Jean-Jacques Salgon | La Rochelle aventures

ou : de comment s’échapper tout droit d’une ville de province


Jean-Jacques Salgon s’est fait connaître par 07 et autres récits aux éditions Verdier. Son livre Aux sources du Nil, explorations imprévues et perequiennes de La Rochelle, paru chez L’Escampette vient de recevoir le prix du livre Poitou-Charentes.Cette fiche de lecture personnelle a été publiée dans le trimestriel Actualité Poitou-Charentes.
Photo : port de La Rochelle, 2005.
FB.

La Rochelle, pour moi, c’est l’incarnation de la grande ville dans des yeux d’enfant. Le moyen de rejoindre sa propre enfance : la première fois qu’on m’a mis des lunettes devant mes yeux myopes, ç’avait été pour découvrir La Rochelle. Et puis on y venait à Noël, voir les jouets. Dans le grand magasin du centre ville, il y avait un escalier mécanique et un étage, incroyable. On venait aussi à La Pallice, chez Fumoleau dans la ville en bois, pour les arbres d’hélice et les treuils à réparer, qu’on remportait à L’Aiguillon-sur-mer, et dans ce stock américain pxxxour les pièces de Jeep et de Dodge. C’est cette magie, d’abord, que j’ai reçue à lire ces chroniques de Jean-Jacques Salgon : une ville tout entière revient, parce que chaque détail on le reconnaît. La ville n’est pas si grande : mais elle devient comme une conquête d’enfant, ce grand adulte à pied ou en vélo qu’est l’écrivain.

Jean-Jacques Salgon je le connais, lui, depuis son premier livre : 07 et autres récits, chez Verdier. C’est le numéro du département de l’Ardèche. Une suite de récits brefs, tout entiers axés sur l’exploration d’un instant. Par exemple le départ en vacances, la caravane attelée à la voiture dans la cour de l’école primaire où travaille le père, et on s’en va dans l’Espagne encore franquiste. Sauf que tout l’hiver, pour rendre la caravane isotherme, le père a bourré la double paroi de vieux numéros de l’Humanité-Dimanche : et quand ça explose en plein sur l’autoroute, allez expliquer que vous n’êtes pas là pour quelque sombre entreprise de propagande.
Ce n’est pas l’anecdote, c’est une indication de forme : approchez le microscope assez près du réel, et il redevient magique, comme il l’est pour l’enfant. Approchez le microscope assez près du réel, et tous les outils de la fiction romanesque sont nécessaires pour dire avec justesse cette présence, ce sentiment d’apparition, quand bien même il ne concerne qu’une dame avec son chien, ou un tel jardinier à qui on demande qui peuvent bien être ces voisins, décorant un bunker de la guerre en paradis du dimanche. Et cette jonction du réel et du fantastique, par le récit bref, et qu’il nous donne à lire le réel, c’est une intersection majeure de la littérature contemporaine : depuis Raymond Carver, exactement.

Et les conséquences ne sont pas petites. Par exemple, la ville on la connaît par nappes, par surfaces, on sait sa hiérarchie : vous arrivez par la rocade, vous prenez troisième rond-point à droite, l’avenue, et puis vous vous garez sur la place. Salgon se donne des contraintes que la ville ignore. Une voie ferrée abandonnée ou presque, celle qui va de la gare de la Rochelle au port de la Pallice, et suivez à pied. Ou bien cette calme rivière jouet, dans le jardin public : à moi aussi il est facile d’en convoquer l’image, souvenirs d’enfance. Mais l’idée de la remonter jusqu’à sa source, c’est Salgon. Alors on traverse les rocades par dessous, on se perd dans les pavillons, et puis on est confronté à cette très précise frontière où la ville devient campagne, derrière le supermarché. Et c’est toute la ville que vous avez dressée comme dans une fresque verticale, imprévue. C’est cette traversée-là qui donne son titre au livre : Les Sources du Nil.

Alors le plaisir très immédiat qu’on a à lire cette suite de récits que Jean-Jacques Salgon avait d’abord publiés ici, dans Actualité Poitou-Charente, c’est qu’ils deviennent comme un guide d’aventure pour toutes les villes. On oublie la Rochelle, malgré les noms de quartiers, les noms de rue, et toute l’évidence topologique. Ces architectures Troisième République de « l’école normale d’institutrices », on les a forcément tout près de chez soi aussi. Ce musée tout rempli de faïences et d’assiettes, ou d’objets incongrus, qui n’en a pas visité un, par un dimanche d’hiver pluvieux ? Et les étranges aquariums humains que constituent ces cafétérias des hypermarchés, qui ne s’en est pas étonné ?

Sa contrainte, l’écrivain doit la respecter jusqu’au bout. Son travail est de nous donner à voir. De restaurer qu’on soit curieux sur cet ordinaire, de voitures et d’autobus, de lotissements et d’opaques fenêtres bourgeoises, ce qui fait que la ville est vivante. Mais que le destin de la ville est fragile, et l’immense humanité qui s’offre dès que le regard passe au-delà des tristes normes obligées, c’est à nous d’en saisir les plus fragiles traces. Alors oui, ces récits éclatés, dans la profusion qu’est la ville, nous redonnent bien l’unicité du réel, et ce qu’il garde en lui de rêve, même d’aventure : qu’y ferions-nous sinon ?