variante personnelle sur le dédoublement de présent

à propos de l’achat à Kiel d’une tablette de chocolat


On connaît bien les sensations de dédoublement du présent (Bergson, notamment, les a beaucoup explorées). Ma propre forme de cette sensation est à la fois récurrente et projective.

Je suis dans une boutique, j’achète quelque chose. Je n’ai jamais pu me débarrasser, même pour les achats les plus simples, d’une sorte de culpabilité. Cela se rapporte à des éléments d’enfance, dont certains très précis, mais que je ne souhaite pas expliciter ici.

Le schéma alors est le suivant, et naît principalement au moment où j’approche de la caisse, c’est-à-dire le moment où on va croiser le visage inconnu : d’ici quelques minutes, ou quelques dizaines de minutes, je reviendrai dans la boutique, ferai exactement et à nouveau le même achat, règlerai de la même façon.

Alors, forcément, la personne qui est devant moi, et fait avec moi comme s’il s’agissait d’un achat banal, comme si, de sa part, il n’y avait aucune instance de jugement sur pourquoi je fais cet achat, commencera par s’étonner : pourquoi il revient, ce type revient ? Et si par hasard elle me dit que je suis déjà venu, que je me suis déjà procuré ce que j’achète, je ferai l’étonné, le stupide : c’est elle qui rêve, probablement. Et, de son côté, peu probable, en fait : comment supposer que la même personne vienne deux fois de suite, à quelques dizaines de minutes d’intervalle, faire le même achat ? Elle supposera donc qu’elle-même a une hallucination, qu’elle-même est en phase de dédoublement du présent. Et ce sentiment d’irréalité contaminerait fictivement, à rebours, l’achat réel que je suis maintenant en train de lui régler.

En fait, c’est que j’achète peu, en dehors de lieux anonymes de la consommation nécessaire. Un pantalon, deux fois par an, à cette boutique de la gare Montparnasse. Une paire de chaussures neuves, chaque deux ans, dans cette boutique de démarque pour laquelle je fais une exception et vais me garer centre-ville.

Mais c’est dans les stages : hier en stage d’écriture, dans ce moment de fatigue, et besoin de décompresser, je traverse la rue et j’achète pour 1,40 euros une de ces tablettes de chocolat de format carré, marque Ritter Sport. Je ne devrais pas acheter de tablette de chocolat. Donc, je me dis : je sors, puis dans trente minutes je reviens, et j’achète la même tablette de chocolat Ritter Sport, et on verra bien sa tête. Bien sûr je ne l’ai pas fait, je ne suis d’ailleurs pas sûr que la vendeuse m’ait seulement regardé Dankeschön Bitte.

Mais l’an dernier, très précisément l’an passé à même date, j’ai fait ces deux jours de stage d’écriture, non pas avec les étudiants allemands de Kiel qui m’entourent aujourd’hui, mais avec ceux de l’université Sapienza de Rome : il y avait au foyer des étudiants un comptoir qui vendait les mêmes tablettes de chocolat, j’en avais acheté une et eu cette même sensation. D’ailleurs, je ne crois pas avoir acheté de tablette de chocolat entre Rome décembre dernier et cette mi novembre à Kiel hier.

Cette histoire n’a donc aucun intérêt. La seule question importante c’est : où s’ancre une culpabilité assez forte, et saugrenue en même temps, liée à situation aussi banale, pour provoquer une telle sensation récurrente ? C’est bien sûr lié à ce souvenir d’enfance, le seul, précisément, sur lequel je ne souhaite pas m’expliquer.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 13 novembre 2008
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