endroit qui soit tous les endroits

manie des images, et leurs conséquences


« Cet endroit est tous les endroits. »

Avoir noté cela à propos d’une image retrouvée (on me demandait un « visuel » à propos de mes lectures avec Vincent Segal, il suffisait de retrouver la date : MC2 Grenoble, le 7 mars 2007 et la planche d’images s’affichait sur l’écran de l’ordinateur, alors que je n’ai aucune raison sinon d’aller y voir – archives que leur propre profusion étouffe, signe d’époque ?).
Dans ces moments entre la préparation et les réglages, l’après-midi, et la lecture ou le spectacle, le soir, les musiciens savent quoi faire, pas moi. Depuis pas mal d’années, je photographie ces lieux où on est : architectures standardisées de ce qu’on demande ou attribue à la culture. Un escalier, des aménagements piétons, une pièce éclairée. Une silhouette d’homme (gardien ?) sorti s’allumer une cigarette.

On m’aurait montré cette image, hier, sur un écran, est-ce que j’aurais seulement retrouvé prise où, et dans quelle ville ? En l’examinant, hier, parmi plusieurs dizaines d’autres, celle-ci, ce sera la seule, je la duplique sur le « bureau » de l’ordinateur. Je me dis : « c’est une scène de peur, une scène pour la peur ». Pourtant, rien, tout est calme. Il y a ce type qui s’allume une cigarette, il y a ce vélo garé auprès, il y a ces pièces éclairées qui sont sans doute des locaux de service, avec une fonction précise, des plannings, des registres, des instruments.
On construit un monde disproportionné. Il veut, ici, témoigner de l’importance qu’on accorderait à ce qui nous représente, lieu pour l’assemblée, le rite, le spectacle. À preuve, avec Vincent nous étions leurs invités, et ils ne sont pas tant à nous accorder cette confiance (et vraiment bien reçus, au MC2 Grenoble). Les autres images prises au même lieu ne me provoquent la même envie de m’y attarder. Je comprends, sur celle-ci, que les points lumineux en haut à gauche sont simplement le reflet, sur la face métallique brillante dessous cette passerelle qui relie les deux bâtiments, des locaux éclairés d’où l’homme est sorti. C’est le dédoublement, l’illusion, qui crée l’étrangeté, de même que le bâtiment dans mon dos, celui dans lequel on va jouer avec Vincent et où il s’est enfermé dans la loge, se reflète sur le carrelage opaque au-dessus de l’escalier vide. Si j’étais photographe, ou conscient de ces choses, j’aurais fait une seule image, et pas les quarante que j’ai là sur mon écran. Un meilleur appareil photo (le mien est très basique) me permettrait peut-être de grossir l’image suffisamment pour une perception précise de ce qu’il y a dans le local – ce qui m’intéresserait d’ailleurs plus que le visage de l’homme.

Alors pourquoi la peur ? Celle qu’un monde continu s’ébauche : on peut passer de cette image à une autre, et c’est une autre ville, une autre année même, et pourtant on retrouvera le même escalier vide, on apercevra le même local éclairé, et ce sentiment de disproportion dans la nuit de la ville.

Si j’avais la patience, dans cette profusion des images stockées dont rien n’incite à me débarrasser (quand on change de machine, la capacité de stockage augmente, la proportion de ce qu’occupent ces images – place au regard de laquelle vingt ans de textes, articles, ateliers, ébauches, projets et conférences est dérisoire – reste à peu près fixe), j’extrairais une série « silhouette seule au loin dans décor urbain ». Je sais (mais où, depuis quelle voiture, dans quelle ville), en avoir encore récemment fixée une – ah oui, ça me revient, mais il m’a encore fallu le détour par l’agenda.

Est-ce que cette association, hier soir, en retrouvant cette image et me disant « scène de peur, scène pour la peur » est liée cependant à cette silhouette indifférente, et ce geste reconnaissable même à telle distance de s’allumer une cigarette, le cendrier posé à côté induisant que c’est tout à fait habituel, et que cette nouvelle habitude dans nos villes d’avoir une porte de bâtiment affectée aux fumeurs ne se traduit pas par une mer de mégots à terre ?

Non, pas seulement. C’est l’escalier, ce sont les reflets, c’est la place laissée au vide, c’est la séparation du temps. C’est le fait que l’image n’est pas la construction d’un photographe. C’est le fait aussi, qui ne regarde et ne concerne que moi, de cette peur : ce que j’y reconnais n’est pas lié à l’image. C’est C’est uniquement que l’image accueille et fixe, un instant, ce que je porte de peur, et qui désormais me déborde, avant même qu’aucun cri soit possible.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 1er mars 2009 et dernière modification le 19 novembre 2016
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