méthodes américaines pour la littérature

49 | seul dans le noir nous tous


Ces cinq jours d’affilée j’étais donc ainsi entré par les arrières, j’avais traversé ce parking qui servait d’accès, et poussé la porte verte qui servait d’entrée personnel.

C’était venu par les parents d’élèves : un des parents que je voisinais depuis des années dans les réunions trimestrielles, les co-voiturages, puisque nos gosses avaient le même âge, et parce que cette fois-là, attendant un bus retour d’Allemagne qui avait pris du retard, s’était avéré être le patron régional de cette chaîne d’hypermarchés (presque patron : « numéro deux, en fait, sous-directeur des services »). Oh, pour moi ils savent : il suffit qu’ils m’aient vu une fois tous les deux ans, même en tout petit, page livre d’un de leurs magazines ou la télévision encore mieux – mais il s’était mis à me parler de ses lectures. Ce n’étaient pas les miennes, certes, tel auteur américain bien mode Brooklyn et pas vraiment d’épines sur les branches de ses rosiers, mais dans ces cas-là je suis très poli. Et lui, ce qui était encore moins fréquent, avait osé me lire : – J’ai essayé, vos bouquins… Là non plus, je n’insiste pas trop.

On s’était mis à parler de son boulot à lui. Forcément, moi aussi père de famille, ses hypermarchés il y a au moins celui de la sortie Nord, au-dessus de la ville, que je connais. Et ceux qui travaillent aussi, notamment le poissonnier : on se tutoie (en plus, on commence le travail à la même heure, vers 5 heures mes meilleures heures, moi à ma table et lui à ses glacières, bien trois heures avant l’ouverture public : métier rude), et celui qui aux yaourts est littéralement un sosie de Pierre Bergounioux et une fois je n’y ai pas tenu, je lui ai raconté mon trouble. – Mais moi je ne suis pas de Corrèze, je suis du Morvan, m’a-t-il précisé à plusieurs reprises ensuite comme pour me rassurer.

Ce qu’il disait, le sous-directeur régional, en tout cas le parent d’élèves ami que je découvrais tel, c’est que leurs établissements proposaient tout ce qui convenait à l’entretien du quotidien, à condition que chacun sache vraiment, il insistait sur l’adverbe comme sur une condition préalable, ce qu’il souhaitait dans sa vie, et ce qu’il y avait de limite à ce qu’on leur proposait ici. « Et qu’on ne nous en demande pas plus que le quotidien, disait-il. Qu’on fasse rebondir l’éventuelle curiosité, et non pas qu’on l’absorbe : cela qu’il nous faut construire… » Je l’avais interrompu sur ce mot, construire : il animait des formations sur ce thème, à l’usage des cadres de son groupe.

Il avait contraint les établissements relevant de sa direction à insérer, dans le journal distribué gratuitement dans les boîtes à lettres (« Ah, je vous dirais la facture… »), des éléments rédactionnels qui se voulaient des conseils pour cette prise en charge, mieux réussir, mieux dépenser, ne pas se contenter de ce qui est proposé. « Quand on aime les bouquins, on aime écrire », avait-il complété : il composait des adverbes, des aphorismes, qui s’intercalaient entre les images stéréotypées des produits en promotion, et devaient inciter à d’autres rêves.

Je travaillais ces mêmes semaines avec un lycée professionnel, des jeunes qui justement avaient comme perspective la vente en hypermarché. « Ce n’est pas quelqu’un comme vous qu’on va mettre à la clientèle… », se marrait-il, je ne savais pas si je devais en rire aussi.
On avait donc monté ça avec le lycée, les enseignants, et une dizaine d’élèves volontaires. Moi, j’étais chargé, toute cette semaine, de prendre en note leurs réflexions, de regarder ce qui se passerait, les achats faits, pas faits. « Attention, surtout pas dans une optique commerciale, ça je m’en charge », avait dit mon nouvel ami. De même, je n’avais pas voulu être rétribué : ma fonction serait discrète, j’avais droit à autant de notes que je souhaitais en prendre, ma rétribution serait dans les mots. « Et vous en ferez quelque chose comme… » Venait encore le nom de son auteur américain robinet d’eau tiède.

Alors oui, j’en ai pris, des notes, et des notes. « Un roman, tu vas nous pondre… », disait le poissonnier. « Vous parlerez aussi du personnel ? », demandait Bergounioux bis, quand je passais aux yaourts.

Pour l’instant, j’ai ça dans mes cahiers. Les jeunes s’étaient bien débrouillés. Quelques grincheux avaient refusé : on vient là pour le nécessaire, et on laisse pour le samedi ces dames démonstratrices qui veulent vous faire repartir avec leurs paquets de café ou le gâteau traditionnel des montagnes. Vous prenez ceci, quel en est votre réel besoin, l’exprimez-vous en termes de nécessité, ou de désir ? Vous en munissez-vous pour la consommation immédiate, ou pour une éventuelle utilisation prochaine ? Est-ce un achat d’habitude, une idée compulsive, analogique ? Et on s’expliquait sur les mots, on suggérait. Passée la première surprise, le contact avec les gens, vieilles personnes, jeunes couples, grands solitaires, se révélait infiniment riche, surprenant. Le magicien prestidigitateur qui, chaque samedi, venait faire ses tours allée centrale, une idée aussi du sous-directeur régional, m’adressait des clins d’œil complices. « Quand vous choisissez cela, avez-vous pensé à… »

Ils sont peuplés, nos hypermarchés de province. Un homme qui avait été accordéoniste de bal dressait son stand chaque mercredi au carrefour de la travée informatique et du rayon électroménager, vendait des compilations de danse, apostrophant les visiteurs comme s’il avait choisi cette musique pour eux et seulement eux, choisissant le genre selon l’âge (chaque âge à ses heures, à l’hypermarché : « Et il y en a pour tout le monde », prétendait-il). Derrière le sourire commis d’office, un homme que je découvrais infiniment triste, et qui ne m’avait pas épargné de récents malheurs conjugaux (et cela aussi, je l’avoue, stocké dans mes notes) : « Qui aurait besoin d’un accordéoniste aujourd’hui, c’est comme pour vous les écrivains. » Je me le suis répété longtemps, la nuit suivante, son Comme pour vous, les écrivains : comment je lui aurais démontré le contraire, puisque j’étais ici.

Dès la fin du premier jour, j’avais donc moi aussi abordé les gens, leur proposant d’être leur accompagnateur provisoire, ce seul temps de la déambulation chariot dans les rayons hebdomadaires : on réfléchirait, ensemble, au mieux vivre (on avait écrit ce slogan : pour mieux vivre, sur nos blousons à l’enseigne du magasin).

Les faire acheter des livres, les guider dans un achat d’appareil photo numérique ou d’ordinateur ? Non, surtout pas, à moins qu’ils l’aient souhaité eux-mêmes. Nous en avions discuté avec le sous-directeur : « C’est dans les conserves, parfois, qu’on a les meilleures discussions. Ou bien du rôle de l’apéritif. » L’allée centrale, ils la nomment allée des confidences : longtemps que les petits commerces ont disparu de la ville – est-ce que cela suffit pour autant à faire de l’hypermarché le lieu d’une socialité neuve ?

Cette semaine, fini. Mon ami, de toute façon, va être prochainement affecté à un vrai poste de directeur, mais à l’autre bout du pays. Il m’a dit qu’il m’y inviterait pour une conférence, que je raconte.

Les gens pousseraient à nouveau leurs chariots sans questionneur tout auprès, et les rayons seraient remaniés pour la meilleure optimisation des prix. Je lui avais dit : « Mais vraiment, être là comme ces maîtres d’hôtel des anciens palais, s’enquérir des souhaits, mettre le nez, avec la meilleure discrétion possible, dans la vie privée, même intime, c’est vraiment (moi aussi j’insistais comme lui sur l’adverbe) une tâche pour un auteur ? »

Une dernière fois il m’avait donné son Américain en exemple : « Eh bien eux, ils ne craignent pas », m’avait-il lancé. « Et qu’on en vend, chez nous, de leurs livres, du coup. »


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 25 janvier 2009 et dernière modification le 20 novembre 2016
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