Anne Dejardin | d’où naissent nos textes ?

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L’AUTEUR

Née en Belgique, y reste 26 ans, 2 ans à Munich, 35 ans en France, y mourrai sûrement. En attendant jamais loin de la mer, j’y écris comme je vis, à petits points comme je brode à petits pas, pour dompter les vibrations internes d’une nature que tout passionne. Animatrice d’ateliers d’écriture depuis 15 ans.

LE TEXTE

Pour en arriver à la première partie de ce texte, par trois fois j’ai tout recommencé. Je suis repartie à zéro. Cela m’arrive rarement. Le premier jet nommait et citait l’écrivaine. Il expliquait davantage. Il mettait à nu. Le résultat était trop criard. J’ai recommencé intégralement le lendemain sans relire ce qui s’était écrit la veille. Le deuxième texte ne m’a pas plus convaincue. Mais un jour plus tard sans rien relire, une obligation à ne pas lâcher l’affaire surnageait. Cette injonction à écrire ne s’amoindrissait pas. Alors j’ai obéi et un peu contre mon gré j’ai tout recommencé pour la troisième fois et la partie concernant le zoom s’est imposée un peu malgré moi. Et finalement c’est comme si le photographe avait dézoomé, que la caméra s’était éloignée, c’était même vu de si loin que le texte devenait possible, l’anecdote s’amoindrissait, les personnages perdaient toute identité, toute existence. Et l’objectif du texte s’est affirmé : chercher l’origine de l’écriture. Il revêtait même la nécessité d’être partagé.

Bien sûr, en relisant ce deuxième texte, je découvre la métaphore et peut-être pour être tout à fait honnête en avais-je eu vaguement conscience au milieu du texte, tandis que je tapais à toute vitesse sur les touches du clavier, mais il me fallait au contraire tenir loin de la conscience ce qui se profilait pour que le texte puisse s’écrire. Et ce texte a également été induit par la vidéo écoutée ce matin de François sur « ralentir ». Parce qu’avant le texte s’arrêtait à « quitter la réunion Zoom » appuyer sur le bouton rouge et pourtant il me semblait bien que tout n’avait pas été écrit, mais je savais aussi que je ne pouvais pas écrire plus loin. Il m’avait fallu quitter aussi l’écriture avant la fin.

 

Anne Dejardin | D’où naissent nos textes ?

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Il y avait une tache rouge sur le blanc de la photo à manger l’espace blanc de la sidération une tache rouge. Rouge, c’était le coussin du salon échoué dans la chambre et pourquoi sinon pour les besoins du photographe peut-être. Le rugueux du velours synthétique contre la peau d’enfant, parce que le plus important avec le choix du tissu, c’était qu’il soit lavable. Le rouge de la photo ne se laisse pas délaver. Pourquoi est-elle réapparue ici et par quel processus ? L’impression du papier argentique qui révèle l’invisible et alors chacun à voir la page de l’album de famille, mais avant il y a le papier transparent nervuré bruissant rebelle fragile à tenter de préserver comme voilage pudique ou sciemment érotique et alors comme écrabouillée, la pudeur. Quand pour l’autre, écrivaine, l’image revenue dans le cerveau c’est lors d’une interview et c’est dans la maison où tous ses livres se sont écrits, le corps assis à son bureau, mais face à celle qui tient la caméra et à l’autre chargée du micro et dans cette disposition du corps il y a obligation de parler et dans ce malaise ressenti elle évoque son moi bébé. Elle ne s’attarde pas sur l’image qui lui revient, revendique même de ne lui accorder d’autre valeur que de comparaison, nullement d’explication, elle écrit son soi bébé de quinze vingt mois plâtré à cause d’une luxation congénitale sous l’appareil de radiographie. Et rien d’autre. L’évocation du corps plâtré du bébé de quinze ou vingt mois sur une planche radiographique, immobilisé pour la netteté du cliché c’est forcément sous le poids des sacs de sable et laissé seul dans la pièce aveugle et exigüe, c’est l’image qui se forme dans la tête de celle qui lit, elle l’appelle, la retient, gonfle comme envahir tout l’espace de sa pensée. Quelque chose prend vie, remue, s’agite qui ne se calmera pas. L’urgence d’y regarder de plus près comme a dû hurler l’enfant emmuré doublement par le plâtre et les sacs, quand tout ce qui reste de vivant à l’intérieur, pour seule mobilité autorisée, c’est le cri. L’écriture, les mots, l’obligation à dire viendrait de là ? D’une violence faite au corps ? Certains l’affirment. Sur la photo il y a le blanc du couvre-lit en fausse fourrure et le rouge du coussin et netteté des couleurs à cause de l’immobilité imposée par le photographe, regarder par ici et sourire. Le rouge est une couleur qui ne s’efface pas facilement. Il faut pour cela y mettre le paquet. Zoom, le corps bloqué face au petit trou invisible sans lunettes en haut de l’écran réduit de son ordinateur portable, œil de cyclope indétectable qui du dedans boit son image, traque ses grimaces, ses tics, dicte jusqu’à son faciès, ses mouvements, tout se fige dans le corps, l’esprit voudrait fuir, occuper ses mains à autre chose, tricoter, boire, manger, écrire, et dedans quelque part dans un endroit indéfini il y a eux, derrière leur caméra, tapis dans l’ombre sournoise malgré tous les spots ou lampes braquées sur les visages, quitter avant la fin, la violence du zoom, ce que ça fait à son corps, elle ne s’y habitue pas. Longtemps avant que ne disparaissent tous les albums de famille, dans le centre de la feuille cartonnée, un carré resté noir et qui n’a pas pâli. Préservé des années de la lumière crue par la photo en couleurs. Aux quatre coins du carré plus foncé, les angles en plastique transparent sont restés collés. Le rouge a disparu. Rouge aussi le bouton sur Zoom « Quittez la réunion ». Rouge. Blanc.

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Blanc page blanc feuille blanc couvre-lit blanc les murs blanc sidération blanc neige blanc innocent blanc reposant du néant blanc sans rien vide page blanche blanc trou blanc du texte perdu blanc silence de l’acteur blanc murs plafond six faces et ce serait blanc dedans dehors blanc dur solide blanc chaux blanc liquide laiteux blanc mou de l’œuf avant dur blanc perméable qui se laisse enfoncer blanc en neige blancs au pluriel blanc mouillé de la feuille détrempée attendre le temps de l’eau couleur aquarelle pinceau avant l’eau aux poils secs en demande d’eau qui tend vers elle ses poils doux de loutre de marmotte je ne sais plus pinceau qui a soif qui appelle le geste du poignet vers le bocal l’eau n’est plus transparente le pigment dilué s’est endormi tout au fond le doigt trop court pour le déloger le caresser même l’effleurer comme plonger à vingt mètres à quarante sans gant pour toucher le sable tout au fond sous le corps flottant allongé ballotté comme bercé par le mouvement de la mer tout autour toucher le sable du bout des phalanges le contact du soyeux d’un monde interdit sans bouteilles lourdes dans le dos égrainer de la main le sable emprisonné récolté et palmer des pieds avancer parallèle au sol et les laisser s’échapper retrouver une place comme si rien n’avait été bougé comme le pigment au repos au fond du bocal a laissé l’eau reprendre transparence y plonger le pinceau et l’agiter comme s’ébrouer dans l’eau puis presser d’un mouvement du poignet les poils contre le bord du bocal doser la quantité qu’on lui laissera pour le voyage de là jusqu’au godet de couleur et il n’y en a qu’une pour ce qui se prépare à quoi se prépare le pinceau faire œuvre d’une tache se frotter dans le trou que l’usure a creusé dans le carré du pigment et dans le mouillé de la feuille larguer comme des vivres au-dessus d’une zone de guerre occupée pas les casques bleus mais le bleu ferait tout tourner à violet et tout serait à recommencer pour traduire ce qui va avoir lieu ce qui a eu lieu le pinceau maintenu vertical perpendiculaire au plan horizontal de la feuille luisante d’eau presque transparente en attente de couleurs parce que c’est sa fonction à elle d’être peinte recouverte de couleurs et qu’importe laquelle mais ici une seule est permise pour faire œuvre de mise au dehors d’un dedans comme écrire le rouge tombe et se dilue dans l’eau stagnante.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 19 septembre 2022.
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