Perec et son espace inutile

une piste pour l’écriture fantastique ?


Note : ce 24 octobre 2007, je mets en ligne une lecture audio de 17 minutes du texte ci-dessous et de quelques autres passages du livre de Georges Perec, Espèces d’Espaces. Livre obligatoire, atelier permanent.

Le chapitre D’un espace inutile dans Espèces d’espaces. Une intuition fulgurante, celle qu’un espace vraiment "inutile" (la cave dans Le puits et le pendule d’Edgar Poe, la pièce qui sert au Seuil de Borges, la chambre du Golem de Meyrink, l’appartement vide où entre Raskolnikov dans Crime et châtiment, voire même les paliers et antichambres non déterminés chez Molière ou Racine, ont une fonction génétique, transgressive, pour l’invention de fiction.

Ci-dessous, ces lignes très énigmatiques, mais toutes chargées de références livres, sur cet espace inutile que cherchait à imaginer Georges Perec. En atelier d’écriture, je fais souvent travailler sur les chambres, les fenêtres. Je me disais que peut-être on pourrait s’y mettre ensemble, savoir à quoi correspond pour chacun cet espace vide de référence, espace qui vient dans les rêves (les faux rêves, n’est-ce pas, J. P. ?), espace d’enfance vécu dans sa splendeur déserte, ruines ou lieux abandonnés qu’on explore. Pour moi, souvenir d’un chantier naval en Suède, fin 79, dont les halls étaient déserts, mais le volume immense, donnant sur la mer où défilaient d’étranges cargos russes d’un autre âge, chargés de stalactites...


Georges Perec, D’un espace inutile

J’ai plusieurs fois essayé de penser à un appartement dans lequel il y aurait une pièce inutile, absolument et délibérément inutile. Ça n’aurait pas été un débarras, ça n’aurait pas été une chambre supplémentaire, ni un couloir, ni un cagibi, ni un recoin. Ç’aurait été un espace sans fonction. Ça n’aurait servi à rien, ça n’aurait renvoyé à rien.

Il m’a été impossible, en dépit de mes efforts, de suivre cette pensée, cette image, jusqu’au bout. Le langage lui-même, me semble-t-il, s’est avéré inapte à décrire ce rien, comme si l’on ne pouvait parler que de ce qui est plein, utile et fonctionnel.

Un espace sans fontion. Non pas "sans fonction précise", mais précisément sans fonction ; non pas pluri-fonctionnel (cela, tout le monde sait le faire), mais a-fonctionnel. Ça n’aurait évidemment pas été un espace uniquement destiné à "libérer" les autres (fourre-tout, placard, penderie, rangement), mais un espace, je le répète, qui n’aurait servi à rien. [...] Comment penser le rien ? Comment penser le rien sans automatiquement mettre quelque chose autour de ce rien, ce qui en fait un trou, dans lequel on va s’empresser de mettre quelque chose, une pratique, une fonction, un destin, un regard, un besoin, un manque, un surplus ?

J’ai rencontré beaucoup d’espaces inutilisables et beaucoup d’espaces inutilisés. Mais je ne voulais ni de l’inutilisable, ni de l’inutilisé, mais de l’inutile. Comment chasser les fonctions, chasser les rythmes, les habitudes, comment chasser la nécessité ? Je me suis imaginé que j’habitais un appartement immense, tellement immense que je ne parvenais jamais à me rappeler combien il y avait de pièces (je l’avais su, jadis, mais je l’avais oublié...) [...]


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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 janvier 2005
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