la tombe de l’avion mort

de la mémoire des montagnes


C’est la troisième fois, en quelques années, que nous longeons cette crête à 2200 mètres. On croise rarement des promeneurs. Le berger vient d’un autre département, mais il a un gros 4 x 4, et l’ancienne bergerie sert seulement d’abri.

On savait l’histoire, mais les gens qui vivent ici n’explorent pas leurs montagnes par plaisir. « Vous avez vu l’avion ? » Non, nous ne l’avions pas vu, nous ne pouvions pas les renseigner, puisque eux non plus ne l’avaient jamais vu. Peut-être qu’il n’en restait rien, avec la neige et le vent, de ce bombardier américain du débarquement de Toulon, qui s’était écrasé là en décembre 1944. Dans les hameaux, il y a souvent des plaques, avec le nom de fusillés de la Résistance, ces semaines de libération.

On avait pris un chemin caillouteux à flanc de pente, pour rejoindre une crête qu’on ne connaissait pas, abrupte. Au bout de 30 ou 40 minutes on ne s’en sortait pas, le vent devenait froid, on a pris par ce ravin qui semblait rejoindre en pente plus ou moins accessible la crête principale.
Alors, un peu plus haut dans la gorge, le premier morceau blanc d’aluminium comme lissé, poli, avec tous ses rivets, mais les bords écharpés, déchirés. Puis, à mesure qu’on remontait de ressaut en ressaut, les cardans et pistons de train d’atterrissage, des éléments de carlingue, une aile tout entière, puis le moteur, ses cylindres, ses tubulures.
Tout ici était minéral, sauf ces fragments d’acier et d’alliages. A 500 mètres plus au sud, derrière la crête c’était bombé mais sans obstacle, peut-être ils auraient pu… On pouvait supposer la crête blanche surgissant brusquement devant ces jeunes types, la manœuvre désespérée d’essayer de cabrer, redresser, et ils auraient pu y arriver : l’avion effleure le rocher, se fait aspirer par la gorge, traîné par l’élan quelques dizaines de mètres.
C’est une tombe. Ce sont des restes d’avion linceul. Plus haut, il y a même encore un des fumigènes de détresse probablement employé, il y a plus de soixante ans, par les sauveteurs. Sur les fragments d’aluminium, l’immatriculation : un bombardier B8.

Le moteur en étoiles, à double rang de piston, semble un objet érigé là pour le souvenir. Les assemblages miniatures des mécaniques de Seattle n’ont pas été dégradés : injecteurs, cames.

Dans les heures qui suivent, l’assemblage progressif d’autres images. Le texte de Claudel dans ses Poèmes mécaniques sur le moteur d’avion : ce soleil de cylindres. Le livre de Pierre Bergounioux, B 17-G. Mon grand)père parlant de Guynemer. Tous ces livres qui autrefois nous semblaient une aventure universelle, Saint-Exupéry, dont des éléments équivalents de son propre avion ont été retrouvés en mer, à 150 kilomètres d’ici, les noms de Mermoz et Cousinet (voir chez le frangin, le visage de Joseph Kessel la première fois, quand j’étais gosse, qu’on avait été visiter l’aéroport d’Orly tout neuf : même le visage de Marcel Dadi, un moment, cher disparu, qui venait s’ajouter lentement au grand cercle. Ou ceux qu’on connaît et qui ont cette passion du vol. Ou retour à ces 10 jeunes types de l’armée de l’air qui viennent de se faire coincer en Afghanistan. Les avions américains sur l’Irak. Ce texte si complexe de Marguerite Duras : La mort du jeune aviateur anglais. Et le comportement qu’on peut avoir, soi, à longer un par un ces fragments, et le beau travail de l’aile rivetée, intacte (moi qui avais travaillé, dans tant d’usines aérospatiales, sur les machines Sciaky pour les souder).

Un peu plus haut, sur la crête, on croisera un de ces sportifs hérissés de crème, chaussures spéciales, qui couvrent les hauteurs sans rien voir. Je n’aime décidément pas le sport.

Que demande de nous cette mémoire minérale, la tombe des sans noms, via seulement un moteur abandonné ? Même les photos, s’en tenir à peu.

Sur la carte IGN, mettre une croix sur le ravin introuvable.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 26 août 2008
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