fuir le monde

du succès peut-être trop grand de ces galeries pour quitter le monde


« Fuir le monde », disais-tu. « Fuir le monde », rêvais-tu.

On avait donc percé et inauguré ces couloirs, en principe un par grande ville, au moins les capitales. On n’y accédait pas si simplement : on devait présenter la demande au bureau compétent des autorités administratives (sous-préfecture, préfecture), et prendre un certain nombre d’engagements concernant vos affaires en cours, dettes et crédits, famille, maison – ceux que vous laissiez, plaisantait-on, n’avaient pas à vous servir de poubelle.

Il y avait obligatoirement une réunion dite de conciliation. Conciliation avec quoi ? On avait discuté sur le terme : réconciliation avec le monde, ou ce qu’on disait tel ? Tentative d’arranger vos affaires pour que le moral soit meilleur, et qu’on les prolonge ici même ? Les bureaux existaient, on en avait installé pendant un temps pour les divorces à l’amiable, ou pour le recrutement de volontaires pour les armées.

Mais il fallait se rendre à l’évidence : celles et ceux (on se présentait ici individuellement) qui déjà étaient résolus à la démarche ne feraient pas marche arrière à ce niveau. Et puis le système était compliqué : la plupart des capitales de région avaient voulu leur galerie, d’autres avaient refusé. Mais les pays voisins, et, plus ils étaient petits, plus c’était facile, non seulement accordaient le passage sans contrôle, mais encore vous dispensaient de régler ce minimum qu’on vous demandait ici : ils s’en chargeaient, disaient-ils, via agences, moyennant qu’on leur lègue ce qui reste. Quand bien même vous aviez peu, la péréquation suffisait à leur bonheur.

Reste qu’il fallait du courage : on ne partait pas en vacances, loin de là. On ne vous promettait pas ciel bleu et îles tropicales. Rien que cela : « fuir le monde ». Des congrégations religieuses s’étaient séparées de leurs églises pour proposer des « préparations », on avait dû l’interdire – rien n’était promis.

On révélait paraît-il aux candidats, après l’entrevue dite de conciliation, le lieu précis où ils devaient se rendre. On disait que cessaient progressivement les couleurs, les images, et que tout devenait lisse, immensément lisse.

On disait que ceux qui alors entraient dans cette galerie de silence ne se retournaient pas. En tout cas, il n’en revenait pas pour nous en parler.

Seulement, plus cela se savait, qu’il existait cette procédure officielle pour fuir le monde, plus les candidats proliféraient, c’en était inquiétant, vraiment inquiétant.

Un jour, bientôt, ce sera eux, qui voudront fuir de là-bas pour rejoindre nos villes désertées.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 26 novembre 2008 et dernière modification le 19 juillet 2009
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