la page du dimanche : Maurice Blanchot

chaque dimanche, une page singulière de littérature


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Brekhounov, le riche marchand qui a toujours réussi dans la vie, ne peut pas croire qu’un homme comme lui doive tout à coup mourir, parce qu’il s’est égaré dans la neige russe. « Cela ne se peut pas. » Il enfourche son cheval, abandonne le traîneau et son serviteur Nikita, déjà aux trois quarts gelé. Il est décidé et entreprenant, comme toujours : il va de l’avant. Mais cette activité n’est déjà plus agissante, il marche au hasard, et cette démarche ne va nulle part, est l’erreur qui, à la manière du labyrinthe, l’entraîne dans l’espace où chaque pas en avant est aussi un pas en arrière, - ou bien il tourne en rond, il obéit à la fatalité du cercle. Parti au hasard, il revient donc « par hasard » jusqu’au traîneau, où Nikita, fort peu vêtu et qui ne fait pas tant de façons pour mourir, s’enfonce dans le froid de la mort. « Brekhounov, raconte Tolstoï, se tint quelques instants en silence ; puis, soudain, avec la même décision qu’il montrait lorsque, concluant une bonne affaire, il tapait dans les mains de l’acheteur, il fit un pas en arrière, releva les manches de sa pelisse et se mit en devoir de réchauffer Nikita presque gelé. » En apparence, rien de changé : il est toujours le marchand actif, l’homme décidé et entreprenant, qui trouve toujours quelque chose à faire et qui réussit presque tout. « Voilà comme nous faisons, nous autres... », dit cet homme content de lui-même. oui, il est toujours le meilleur et il appartient à la classe des meilleurs, il est bien vivant. Mais à cet instant, quelque chose se passe. Tandis que sa main va et vient sur le corps froid, quelque chose se brise, ce qu’il fait brise les limites, n’est plus ce qui a lieu ici et maintenant : à sa surprise, cela le pousse dans l’illimité. « A son grand étonnement, il ne put continuer, car ses yeux se remplirent de larmes, et sa mâchoire inférieure se mit à trembler. Il cessa de parler, ne pouvant que ravaler ce qui le serrait à la gorge. - J’ai eu peur, songea-t-il, et me voilà bien faible. » Mais cette faiblesse n’était pas désagréable : elle provoquait en lui une joie particulière, qu’il n’avait jamais connue jusque-là. « Plus tard, on le trouva mort, couché sur Nikita et l’étreignant fortement. »
Mourir dans cette perspective, c’est toujours chercher à se coucher sur Nikita, s’étendre sur le monde des Nikita, étreindre tous les autres et tout le temps. Ce qui nous est représenté encore comme une conversion vertueuse, un épanouissement de l’âme et un grand mouvement de fraternité, n’est cependant pas cela, même pour Tolstoï. Mourir, ce n’est pas devenir un bon maître, ni même son propre serviteur, ce n’est pas une promotion morale. La mort de Brekhounov ne nous dit rien de « bon », et son geste, ce mouvement qui le fait tout à coup se coucher sur un corps gelé, ce geste non plus ne dit rien, il est simple et naturel, il n’est pas humain mais inévitable : c’est cela qui devait arriver, il ne pouvait pas plus y échapper qu’il ne pouvait éviter de mourir. Se coucher sur Nikita, voilà le mouvement incompréhensible et nécessaire que nous arrache la mort.
[...] Seulement, en se couchant dans la nuit, c’est tout de même sur Nikita qu’il se couche, comme si cette nuit c’était encore l’espoir et l’avenir d’une forme humaine, comme si nous ne pouvions mourir qu’en remettant notre mort à quelqu’un d’autres, à tous les autres, pour attendre en eux le fond glacé du futur.

© Maurice Blanchot, L’Espace Littéraire, Gallimard.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 21 août 2005
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