Nathalie Holt | Les chiots

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L’AUTEUR

Scénographe de théâtre et d’opéra Nathalie Holt est née à Paris. Elle vit dans la banlieue parisienne près d’une forêt.

LE TEXTE

Les chiots est écrit dans le prolongement du recueil de nouvelles : Ils tombaient. Poursuivre la forme brève centrée sur un ou peu de personnages. Construire de micros fictions à la lisière du conte fantastique. Creuser les thèmes du deuil et de la solitude de quotidiens déshumanisés, où d’infimes détails juxtaposés créent un sentiment d’incongruité jusqu’au malaise. Avancer à petits pas en s’appuyant sur des phrases courtes, avec une langue maigre. Avoir en tête les contes lus dans l’enfance, les poèmes en prose de Baudelaire, les fragments de Kafka, les personnages croisés au théâtre chez Beckett ou chez Daniel Keene... et les nouvelles de Raymond Carver.

 

Nathalie Holt | Les chiots


I

C’est comme un petit miracle, ce matin devant sa porte quand il s’apprête à sortir ; une chose que Dieu aurait pu faire.

L’homme habite au huitième d’un immeuble de onze étages ; une de ces barres à la périphérie d’une grande agglomération. Chaque matin il descend l’escalier plein de gravats et de tags pour se rendre dans la cour et fumer une cigarette. Il descend puis remonte. Toujours à pied.

Avant il prenait l’ascenseur, non sans un pincement au cœur ; ces ressauts qu’avait la cabine qui s’arrêtait entre deux étages puis repartait abruptement. Un matin il y avait eu un terrible fracas. Comme si l’immeuble... Comme si... Sa frayeur et le silence qui avait suivi, l’homme ne les oublierait pas. Dans l’entrebâillement des portes de l’ascenseur — après la chute elles ne s’étaient plus refermées —, on apercevait les restes de la cabine où des rats formaient une masse mouvante comme le dos d’une grande bête. On racontait qu’un enfant était tombé, on racontait qu’il courait et qu’il s’était penché pour voir tout en bas les choses en miettes (qu’on l’avait poussé, on avait pu le dire aussi). On le raconte encore aujourd’hui sans se souvenir précisément. Si on se croise dans un couloir c’est un motif de se parler. Des années, dit-on... et qu’il serait grand l’enfant à présent ; qu’elle serait grande la petite, avait rectifié une voisine disparue depuis. À la présumée date anniversaire on jetait des fleurs, et par temps humide l’odeur des fleurs remontait.

Son excursion matinale et la fumée de la cigarette tirent l’homme de ses limbes. Au cinquième étage il s’assoit un moment pour reprendre souffle. Par la fenêtre de la cage d’escalier ce sont d’autres murs ; d’autres fenêtres ; des ombres et leurs lueurs. Une bande de ciel rappelle la couleur invariable du temps et parfois des oiseaux se posent sur le rebord du toit. Maigres et gris. Remonté dans son réduit — douze mètres carrés avec un balcon et sa chaise —, l’homme se prépare un café soluble et mâche un biscuit. Dans sa boite en fer au motif écossais il pouvait garder les biscuits au sec. Longtemps.

Ce matin le martèlement régulier de la pluie heurte l’auvent métallique de la cour. La pluie devenue rare, sablonneuse et d’une couleur brun-rouge, laisse trace ; elle teinte de rouge les murs, les habits, les têtes... Comme si Mars pleurait sa terre, avait dit un jour quelqu’un. Les explorations vers la planète rouge déréglaient l’ordre du monde.

L’homme s’apprête à sortir ; il a posé sur le haut de son crâne, à l’endroit des cheveux clairsemés, une petite calotte qu’il faut tenir avec une barrette sans quoi elle risque de s’envoler. Cette calotte d’un beau tissu rouge, il l’avait ramassée dans la cour. Il s’était dit que rouge... que rouge justement... Il ne sortait jamais sans se couvrir la tête : car il peut toujours vous tomber une pierre. La grêle... ou la pluie.

Avant il portait un chapeau à large bord, un noir ; le tramway roulait encore. L’homme travaillait pour la grande imprimerie : transbahuter par piles des ramettes de papier de la ridelle des camions vers l’entrepôt du réapprovisionnement, sans diable, ni truck. Un travail qui lui apportait un salaire régulier et lui faisait de beaux bras. C’était avant les grands travaux de la ville, ce chantier qui découvrirait la fosse. Ce trou avec les corps. Des hommes. Des femmes. Des enfants. Et certains avaient les yeux ouverts quand d’autres semblaient dormir.

III

C’est à ses pieds dans un carton devant sa porte, quatre boules de poils, elles piaulent et gesticulent (il aurait pu perdre l’équilibre et se rompre les os). Trois noires et une rousse, pourvues d’oreilles et de queues, de petites gueules aux babines retroussées qui dévoilent des dents pointues, et assez de poils pour ne pas geler. Un miracle pense-t-il. Un miracle et possiblement aussi un désastre, pense-t-il en se penchant sur les quatre chiots.

/Désastre/ Chaque fois qu’il se trouvait dans une situation imprévue, fût-elle promise à une fin sinon heureuse du moins acceptable, le mot resurgissait.

/Désastre/ Le mot cligne comme ces tubes fluorescents fixés au miroir des salles d’eau qui font le visage blême des mourants.

/Désastre/ Un mot revenu de la mémoire devenue floue. Désastre. Comme un petit miracle de vie et de joie. Comme une promesse de mort, pense-t-il en se penchant.

Le règlement stipulait qu’on ne pouvait pas faire entrer qui, humain ou animal, n’avait pas été au préalable enregistré. On s’engageait à observer l’ensemble des consignes du dossier personnalisé qui vous avait été délivré au jour de l’inscription. Toute modification, aussi infime soit-elle, supposait de remplir un nouveau formulaire afin d’obtenir (ou non) une dérogation. Comme pour ces photographies d’identité certifiées, où barbe et lunettes sont tolérées à la condition d’être conservées ; vous pouviez vous présenter et entrer avec un chien, un serpent, une perruche, même un enfant, mais ne pourriez pas sous peine d’expulsion les remplacer. À la mort, ou après disparition de l’un ou de l’autre il faudrait en référer au bureau afférent. Les visiteurs n’étaient autorisés que pour une durée de vingt-quatre heures non reconductibles avant six mois à la condition d’avoir été homologués au minimum un mois plus tôt. On vit le cas d’une grossesse gémellaire non signalée entrainer une expulsion au cinquième mois. Un locataire fut mis à la rue après que le gardien, il avait l’odorat d’un chien, eut saisi un kilo de viande dans son cabas, de cette viande fade d’origine inconnue rationnée à deux cent dix grammes par adulte pour la semaine. Les Noël et les Louis, locataires des escaliers pair et impair du septième étage, avaient dû placer leurs filles Roses, nées le même jour de la même année, dans un centre de rééducation, pour avoir fêté chez les Louis leurs anniversaires. Si les visites entre étages d’un même escalier étaient tolérées, les mélanges entre ailes étaient proscrits. Votre situation dans l’immeuble pouvait donc à tout moment être remise en cause.

Quand il avait emménagé dix-sept ans plus tôt l’homme était manutentionnaire dans une imprimerie dont la faillite avait entrainé un réexamen de son dossier. Enregistré ensuite comme travailleur intérimaire il ne garderait sa place qu’à la condition de produire pour chaque engagement une fiche d’enregistrement remise à jour. Six mois qu’aujourd’hui au chômage il perçoit des indemnités. Un bail court sous réserve de présenter rapidement un contrat de travail à durée indéterminée. Il ne déroge à aucune règle. Il descend aux heures ouvrables ; trie ses déchets de jaune à rouge selon la quantité impartie à tout célibataire ; et surtout il ne reçoit personne. Cependant, conformément au règlement, les chiots doivent disparaitre, c’est sans appel, il le sait (cette joie, entraperçue, qu’il doit soumettre). Il doit agir avant qu’on ne l’accuse d’avoir lui-même introduit les chiots dans l’immeuble.

Lymphatisme de type 4, c’est notifié en rouge dans son dossier militaire. Lent. Inapte à prendre des décisions. Dangereux par inertie. On l’avait exempté de manœuvres et relégué au déconditionnement des pièces de rechange : poignées, chiens, barillets. Des journées entières à ouvrir des caisses dans un sous-sol aveugle.

S’il pouvait ce matin, suivre le protocole intime par lequel il s’accorde avec le jour. Descendre. Fumer. Puis remonter et s’attarder à regarder le ciel.

Pris au dépourvu il frappe ses pensées comme des membres engourdis.

III

Il pourrait endormir les chiots avec de l’éther puis les enfermer dans un sac qu’il jetterait ensuite dans la rivière ; cette rivière qui est comme un égout en dehors de la ville. Descendre avec le sac caché dans le cabas des provisions sans être découvert, il peut l’envisager, il craint cependant de se perdre dans le dédale d’immondices qui jonchent la chaussée ou que la rivière ne soit à sec. Il craint surtout d’entendre des jappements au fond du sac. Parce que les chiots pourraient à tout moment se réveiller ; les quelques gouttes d’éther qui restent à l’homme ne suffiraient pas à les tenir endormis tout au long du trajet avant de les noyer. S’il entend leurs jappements son cœur n’y résistera pas. Il rebroussera chemin, il le sait. Il remontera cacher les chiots sous l’évier, là où il range ses boites de biscuits. Juste derrière. Il pourrait... mais...

Il sait que ni ses supplications ni ses larmes n’y pourront rien. Les chiots seront broyés. C’est une chose qu’il avait vu faire. Une machine, espèce de hachoir géant, était dressée dans la cour, on y jetait toutes sortes de matières organiques, vivantes ou mortes. On y jettera les chiots. Ils seront déchiquetés vivants. Et lui il finira ses jours dans une prison.

La petite boule rousse roule sur le dos. Elle se tourne. Elle se retourne et s’entortille. Elle glapit. C’est joyeux. Elle jappe. C’est doux. Il semble qu’elle va parler. L’homme sent croitre en lui une infinie tendresse... il pourrait saisir le chiot. Il pourrait l’étreindre, il recevrait sa chaleur. Et comme un petit miracle... s’apaiser.

/Désastre/ Les assommer contre le ciment de la cave puis les jeter dans la benne rouge des ordures ménagères.

Lever. Propulser. Frapper.

Il devra s’exécuter cependant qu’il n’a aucune confiance dans la force de ses bras, ni en rien de lui-même. Un jour qu’il avait du retenir fermement une chose ses bras l’avaient lâché. Il gardait de sa chute des séquelles invisibles. Ni le trou vrillé à l’arrière de son crâne — on va vous ferrer tout ça — ni les chocs électriques, dont il ressortait pantelant et parfois même joyeux, n’y avaient rien pu. Il lui faudrait la poigne du bucheron à la cognée. Et frappe. Et fend. Ou bien la force du terrassier à la clôture. Et frappe. Et cogne. Dix ans que l’homme n’avait plus charrié de ramettes de papier qui au bout d’une journée font beaucoup de kilogrammes et des biceps. Ses derniers emplois lui faisaient refermer les portes de bureaux déserts et garder des sous-sols tout aussi déserts.

Il se dit alors qu’il peut attendre l’heure du repas du soir ; quand tous se tiennent derrière leur table et ne font rien d’autre que mâcher il peut déposer le carton sur un de leurs paliers. À l’heure de la trêve, quand ils ont la bouche pleine ; cette heure où même le gardien déglutit et rêve. Seulement les cloisons, aveugles et sourdes, vous épient. On accusera peut-être quelqu’un pour finalement remonter jusqu’à lui. Fatalement, même à retardement, il sera découvert.

Il passe une main sur son crâne ; il sent la matière duveteuse de la calotte rouge. Il pense qu’on lui inflige cette épreuve pour le tester ; plutôt qu’on le pousse à la faute pour le jeter à la rue. Il pense que les chiots ne sont pas de vrais chiots. Il existe des artefacts plus vrais que nature. On le leurre, pense-t-il. Entre les pattes des chiots il cherche une marque de fabrique — ils n’y résistent pas, toujours ils apposent leur marque et ils la dissimulent pour qu’on la trouve. Il pense que sous la peau des chiots se meuvent de micro-mécanismes animés par d’invisibles puces électroniques. Que s’il perce l’abdomen d’un chiot avec la pointe d’un couteau il n’en sortira pas la moindre goutte de sang ; ni de lymphe. Que s’il incise la peau il ne dévoilera qu’une matière synthétique imitant à s’y méprendre la chair. Une matière caoutchouteuse et des fibres agitées de flux électriques imitant à s’y méprendre la vie.

L’homme réfléchit. Il inspire. Cherche loin dans sa mémoire. C’est une question de survie pense-t-il. Il expire, réfléchit. Opine. Il pense qu’il est possible. Pas seulement probable. Pensable et possible que. Il pense que...

C’est à ce moment précis de sa réflexion, quand il approche d’une solution, qu’elle retentit. Ça arrivait de plus en plus souvent, cette alarme puis une autre. Pour rien. Au point qu’on ne prenait plus la peine de descendre. La stridence s’amplifie. C’est un vacarme à se boucher les oreilles. Alors par réflexe l’homme ferme aussi les yeux.

Quand il rouvre les yeux sur le palier désert, à ses pieds dans le carton, un rat le regarde et sourit.

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 4 octobre 2022.
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