Tarkos | il existe de la musique

les "Ecrits poétiques" de Tarkos chez POL : confirmation d’un nouveau classique


À faire travailler hier un groupe sur Anachronisme de Christophe Tarkos – dont j’incite aussi à la lecture dans l’atelier écrire la ville, toujours le même double enchantement : à présenter le texte, et prendre tel ou tel passage au hasard pour le décortiquer plus à fond, la révélation d’une strate ou d’un niveau que je n’avais perçu auparavant. Et, deuxième récompense, ce qu’on débusque et découvre à se placer collectivement, par l’atelier, sur le terrain d’exploration ouvert par Tarkos.

Ainsi, hier, à reprendre ce passage où il commence par récapituler les noms de quelques compositeurs pour lui importants, et descendre dans ces noms : en quoi le nom rassemble-t-il mémoire ou matière de ce que nous y associons de musique ? Et en quoi passer par ce nom, en ce qu’il contient matière (ou composition, ou bruit, ou esprit – voir ci-dessous comment Tarkos organise, au sens étymologique, son texte) nous permet d’entrer par et avec la langue dans l’énigme supérieure de la musique. Puis le nom vient, Scelsi, et ouvre alors à un autre déploiement de langue, les titres énigmatiques de Giacinto Scelsi, et un autre inventaire : le nom même des instruments de musique, le seul mot violoncelle pour en revenir à la fin à ce mot conscience, mais alors aiguisé..

J’ai eu la chance de rencontrer deux compositeurs de grand chamboulement intérieur, Arvo Pärt et Giacinto Scelsi, et nombre de travailleurs obstinés d’aujourd’hui. Depuis mai dernier, la disparition de l’ami luthier met cet univers sur un vide. Heureux aussi du fait que Dominique Pifarély m’ait donné la clé de sa nouvelle tentative : tracé provisoire, le musicien quittant le strict domaine du son pour venir dans le nôtre, celui de la langue. Ainsi, ce matin, cette lecture d’un texte paradoxal sur le silence.

Alors réouvrir Tarkos. Honneur à Paul Otchakovsky-Laurens d’avoir rassemblé et publié ces Écrits poétiques, textes, entretiens, qui constituent matériellement ces écrits comme oeuvre. Ainsi, en atelier d’écriture, l’outil formidable qu’est son texte L’Argent. Ainsi ces trois paragraphes pris à un de ses textes les plus beaux et les plus forts, en très grande cohérence avec Anachronisme qui est l’écrit testamentaire : Ma langue est poétique [1]. Exercice d’admiration.

FB

Image ci-dessus : voir rêves d’instruments de musique.

 


Christophe Tarkos | Anachronisme, sur le nom de Scelsi

 

Gubaidulina, Nono, Lachenmann, Ligeti, Xenakis, Saariaho, Tiensuu, sont de la matière, sont des noms de compositeurs, des noms de la musique, sont dans les noms de compositeurs, des noms de la musique, sont dans les noms des compositeurs, sont dans la matière, sont des producteurs, sont dans la matière, sont des producteurs, sont des composés de la matière musique, il existe de la musique, ce sont des composés, ce sont des compositions, ce sont des compositeurs, ce sont dans les temps, ce sont les éléments éternels, c’est le nom de la composition éternelle de la musique, de la masse musicale, du fait de pouvoir sortir des sons de la masse musicale, des sons de musique, des matériaux pour l’esprit, l’esprit sensible à la matière, l’esprit vit de la matière, Scelsi a écrit nuits pour contrebasse, coelocanth pour alto, ygghur et voyages pour violoncelles, manto pour alto, xnoybis pour violon, rucke di guck pour petite flûte et hautbois, un duo pour violon et violoncelle, elegia per ty pour alto et violoncelle, arc-en-ciel pour deux violons, hyxos pour flûte, deux gongs et deux clochettes, ko-lho pour flûte et clarinette, ko-tha pour guitare, cinq quatuors à cordes, okanagon pour harpen contrebasse et tam tamp, i presagi pour deux cors, deux trompettes, deux trombones, deux tubas, une machine à vent, les funérailles d’alexandre le grand pour contrebasson, tuba basse, contrebasse, orgue électrique, grosse caisse et tam-tam, le poids net, la conscience aiguë.

[1Ma langue est poétique et musicale, ma langue est imagée et musicale, ma langue est souple, étincelante et merveilleuse, ma langue aime jouer de la musique, elle vibre et fait vibrer chacun de ses mots qui rayonnent de leurs contours et qui viennent s’enchevêtrer si précisément qu’il ne reste aucune tache à son brillant poli. Elle fait le bruit de tous les sons des instruments de musique, elle fait le bruit de tous les sons des animaux et des phénomènes naturels. Ma langue est musicale. Ma langue est poétique.

Le murmure s’entend, ce sont les bruits d’un groupe d’enfants pendant un moment dans la cour, c’est la perceuse, la scie ou la ponceuse, c’est la fin du repas, le mouvement des chaises sur le sol et la vaisselle déplacée, l’eau des robinets, de la chasse d’eau, les freins de la voiture qui freine, qui se gare, la porte ouverte, la porte refermée, la porte ouverte, le cycle tourne qui fait un bruit, le martèlement du burin contre le mur, le pépiement des oiseaux ou des enfants, ou des chats, ou de mouettes, ou des téléfilms derrière le mur.

Ma langue est poétique. Elle est poétique dans son déroulement et dans ses morceaux et dans le sillage de ses morceaux, elle n’est pas composée de mots attachés à des mots par hasard, par des peines, par des agrafes, des coins et des accroches et des lanières et des frictions et des ficelles bricolées méticuleusement collées les unes contre les autres pour faire la longueur de sa taille. Elle n’est pas allongée par un miracle en perpétuel déséquilibre, elle a du souffle, elle est un souffle, elle est le souffle, contourne tous les obstacles en passant par l’effet sublime, en passant quand rien ne l’aide à passer, par un dernier sursaut. Son souffle s’appuie, se réinvente au sein de son souffle, embrasant l’air. Ma langue est poétique sans retenue, sans arrêt, sans sécher.

© Christophe Tarkos, Ecrits poétiques, POL, 2008


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1ère mise en ligne et dernière modification le 17 janvier 2009
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