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parmi les e-mails reçus ou envoyés


1

Echange avec Philippe Rahmy, à nouveau en séjour hospitalier :

quand on est à l’hosto, c’est connu, on s’emmerde... alors, avec ceux qu’on croise alentour des IRMs et qui font, comme soi, boules de Noël, pendus à leurs statifs sur roulettes, ou ratatinés dans leurs fauteuils roulants à attendre qu’on les emmène aux chiottes, avec tous ceux-là, on se regarde en coin comme si on se voyait dans la glace, et on se raconte des histoires pour montrer qu’on a pas peur. En voici deux petites, entendues hier au huitième sous-sol de l’hosto de Lausanne :

"Quelle partie du légume ne doit-on jamais mettre dans un mixer ?... le fauteuil
roulant !"

"Où trouve-t-on un tétraplégique ? ... là où on l’a laissé"

elle est pas belle, la journée ?
amitiés,
PhR

2

Encore la Suisse, puisqu’il s’agit d’un voyage à Genève, mais là c’est d’un ami parisien, atypique prof de philo :

Obsèques bouleversantes, te raconterai un de ces jours ; une trentaine d’amis présents, venus d’un peu partout, pour certains pas revus depuis 30 ans ! sommes restés deux jours ensemble, appart dortoir et les plus endurants continuant à boire et fumer dans la cuisine ; c’est décidément la seule tribu à laquelle j’aie jamais appartenu (je mets de côté les miens immédiats, ça ne fait pas encore tribu s’il n’y a que la famille). Ce mec était un vrai pôle magnétique, sommes repartis décidés à maintenir le réseau en l’absence du centre, autour de ses gosses.

La vie, en somme.

3

Je réponds à Philippe Rahmy, moi qui suis incapable de retenir une histoire drôle (j’ai toujours connu des types qui racontaient des histoires drôles, et moi je n’ai jamais réussi à le faire, et encore moins à les retenir), par celle que racontaient la semaine dernière en arrivant à Tours Pierre et Gabriel Bergounioux, qui ne sont pas non plus des spécialistes je crois, mais pour eux c’était un souvenir de lycée qui leur était revenu :

— C’est quoi la différence entre un canard ?
— Aucune, ils ont les pattes pareilles, surtout la gauche.

Moi je n’y peux rien, c’est une citation des frères Bergounioux.

4

De mon frère Jacques Bon, qui en ce moment passe ses nuits et ses dimanches sur les orgues désertés des églises de Charente, et du coup se pose des questions sur la survie de son site Internet, cette page avec des photos de cap Juby, un lieu historique puisque Mermoz et Saint-Exupéry y posaient leurs Latécoère avant le grand saut postal vers l’Amérique du Sud... Rêve ou nostalgie, on ne sait pas trop dans ces cas-là. J’ai sauvegardé les photos.

5

Réponse de Philippe Rahmy depuis son hôpital de Lausanne (au fait, il y a un Internet direct dans la clinique ? )...

cette histoire de pattes tombe pile poil, car le mec qui m’a raconté ces deux blagues c’est mon pote Gil qui n’a, lui, ni bras, ni jambes de naissance ! il va bien se marrer quand lui raconterai

le Gil, il projette de se déguiser en carlingue d’avion (emballé dans une
feuille d’alu) et, avec un copain qui fait de la varape, de descendre au bout
d’une corde la façade du Château de Lausanne , siège du gouvernement, pour
passer par la fenêtre du conseiller d’état en charge du dossier handicap...
tout ça le 11 septembre, en gueulant tora-tora

chouette mec

6

Signalé par Miguel Aubouy, un des piliers du collectif qui a désormais en charge remue.net, cette page où il est question du lieu physique des métaphores dans le cerveau et de la recherche à ce sujet. Mais pourquoi moi ça me fait rêver autant ? Et quand on est accro à l’écriture et à la littérature, est-ce que cela veut dire que cette zone est particulièrement active, ou plutôt le contraire, et qu’on n’en finit pas de notre propre effondrement dans la métaphore comme question même ?

7

Et pour finir, ce long mail de ma correspondante de ..., du moins ce qui concerne l’espace public.

Vu une expo sur des destins de femmes militantes au Musée de la Résistance de Grenoble. Dieu sait combien ces terres du Grésivaudan et du Dauphiné furent un terreau de la résistance, puis des mouvements d’éducation populaire après guerre...Je prolonge par un bouquin. Des destins qui font rêver et réfléchir...C’est l’histoire de Suzanne Leonhard, allemande et communiste. Militante active de l’Allemagne de l’Entre deux Guerres, "exfiltrée" après l’arrivée de Hitler au pouvoir, partie pour Moscou, travaille alors dans les services de propagande du Komintern.

Mars 36 : arrêtée, grandes purges de Moscou, 12 ans de Goulag. Elle avait un garçon de 6 ans, femme seule.
son fils est placé dans un orphelinat paramilitaire. Armée rouge. Elle, elle survit à tout, pour revoir son
fils, farouchement. Libérée en 48, Staline toujours là, son fils la rejette comme "ennemie du peuple". Il
a 18 ans. Elle, restée communiste en dépit de tout (son arrestation est sûrement le fruit d’une erreur...), elle part en RDA communiste. Son fils, adulte, parvient à "choisir la liberté" en passant à l’Ouest, placé à Berlin (ouest) pour diriger des émissions américaines vers l’URSS... Le fils et la mère ne se sont jamais revus.

Là le paradoxe infernal qui me fait réfléchir : l’internée a gardé sa foi intacte, aveugle, et l’enfant du refus a
basculé, mais quand ? Quand il refusa de revoir sa mère, y croyait-il encore, ou bien devait-il sauver sa
peau, ruser pour pouvoir fuir un jour... et la sauver peut-être ??? Vies manquées ? Quelque part, quand
même, c’est bizarre... Décidément, je hais les sectes.

Une autre, Lotte Schwarz, vie incroyable, née 1904, Autriche, Bavière, Berlin, Moscou, Espagne, Paris, les maisons d’enfants, puis la Suisse, la France... Elle écrit en 1979 :

"Je ne comprends pas, je hais le nationalisme. Tous les nationalismes, qu’ils soient français, soviétique,
arabe ou israélien. (...) Que le maire communiste d’une commune à grande majorité communiste ait pu me
dire trois semaines après le putsch fasciste au Chili : "Nous n’avons pas encore eu le temps de parler du
Chili, ni en cellule ni à la mairie : tu comprends, il s’agit pour nous de préparer les élections cantonales".. c’est un désastre (...)
Ma méfiance viscérale de toute orthodoxie (...) Toute orthodoxie contient en germe le fascisme, le mépris
des autres. (...) Quand les femmes du MLF, lors d’une fête à Vincennes, empêchèrent les autres hommes
d’entrer, sans penser que ceux-ci pouvaient être des auxiliaires importants dans la lutte des femmes :
Orthodoxie ! (...) Et la ségrégation ? Elle sévit partout.Où trouver des races qui savent vivre ensemble, des classes sociales qui s’acceptent et se mêlent, un enseignement qui n’isole pas une matière des
autres, un enfant de l’autre ?"

Vies de courage insensées ou d’aveuglement total, vies choisies, vies subies. Mais vies.

Vies absurdes, mais vies.

Douter de tout, renoncer à "y croire", écouter les fanfares des désabusés ? De ces morts à 25 ans, à 34 ans, après cinq ans de Résistance sans faille, dès 40, après avoir échappé aux arrestations et à la balle dans la nuque au Struthof comme 101 des copains de réseau. Absurde.
Comment ne pas comprendre ce sens de l’absurde ? Le sens de l’absurde, oui.

Quand on sait lever les yeux en l’air et qu’on regarde les noms de rues en ville, on se dit que plus personne ne les connaît, ces noms-là, de toute façon.

Tout s’oublie, disparaît. Les mots en premier sans aucun doute. Les actes, les fraudes aussi ?

La société bouge tellement vite, ébranlée dans ses bases et ses valeurs, jusque dans ses "groupements".
Nous vivons entourés de caricatures dignes de l’expressionnisme allemand. Un exemple ? Une amie directrice de théâtre d’une ville d’une commununauté de communes autour de ... me raconte l’inauguration d’ une expo sur la reliure par l’adjointe du patelin, 174 livres exposés, des reliures toutes contemporaines, de création. Gd Prix "de la Ville" : la copine a demandé qui était dans le jury. L’élue s’est montrée surprise : elle ! Elle ? Elle seule ? Oui, elle. Ce n’est donc pas le grand prix de la ville, mais SON prix. Bref, Nietzsche dans le texte (le Zarathoustra, les singes qui se montent dessus), du Grosz tout pur, du Egon Schiele, du Jérôme Bosch.

...

C’est ça qui est bien, le mail, qu’on soit sur un ordi que j’imagine dans un hall d’hôpital avec une pièce à remettre toutes les 20 minutes pour prolonger la connexion, ou tel autre qu’on devine du milieu de la nuit dans le sommeil qui ne vient pas et qu’on répond pareil. Ou la réponse que j’aurai faite pareil à la volée via le cordon Ethernet que je promène dans mon sac, depuis un fond de salle aux Beaux-Arts où j’ai passé 2 jours cette semaine pour les oraux, ou bien la médiathèque de Pantin, ou bien même une autre fois, vers Molitor, juste pour avoir repéré, sur ce coin de trottoir, que la WiFi accrochait... La vie quoi, et que ça se partage.


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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 juin 2005
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