Alain Gérardot-Paveglio | Rêve de l’exempté

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l’auteur

Alain Gérardot-Paveglio. Né en 1958 dans les Côtes-du-Nord ; vit à Rezé (Loire-inférieure). Etudes à Rennes et Paris.

Oeuvre dans le Service Public. Ecrit depuis 2020. A beaucoup lu, marché et rédigé entre temps ; préférences pour les causses, les Appenins, la cuisine italienne, la photographie.

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Alain Gérardot-Paveglio | Rêve de l’Exempté


1. Draps

On me fait tourner sur mon lit, on change mes draps, trempés, saignants de la lumière qui s’y était enfoncée, avec mon corps, informes replis de l’étoffe, creux entre mes jambes.

Je me vois mon corps allongé, je me regarde, yeux à ras de ma poitrine, raccourci et entier, mes pieds, deux poids et c’est fini ; la lumière s’est partout perdue, en formes et contrastes indifférents, dans les draps et remaniée par ma presque immobilité et ses mouvements insignifiants et retenus (parallèles entre eux ou formant des angles précis, lentement approchés pour ne pas faire venir la douleur) - appliquée par négligence, par chute hasardeuse par la fenêtre, sur l’espace que j’occupe, comme toute chose quelconque, lit inoccupé ou moribond oublié quelque instants dans sa peur. Une lumière humide, une flaque à laquelle je fais obstacle, giclée sur moi.

Je regarde pour me tenir éveillé, les formes sans intérêt des plis humides entre mes jambes tendues - ondulations lâches, vaguement parallèles - les plis croisées à mes hanches, je pense à une statue qui serait mon cadavre magnifié encore vivant, une statue de marbre, un Christo velato difforme. Mais je n’ai pas de force, je préfère me tapir, j’ai tout abandonné depuis toujours, le premier jour ou presque...

Mais ce serait un marbre fluide et collant, un marbre sinueux qu’on peut arracher comme une écorce, il suffit de tirer d’un coup, comme elles l’ont fait. Les Sœurs tiennent le drap à contre-jour, mon corps n’a laissé qu’une auréole sans couleur, des plis indescriptibles, mon Suaire ne reflète rien. C’est bien moi.
Des choses viennent en tête, tournée à droite à gauche pour les attraper. Je me dis : « J’aurais aimé faire ceci, faire cela ». J’ai eu tout le temps envie de ci et de ça, je n’ai jamais commencé, incapable de tout effort, rêvant de gloire avant de commencer.

Je me suis endormi.

2. De l’autre côté

Je suis vision et ce que je vois, comment voir, suis sans poids ? L’espace est sans couleur ni volume, collines tronquées, plis de brume ; mon corps, son extension. Comprends que je me dirige devant Saint-Pierre et l’Archange Michel.

Pas de forme nommable, de consistance, de distance, je ne sais si j’avance. J’ignore depuis combien de temps je me parle ou je marche, c’est la même chose. C’est presque tout le temps pareil, je ne suis pas immobile, ce n’est pas un brouillard, ni un paysage : un tableau vidé de ses couleurs, des formes très simplifiées, empilées, agglomérées, mais sur le point de jaillir. De se reconstituer autrement.

Je suis vêtu d’un manteau ; mes bras sont tombés dedans, des ombres me frôlent, je ne peux toucher personne, nul ne peut m’entourer de ses propres bras.

Pour les autres personnes - je suis à l’écart, ça n’arrête pas de me rejeter vers moi, à vrai dire à l’intérieur, un ressort ne cesse de se détendre, un ressort détraqué, mon désir est de me porter là-bas, mes efforts dans leur raideur, tirant tout une charge que j’ignore, et la relâche d’un coup sec, je rebande vers là-bas, et encore aspiré, jeté dedans - un tableau est posé au fond, coloré, doré, aux figures simples, confuses, multiples superposées, un Éden serti dans dans une enluminure. Ceux-là sont comme des serpents, rampent à terre, je sens qu’ils se ressentent comme un corps de serpent. Je les envie. D’autres crient, hurlent sans cesse, comme si leur cage thoracique était ouverte, cotes, sternum, chairs. Je sais. Ceux-là, des éperviers, volent, planent, serres ouvertes, ne peuvent interrompre leur vol circulaire au ras du ciel, d’autres sont enlacés, d’autres, d’autres

La page s’élargit, je bascule avec elle, enroulé un coin. Nous voilà tous... Ceux arrivés en même temps que moi, et tous les autres, depuis le début. J’ai peur immense et désir égal d’être oublié. Assemblés dans un amphithéâtre végétal, moi dans un médaillon sous la fresque. Ils forment une tache granuleuse et molle. Sont-ils si peu nombreux, sont-ils tous là ? Des porches s’alignent tout autour d’eux, en étages superposés, l’intérieur d’un colysée ; les ombres se dirigent chacune vers une loge du Tartare, selon ce qu’il a fait de lui, selon ce qu’il était avec les autres. Chacun trouve sa porte, happé.

Happé, avalé par le brouillard refermé, lourd. Mes parents se dégagent de moi, l’un après l’autre, de la matière dans laquelle nous sommes cousus. Il n’y a que nous, matière qui fait le vide autour. Nous nous dessinons selon la vérité de ce que nous étions. Nous nous apparaissons dans nos âmes saignantes, transparentes, en lumières pâles, tels que nous nous pensions et jugions vraiment. Je me tiens à distance ; je vivais seul, la seule règle ou la première chose que j’ai consciemment apprise : me cacher, lorsque j’étais devant eux, visible mon corps sur lequel tous châtiments était appliqués, et j’étais caché au fonds de moi.Je suis caché encore, je vois leurs regards baissés, perdus, ce qu’ils ont perdu : leurs bras, incapables de m’entourer. Leurs yeux fondent en premier, puis le visage, et le reste. Vérité sans durée, lueurs s’évanouissant, l’évitement, une nouvelle fois.

Sous mes pieds, le socle nu d’une statue, au milieu d’un champ uniformément vert et plat. Ciel bleu. Je suis hissé dessus avant de l’avoir vu. Comprenant que je traverse le monde, ma vie : tels que je les ai employés et négligés. Première Station. Alors, par avance, je proteste, revêtu de mes draps, une toge ! Je lève un bras : « J’aurais aimé faire ceci, j’aurais aimé faire cela ! ». J’ai parlé avant d’arriver, avalé les paroles qui m’attendaient ; à quoi bon les avoir proféré - régurgité ce que je sais depuis si longtemps ?

Tout s’arrête. Guenille velue ; nulle part, flottant dans mon vide. Et soudain, me rentre dedans, une percussion qui ne peut se produire, le marteau ne peut atteindre le clou, la veste ne peut s’accrocher à ce même clou que j’ai planté, j’accroche tous mes vêtements à ce clou, il se décroche, je ramasse les vêtements, regarde le clou, le marteau, avec plus d’attention, un clou planté, puis deux, vêtements à nouveau, chute, alors, arrêt, comprendre comment sont fabriqués le marteau et le clou. Tout à recommencer, je dois réapprendre et là je chute, mon corps s’effiloche, je reste pendu au clou par ce qu’il y a dedans la guenille. Je me relève. Recommencer. Marteau, pointe. Comprendre comment on extrait le minerai et fabrique un manche de bois. Des coups de pelle dans mon âme, dans le manteau.

J’ai dû prononcer un beau discours, j’ai senti le plaisir. C’est comme si j’avais dit :

« Je n’ai jamais cesser de commencer. Capable d’un effort, au commencement, après j’étais égaré. Des phrases que je ne comprenais pas, le lendemain. Je n’avais pas, non plus, les mots pour saisir ce qui arrivait, la pensée qui n’arrêtait pas de tourner, d’affluer et alors de buter sans arrêt, de fouir, avant de s’enfuir. Des roues tournent dans le vide, la voiture renversée. J’aurais peut-être dû m’y mettre, vraiment, m’atteler comme un animal, et alors j’aurais des mots, d’autres images m’entoureraient, ce serait une Oeuvre, la chose que je pourrais présenter en disant : "c’est ce que j’ai fait de mon temps". Mais je n’y parvenais pas ; j’ai préféré, entre deux recommencements, autre chose, des rêves de gloire par exemple, des plaisirs cachés au fonds de moi, comme j’avais appris. »

Je me suis peut-être tu. Mais on a compati, avant d’avoir parlé. C’était déjà dit. Mon Auditoire intérieur, mon écho, doré à l’intérieur, ceux à qui je ne cesse de parler, un miroir surpeuplé, ils savent, au même moment que moi, avant d’avoir parlé. Papier jeté au feu, j’ai oublié, je ne sais si j’ai parlé, ressassement perpétuel un moment interrompu.

Je devine que mon cas embrasse bien Saint-Pierre et l’Archange Michel. Maintenant et à l’heure de mon Jugement Particulier. Je les entends débattre comme des Esprits devant moi. Plutôt, je devine, j’entends sans bruit qu’ils s’interrogent de la même manière que moi, avec mes mots.

Alors, de quel Purgatoire suis-je digne ? Pas l’Enfer, je me suis tenu trop à l’abri, j’ai pas fait beaucoup de mal, pas péché, sinon par mes chimères, Gloire et Plaisirs ; pas du Paradis, bien sûr, pas de suite, le bien, il aurait pu être centuple mais j’étais trop occupé par mes rêves. Alors, que dois-je purger ? Je me cachais pour rêver, sans cesse. Mon compte est à peine entamé. Je me suis exempté, non du bien et du mal, mais absenté. Clandestin. La balance penchera-t-elle du bon côté, bougera-t-elle ? Mais quel Redressement ensuite ? Plaisir à peine formé et hop, dissous, souvenir oublié.

D’une faille serrée, une lumière perce, ruisselle, se répand loin de moi, me repousse. Attisant pour moi seul, un sentiment de malaise — une entrave — invasif et solennel. Ce n’est plus l’heure du monde, mais pour chacun, celle de son histoire, de son propre poids. Les poids d’une horloge, ceux que j’ai su remonter, ou délaissés. Les disques de cuivre ricanent.

Et à tous, cette lueur s’est installée en chaque loge, le porche franchi, et chacun sait qu’il doit maintenant porter le poids de ce qu’il a fait.

Chacun à présent capable de se jauger par lui-même - pesée de soi. Et devient digne d’être jugé.
Mais cette lumière s’efface. Toute brume pour moi seul. Malaise survenu pour rien. Je me dis : venu pour rien et familier, car je connais ma pesée. Elle n’a cessé de me mettre en pièces : je ne vaux que par mes omissions. Je ne suis qu’Omission.

Alors je comprends — sans doute suis-je réveillé — comment je sais ce qu’est être de l’autre coté : être dans un rêve vécu et pensé avant, ici-bas.

Un rêve qui se poursuit à mon réveil, dans la même absence, la même dispense perpétuelle.

 

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 février 2022.
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