à quoi bon des poètes en temps de manque ?

hommage à Jean-Christophe Bailly, et de la conservation de la littérature en cave


Peut-être que la première fois que j’aurai à partir en perf/impro avec mon chantier Proust ce sera à la Maison de la Poésie (théâtre Molière), où Olivier Chaudenson succèdera en février à Claude Guerre. Avec Claude on avait fait Led Zeppelin à France-Culture et Dylan à la Maison de la Poésie elle-même, plus bien d’autres choses, avec Olivier je suis venu à Manosque et on a fait La Défense.

Pas du tout neutre pour aucun de nous qu’un lieu parisien aussi central et symbolique reste voué aux écritures d’aujourd’hui dans leurs dimensions performatives et réflexives.

Du coup, je rouvre cette page de mon site, souvenir de cette année passée chaque mardi après-midi (les stages d’enseignants en collaboration avec Patrick Souchon) dans cette mystérieuse suite de caves sous la Maison de la Poésie, avec la surprise d’une incroyable bibliothèque – dont je sais depuis hier qu’elle va être particulièrement choyée et remise en valeur, même s’il ne m’appartient pas de rien révéler, même si Mathieu Brosseau me le demandait...

 

Comment les acrobates surmontent-ils la déception de l’horizontalité ? demande Jean-Christophe Bailly dans son introduction : on est en 1978, il y a 30 ans, et il s’agit de la 7ème strophe de l’élégie Brot und Wein de Hölderlin, dont H. A. Baatsch propos ainsi la traduction :

Mais, ami ! nous venons trop tard. Les Dieux vivent, oui,
Mais là-haut, au-dessus de nos têtes, dans un autre monde.
Là, ils agissent sans fin, et semblent peu remarquer
Que nous vivons, tant les hôtes du ciel nous ménagent.
Car une faible capacité ne peut toujours les contenir.
L’homme ne supporte que par instants la plénitude divine.
Un rêve d’eux : telle ensuite est la vie. Mais l’erreur
Aide comme le sommeil, et la nécessité, la nuit rendent fort,
Jusqu’à ce que des héros, assez grandis dans le berceau d’airain
Soient, comme autrefois, de force et de coeur semblable aux Immortels.
Ils surgiront tonnant. D’ici-là, il me semble souvent
Qu’il vaut mieux dormir que d’être ainsi sans compagnons,
Et d’attendre, que faire et que dire pourtant,
Je ne sais, et pourquoi des poètes en temps de manque ?
Weiss ich nicht und wozu Dichter in dürftiger Zeit ?

Je crois que c’est la huitième année que nous accueillons, à l’initiative de Patrick Souchon et de la « délégation académique à la culture » (nom officiel) de l’académie de Versailles, ce stage annuel d’écriture. Une vingtaine d’enseignants, venus de toute cette académie (ils y sont 12 500 enseignants de français je crois), et on se retrouve une vingtaine d’après-midi pour écrire. Je n’interviens pas seul, heureusement, mais j’y ai toujours tenu ma part. C’est un stage nomade : c’était bien beau, les deux premières années, hébergés dans les galeries désertées de la BNF rue Richelieu. Puis ensuite deux ans au Rond-Point (voir archives, dans le grand élan que prenait l’établissement de Jean-Michel Ribes. De là, on a pris nos aises deux autres années chez Pierre Ascaride au théâtre de Malakoff (voir autres archives. Et, cette année, Claude Guerre nous invite à la Maison de la Poésie, qu’il dirige depuis un an. Mais c’est devenu une fourmilière, qui explose de l’intérieur. Et évidemment le public est au rendez-vous. Alors, pour travailler à 18, on n’a que la cave. Une belle cave voûtée et labyrinthique, aux étranges effets acoustiques, sous la vieille rue Quincampoix, à vue de l’esplanade de Beaubourg, on ne va pas se plaindre du manque d’oxygène.

Et, dans la cave, c’est dans la bibliothèque, qu’on travaille. Etrange pièce, des livres tout le tour du sol au plafond, et pourtant, cherchez un livre, vous n’arriverez jamais à le trouver. Ponge sert à caler les raccords Ethernet, et l’ordre alphabétique a dû prédominer il y a longtemps. Donc j’apporte mes propres livres.

Seulement, je me suis trouvé d’un coup affronter ma propre mémoire : on trouve ici les collections intégrales de l’actualité de la poésie depuis 1968. Et les revues sont bien classées : qui irait aujourd’hui fouiller les Seghers, Vagabondages, Poésie 1 etc… Ce que je me retrouve à affronter, c’est l’exact contexte de la présence littéraire quand je suis arrivé à Paris en 1977. Non pas la vie littéraire, mais ce bain de revues, d’expérimentations, de critique (les Digraphe sur Sarraute et Thibaudeau), qui nous semblaient devoir éternellement durer, être le lieu naturel de l’exercice littéraire, sa respiration.

Alors, la première fois, un sentiment d’écrasement : les revues de poésie, d’expérimentation littéraire, c’est fini, c’est juste des survivances ? Alors oui, la galaxie éclatée, maladroite, brouillonne des blogs et site est déjà, de fait, l’héritière unique de ce qui circulait alors dans les revues… On voit quand ça s’essouffle, milieu des années 90.

Je laisse travailler mon groupe d’enseignants, et, quand ils écrivent (ce mardi, sur les notions d’accumulation et mouvement à partir de Novarina), je reprends ces collections alignées, forcément feuilletées à l’époque.

Je reviendrai ici tout bientôt sur Digraphe, période des couvertures en noir et rouge, que je relis depuis que chaque mardi après-midi moi aussi je descends en cave.

Mais je viens de terminer lecture de Jean-Christophe Bailly, L’instant et l’ombre (Seuil, Ficiton & Cie), une méditation sur l’origine de la photographie, où une même échelle rustique vue sur une photographie de 1839 (les planches de Williamn Hendy Fox Talbot) et sur une photographie de Nagasaki 1945, emmène Jean-Christophe Bailly dans un trajet dense, partout résonant, où il aboutit au noir et blanc qui pour Nerval signifiait la crise. Et l’ouvrage qui tombe dans mes mains, littéralement, ce mardi, je l’ai tenu dans mes mains à parution, suis persuadé l’avoir même possédé. Editeur : le soleil noir. Le titre : en trois langues, Wozu / à quoi bon / Why, et la question de Hölderlin : des poètes en temps de manque ?

Il y a donc 30 ans exactement que Jean-Chsitrophe Bailly et Henri-Alexis Baatsch réunissaient ces contributions. Avec un peu de triche que probablement Jean-Christophe ne s’autoriserait plus : Samuel Beckett envoie une carte polie avec ces mots, « Je n’en ai pas la moindre idée, pardonnez-moi », et on l’inclut comme contributeur dans l’ouvrage, et l’index à la fin, avec reproduction de la carte.

Curieux de ces noms, dont on ne sait pas aujourd’hui s’ils ont tenu, ou simplement disparu, tant de noms dont je ne sais rien, quand d’autres travaillent et publient encore. Il y en a 300 pages : qui ferait ça aujourd’hui ?

Je lis Tahar Ben Jelloun : « J’ai une prairie mouvante et légère dans ma tête… Détruire. Au lieu de ramasser la vie par petits bouts. Au lieu de farder l’indécence. Détruire. Par le rire fort de l’arrière-terre. »

Je lis Yves Buin : « … Trace à peine inscrite et déjà effacée. Heureux qu’il y ait ces vents du désert venus de la mémoire des pierres, tempêtes des sables où se sont dispersés, anonymes, de fabuleux frontispices qui, soi-disant, racontaient pour l’éternité le combat des civilisateurs et des barbares ] Ah ! la route d’Alexandre-le-Grand – et qui finissent par égarer les nomades de moins en moins nombreux et de plus en plus seuls.

Je lis Andrée Chédid : « Non, je ne reconnais pas ce paysage révolu où le poète était dispensateur de lumière. Comment pourrait-il affirmer lumière et certitudes, lui qui chemine dans l’obscur ? Peut-être possède-t-il – plus douloureusement, plus intensément qu’un autre – cette exigence (dont parle Hölderlin) ; une exigence qui le tire hors de sa propre peau, de toutes ses peaux, et l’entraîne vers cette « réalité sensible » évidente, mais indicible. »

Il y a Gregory Corso (était-ce cette fois-là qu’à Paris, en pleine nuit et soûl place des Vosges, il exige les suites de Bach et qu’on va chercher Vincent Segal, frère d’armes du petit-fils de la précédente, pour les lui jouer ? – Vincent a gardé la photo, lui-même et son cello entre Corso et Ginsberg) : « In a hollow age a poet is full. In a full age a poet is hollow. When times are insane the poets sane. But whether time suck or not, poets suckuth. Whaddayagonna do. » (La traduction est fournie, je ne recopie pas.)

Je lis Michel Deguy : « Car il n’y aura pas d’autres choses mais ces mêmes choses, à prendre bien, c’est-à-dire comme elles sont, c’est-à-dire comme, c’est-à-dire en leur être-comme (ou nom)… »

Il y a Lawence Ferlinghetti, dont je savais alors le nom, et Ruth Francken, dont je ne savais rien.

Répond Julien Gracq : « La poésie peut s’occulter pour longue période, et dans ce cas il ne servirait à rien de se révolter là-contre au nom des droits du coeur et des exigences de la sensibilité. Ce qui n’est plus douteux, en tout cas, c’est le caractère résiduel de la grande majorité des ‘plaquettes’ de poèmes qui paraissent par le temps qui court. La poésie les évacue… »

Il y a Bernard Heidsieck : « Que cet A QUOI BON, je ne me le pose plus. »

Il y a Michel Leiris, Julia Kristeva, Peter Handke, Hubert Haddad. Il y a Ghérasim Luca : et son dernier mot est « silence ».

Monory (Jacques – je connaissais le peintre, via Lyotard, j’ai appris seulement dans Tuiles détachées qu’il est l’oncle de Jean-Christophe Bailly) : « Petits charcutiers… Moi je m’en fiche… »

Il y a Octavio Paz, Joan Miro, Marcelin Pleynet, et deux grands pages de Christian Prigent : « Parlons de langage poétique, de grandes irrégularités de langage, avançons Artaud, Joyce, Burroughs et laissons croupir la poésie dans son eau de malice. »

Il y a Denis Roche, et Maurice Roche. Et Jean Thibaudeau : « Ne me séparant pas des autres hommes parmi eux au milieu pour le moins de ma vie j’avance dans cette forêt de prose où je ne souhaite le retour d’aucun dieu, accords dans les jardins, les sources, et personne ne sait » (la phrase finit sans point)…

Il y a André Velter : « Il y a une permanence en nous, comme le rire blanc de la matière. C’est un bonheur très subtil et très apaisant que d’entendre ce rire-là, de vivre avec le granit, le sel gemme, l’océan, les ruines de Lachkargâh, le fossile d’un rapace diurne pour complices silencieux. »

Et Kenneth White pour clore l’ordre alphabétique : « Rions d’un rire nouveau. »

Mais ces 300 pages en bloc, 150 réponses au total, elles dormiront à nouveau dans la cave, mardi prochain, quand j’y replacerai le livre.

Je voulais saluer Jean-Christophe Bailly, c’est tout. 1978 à 2008 : trente ans. On apprend quoi, quand c’est la même question qui travaille ? La questions à laquelle Beckett n’a pas su/voulu répondre, voilà comment elle se formulait :

Jean-Christophe Bailly | Wozu Dichter in dürftiger Zeit ?

A quoi bon des poètes en temps de manque ? (1978)

 

La formulation de Hölderlin implique à la fois la destinée de la poésie quel que soit son temps et le temps où elle s’évertue. En la reprenant ainsi, même en situant clairement son origine, il était évident que nous posions une question d’actualité, une question sur le temps actuel de la poésie. Nous savions d’avance qu’il y avait là un piège et la possibilité d’une lassitude. Puisque cette question, que le destin d’Empédocle fonde historiquement, est en soi la question de la poésie, le retournement perplexe et l’angoisse de qui a suffisamment avancé pour identifier la nature de sa visée, elle se repose éternellement de la même façon. Mais simultanément le temps du risque encouru n’est pas le même à chaque époque, et c’est ici qu’intervient le manque, cerné par ce mot intraduisible (dürftig) qu’emploie Hölderlin. La poésie, quelle que soit sa forme, est la tension de l’être vers une plénitude enjouée. Le temps qui la reçoit a la même dureté mate, sans résonance, que le sol à l’issue d’un saut périlleux. Comment les acrobates surmontent-ils la déception de l’horizontalité ? Comment les poètes se maintiennent-ils malgré l’éternel retour de la déception ? Et quelle est la déception propre à notre temps ? De quoi manque notre temps si tout temps est de manque ? De quoi manque la poésie pour affronter le manque de son temps ? La question de Hölderlin n’a pas à être justifiée. Elle surgit au sein d’un poème ivre, comme une écharde inquiète. Elle est un trou dans une démarche avérée, complète. Mais ce qui doit être justifié, par contre, c’est le retour que nous lui imposons ici. Pourquoi avoir fait glisser cette question solitaire jusqu’à l’horizontalité du présent, pourquoi jouer ces quelques mots (cinq mots, pas davantage) comme des projectiles contre la monotonie, le bruit et le vertige de la répétition ?

La convention d’une révolution profonde englobant tous les champs de l’activité humaine est établie comme origine du XXe siècle. Nous vivons les lendemains de cette révolution multiple dans la nostalgie, la fatigue, l’angoisse du renouveau, rarement dans l’insouciance. Et le sentiment du vide s’accroît de la masse des discours, la mémoire devient une forteresse bloquée, prête à s’effondrer sous son propre poids. Pourtant, au-dehors tout est resté muet, le silence reste un creux dans l’attente d’une parole véridique. L’époque fait miroiter la privation comme avenir proche d’une perspective sans gloire, les poètes semblent faire les cent pas dans une masse repliée, dans une impatience vague. La fatigue détruit l’urgence, le paysage s’en va doucement. Une autre mise, un enjeu fixe et mouvant, une rapidité flexible restent à trouver au-delà des échos, et si la poésie doit devenir le lieu central de cette recherche, elle ne le pourra que dans la conscience de soi la plus claire, la plus ouverte.

Le sens de ce livre réside dans l’exploration de l’intensité actuelle de cette conscience. Il ne pouvait s’agir pour nous de faire qu’une « défense et illustration » – ce qu’est, par un côté, ce livre – existe, sans que ce qui est défendu et illustré ne soit lui-même violemment mis en cause, et particulièrement cette tradition autarcique où la poésie fonctionne sans difficulté comme un charme qui n’aurait qu’elle-même pour destination et dans le cadre d’une marginalité devenue en fait quasi institutionnelle. Car s’il y a une audace du sens, elle vient d’une violence expulsée et non d’un doux miroir. Cette violence, les cinq mots de Hölderlin la provoquent sous la forme d’une interrogation brutale. Le champ vide que ces mots laissent au-devant d’eux-mêmes retentit des échos divergents qui nous sont parvenus et qui forment la matière de ce livre où la totalité se dessine en filigrane derrière la destruction de chaque parcelle de sens par celle qui lui fait suite. La nature d’un tel ouvrage est d’échapper à ceux-là même qui l’ont conçu. Dérivant au fil des lectures, il aura du moins atteint son but s’il donne à la fois une image kaléïdoscopique de la poésie d’aujourd’hui et la vision en négatif d’une expérience qui serait un saut sans retour.


responsable publication François Bon © Tiers Livre Éditeur, cf mentions légales
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1ère mise en ligne 13 mars 2008 et dernière modification le 16 janvier 2013
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