Vincent Francey | L’enfant et les Peaux-Rouges

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L’AUTEUR

Enseignant de français et l’histoire à Fribourg, en Suisse, blogueur sur les sites lie-tes-ratures, grand lecteur, animateur d’une chaîne YouTube où je tiens le journal des livres qui occupent ma vie, j’ai publié en autoédition mon dictionnaire intime, Je de mots, et travaille actuellement à reconstruire une grange disparue dans laquelle un enfant rêve d’Amérique.

LE TEXTE

Ce texte est une variation autour d’un livre en cours d’écriture, Grange, dans lequel un homme explore une grange vide et découvre petit à petit l’histoire de celles et ceux qui peuplaient ce lieu désormais désert. Parmi les personnages ayant vécu dans cette grange, il y a un enfant fasciné par l’Amérique. Celui-ci rêve de la grande aventure et il possède un livre, un seul, sur l’Amérique, qu’il lit et relit sans cesse. Ce texte, dont je ne sais pas encore s’il figurera dans le livre, m’a permis de concilier ce projet en cours d’élaboration et le rouge qui colore ce premier numéro de Dire.

 

Vincent Francey | l’enfant et les Peaux-Rouges


L’enfant regarde le livre d’Amérique. Il s’est arrêté sur une page et il regarde. Sur cette page, il y a des Indiens d’Amérique et l’enfant ne comprend pas pourquoi en Amérique il y a des Indiens, alors que l’Inde c’est ailleurs, c’est en Asie, l’Inde, ce n’est pas en Amérique, et il se demande, l’enfant, s’il y a aussi des Américains d’Inde qui seraient le contraire des Indiens d’Amérique, mais ce qui intéresse l’enfant, c’est l’Amérique, pas l’Inde, alors il regarde la photo des Indiens d’Amérique et il lit ce qu’il y a dessous et c’est écrit qu’ils ont la peau rouge, les Indiens d’Amérique, et il lit aussi le nom des tribus et il les recopie dans son cahier, mais il y en a beaucoup et ce sont des mots difficiles à écrire, mais comme c’est l’Amérique, il faut qu’il sache, l’enfant, alors il commence une liste : Cheyennes, Sioux, Lakotas, Iroquois, Algonquins, Apaches, Navajos, Cherokees, Comanches, Séminoles, Crow, Mojaves, Massachussetts, Mohicans, Appalaches, Creeks, Wappos, Arapahos, Iowas, Dakotas et y en a encore plein d’autres, mais l’enfant se dit que savoir tous ces noms, ça ne sert à rien, ça ne dit pas pourquoi les Indiens d’Amérique ont la peau rouge, est-ce que c’est à cause du soleil, l’enfant ne sait pas ; lui, il a la peau rouge quand il attrape des coups de soleil et ça fait mal à la peau, les coups de soleil, alors il se demande si les Peaux-Rouges ont mal à la peau, si ce sont des gens qui ont toujours des coups de soleil et que c’est pour ça qu’il sont agressifs, parce que les Peaux-Rouges sont toujours agressifs dans les films, ils attaquent les diligences et les trains et les villes et les ranchs et banques et les routes, ils attendent à cheval au-dessus d’un ravin que les blancs passent et ils leur lancent des flèches et la cavalerie se défend bec et ongles, ça veut dire jusqu’à ce qu’il n’en reste plus un seul, d’Indien, et on tue les Peaux-Rouges jusqu’à ce que les braves pionniers qui sont venus jusque dans ce désert pour trouver de l’or au fond des ruisseaux soient sauvés des griffes de ces horribles sauvages que leur peau rouge excite contre ces braves gens qui ne leur ont rien fait ; on appelle ça des western, ces films avec les cow-boys et les Indiens, c’est à cause de l’ouest — l’enfant n’y comprend rien, à ces histoires de nord, de sud et d’ouest – mais ça veut sûrement dire que les Indiens, c’est seulement dans l’ouest qu’il y en a, dans des grandes prairies sans arbres avec des bisons et du soleil tout le temps, ce qui explique qu’ils ont la peau rouge, les Peaux-Rouges, et qu’à force d’avoir des coups de soleil ils s’énervent et ils lancent des flèches sur les cow-boys et tous les autres blancs, les Peaux-Rouges, mais il se demande, l’enfant, si ce n’est pas aussi un peu la faute aux cow-boys et aux autres blancs si les Indiens les attaquent, parce que l’Amérique, c’est chez eux, c’est chez les Peaux-Rouges, et c’est pour ça qu’il ne comprend pas, l’enfant, pourquoi on dit que ce sont des Indiens, alors qu’ils n’ont rien à voir avec l’Inde, les Indiens d’Amérique, ce sont des Américains, des vrais, les seuls vrais, ceux qui étaient là en premier, alors quand il y a des cow-boys et des chercheurs d’or – s’il devient chercheur d’or un jour, il n’ira pas sur les terres des Peaux-Rouges, l’enfant — et que des étrangers déboulent chez eux et disent voilà c’est à nous on peut tout vous piquer, vos terres, vos femmes, vos chevaux, vos tepees, moi aussi, se dit l’enfant, si j’étais un Indien et si j’avais la peau rouge qui rend agressif, je décocherais— c’est comme ça qu’on dit pour lancer — des flèches de mon carquois contre ces envahisseurs parce que ça ne se fait pas, d’envahir le pays des autres, même s’ils ont la peau rouge, et il se demande, l’enfant, pourquoi en Amérique on fait tant de foin avec cette histoire de la couleur de la peau ; déjà avec les noirs, on les lynche, on les pend à des arbres et on se prend en photo en rigolant en-dessous – c’est une autre photo qui est aussi dans le livre d’Amérique, mais il n’a pas envie de la regarder, l’enfant, cette photo — il faut qu’il continue sa liste, parce qu’il y a des noms intéressants à ajouter, des noms pas seulement sur la peau des Peaux-Rouges mais sur tout leur corps, parce qu’il y en a, des Peaux-Rouges, qu’on appelle Pieds-Noirs et d’autres Nez-Percés ou Têtes-Plates ou Pend d’Oreilles ou Gens-du-Sang, mais c’est bien sûr les autres, les blancs, les colons, les pionniers, les cow-boys, qui leur ont donné ces noms-là, aux Pieds-Noirs, aux Nez-Percés, aux Têtes-Plates et même aux Peaux-Rouges, parce qu’ils n’ont jamais eu la peau rouge, les Peaux-Rouges, c’est parce qu’ils se maquillent le visage avec du rouge qu’on les a appelés des Peaux-Rouges, pas parce qu’ils ont vraiment la peau rouge, c’est écrit dans le livre d’Amérique, où il y a aussi le nom des chefs, Jeronimo, Sitting Bull – ça veut dire le taureau assis – et aussi Crazy Horse — le cheval fou — et Big Foot — le gros pied — qui est mort à Wounded Knee, et ça a été un massacre épouvantable, Wounded Knee, les soldats yankees — les Yankees, ce sont les blancs de la Nouvelle-Angleterre, parce que quand ils sont arrivés en Amérique, les blancs, ils ont tout de suite dit que c’était comme chez eux, que c’était une autre Angleterre, alors que l’Amérique, ça n’a rien à voir avec l’Angleterre, se dit l’enfant, ce n’est pas une île, l’Amérique, c’est tout un continent – à Wounded Knee, lit l’enfant dans le livre d’Amérique, les Yankees ont tiré sur les Indiens – c’était des Sioux ou des Lakotas, si l’enfant a bien compris, mais les Sioux et les Lakotas, ça revient au même, c’est un autre nom pour le même peuple — et à Wounded Knee il y a eu des centaines de morts, parce que les méchants, ce ne sont pas les Peaux-Rouges, les méchants, ce sont les Peaux-Blanches, et l’enfant a la peau blanche, alors il fait partie des méchants et s’il va en Amérique, les Peaux-Rouges le regarderont d’un sale œil, même s’il n’y est pour rien, l’enfant, si des gens avec la peau blanche ont massacré Big Foot et les Sioux Lakotas à Wounded Knee, et il y a eu d’autres massacres encore, l’enfant devrait aussi en écrire la liste, mais ce ne sont pas des massacres qu’il veut savoir sur les Indiens d’Amérique, l’enfant, il veut savoir des Indiens gentils, des Indiens comme Yakari, qui est aussi un Sioux Lakota mais qui ne se fait pas massacrer parce qu’il n’y a pas de blancs dans Yakari, il y a des Indiens et des animaux, c’est tout, il y a le poney Petit Tonnerre et aussi Arc-en-Ciel – c’est une petite fille, la meilleure amie de Yakari – et il y a aussi Grand Aigle, son totem, son protecteur qui lui donne une plume, il faut qu’il accomplisse un exploit s’il veut la porter devant les autres Indiens, mais ce qui est le plus important, c’est que Yakari peut parler aux animaux et que c’est bien pratique de pouvoir parler aux animaux ; lui, l’enfant, il aimerait bien pouvoir parler aux animaux, mais il a beau essayer, ça ne marche pas, il va vers la vache, il lui dit Dahlia comment vas-tu et elle ne dit rien, la vache, elle rumine, des fois elle lui donne un coup de queue, et avec les moutons à Ernest, c’est pareil, il essaie de leur parler, mais ils restent assis dans l’herbe et c’est tout, et les chats aussi, ils restent allongés au fond des solitudes – il a lu ça dans un autre livre, l’enfant, un livre de poésie, et il n’a pas compris – alors il fait des exposés sur les animaux, l’enfant, pour mieux savoir comment ça vit, un animal, pourquoi une vache ça a quatre estomac, pourquoi les chats blancs sont sourds et pourquoi le cheval est le meilleur ami de l’homme, mais Petit Tonnerre est un poney, c’est un cheval mais en plus petit, une sorte de cheval pour les enfants mais pas un cheval enfant parce qu’un cheval enfant, c’est un poulain ou une pouliche si c’est une femelle mais l’enfant ne va pas recommencer l’exposé sur les chevaux qu’il a déjà fait, ce qui l’intéresse en ce moment, ce sont les Peaux-Rouges et il a lu dans le livre d’Amérique que de nos jours les Peaux-Rouges vivent dans des réserves, c’est comme des sortes de zoos mais pour les humains, et ça n’a plus rien à voir avec Yakari ; les Peaux-Rouges d’aujourd’hui, c’est écrit qu’ils sont ravagés par l’alcool, mais il n’y a pas de photo de Peaux-Rouges ravagés par l’alcool dans le livre d’Amérique, il y a Sitting Bull et il y a le calumet de la paix, une sorte de pipe qu’on se passe pour dire qu’on ne se veut aucun mal et qu’on est bons copains, on a signé un traité qui dit que les terres des Peaux-Rouges, les blancs peuvent passer avec des diligences et qu’on ne les attaquera pas et qu’on pourra continuer à chasser comme on a toujours fait et que c’est la paix, tout a fini par s’arranger, on a fini de se massacrer, Wounded Knee, c’est du passé, on est désolé, on se serre la main et on fume la calumet de la paix, mais est-ce que de nos jours ils vivent vraiment en paix, les Peaux-Rouges ravagés par l’alcool, voilà la question qu’il se pose, l’enfant, et il a refermé le livre et il pleure, il pleure la mort des Peaux-Rouges, il pleure parce que ces réserves où il en reste encore, des Peaux-Rouges, c’est comme une prison, pas une vraie prison avec des barreaux et des gardiens mais une prison en plein air, dans des roulottes – c’est une autre photo du livre – et dans la saleté, parce qu’en plus d’être ravagés par l’alcool, les Indiens d’aujourd’hui, ils sont pauvres et ils sont sales et ils sont en prison sur leur propres terres, mais ils ont des chevaux, certains d’entre eux ont des chevaux et ils décident de partir, ils en ont le droit, ils sont chez eux, ils peuvent faire ce qu’ils veulent et s’ils veulent partir, qui peut les en empêcher, mais ils ne partent pas bien loin, ils veulent aller voir la montagne noire, c’est leur lieu sacré, Black Hills ils l’appellent, mais les blancs l’ont profanée, la montagne noire, leur lieu sacré, ils y ont gravé la tête de leurs chefs à eux, pas Sitting Bull, pas Big Foot, pas Crazy Horse, leurs chefs à eux qu’ils appellent présidents, George Washington, Thomas Jefferson, Theodore Roosevelt, Abraham Lincoln, et ils se pavanent, les blancs, ils oublient que les Peaux-Rouges, ça existe encore, alors ils ont pris leurs chevaux, les Peaux-Rouges, et ils sont partis, ils ont quitté leurs réserves, et ils ont pris des armes aussi, mais ce ne sont plus des arcs et des flèches, ce sont des fusils et ils sont prêts à se battre pour leur terre, les Peaux-Rouges, et les blancs ne comprennent pas, c’est réglé depuis longtemps, cette histoire de Peaux-Rouges, ils ont vu des westerns, les blancs, qu’est-ce qu’ils viennent réveiller ces vieux démons, ces Indiens, qu’ils disent, les blancs, en Amérique tout le monde est égal, c’est écrit dans la Constitution, alors qu’est-ce qu’ils veulent, ces Peaux-Rouges, ils ne comprennent pas, les blancs, et l’enfant croit avoir compris ce qu’ils veulent, les Indiens d’Amérique, et c’est pour ça qu’il pleure, parce qu’on ne leur donnera jamais ce qu’ils veulent, et l’enfant, quand il ira en Amérique, il ira les voir, les Peaux-Rouges, c’est eux qu’il ira voir en premier, parce que c’est eux qui étaient là en premier, c’est leur pays à eux, l’Amérique, mais l’enfant n’est pas en Amérique, il est dans la grange avec son livre d’Amérique et il rêve, c’est aussi pour ça qu’il pleure, l’enfant, c’est parce que l’Amérique, pour les Peaux-Rouges, c’est peut-être un cauchemar, mais l’Amérique, pour lui, c’est un rêve, et un rêve, ce n’est pas vrai, il voudrait tant que ce soit pour de vrai, l’Amérique, alors il se prépare, l’enfant, il imagine comment ça sera quand il y sera, en Amérique, parce qu’un jour, c’est sûr, il ira en Amérique, l’enfant, il ne vit que pour ça, aller un jour en Amérique rencontrer pour de vrai les Peaux-Rouges.

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 octobre 2022.
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