marcher armé

36 | de passer trop de temps devant les écrans du monde


Dans ces rêves, il y avait l’idée de cet effleurement : la surface tactile vitrée provoquait sur cette autre surface, elle verticale, mais transparente, les images ou les fenêtres qu’on souhaitait déplier. Alors on pouvait les scruter toutes ensemble, les superposer ou les combiner. On avait accès à toutes les villes, on les voyait dans leur détail, et les silhouettes aussi : on assistait à ce qui se passait dans les rues, on voyait les visages, on se promenait dans les musées. On se sentait protégé. On ne savait pas pourquoi. On avait seulement ce sentiment provisoire que cela même, partout, ce mouvement, avait une raison d’être, et qu’il n’était pas affecté de ruptures, de fissures, qu’il y avait des cahots, et dans les villes des zones sombres, et dans les rues trop larges les immeubles froids des banques, et les zones de commandement des armées, et la politique avec ses pitreries et petitesses, mais on tiendrait. Dans les rues populaires les files se reformaient aux heures des repas ou des courses. Alors, sur la surface tactile, on s’en allait voir le reste du monde, toute l’immensité qui n’était pas les villes : il y avait ces déserts d’eau froide où parfois un bateau traçait une route solitaire (mais les bâtiments de commerce ici aussi suivaient des routes calculées à l’avance), il y avait ces déserts avec montagnes et zones hostiles, où en général ça allait mal, on se battait – et les banques des villes, là-bas, le savaient bien, qui fournissaient à tout ça. On cherchait les côtes, on remontait les fleuves, on revenait à son petit pays d’enfance, aux lieux autrefois des vacances – la terre était amie, même si elle n’accueillait pas, n’accueillait plus. On finissait toujours par clore ces fenêtres-là : on examinait ses propres ressources, les calepins, les ébauches. Pour tout cela aussi, il suffisait d’effleurer la surface de verre : les ordinateurs s’étaient ainsi perfectionnés, transmissions, réseaux, et ça ne soulageait pas de cette impression exiguë, refaire partout les mêmes cercles, trouver les mêmes limites. On aurait tant aimé brasser, ici aussi, des œuvres avec tranchants et à pics, et masses lourdes, ébranlements mouvants, fresques à même la matière du monde, et douées de mouvement, et de s’auto-entretenir, vous commander d’encore écrire, d’encore fournir. On en était à convoquer les photographies accumulées, revisiter les chemins faits : on en revenait toujours aux chemins faits, qui ne menaient que là, tout de suite, à vous-même. On marchait armé, on avait la cuirasse, on savait perdre son temps à tous les colifichets du monde : mais l’épreuve, où trouvait-on l’arme qui vous rendrait à votre propre épreuve ?

 


responsable publication François Bon, carnets perso © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 17 décembre 2008
merci aux 4772 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page