musicien de musique naturelle

au cas où ça me permette d’en recevoir des nouvelles


– Je suis spécialiste de musique naturelle, me dit-il.

Un homme discret, presque effacé. Une grande simplicité, et de conversation fine et agréable. J’aimais ses remarques sur les livres, ses incitations à lire de la poésie et qui. On le voyait arriver parfois avec ses enfants, et jamais rien d’affecté, ni dans les vêtements ni dans la façon dont il vous abordait discrètement, ou restait à distance s’il vous voyait avec quelqu’un.

On se retrouvait souvent dans le train, parfois sur le quai on échange trois mots puis chacun va à sa place, d’autres fois, ou parce que c’est le train du soir, on est installé dans ces espaces pour quatre, chacun déploie ce qui va l’aider à remplir le temps, mais cela n’empêche pas qu’on reprenne à parler, comme si ça vous venait à l’esprit à cet instant, et cet instant seulement.

Dans ces cas-là, il avait souvent avec lui son étui noir. – Musicien, j’avais demandé ?

Ce n’est pas exceptionnel, dans nos trains : beaucoup de jeunes musiciens professionnels vivent à Paris mais trouvent pitance dans nos conservatoires ou orchestres de région. Beaucoup de leurs confrères un tout petit peu plus âgé préfèrent l’équilibre inverse : on vit en province parce que c’est plus facile pour les enfants, disposer d’un peu plus d’espace, mais avec la contrepartie des voyages à Paris pour l’alimentaire.

– J’enregistre beaucoup, il m’a dit. Il m’a promis de me donner de sa musique, et comme on se croise fréquemment, il m’a apporté trois disques. C’est qu’il n’y a pas toujours mon nom, me dit-il.

Dans le train, il écrit. La plupart du temps, sur des feuilles à musique, avec les portées, qu’il déchire une à une d’un grand bloc. Il laisse beaucoup de blanc. Ébauche une ligne, la complète comme de nuages alentours : les autres instruments, dit-il. Il dit qu’entre eux, lorsqu’ils sont en studio, ces indications suffisent, thème 1, thème 2, qu’ensuite chacun prolonge.

Maintenant que j’ai appris à reconnaître la musique naturelle, je sais où on l’entend : les disques sont vendus plus chers, mais on les diffuse dans les cabinets d’attente de médecins ou d’orthodontiste, et c’est quand même moins vulgaire que Chérie FM ou Radio Nostalgie. Mais aussi pour les ambiances de certains musées, et dans les parkings souterrains, principalement en Allemagne : – Je dois beaucoup aux parkings souterrains d’Allemagne, m’avait-il dit.

Cette semaine, il devait honorer une commande pour des aquariums suisses, qui s’étaient regroupés. L’idée de l’eau doit être dominante, me précisa-t-il, qu’elle coure ou soit silencieuse, voire souterraine, ou bien ici une crue, ou qu’elle soit menaçante : c’est riche, il y a du rêve.

Ses phrases ne sont pas longues, mais elles sont précises. Il avait ainsi terminé sa phrase : – C’est riche, il y a du rêve.

Un jour, pour plaisanter, je lui ai demandé s’il ne pourrait pas y avoir d’écriture naturelle, pour le même usage. Il m’a regardé d’un air pensif, puis dit : – Je ris au wasserfall blond qui s’échevela à travers les sapins… Je n’avais pas pensé que Rimbaud pouvait ainsi être détourné, mais oui, pourquoi pas ?

Alors on en a cherché d’autres, et trouvé d’autres.

Depuis quelques mois (depuis cette rentrée de septembre), je ne le revois plus et cela m’étonne. Déménagement ? Ou bien, simplement, que personne ne veut plus de musique naturelle ? Il avait évoqué l’amaigrissement des commandes, des enregistrements.

Quand il partait enregistrer, il avait souvent plusieurs étuis, et plusieurs fois les avait ouverts pour moi : une mandoline ancienne, un étrange instrument d’Inde du nord à cordes sympathiques, une flûte aux harmonies aiguisées par deux corps. Il disait qu’on pouvait s’abonner via streaming à des musiques, faites en Asie à la demande, et qui souvent ressemblaient tellement aux leurs, parfois directement depuis des banques sons enregistrées sur ordinateur (depuis nos propres instruments, se demandait-il ?).

Que pour lui, non, ce n’était pas la même chose. Mais comment l’enrayer, comment se défendre ?

Ce n’est pas la même chose. Je l’entends encore prononcer cette phrase, il tenait ses enfants à la main, un large étui noir de luth ou d’archiluth sur son dos. Je ne l’ai pas revu depuis lors.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 octobre 2008
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