Olivia Scelo | Comment les vaches sont devenues rouges

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L’AUTEUR

Enseignante au lycée et chercheuse associée à l’université Bordeaux Montaigne (équipe Plurielles). Thèse de doctorat sur Pierre Bergounioux, Les possibilités du sens (2021). Domaine de recherche : littérature contemporaine.

LE TEXTE

L’œuvre de Pierre Bergounioux m’a occupée plusieurs années pour mon travail de thèse. Je me suis intéressée à ses sculptures qui portent tout autant que ses récits le témoignage des origines corréziennes. Les vaches rouges de Bergounioux sont donc des limousines, connues pour leur robe rousse. Mais c’est aussi un écrivain imprégné de la pensée marxiste et le rouge rappelle que la révolte gronde encore.

Olivia Scelo | Comment les vaches sont devenues rouges


Pierre Bergounioux est sculpteur, à ses heures perdues, c’est-à-dire quand il n’écrit pas. La sculpture, comme l’écriture, est un combat contre un cavalier noir qui garde la porte de notre sens ; le différend ne se joue plus avec les mots mais avec le métal et le fer à souder. Les origines corréziennes expliquent en partie les activités de loisir de Bergounioux, sa fascination pour les casses en marge des grandes villes, lieux du rebut, son admiration pour la presse hydraulique, capable de tordre le métal, et sa curiosité pour tous les vestiges du machinisme agricole. L’autre part de son invention créatrice s’appelle la paréidolie. Quand nous reconnaissons vaguement des lames de cultivateur, Bergounioux voit des vaches et il sait que la légère torsion imprimée par la presse correspond à l’attitude de l’animal contemplatif. La couleur rouge, dit-il, est une évidence : c’est la complémentaire du vert des prairies limousines. Mais on ne peut pas s’empêcher de penser à une affiche largement sérigraphiée à l’école des Beaux-arts au moment des révoltes de mai 68, représentant une série de vaches rouges ; son slogan résonne encore aujourd’hui : « Laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes ». La vache corrézienne ne représente pas seulement pour nous un moment de l’Histoire, comme les bêtes rouges de Lascaux, c’est une force même de l’Histoire. Elle peut inscrire sa propre légende.

Autrefois, sur les hauteurs granitiques du plateau de Millevaches, on raconte que les vaches se fondaient parfaitement dans le paysage de la Gaule chevelue. Leur robe rousse se mêlait à l’écorce noueuse des sapins, s’assortissait aux bruyères mauves des tourbières. Depuis le paléolithique, les hommes et les femmes répétaient les mêmes gestes pour assurer la subsistance autarcique du groupe. Des siècles ont passé avant que le cadran de l’horloge ne se mette en branle, quand la vitesse a fait irruption au milieu des prés où les vaches paissaient encore tranquillement l’herbe grasse arrosée par les mille sources du plateau. Les anciennes machines agricoles hors d’usage, vestiges d’une ère révolue, ont rempli les casses. La loi du marché menaçait les terres couvertes de blé noir et de résineux d’un retour à la friche. Le haut plateau désertique accueillait encore par intermittences les sanglots balayés par le vent de ceux qui avaient déjà vu partir leurs enfants vers les villes. À Millevaches et ailleurs, partout dans les vieilles provinces délaissées, périmées par les usages du monde moderne, les ordalies grondaient. Parfois, ce sont les vieilles machines abandonnées au bord du chemin qui parlent pour nous. D’une dent de faucheuse ou d’une lame de rotavator, une vache surgit. Elle sera le nouveau chant de la modernité, elle dira la colère des enfants humiliés devenus citadins. Elle rappellera le cri de la jeunesse opprimée qui s’élevait contre la vieille société patriarcale. La bête à cornes ne craint plus le rouge qu’elle endosse fièrement pour signer la poursuite de la lutte.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 septembre 2022.
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