Franz Kafka | "Abandonne !" et autres ultra-courts

de la prose ultra-courte comme esthétique délibérée, et non inachevée


Cette histoire de Franz Kafka, Abandonne !, est probablement, et depuis très longtemps, celle qui me hante le plus de Franz Kafka. Peut-être à cause d’un souvenir d’enfance. Plus probablement pour son intuition globale du monde. Peut-être, avec les années, et le fait que cette histoire en moins de 10 lignes reste aussi obstinément dans les figures centrales de ce que serait, pour moi, la littérature – ou bien ce en quoi absolument elle s’incarne, l’idée que Kafka savait avec pertinence pourquoi il cherchait dans les formes ultra-brèves. Longtemps j’y voyais des ébauches, des récits arrêtés, des départs qu’on répète jusqu’à ce que cela embraye (la figure récurrente de la pièce avec fenêtre sur rue et l’homme qui écrit, qu’on trouve 12 ou 14 fois dans le Journal, mais qui sert de départ aussi bien à la Métamorphose qu’au Procès. C’est aussi depuis que nous avons accès aux proses courtes de Robert Walser : une des lectures les plus intenses et décisives, il le dit, de Kafka.

D’ailleurs, il nous l’explique, lisez :

Je ne connais pas le contenu
Je n’ai pas la clé
Je ne crois pas les bruits
Tout cela est compréhensible
Car je suis moi-même tout cela.

Franz Kafka, Journal.

Voici Abandonne !, et 3 autres ultra-courtes, pour qui ne serait pas convaincu que la recherche formelle, ici, est délibérée. J’ai fait de belles séances d’atelier d’écriture avec la 3ème, Prométhée.

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Franz Kafka | Abandonne !


C’était de très bonne heure le matin, les rues étaient propres et vides, je m’en allais à la gare. En comparant une pendule avec ma montre, je vis qu’il était déjà beaucoup plus tard que je n’avais cru ; il fallait me dépêcher ; l’effroi que me causa cette découverte me fit hésiter sur mon chemin, je ne m’y connaissais pas encore bien dans cette ville ; il y avait heureusement un agent de police à proximité, je courus vers lui et lui demandai hors d’haleine mon chemin. Il se mit à me sourire et me dit : « C’est de moi que tu veux apprendre ton chemin ? – Oui, lui dis-je, puisque je ne peux pas le trouver tout seul. – Abandonne, abandonne ! » dit-il en se détournant de moi d’un geste large, comme font les gens qui ont envie de rire en toute liberté.

 

Franz Kafka | Le carrefour


Je suis assis depuis des années au grand carrefour, mais je devrai quitter ma place demain, parce que le nouvel empereur arrive. Je ne me mêle à rien de ce qui se passe autour de moi, tant par principe que par répugnance. Il y a bien longtemps que j’ai cessé de mendier ; les vieux passants me donnent quelque chose par habitude, par fidélité, parce qu’ils me connaissent, les nouveaux venus suivent leur exemple. J’ai une petite corbeille, posée à côté de moi, dans laquelle chacun jette ce qu’il juge bon de donner. Mais c’est justement parce que je m’occupe de personne, parce que je garde une âme et un regard sereins au milieu du tapage et de l’absurdité de la rue, que je comprends mieux que quiconque tout ce qui concerne ma position, mes exigences justifiées. C’est pourquoi ce matin, quand un agent de police, qui me connaît naturellement, mais que, tout aussi naturellement, je n’avais pas encore remarqué, quand cet agent de police s’est arrêté devant moi et m’a dit : « C’est demain l’arrivée de l’empereur, ne t’avise pas d’oser venir ici », je lui ai répondu par cette question : « Quel âge as-tu ? »

 

Franz Kafka | Prométhée


Quatre légendes nous rapportent l’histoire de Prométhée : selon la première, il fut enchaîné sur le Caucase parce qu’il avait trahi les dieux pour les hommes, et les dieux lui envoyèrent des aigles, qui lui dévorèrent son foie toujours renaissant.

Selon la deuxième, Prométhée, fuyant dans sa douleur les becs qui le déchiquetaient, s’enfonça de plus en plus profondément à l’intérieur du rocher jusqu’à ne plus faire qu’un avec lui.

Selon la troisième, sa trahison fut oubliée au cours des millénaires, les dieux oublièrent, les aigles se fatiguèrent, et, fatiguée, la plaie se referma.

Restait l’inexplicable roc. – La légende tente d’expliquer l’inexplicable. Comme elle naît d’un fond de vérité, il lui faut bien retourner à l’inexplicable.

 

Franz Kafka | Une charrette


Une charrette de paysans chargée de trois hommes montait lentement une côte dans l’obscurité. Un inconnu se dirigea vers eux et les appela. Après un bref échange de paroles, il apparut que l’inconnu demandait si on pouvait le prendre. On lui prépara une place et on l’aida à monter. C’est seulement quand la voiture se fut remise en route qu’on lui demanda : « Vous venez de la direction opposée et vous y retournez ? – Oui, dit l’inconnu. J’allais d’abord dans votre direction, mais ensuite j’ai fait demi-tour parce qu’il a fait nuit plus tôt que je ne m’y attendais. »

 

Franz Kafka, traductions Claude David, Marthe Robert © Gallimard Pléiade


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1ère mise en ligne 7 décembre 2008 et dernière modification le 14 octobre 2009
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