée de territoire partagé et de réflexion mutuelle. Périmètres respectifs bien identifiés pour croiser les projets. L’écrivain et l’enseignant ne font certes pas le même métier ; pourtant le rapport qu’ils établissent avec la langue partagée, le monde, l’autre et soi est un terrain d’entente initial de première importance (on relira peut-être mon petit « texte-terrain » atelier annuel Académie de Versailles). Au lycée professionnel, pour l’expérience que j’en ai à Argenteuil depuis vingt ans, chaque fois qu’une classe, ou un groupe d’élèves s’est trouvé au contact d’un écrivain, dans un espace-temps plus ou moins long, de Guy Goffette à François Bon en passant par Philippe Besson, Laurent Gaudé, Gwenaëlle Stubbe, Tanguy Viel, Gérard Noiret , la manière d’envisager le livre, l’écriture, les textes et les discours a changé pour les élèves.

Parfois radicalement. Parfois imperceptiblement, car il s’agit ensuite de réinscrire la rencontre avec l’auteur dans la perspective des apprentissages qui libèrent, clarifient et préparent progressivement à l’entrée dans la vie dite active, dont les élèves de lycée Professionnel sont proches plus tôt que d’autres à la faveur des périodes de formations en milieu professionnel où se déchiffre et se joue aussi le monde. Et nous savons aussi que de notre paysage professionnalisant, la poursuite d’études est loin d’être exclue, à condition que soit rétablie la confiance en soi, et donc l’espérance elle-même, d’où procéderont l’appétit, le goût d’aller au-delà des limites sociales et du zapping handicapant, lesquels trop souvent tiennent lieu de fatalité.

La résidence de l’écrivain, la manière dont il communique, dont il répond aux questions aiguës des adolescents, dont il engage écriture ou réflexion, dont il accueille les univers qui bousculent et déménagent, dont peut-être son écriture s’en trouve transformée, sont des signes forts pour nos élèves. Oui les parcours scolaires des auteurs n’ont pas été simples, oui le mot « échec » ou « retard scolaire » ou « révolte contre l’école » mais aussi « découverte de la littérature à l’école », ou « nous aussi, avons été des élèves » sont des réalités : on peut tout se dire, quand il s’agit de mieux comprendre.


Créer les conditions de la rencontre avec l’auteur , et de ce qu’elle représente dans le devenir d’un adolescent n’est jamais simple. L’auteur interroge à sa manière le monde, chaque livre est une question et la présence unique dans l’enceinte scolaire de celui qui a fait le pari de l’écriture doit s’inscrire dans un projet, dans un cycle, dans une articulation, une progression d’ensemble : il faut bien préparer le terrain , l’amender, soulever la terre au bon moment (c’est une fille d’agriculteur qui parle). Les temps changent, les programmes aussi – et tant mieux car il arrive que soient pris en compte réflexions et expérimentations émanant du « terrain » -. Mais la réalité est complexe et paradoxale : richesse des nouvelles perspectives (je suggère aux amis écrivains, même s’ils ont d’autres chats à fouetter, de lire attentivement les nouveaux programmes CAP et BAC PRO trois ans, ouverts, fondés sur une réflexion de fond : c’est aussi une question de terrain d’entente et d’interactions. Les projet d’action culturelle dans ces programmes ont potentiellement une place de choix à condition que nous leur donnions une vraie visibilité, dans nos classes et dans le projet d’Etablissement) - nouvelles perspectives donc MAIS réduction horaire, comme partout, ce qui obligera l’enseignant à « grappiller » (mot entendu au cours d’une réunion), à négocier en permanence le trésor des très riches heures pour redéployer dans un impensable minimum toutes démarches indispensables . Comment faire ? Envie de dire : faire avec, s’emparer fermement de tous les possibles, en ayant conscience et mémoire de l’essentiel. Partir de l’existant et, comme dit avec justesse Gérard Noiret, « tenir ».
Il faut aussi prendre appui sur les textes officiels pour répondre aux éventuels détracteurs, à ceux qui , ici et là, pourraient considérer que ces dispositifs, résidences, ateliers, sont toujours un peu en plus, voire en trop, ou à côté de l’urgence alors qu’ils en sont l’une des chevilles ouvrières.

Voici quelques prélèvements (nouveaux programmes Bac Pro trois ans) : rechercher « l’affirmation d’une identité culturelle fondée sur le partage des connaissances, de valeurs et de langages communs. Exprimer en respectant autrui, un jugement e t des goûts personnels. Réfléchir sur soi-même et le monde. Se confronter aux productions artistiques d’hier et d’aujourd’hui, d’ici et d’ailleurs. Affirmer ses choix », cela par « la pratique constante de la lecture et de l’écriture sous des formes variées. » Ainsi des « objets d’étude » sont répartis sur trois ans dont cette piste, pour la seconde : « des goûts et des couleurs, parlons-en ». Et puis l’histoire des arts fait son entrée en lycée professionnel – et il ne s’agit pas seulement d’une forme « d’ajustement pédagogique » mais d’un enseignement pluridisciplinaire dont nous saurons nous emparer. À cet égard, les résidences d’écrivains, brèves ou longues peuvent fructifier en Lycée professionnel. (La philosophie n’est toujours pas convoquée dans ces nouvelles redéfinitions - voir Interlignes, revue en ligne des Professeurs-Lettres-Histoire de l’Académie de Versailles sur ce thème - mais elle s’immisce subrepticement dans les problématiques choisies).

À des questions comme : que faire de cet intime qui ressort dans l’atelier d’écriture si l’on ne retravaille pas l’écrit ? Ou : ne faut-il pas d’abord enrichir le vocabulaire, mieux construire les phrases, améliorer l’orthographe ? (la réponse va de soi, a priori) les élèves du lycée professionnel eux-mêmes répondent. Angélique : « je ne pouvais pas FAIRE plus de deux phrases à la fin de la troisième car en dictée j’avais toujours zéro moins vingt. J’avais HONTE. En aide individualisée, seconde Bac Pro trois ans, il y a des moments où j’ai enfin pu écrire à partir d’autres entrées, on ne me jugeait pas sur mes fautes, j’ai écrit comme ça venait ce que je pensais. Je me suis sentie vraiment mieux, j’avais besoin de ces moments-là ». (Angélique depuis écrit facilement plusieurs pages, réécrit, compare …l’orthographe s’améliore très vite, la structuration d’ensemble aussi). Et Gaëlle, pendant l’atelier d’écriture avec François Bon : « l’atelier d’écriture nous fait réfléchir à des choses auxquelles on ne pense même pas ». Ces deux exemples ne suffisent évidemment pas à répondre à la question difficile des « difficultés langagières » qui emprisonnent nos élèves mais c’est bien la question de la posture initiale, celle du sens, que posent Angélique et Gaëlle entre autres. L’atelier d’écriture mené par l’auteur,- celui qui CONNAÎT le travail des mots, la spontanéité réfléchie, la « reprise « (pour reprendre le bel éclairage de Patrick Souchon évoquant son roman et le texte de Kierkegaard) – est l’une précieuses perspectives, à partir de laquelle il est possible pour l’élève désorienté de débloquer la situation puis d’être amené, comme le préconisent les nouveaux programmes de CAP, à expliciter lui-même ses choix d’écriture dans les écrits attendus.

Résidence d’écrivain : cet ancrage implique aussi pour l’auteur un travail de création sans que pour autant le parcours établi avec la structure d’accueil soit inféodé à ce projet. A chaque fois, c’est à mi-chemin qu’a lieu la rencontre, et dans la genèse du projet, bien souvent d’autres pratiques artistiques, d’autres lieux -médiathèque, théâtre, auditorium- transparaissent. Dès que possible, au fil du parcours : être au contact de l’œuvre , être à l’écoute de ce que dit l’artiste comme lui-même se rend disponible pour être à l’écoute des élèves, quand les enseignants ont préparé le terrain.

Sans faire de panégyrique, je voudrais enfin rappeler certains des temps forts qui ont permis à notre résidence partagée(la nôtre est en mouvement perpétuel) de créer un réseau d’expériences et un étoilement des perspectives , là où chaque jour, l’ouvrage est à remettre sur le métier.

Configuration 2003-2004 François Bon nous rejoint pour un atelier d’écriture qui rassemble les élèves de deux classes de Baccalauréat professionnel : mis en confiance, les élèves explorent en écrivant ce que l’auteur lit , et ce qu’il dit. Je leur fais découvrir moi-même Impatience, Paysage Fer et des extraits de Mécanique.Ils osent lire à haute voix leurs textes et font leur un quotidien qui n’avait , avant l’atelier, qu’une réalité fantomatique ou insignifiante. Ce parcours est relayé par la manière dont, se tenant à l’écoute des voix, faits et gestes, l’auteur et le réalisateur Fabrice Cazeneuve suivent le mouvement qui les a menés dans les classes, sur les lieux de stage, dans les vies. La vie par les bords , documentaire » diffusé – et rediffusé - sur Arte voit le jour dans le sillage, le film générant ensuite débats, rencontres et questions. Parallèlement, nous puisons les forces nécessaires en écrivant dans l’atelier annuel destiné aux enseignants de l’Académie de Versailles, cette année-là conduit par François Bon.

Au cours de la même période, dans le cadre d’un atelier artistique, - autre déclinaison de la résidence - Gérard Noiret accompagne les élèves de l’atelier théâtre que je mène en approchant autrement le plateau, l’écriture, l’oralité-voix, corps en lice, improvisations travaillées au plus près de l’écriture vive et de l’action poétique. Se mêlent dans le spectacle qui suit, salle Jean-Vilar à Argenteuil les inventions d’atelier et des passages du Roman de voix (devenu le Pont de la Morue pour la création 2009 du Théâtre 95). Résonne dans les textes des élèves un premier déplacement à Auschwitz.

C’est aussi Gwenaëlle Stubbe parmi nous, en 2006-2007 l’année du « Voyage en Grande Région ». Le projet artistique et culturel, c’est rêver-écrire le voyage avant de le réaliser et pour cela prendre appui sur la géographie, l’histoire des régions écartelées, jugulées et laminées par les guerres, la langue qui dérive, les auteurs, l’Est du pays. C’est quoi, l’Est demandent les élèves ? L’Est existe-t-il ? Pour eux, seul le Sud a droit de cité. Alors, de concert avec l’auteur dans une approche insolite, nous inventons le « voyage en Grande Région », Gwenaëlle Stubbe choisissant en terre wallonne des listes de noms impossibles à dire, lisant ces listes comme autant de poèmes avant d’envoyer, montre en main, les noms des villes et villages dans le chaudron des voyages écrits par les élèves en pleine ébullition. Elle lit aussi ses poèmes. Grande surprise. Lorsque ensuite la seconde Bac Pro trois ans se retrouve en Grande Région pendant une semaine entre Lorraine, Luxembourg, Belgique du Sud, Sarre et Rhénanie-Palatinat, ce sont les textes de « l’invention du voyage en Grande Région » qui sont lus dans l’auberge de jeunesse de Luxembourg, puis au retour, à Argenteuil, les mots perchés de Gwenaëlle, dans la médiathèque Desnos, cœur de la Dalle. Les élèves découvriront plus tard les textes de Schumann et de Monnet, cadeau d ’Ermann Elting, ancien secrétaire général du Parlement de Luxembourg et l’échange sur l’Europe en devenir se poursuivra.


Ensuite, lorsque Tanguy Viel est au rendez-vous d’une classe à Projet artistique et Culturel en 2007-2008- accueilli par les gâteaux et boissons des élèves d’une seconde Carrières Sanitaires et Sociales, qui tiennent absolument à montrer au nouvel intervenant ce que signifie le mot accueil pour mieux aborder le mot ACCOMPAGNEMENTS autour duquel gravite le nouveau projet, l’échange souriant déborde tout de suite de questions. C’est que les adolescents de cette seconde-là se destinent tous aux métiers de l’accompagnement. Aux extrêmes de la vie : petite enfance et grand âge. Avec nous, Tanguy Viel explore par la lecture et par l’écriture les parages du mot – cercles concentriques qui mènent du petit au grand, et réciproquement. Il prend connaissance de ce que vivent les élèves dans l’intervalle – notamment une lettre ouverte à Sandrine Bonnaire qui accompagne doucement sa sœur autiste dans un beau documentaire – et s’adapte au parcours, aux ondes du mot « accompagnements ». En contrepoint, les élèves lisent Insoupçonnable, interrogent avec vive curiosité l’histoire d’une fuite en avant , se tiennent avec le narrateur contre la fenêtre qui donne sur le port dans le brouillard des partances, et nouvelle salve de questions à l’auteur, lequel, depuis, publie Paris-Brest. Les élèves, il y a une semaine : « Vous avez des nouvelles de Tanguy ? »Je leur répondrai en lisant certaines pages du nouveau roman et nous passerons par Internet pour faire signe à l’auteur. Ecrire encore, dans le sillage. Axiome : toute résidence trouve son ailleurs après le départ des auteurs. Prolongements, échos, traces, rebonds.


Autre forme de résidence (on allait écrire résistance), vivante , plénière et traversière - virtuelle, dit-on de la possibilité Internet – propositions en appel et en ligne, textes envoyés : entrée. Là encore, François Bon installe en ligne la possibilité de rencontrer, d’ouvrir des champs neufs en mutualisant sans relâche les apports et les pratiques. C’était Ecrire la mer via Internet et la BNF en 2004-2005, auteurs en ancrage ; c’est Ecrire la Ville aujourd’hui – pour nous projet 2008-2009 : Variations Ville - et comme hier en résidence dans la Toile, portés par l’auteur qu’ils rencontrent autrement, les adolescents se retrouvent, écrivent, s’entre-lisent, lisent en ligne d’autres textes, envoient les leurs, regardent les vidéos des auteurs invités par François Bon, réagissent.

Dans le même temps, cette année, Gérard Noiret, en résidence à Cergy, Théâtre 95, apporte sa contribution au projet Variations Ville. Pris dans les Choses, son Sfumato appelle la poursuite d’une écriture des élèves qu’un seul geste, pouce contre index un jour dans le port de Marseille interroge et mobilise. Le 7 Mai dernier, cent élèves du Réseau Réussite Scolaire Argenteuil-Bezons mettent en commun au cours de lectures partagées au Lycée Fernand-Léger leurs textes nés des villes où ils vivent et des livres qui s’y déposent , avec résonances, bande-son des bruits de la ville captés par les élèves à la Défense ou dans le quartier et samplés par le musicien Paul Brousseau après explications. En contrepoint, Gérard Noiret mène l’atelier annuel d’écriture pour les enseignants : sa manière simple de redéployer tout ce qu’il a traversé, d’entraîner le petit noyau d’enseignants du côté de la réflexion sur l’oralité, la déconstruction, l’exercice bousculant les certitudes, la modernité, la transgression, la remise à plat des pratiques, la poésie. Il invite aussi ses « alliés substantiels »- pour reprendre les mots de Char-,dans le cercle des enseignants- auteurs, peintres. Marie Etienne, entre autres. Bientôt, Baptiste-Marrey, JL Gerbaud. Ecrire, lire, peindre, échanger. Recueillir pour mieux donner. A partir de là, inventer dans les établissements itinéraires, projets de séquences, projets en cohérence avec les objectifs fixés.

Enfin, Gérard Noiret pousse hors de leurs retranchements ceux et celles qui parmi les enseignants écrivent. On n’est pas professeur de lettres-histoire par hasard, et pour ce qui me concerne, la résidence est toujours double, l’écriture travaille sans cesse au-dessous ronge les bords : c’est une autre histoire, et c’est la même au fond, celle qui donne la force d’accompagner les adolescents là où nous sommes nommés.

Autres chantiers en vue : une Première Bac Pro pour « Dix mois Ecole-Opéra », peut-être autour de Woyzeck ou de La ville morte. Appel à auteur. Premiers jalons, la semaine prochaine.

En attendant, la réflexion se poursuit. Immense merci à tous ceux qui soutiennent contre vents et marées l’Action culturelle et artistique sous toutes ses formes, pour moi indissociable de la pédagogie qui est nôtre. A la clé : « la « vraie vie », un peu moins absente pour nos élèves.

 

© Christine Eschenbrenner, mai 2009.