artistes du non-dormir

à propos de « Troublé de l’éveil » d’Emmanuel Pierrat, et de ceux qui ne savent pas dormir




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Mon appartement est jonché, recouvert, envahi par les objets d’art africain : statuettes, marionnettes de taille humaine, poupées de fertilité, cimiers plus ou moins volumineux, heaumes, coiffes, armes blanches, oliphants, pendentifs, etc. J’aime particulièrement les observer la nuit, lorsque les visages et les formes s’animent sous le halo des lampes disposées çà et là. La patine du bois luit paisiblement, les cauris incrustés dans une parure l’illuminent de leur scintillement, les masques et fétiches me suivent du regard.

Si je me lève afin d’aller chercher un verre d’eau ou un livre, je m’arrête pour saluer tel ou tel de mes copropriétaires immobiles. Je caresse la coiffure sculptée d’un gelede, irradiant de mana, l’énergie que dégage une pièce encore « chargée » par ceux qui l’ont magnifiée et utilisée. Je répète ces gestes d’amabilité – presque de dévotion – avant de gagner mon lit, souhaitant même parfois une « bonne nuit » à voix feutrée mais très audible.

De jour, ma fille déambule, très à l’aise, parmi cette forêt de plusieurs centaines d’objets, posés au sol, accrochés au mur, suspendus au-dessus des portes, amassés dans des vitrines ou sur des rayonnages. Elle slalomme parmi eux, me demandant parfois de lui descendre de la console où il est perché un hibou vaudou, qui effraye tous mes visiteurs, mais qu’elle affectionne particulièrement.

Il lui arrive de se réveiller bien plus tôt qu’elle ne « devrait », vers quatre ou cinq heures du matin. Je la trouve debout dans sa chambre, m’appelant pour que je vienne la cajoler. Je la prends dans mes bras et l’emmène voir les statues alignées en rangs serrés dans une semi-pénombre : « Tu vois, ils dorment encore, il ne fait pas jour, tout le monde dort. » Elle acquiesce en scrutant une à une les silhouettes à peine visibles de ses personnages divins préférés. L’inspections des gardiens endormis terminée, nous regagnons sa chambre et elle se rendort, rassurée par le calme et la magie de l’art tribal.

© Emmanuel Pierrat, Troublé de l’éveil, Fayard, 2008.

 

Cela fait trois semaines que j’ai ce bouquin pas loin, et chaque moment de nuit qui revient titiller le réveil semble en appeler à sa liste de chapitres, de figures.

Savez-vous qu’une compagnie américaine a décidé de déposer les brevets internationaux pour que le mot BASMATI devienne une marque réservée, risquant de déstabiliser toute une région agricole pauvre du Bengale ?

Et lorsque l’art, la mémoire, les textes anonymes d’un pays africain sont photographiés et filmés, publiés et traduits, est-il possible de faire reconnaître à ce pays, à l’échelle internationale, des droits d’auteur patrimoniaux qui lui vaillent en retour un peu de la manne des pays riches ?

Ce sont deux exemples. En le laissant parler vingt minutes, il vous en citera trois ou cinq autres, aussi précis, analysés. Il voyage, évidemment (ce jour-là, il partait pour l’Algérie : deux jours de travail à huis clos avec le ministère de la culture sur l’établissement d’une notion moderne de droits d’auteur, dans un pays qui ne les connaît pas).

Moi, je ne pose pas la question : « Vous faites comment pour faire tout ça ? » Tout simplement parce que je déteste qu’on me la pose. Je trouve toujours que je manque beaucoup de temps pour faire vraiment bien ce que j’ai à faire. J’ai des « ateliers » ouverts, lire et réfléchir sur Baudelaire, avancer dans les textes manuscrits photocopiés à Glasgow concernant l’île de St Kilda, ou même pour l’ordi, maîtriser un peu mieux InDesign ou revenir au traitement du son. A côté de ça, il faut vivre, et les travaux qu’on nous propose sont toujours dans des périodes très limitées de l’année, alors ça donne des impressions de suractivité, alors que là, je vous assure, début septembre, sans avoir eu de revenus ni rien à faire depuis mi-juin… Et puis le Net est trompeur : je vois bien ce que font des auteurs plus discrets, comme Tanguy Viel, qui a charge de famille aussi : le site est un miroir un peu déformant, en affichant ce qu’on fait en général sans que personne ne le sache ou presque. En général, les gens qui vous disent : « Mais vous faites comment pour faire tout ça ? », on n’aimerait pas avoir leur vie à eux. « Vous ne dormez pas, ou quoi ? », c’est chaque fois la phrase qui suit. J’ai peu d’intérêts dans mon bout de vie, à 55 balais tapés. Je ne vais pas au théâtre, ni jamais au cinéma, je ne pratique pas le shopping, encore moins le sport, et hors manifestations publiques répertoriées je vis plutôt à l’écart – ce n’est pas mépris, juste que je préfère être là, avec ces bouquins autour de moi, et que j’ai même pas mal de réserve, livres de voyage notamment. Je trouve même en général le temps, l’après-midi, de quarante minutes de pratique musicale, ça m’est nécessaire et je n’en parle pas (pas beaucoup à connaître mon MySpace guitare !). Et vrai aussi que le Net c’est une drôle de lucarne, qu’on apprend à vivre comme une expérience privilégiée du dehors.

Donc, je n’ai pas dit à Emmanuel Pierrat « Comment vous faites tout ça ? », les questions venaient quand même sur comment il s’organisait, pour tout cela. Moi je venais laborieusement d’arriver à bout des formalités pour une « eurl » qui rende possible mon publie.net, et, lui, je découvrais la face immergée de l’iceberg sous le cabinet d’avocats souvent impliqué dans les questions de droits d’auteur… Le riz basmati, ça se traitait juridiquement à New York, et ça se discutait avec le Bengale de nuit sur le Net – et bien sûr en parfait bénévole. Je découvrais les nuits d’Emmanuel Pierrat.

Il en parle sans gêne spéciale : il paraît qu’en France ils sont une quinzaine exactement, à être affectés de ce « trouble de l’éveil », mathématiquement signifiant : « dort 2 heures par nuit ou moins ». Que cela lui est arrivé vers l’âge de 6 ans, et n’a plus évolué. Il en rigole, puisqu’ils sont suivis (non qu’il y ait à guérir, mais c’est une énigme qui interloque les scientifiques) au Val-de-Grâce, où il croise dans la même salle d’attente ceux qui sont atteints de trop-sommeil, ça existe aussi.

Personne pour avoir un rapport simple à la nuit. Vers mes 24 ou 25 ans, je me souviens être tombé par hasard, chez des gens, sur un livre américain (mais ça se lisait très bien) traitant du « sommeil fractionné ». Je l’avais pris comme une révélation : on peut dormir 8 minutes à 8h du matin si on s’est levé vers 4 ou 5 heures, dormir une autre fois 20 minutes à 14h, voire à 18h, et limiter facilement la nuit à 5 heures. Je m’en souviens avec précision, parce qu’il s’agissait de gens qui étaient voisins de palier de Georges Perec, et, moi qui n’avais jamais encore publié de livre, ça m’impressionnait, même si jamais je n’aurais osé requérir de le rencontrer (« Mais si, viens… », et évidemment aujourd’hui j’irais : d’ailleurs, à tant le relire, est-ce que ce n’est pas traverser vers Perec mort ?). Donc, depuis plus de 25 ans, je connais quelques techniques du sommeil fractionné.

Quand on lit les Correspondances d’auteur, facile de distinguer ceux qui sont du grand matin, et ceux qui sont du très soir. Il y a peu de milieu. Dans mes amis proches, je ne crois pas que Pierre Bergounioux, par exemple, ait été surpris endormi une seule fois passé 5 heures du matin. C’est un peu ma façon : jamais de vrai travail personnel qui ait été fait en dehors de ce créneau du matin, entre 5 et 9. « Comment vous faites pour faire tout ça ? » Eh bien, parce que passé 9 heures du matin, je n’ai plus rien à faire.

N’empêche, que d’une nuit de 5 heures, comme c’est le plus souvent mon lot, à une nuit de 2 heures, le saut qualitatif n’est pas pensable pour nous autres.

Il y a dans Troublé de l’éveil, le livre, des pages fortes sur la notion même d’insomnie. Une façon de traiter par la systématique la totalité des contournements possibles, jusqu’à l’alcool qui assomme ou pas, et d’en traiter les implications, fatigue, somnifères ou réveilleurs.

Il y a des précédents : le grand texte de Marguerite Duras qui ouvre Écrire traite aussi des ces nuits ouvertes, nuits où tout est mieux que dormir, mais où l’absence du dormir n’est pas une gêne, ni une souffrance. Pour Duras, elle est cependant une peur, et ouvre ensuite, au retour du jour, sur ces quelques heures où elle ira écrire, avant que recommence le cycle.

Emmanuel Pierrat parle de ses nuits ouvertes. Elles ouvrent aux expériences limites : les tentatives d’endormissement artificiel, ou bien les tentatives de passer outre à la privation, via datura ou opium – la vie compliquée et voyageuse de Pierrat lui a permis des détours qui, à nous, n’auraient pas été possibles. On repense à la lecture de De Quincey : il y aurait une histoire de l’insomnie à écrire ?

On ne maîtrise jamais tout : le livre d’Emmanuel Pierrat peut sembler se défendre à son début, expériences d’enfance, rencontres de médecin, et puis, vers le premier tiers, il se soumet entièrement à l’obsession du précipice : la nuit est forcément une chute, et eux, qui ne dorment pas, perçoivent cette chute les yeux ouverts.

Il y a un étrange absent dans le livre de Pierrat : le rêve. Comme si la part exiguë qui restait possible au sommeil avait évacué cette activité évidemment essentielle. Et c’est peut-être ce qui résonne dans la suite des figures qu’il associe au non-dormir : l’accumulation de collections, l’activité mentale devenue elle-même objet d’observation (le corps a droit à son repos mécanique, on s’étend, on laisse faire les images). Il est conscient de cette absence, il en traite dans un chapitre (« Je n’ai jamais rêvé »).

L’activité diurne est prolongée au-delà de nos habitudes sages : s’il plaide, Emmanuel Pierrat écrira, de 3h à 6h, ce qu’il considère comme une répétition de la plaidoirie, qui se fera sans note, en impro, mais préparée par cette anticipation depuis la nuit ouverte. La lecture devient une activité non pas de transition, mais une activité sans durée : étrange, pour nous, liseurs du soir (pour moi, c’est un rite bien ancré, que d’observer en quoi les tout premiers instants de sommeil s’établissent dans la phrase même qu’on vient de lire, son mystère rythmique – c’est un des critères pour ce « dernier » auteur, lu avant sommeil). Pierrat est de force suffisante pour examiner ce qui spécifie ses façons mentales : la pensée, dans les heures ouvertes de la nuit, a des cycles d’intensité. Dans son activité assourdie, elle va lister, référencer, organiser, et c’est ce qui permettra à l’activité diurne de se cloisonner pour tenir.

Dans son livre, il parle de Joë Bousquet : le temps dans la chambre de réclusion de Bousquet – on comprend par Pierrat un autre versant de Bousquet. Il vous parlera hors livre de Céline (son insomnie due à la blessure de 1916), ou de l’hypermnésie de Robbe-Grillet, dont il a été l’avocat. Etrange aussi ce qui se tisse brièvement, dans le livre, sur le rapport à la lecture dans l’enfance, et le chemin des études dont a priori l’enfance à Pantin le séparait.

Est-ce qu’on a, avec ce Troublé de l’éveil, une sorte de complément ou de symétrique à ranger près des Bachelard ? Ce n’est pas l’autobiographie d’Emmanuel Pierrat, non-dormeur, qui nous intéresse : c’est la grammaire même du non-dormir. L’amplification de l’explication qu’on a chacun avec la nuit. Si pour vous elle est simple, sûr, pas besoin que vous alliez le lire.

Emmanuel Pierrat est une sorte de négatif : il nous enseigne l’ombre. C’est un peu ce que je lui dois aussi pour la vie diurne : le principal avocat qu’on ait sur la place publique, concernant les questions de droits d’auteur, est venu à ce domaine parce que, enfant puis adolescent, les nuits se passaient avec une lampe de poche derrière les livres. Et ce qu’il nous apprend, par l’activité internationale de ses nuits avec ordinateur, c’est que la question des droits d’auteur ne concerne qu’un petit quart de l’humanité, que la notion d’art n’est pas constituée partout de notre façon (Artaud nous y a déjà initié), et que ces dispositifs juridiques qui nous entourent sont faits, eux, pour nous suivre et pas l’inverse.

Pas de vraie ressource Internet concernant ce livre, voir cependant la bio et biblio d’Emmanuel. Côté plus méconnu, les éditions Cartouche qu’il a fondées.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne et dernière modification le 1er septembre 2008
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