métronome de la littérature

de la fin des genres comme combat non classé


Je reçois un mail d’Edouard Launet, qui avec Frédérique Roussel et quelques autres, est souvent aux avant-postes de repérage pour Libération, et avec qui on a déjà eu l’occasion d’échanger, sur les blogs, sur les performances. Mais là il adresse son message « à l’auteur de Le métronome de la littérature ». Alors immédiatement je renvoie un truc rigolard en lui demandant où il y a l’erreur...

Et comme je suis consciencieux dans ces cas-là, pour savoir quel clown a pu utiliser un titre pareil, j’entre sur Google l’expression métronome de la littérature, qui m’envoie sur Fabula, et voilà que je trouve un texte mis en ligne le 12 mai 2002 (à 12h17 !), Fabula donnant l’adresse où c’était sur remue.net, mais j’avais dû enlever le texte à date indéterminée plus tard : et que c’est bien moi le clown.

Merci donc Fabula, et toujours ce pb des traces (maîtrise de l’identité numérique).

Bizarre, parce qu’ensuite je lance dans lemonde.fr la recherche "fin des genres littéraires" sur la période 1999-2003 et ce qui arrive en tête de classement – étrange de les voir se juxtaposer – c’est la tension et l’émotion de deux articles de Patrick Kechichian, 24 avril 2001 la mort de Roger Laporte, 26 février 2003 la mort de Maurice Blanchot (et un bel article de 1996, aussi de Patrick Kechichian, sur Christian Prigent et Jacques Darras : Romans à l’excès [1]).

En fait, en utilisant le moteur de recherche de mon ordinateur, il s’agit d’un texte paru en juin 2000 dans Le Monde des Débats : pour ça qu’il n’apparaît pas dans le moteur de recherche du Monde ? Souvenir très vague qu’il s’agissait d’une enquête sur le roman au XXe siècle, et qu’on nous demandait de suggérer et justifier quelques oeuvres à relire dans l’été [2]. Dans mon fichier en archive, il y a bien le mot métronome à l’intérieur du texte, mais le titre c’est clairement « La fin des genres », et l’idée principale, qu’on ne peut séparer la littérature horizontalement par siècles, Saint-Simon est probablement bien plus du 17ème siècle que du 18ème, Proust achève et transcende le grand roman 19ème, et nous ne savons pas encore, aujourd’hui, tout ce qu’on doit à Artaud [3].

Ensuite, relire. Hier soir, à la bibliothèque municipale d’Angers, ai parlé des mêmes : Bossuet, Proust, Balzac. Faulkner et Kafka, en ai parlé : c’est toujours sur le même timbre-poste qu’on réfléchit. Au Québec, le mois dernier, Artaud et Rimbaud en ai parlé. Je n’ai pas changé de territoire.

Ce texte étant donc sur Fabula, je l’insère pour mémoire dans cet arbre que devient progressivement mon site. Mais est-ce que le bousculement Internet n’est pas, justement, qu’aujourd’hui on ne publie plus ce genre de réponse dans les journaux, on les installe directement en ligne ?

En tout cas désolé, Edouard Launet, j’aurais pas dû plaisanter si vite, à propos de l’auteur de « Le métronome de la littérature » (faut dire, la situation est un rien compliquée, tous les François Bon qu’on est).

Photo : machine à lire et scanner les micro-films, bibliothèque municipale d’Angers, hier soir.


De la fin des genres littéraires

pour une enquête sur le roman du Monde des Débats, juin 2000

 

La littérature est rétive au classement en général, et à l’horloge des siècles en particulier. Saint-Simon vieillissant, notre grand obscur, peut bien recevoir chez lui le fils de son notaire Arouet, jeune débutant en littérature : ce qu’il écrit, cette fuite à reculons, qu’il met dix-neuf ans à décrire, concerne les années d’avant le décompte. Il est l’achèvement du dix-septième siècle, à preuve ce qu’il dit de la mort de Bossuet, de la mort de Racine, et quand bien même il s’éteint en 1742, ce n’est pas au dix-huitième siècle qu’il appartient.

Et bien ainsi de cette horloge dont nous sommes : encore occupés à regarder au rebours, à tenter de comprendre. Si autre chose a commencé, cela ne nous appartient pas, nous n’en sommes pas. Plusieurs de ces métronomes toujours battent en même temps, à des rythmes qui ne coïncident pas, en nous aussi désaccordés pareillement. S’il y a une leçon et une seule, elle serait là : que notre position à nous est terriblement plus compliquée qu’à distance elle ne semble être pour ceux qui nous précèdent. Métronome Rimbaud : et si les Illuminations anticipaient seulement ce qui est de notre siècle vraiment, et non pas du précédent ? Métronome Gracq : voilà venu battre à son extrême et active vieillesse, jusqu’à ce siècle qui va commencer, un homme dont tout le coeur d’oeuvre est porté par le mouvement de ce que Rimbaud termine, l’épopée de notre dix-neuvième, avec Stendhal et Nerval, comme une ultime apogée de ce qu’un Nerval, longtemps après lui, aurait encore à dire sur notre pays même, la gare de la Presqu’île reprenant à distance l’errement dans Sylvie, et Proust et Breton comme deux pivots dont le travail de Gracq serait né tout entier armé.

Et par les noms de Proust et Breton donc cette frontière déplacée, une borne littéraire principale, mais décalée, quelque part entre 1922 et 1929, qui à distance continue de nous impressionner. La cathédrale Proust tout d’abord et bien évidemment. Mais de quel siècle est-elle ? Du nôtre par les objets qu’elle accueille, l’automobile avec chauffeur dans les virages de Normandie, la photographie qui rapporte le visage de la grand-mère de l’autre côté de la mort, le téléphone grâce auquel on écoute de chez soi en direct, debout face au mur et cornet acoustique à l’oreille, trois heures de Wagner à l’opéra ? Ou bien de celui d’avant, parce qu’on y commente et Balzac (unité rétrospective et non factice) et Flaubert (mais nous les aimons ces lourds matériaux que la phrase de Flaubert soulève et laisse retomber avec un bruit intermittent d’excavateur), ou Baudelaire et Dostoievski comme nous enseignant d’abord, de l’écriture, la maladie : un Baudelaire, mieux encore un Dostoïevski, qui en trente ans, entre leurs crises d’épilepsie et autres, créent tout ce dont une lignée de mille artistes seulement bien portants n’auraient pu faire un alinéa. Proust comme achèvement de ce grands bras armé de littérature, l’entreprise amorcée par Balzac (ou Chateaubriand, si ce temps a été d’oeuvres chacune visant à totalité, et La Recherche une ultime percée de tentative globale), se continuant jusqu’à Dostoievski et Tolstoï relus dans la nuit de la première guerre mondiale ?

Etrange ce croisement, la vénération de Proust pour Dostoievski, alors que le salon de la Villeparisis mime exactement le début de Guerre et Paix, quand tout à l’autre bout du monde un homme qui se croit trop petit et en souffre, le maigre Faulkner né seize ans après le précédent, dit que pour lui Dostoievski fait désordre et que c’est Tolstoï qu’il vénère, quand bien même son Absalom, Absalom mime tellement les Karamazov : c’est cette unité dans l’opposition qu’il nous faudrait comprendre. Ce petit type maigre à moustache, en 1929 veilleur de nuit provisoire de cet étrange objet que ni lui ni Proust ne songeraient à décrire, une centrale électrique, abattu par les refus successifs d’éditeurs du manuscrit de Le bruit et la fureur, se venge en écrivant en vingt-et-un jours Tandis que j’agonise : qu’est-ce qui naît, d’un paysage littéraire par Faulkner et par Proust renversé radicalement, et qu’est-ce qui meurt, d’une possibilité héritée de ce trait qui va tout droit de Balzac aux grands Russes, et ne se reconduira plus après ces deux-là ? Le métronome souterrain et silencieux de la littérature a comme ça de ces aggravations ou dérèglements de battement, qui font que lorsque Proust s’éteint, en 1922, Kafka entame par Le Château, deux ans de répit, sa dernière lutte. L’héritage celui-ci le porte aussi, lourdement : la fascination pour Dostoievski et Tolstoï, certainement, et comme pour Faulkner, amour immodéré et conscient des novations formelles de Dickens. C’est ce battement qui nous importe, quand nous savons combien, eux qui pourtant nous tournent le dos, nous prenons ou tentons de prendre ceci de radicalement neuf qu’à eux-mêmes ils refusent : Kafka n’a pas voulu publier Le Procès parce que, si le début, le milieu (le rêve dans la cathédrale) et la fin en sont fixes, les chapitres intermédiaires sont interchangeables. De quel phénomène physique aujourd’hui ne nous sommes-nous pas habitués à fréquenter la non-linéarité, même pour le simple calcul de ce qui reste d’erratique dans les positions lunaires ? Né pile entre Kafka et Faulkner, c’est en 1922 aussi que Joyce publie Ulysse, et quelque chose naît là qui n’a pas encore un siècle : pour savoir et classer, attendons.

Pour le roman encore est-ce à peu près simple, parce que ces quatre-là, Proust, Kafka, Faulkner, Joyce, ont les épaules assez solides pour ébrouer tout un monde, et mettons tout auprès Les vagues de Virginia Woolf, et le jeune docteur Destouches. Classons comme on veut, il n’y ait personne depuis lors, qu’on aille voir chez Claude Simon ou quiconque, qui n’ait pas eu le regard braqué sur ces épaules-là, pour assister à sa propre naissance. Mais les ruptures comme sismiques dans l’histoire d’une langue, pour être aussi fondamentales, n’ont pas forcément la surface visible d’un Proust. Ébranlement de ce qui l’appelle hors de la vie ordinaire, dira Maurice Blanchot de l’oeuvre d’Antonin Artaud : celui-ci, qui naît pile trois ans avant le siècle, et en accomplit la moitié, serait bien le symbole de ce qu’il amorce d’autre. C’est encore dans cette décennie du tremblement majeur, en 1925, que paraît L’Ombilic des Limbes : une révolution considérable peut se présenter d’abord comme souterraine, ne pas affecter un livre tout entier, mais seulement y être prononcée, essayée, et rien après cela n’est pareil. Le mental s’assigne lui-même comme seul objet à sa profération par l’écriture. Il en résulte un état de la langue où le centre de gravité de chaque phrase vient se greffer sur la précédente par superposition, et non en suite linéaire. Et ce n’est pas du vers, et ce n’est jamais assez tranquille pour se résoudre à la prose : émerge seulement une écriture qui fait trace à condition de rester en suspens ou en mouvement. Ce que nous apporte Antonin Artaud en 1925 : Les mots à mi-chemin de l’intelligence / cette possibilité de penser en arrière et d’invectiver tout à coup sa pensée / ce dialogue dans la pensée / l’absorption, la rupture de tout / et tout à coup, ce filet d’eau sur un volcan, la chute mince et ralentie de l’esprit me semble le plus fiable indicateur du probablement seul indice commun où la langue changerait de siècle.

Pas plus qu’un indicateur : là précisément où ensuite il ne serait plus besoin de marqueurs ni d’étiquettes. Ce qui ne change pas, c’est qu’il n’est pas possible d’écrire sans venir à son tour se mettre sous la charge, et d’abord elle écrase. La langue a comme de souterraines permanences, par quoi l’étrange mot murailles on peut être surpris de le trouver à distance de Rabelais à Artaud. Ou cette étrange notation de Saint-Simon après dix-neuf ans à écrire (voir cette page de son manuscrit où il s’arrête, à la mort de sa femme, pour dessiner des larmes, et puis l’écriture reprend) : Je n’ai jamais pu me déprendre d’écrire vite avec la même notation chez l’ultra-court Bernard-Marie Koltès, pour lequel la notion de siècle est bien dure à avaler, lui qui eut droit à si peu de durée, et nous laisse pourtant de ces indicateurs sismiques, nos villes, la nuit, leurs géométries, les lumières, à effet retard d’ampliation considérable. On porte avec soi l’épais verset lourd de Claudel, et ce qu’il change à l’ouverture musculaire de la phrase, comme on porte avec soi la revendication athée de Saint-John Perse : il écrit Exil en 1943 dans cette île au large de Boston, seul devant la mer, au même moment que Beckett s’arrête une nuit au bout d’une digue en Irlande, et pour les deux c’est la même catastrophe de l’autre côté de la nuit, tandis qu’un autre, Char, dans un livre qui a pour titre Fureur et mystère, du sein même de la catastrophe, recourt à la phrase en prose pour analyser ce moment où il refuse à ses hommes de tirer sur des soldats nazis exécutant l’un des leurs, alors même qu’ils les couchent en joue. Perec aussi, oeuvre à effet retard, qui paraît modeste mais qu’on retrouve toujours à croiser nos recherches d’aujourd’hui, utilisant le conditionnel pour l’enfance qu’il n’a pas eue, sa mère disparue en 43 à Auschwitz. Étrange noeud que celui-ci, en nous-mêmes encore opaque, qui lisons notre histoire proche dans leurs corps et leurs voix, entre La route des Flandres et L’espèce humaine : qui mettra, pour 1943, la littérature en étiquettes ?

On ne sait plus s’il y a promesse. On continue, parce qu’écrire est aussi un des moyens de se déplacer soi-même, de gagner dans l’intensité des lectures, d’apprendre d’un peu plus près. S’il y a confiance, c’est aussi pour ce que tout cela encore désigne de chemins vierges : c’est presque trop, cet héritage neuf. Le rapport à l’histoire, la survie des grandes formes. Mais une notion neuve, par Artaud, peut-être émerge, après lui obligatoire : celle de l’intensité, par quoi il ne serait plus vraiment de prose et de poésie chacune de leur côté, ni de théâtre ou de roman pour s’opposer, mais notre propre situation pour nous saisir d’un geste devenu par lui plus indivisible encore : écrire.

[1Un petit extrait de l’article de Patrick Kechichian, sur Jacques Darras :

Tout autre, bien qu’aussi excessive, est la démarche de Jacques Darras. Les quarante-neuf chapitres de son Van Eyck et les rivières accordent la prose et le poème, avec une nette préférence en faveur de celui-ci. Chronique autant que roman, ce livre traite d’une réalité avérée par l’histoire (de la fin du Moyen Age à nos jours) et la géographie (l’Europe du Nord, entre Meuse, Somme et Escaut). Elle n’est plus seulement invoquée cette réalité, rêvée par une langue devenue folle. S’ils sont brassés, mêlés, reconstruits selon les lois d’un désir qui ne se soucie d’aucune borne, les temps et les lieux, les figures et les paysages, les événements, existent bel et bien, sont vérifiables. Au bout de cet horizon de phrases déferlantes, un tableau (un retable plus exactement, qui se trouve à Gand), l’oeuvre majeure du XVe siècle flamand, L’Agneau mystique, de Jan Van Eyck (1). « La maladie du temps est maladie de la vie excessive en excès sur ses formes / Nous débordons de nous-mêmes débordant sommes diminués du superflu. / De là il m’arrive de pleurer sur ceux dont je connais la mécanique du coeur... » La phrase de Darras se veut, elle aussi, musicale, flamboyante, écrite pour être proférée, tout en restant pensante, spéculative. La fantaisie débridée et joueuse, émue de ce qu’elle évoque, autant que la culture encyclopédique, constamment ravivée , y est reine, comme chez Pound. Tout juste osera-t-on, émergeant un instant de ce flot de paroles, regretter quelques écarts, dus sans doute à la trop grande et pas assez « sobre » ébriété du verbe.

[2Voilà ce qu’incluait l’encart des suggestions, si j’en crois mon fichier word :

On ne peut recommander de telles grandes évidences du siècle que sont A la Recherche du temps perdu ou Le Château. Mais on peut suggérer, pour Proust, de lire ou relire ses articles sur Baudelaire, Balzac, Flaubert et Nerval du Contre Sainte-Beuve, de Faulkner ce curieux témoignage oral qu’est Faulkner à l’université (Gallimard, 1959), de Franz Kafka, la nécessité de relire toujours son Journal. Comme indicateur sismique d’un bouleversement des lettres, Antonin Artaud, L’Ombilic des Limbes et Le Pèse-Nerfs. Comme grands héritiers : En lisant, en écrivant, de Julien Gracq, et le Discours de Stockholm de Claude Simon. Et, comme symptôme ou emblème majeur du roman au vingtième siècle, ce livre que Maurice Blanchot disait dans les années 50 un livre-culte : Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry.

[3Pierre Bayard vient récemment, avec Plagiat par anticipation, de pousser plus loin cette déconstruction d’horloge.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 8 avril 2009
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