à propos de Lendemain de Fête, de Jacques Séréna

l’hommage des librairies Initiales à Séréna


Je repasse en Une ce texte ancien, mais sur un livre qui ne vieillit pas, et décisif dans la démarche de Jacques Serena, pour inciter à autre découverte : sur nerval.fr, magazine fictions en ligne, l’hommage de la bruxelloise Brune Deshombres : dans la glace du four, et de Jacques Serena lui-même, le voleur de guirlandes.

 


acheter le livre

 

Lendemain de fête, un livre culte et pourquoi


C’est le mystère de ces livres destinés à être des recherches ou expérimentations, une musique s’affirmant trop contemporaine pour espérer destin de masse, un livre qui ne répond pas aux questions mais vous alourdit de ce qu’elles sont sans réponse, vous en sortez tout gauche, et ce qui vous sépare de votre propre reflet dans la glace est glauque (il commence ainsi, par un type assis sur un tabouret qui s’aperçoit là-bas, au bout de sa nuit, dans la glace d’un bar). Et ces livres vous poursuivent comme un reste de voix dans la tête pendant dix ans sans qu’aucun autre les détrône de cette proximité, celle même par laquelle on lit le monde et soi tout aussi bien. Cela ne s’explique pas, sauf que c’est cela qui constitue justement la littérature dans son fait.

Et aussi : une mezzanine éclairée par l’enseigne verte clignotante dans la nuit de la ville.

Et aussi : la voiture (une Mercedes déglinguée si je me souviens bien, mais exprès je n’ouvre pas le livre, exprès je travaille sur ce qu’il m’en reste) dans le temps ouvert de l’autoroute et l’image quasi fixe qui s’encadre dans le pare-brise, une musique de Bashung dans l’autoradio, une canette de bière qui vous roule sous le pied et la voix du type qui conduit, parlant de choses qu’on n’a pas trop envie d’entendre mais le laisser dire facilite la vie à tout le monde donc...

La musique de Séréna tient à ce rapport au réel qui a cassé d’emblée tout recours au narrateur maître, le coup de l’écrivain blasé s’accommodant de la désespérance du monde. Walter Benjamin date cette rupture de Baudelaire : le poète n’installe pas un narrateur malade, il s’incarne lui-même dans le monde parmi les perdants, ceux qui boivent (« Moi je buvais, crispé comme un extravagant »), ceux dont même l’amour les relègue (« A celle qui est trop gaie »). Ici, l’écriture naît de ce fonds non pas muet de la ville mais dont le bavardage signe l’échec, bavards accrochés comme à un radeau de détresse à cette piaule et ces paroles, celui ou celle qui vous écoute et l’amour rien qu’un moment où on pensait à autre chose, à toutes ces choses qui vous collent de trop pour qu’on s’en évade, et que la fille soit belle cela aussi prouvait qu’il y avait erreur d’aiguillage, qu’il valait mieux dans l’instant ne pas trop y croire (et qu’elle était belle pourtant, cela justement que maintenant vous reproche le type qui conduit, alors que lui n’a jamais compris ni la fille ni sa chance).

Et aussi : que la violence est absurde et bête, qu’on sera toujours en rupture avec le monde qui la contraint, et vous implique dans l’erreur, fait que c’est vous qui êtes là dans ce nœud où rien ni personne ne devrait (c’est le ressort de La Nuit juste avant les forêts, et la communauté que tissent les livres singuliers).

Et aussi : une cage d’escalier au bas d’un immeuble, un réverbère plus loin et que des types vous attendent, on se croirait dans un film, mauvais film, mais cela aussi, qu’on appréhende le réel par les films qui vous l’ont à l’avance présenté, c’est une donnée d’aujourd’hui pour la littérature.

Le mystère de la littérature c’est que l’œuvre peut être là, disponible devant vous, suite bien précise de titres et de livres, mais que la dimension peut en rester pour l’instant à l’écart, trop de bruit fait par ceux chez qui la musique séduit plus, aux arrangements de phrase avec douce syncope et jazz pour faire moderne. Le mystère de la littérature est qu’elle peut appartenir aux maladroits, à un Nerval qui se pend et court nu dans la rue plutôt qu’aux Lamartine Musset bien peignés de toute époque. Seulement, si celui qui est dans le mauvais rôle ne déploie pas l’énergie, l’âpreté, la stratégie qu’il faut, ce qui rassemblerait le travail dans son évidence et sa dangerosité peut aussi bien s’évanouir. La sauvagerie de la littérature c’est ce cynisme où elle est de vous-même. Par exemple je n’ai jamais lu Plus rien dire sans toi autrement que comme marque de cette allégorie même : la littérature est une infirme, impotente si on la met dans un appartement du centre de grande ville, avec les sirènes et les lumières. On écrit pour elle, on lui fait croire que c’est encore sa marque, et pourtant c’est avec notre faiblesse et nos compromissions qu’on la trompe, comme ces machins qu’on vole dans la cuisine, qu’elle le sait bien d’ailleurs mais le subit pour ne pas avoir, au fond, d’autre chance ni chemin.

Ainsi : ces éternelles nouilles mal cuites mêlées d’une boîte de thon. Nous qui n’étions pas à Toulon n’utilisions pas du thon mais plutôt des conserves bœuf porc, parfois moi tant de fois c’était de les avoir oubliées sur le feu, les nouilles. Qu’on ne fasse pas littérature de nouilles mal cuites, merde à ceux qui y auront cru et sont passés à côté : ils sont aussi passé à côté de notre partage de la ville, de notre traversée des fractures.

Et ainsi : le temps qu’on perd, la cafétéria du bord d’autoroute, l’objet incongru que peut devenir une simple poubelle sous une lumière, et la teneur même de ces lumières dans le contexte marchand et industriel.

Je ne sépare pas Lendemain de fête, le livre emblème, le livre culte, de la constellation par quoi Séréna lentement le complète, quand bien même on dirait que cela n’a rien à voir. D’autres piaules, dans d’autres villes avec entrepôts, parkings et mezzanines. Le statut du narrateur dans Paresse : on est là dans ce lieu improbable où vous vous faites héberger sans droit, un jour il faudra partir mais cela aussi on voudrait que ce soit écrasé de la même fatalité qui vous écarte de tout choix pour vous-même (et par là ces fils les plus profonds qu’il tisse avec nos vies, le temps d’un abandon et le cadre violent de la ville avec ses bars, ses cinémas, ou les taches sur le matelas qui disent tout votre amour). Séréna est à côté de la mode parce que ses livres ne sont pas au format standard de nos jeunes collègues, les petits machins de 160 pages étalonnés rentrée littéraire. Le format Raymond Carver, en France, ça n’aurait jamais passé. Short story : histoire courte, parce que c’est ainsi, le tragique dans sa dimension urbaine aujourd’hui. Chez Carver, un réfrigérateur, un canapé, une voiture d’occasion. Chez Séréna, cette fille dans un squat qui a pris trop d’héroïne, mais la seule question c’est qu’est-ce qu’on fait si on ne veut pas avoir d’emmerdes, alors que les emmerdes ont commencé déjà sans doute le jour même où vous êtes né : mais chez Séréna, personne n’a eu de naissance ailleurs que dans l’instant présent, il a ce culot qu’on trouve aussi, au cinéma, chez Cassavetes, avec cette technique de la caméra qui se promène là au ras des visages, et même le bras de la fille avec la trace des piqûres, ou encore la casserole de nouilles ou l’enseigne verte qui clignote et le goût fade des amours trop vite permises. Chez Séréna on n’a pas d’histoire, parce qu’ainsi est la ville : tant pis pour qui esthétiquement ni formellement refuserait de le comprendre. L’épopée de Lendemain de fête c’est une dérive de nuit sur autoroute entre deux figures immobiles et ouvertes, le type sur son tabouret dans le bar, et les types qui vous attendent au bout du parking, avec au milieu cette mezzanine et la fois qu’avec la fille etc... Séréna devrait comprendre que ses livres ne pourraient être édités que d’un bloc, et qu’à chaque nouveau fragment trop court pour en faire roman (le roman trop grand pour s’abaisser à nous-mêmes), c’est la totalité qu’il devrait republier.

Et ainsi : que roulant la nuit sur l’autoroute, enfonçant le poussoir de l’autoradio quand bien même ce ne serait pas Bashung, il y a entre vous et votre part inédite du monde, un livre qui vous l’ouvre, vous offre que la nuit, la vôtre, ait lien encore au tragique et à l’épopée, mais c’est à vous d’en accepter le risque, ou de vous y soumettre. Et tant pis si vous n’en avez pas le culot.

Et ainsi : rien qu’une présence au monde. Mais que ce sentiment de présence il aura fallu pour l’inscrire ce travail tout abstrait sur un mur monochrome, sur la nuit clignotante de la ville, sur les trajets et l’emploi du temps de vous perdant.

Et ainsi : les livres qu’on a écrit pour les autres et qu’on le tait, la passion pour la peinture et ses formes, les paroles pour rien et ce qu’elles disent, le sourire que ce type vous a et l’impression que jamais de sa vie il n’apprendra à dire non, et pourtant que son chemin s’écrit au travers de lui sans lui, tout droit, comme si tout ce que vous lui disiez ou ces amours compliquées et emmêlées et pourtant pas d’autre moyen d’aimer, ou ce qui participe là du secret qui chacun nous mène, tout cela vous dresse musique d’un seul bloc, celle de Lendemain de fête, et que c’est peut-être ça le mystère de la littérature, que raisonnablement jamais un tel livre ni un tel auteur, dans un monde bien fait, ne devrait s’affirmer comme le chapitre de plus aux Illuminés de Gérard de Nerval, cette tendresse ou cette douceur là où plus rien n’a de sens, avec les samples de Gabily ou les phrases que de l’un à l’autre on se repasse et s’échange, douceur qui seule se révèle capable de porter et la violence et l’esthétique formelle la plus culottée d’où nous pourrions encore, comme le font Rothko, Monory ou les autres, décrocher notre propre affirmation de peintre dans la folie des villes. Et je n’ai pas parlé des voix sombres qui forcément ici vous précèdent ou (de dos) vous poussent : je n’ai pas parlé de Nico (voir de Séréna son Velvette)...

Un livre culte est un livre que sans cesse on se réinvente, qui attrape à lui, comme tous les cercles réunis d’Au-dessous du volcan, la totalité des autres histoires de l’auteur. La vie toujours et d’avance, pour nous tous, un Lendemain de fête.

© François Bon, février 2005


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
diffusion sous licence Creative Commons CC-BY-SA
1ère mise en ligne 4 septembre 2005 et dernière modification le 20 février 2014
merci aux 6954 visiteurs qui ont consacré 1 minute au moins à cette page