Sébastien Bailly | 27 façons de ne pas cuire un œuf

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l’auteur

L’amitié et le permanent échange avec Sébastien Bailly, qui vit et travaille à Rouen, remonte à nos premiers temps de l’irruption des blogs et des échanges annuels book camp, temps qui peuvent sembler bien lointains dans la rapidité de l’histoire des formes web, mais qui au moins (n’est-ce pas Hubert Guillaud) nous ont légué une éthique et un esprit.

Sébastien était alors principalement impliqué dans une vie de journaliste et chroniqueur, son activité web (ou formateur à) a désormais pris toute la place, voir son site écrire clair, et ce qu’on partage aussi par le goût des expériences collectives, son propre atelier d’écriture.

Sur YouTube il est l’auteur de tutos liés à l’écriture rédactionnelle, mais aussi d’une série de formes courtes, au carré (pour se distinguer !), exploration à la Claude Cosky d’objets et vies dans le contexte de la grande consommation : abonnez-vous à son Catalogue 2022.

À lire aussI, son roman Mum Poher (2020).

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le texte

Un nombre assez grand et un sujet assez trivial pour que la liste ne tombe pas dans trop de facilité (les jeux sur les expressions contenant le mot œuf) et faire confiance à la langue et au mouvement de l’écriture pour voir ressurgir, quelles que soient les contraintes, les thèmes, les lubies, les points de vue qui traversent d’autres moments d’écriture. C’est une référence aux articles de type liste qui pullulent sur Internet (taper intitle :"7 façons de" dans Google…) La liste de 27 façons de ne pas cuire un œuf est née bien moins ample, et, reprise morceau par morceau, elle a gagné en longueur. Chaque « façon », ou presque, a pris en amplitude en plusieurs réécritures. Une part d’écriture documentaire se glisse dans le texte, sur les œufs, leur production, leur conservation : idéal pour l’effet de réel. Une part d’imaginaire aussi.

SB

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Sébastien Bailly | 27 façons de ne pas cuire un œuf


[1] C’est éviter le rayon œufs du supermarché. Se diriger directement de la fraîcheur parfois appréciable des surgelés vers la chaleur accueillante et prometteuse des apéritifs. L’activité demande d’autant plus d’agilité qu’on est confronté à un établissement dont on ne connaît pas l’agencement. Il arrive même en terrain connu que les œufs soient posés en tête de gondole et qu’on se trouve nez à nez avec des boîtes de douze présentées comme des affaires en or ; une pyramide d’œufs dont il serait tentant de tester l’équilibre en extrayant une douzaine de la base juste pour voir si l’ensemble s’ébranle et choit dans une cavalcade de coquilles brisées. [2] C’est passer dans le rayon et ne pas s’arrêter entre le lait et les petits pots de crème fraîche, liquide ou épaisse, et parfois allégée au point qu’on se demande ce qu’il en reste, de la crème, et que cela n’est pas donné, tout de même, les quinze centilitres d’eau blanchie. On pense aux crèmes aux œufs de l’enfance et à l’écœurement parfois ressenti, au goût de sucre et de vanille, aux bains-marie, à la croûte dorée qu’on enlevait sans y goûter des crèmes caramel un peu brûlées. Et ce sont des délices de crèmes anglaises qui reviennent à la mémoire et pour lesquelles on aurait fait n’importe quoi du temps où les cuisinières savaient, du bout des doigts, et parfois juste à l’œil, juste à l’odeur, interrompre la cuisson au moment pile où la texture idéale était obtenue, et qu’il est si difficile de ne pas laisser accrocher au fond de la casserole ou se constituer des grumeaux inconvenants. [3] C’est savoir les dates de péremption et que neuf jours après la ponte l’œuf cesse d’être extrafrais, quoi qu’indique l’emballage. Chaque fois qu’on lit date de péremption, se demander quand on atteint la sienne, que l’œuf rappelle malgré lui. On pourrit aussi de l’intérieur, et à partir de quand on n’est plus consommable, juste le reflet terni de ce qu’on a été, qu’on ne sera plus, et les larmes qui coulent parfois devant le rayon œufs lorsqu’une cliente soulève une à une les boîtes alvéolées à la recherche de la ponte la plus récente et qu’en quelques minutes toute la vacuité de son existence vouée à la désagrégation lui compresse la poitrine. Comme un étau, se dit-elle en cherchant sa respiration, comme un étau se répète-t-elle évitant comme elle peut de donner en spectacle sa crise d’angoisse. [4] C’est savoir qu’il ne faut rien croire ce qu’on voit sur l’emballage, que la poule guillerette, les pieds dans l’herbe verte sur fond de campagne française est rarement celle qui a pondu les six œufs proposés en promo. La poule guillerette rappelle celle des livres d’enfant dans lesquels les animaux de la ferme se parlent et vivent d’incroyables aventures. La poule guillerette démontre le bonheur des existences rurales, l’harmonie entre l’homme et la nature, les petits matins et les bancs de brumes sur la campagne, le chant du coq et le soleil qui perce les nuages, les vaches que l’on mène au pré et qui saluent en passant les canes et leurs canetons qui se dandinent vers la mare. La poule guillerette sur l’emballage dit que l’œuf coque est une promesse de bon air et d’existence saine, que tout est là, dans la coquille et qu’il faudrait être fou pour s’en priver. [5] C’est avoir entendu que les œufs bios sont pondus dans des hangars de 12 000 poules rassemblées en lots de 3 000 poules, et que même bio, l’œuf n’est pas ramassé par une fermière bretonne dans un coin de sa basse-cour et que pour une qualité garantie la poule qui pond bio se voit proposer une alimentation présentée comme saine mais calibrée au milligramme et que rarement elle aura pu d’un coup de bec sortir de terre un lombric engraissé par le fumier avant de le gober et que c’est pourtant ça que faisaient les poules, avant qu’on leur apprenne à vivre. L’œuf bio est, l’on en est sûr cette fois, arrivé après la poule bio. Cette réponse a quelque chose de rassurant qui met un peu d’ordre dans le monde en apportant une réponse claire à une question jusque-là insoluble. [6] C’est savoir que tous les mots sur la boîte alvéolée en carton ont été pensés par des publicitaires qui n’ont jamais couru après la moindre poule et qu’ils ont été sélectionnés et agencés parmi des milliers d’autres mots possibles pour vous rassurer, vous faire rêver, vous donner envie de campagne, d’air pur, de nature, et qu’il ne faut en croire aucun car chaque mot ment et promet bien plus que l’œuf pourrait tenir. [7] C’est connaître les codes secrets imprimés sur le côté de la boîte, ou dessous, et parfois directement sur l’œuf et qui disent son poids et l’origine, et les conditions d’élevage, et que le 3 indique qu’« en conformité avec les nouvelles normes européennes, les poules sont en groupe de 20 à 60, disposent de perchoirs, de nids et d’un tapis pour gratter et picorer. Ces hébergements collectifs permettent de respecter les besoins et les comportements de la poule tout en offrant un œuf bon marché aux consommateurs. » Les yeux de la poule n’auront jamais vu la lumière du jour, les doigts de la poule jamais touché le sol (découvrir que la poule a des doigts). Ces hébergements collectifs sont des cages, où seize par mètre carré, les poules disposent chacune de l’équivalent d’une feuille A4 à griffonner de leurs pattes atrophiées… Pas joli, joli. [8] C’est décoder dans le 0 imprimé sur la coquille les conditions de vie optimales de la poule qui pond l’œuf bio. Deux à trois fois plus de place par poule, un accès à l’extérieur, et une nourriture de meilleure qualité. L’œuf s’en porte mieux. Lorsqu’on l’interroge sur sa qualité de vie, il s’enthousiasme et coche dans les questionnaires de satisfaction les meilleures notes imaginables. Il en redemande. Au pire, il se plaint de l’absence de massages qui amoindrirait les douleurs de coquille qui parfois viennent avec l’âge. Reste la vision époustouflante des 12 000 poules pondant 12 000 œufs et, chaque jour, des 2 000 boîtes de six œufs quittant ce qui n’a plus rien à voir avec une fermette bucolique à la campagne. [9] C’est les mettre tous dans le même panier. Il ne faut pas, on vous a dit, il ne fallait pas. Le panier tombe, ou l’on s’assoit dessus, et crac, plus un seul œuf. Car l’œuf n’est œuf qu’intègre et, dès qu’il est cassé, dès que la coquille se mêle au blanc, au jaune, et que l’ensemble difforme se répand, et bien que l’on soit en présence de tous les ingrédients de l’œuf, l’œuf a cessé d’exister en tant qu’œuf. Au mieux, on a la base d’une omelette. Au pire, du blanc d’œuf sous vide, vendu comme tel chez le grossiste spécialisé dans la restauration collective, et qui propose, au choix, du jaune d’œuf dur, des rondelles d’œuf en tube, de l’œuf battu pour omelette, des coquilles préparées pour servir de récipients individuels à poser sur les buffets de mariage au moment du vin d’honneur et qu’on remplira de ce que l’on souhaite, au gré de l’inspiration culinaire à la mode. Mais ce ne sont plus des œufs mais de l’œuf, tellement loin de la poule. [10] C’est se fâcher avec ses amis le jour où ils annoncent leur volonté d’installer dans le fond de la cour, un poulailler, trois poules, un coq et de nourrir l’ensemble avec les épluchures de leurs légumes et quelques coquilles d’huîtres au lendemain des repas dominicaux. Les enfants piaillent et promettent de s’occuper des volatiles. On sait déjà que la famille n’y survivra pas : ils ne tiendront pas parole, les parents s’en rejetteront la faute, les œufs finiront poussins, les poussins cadavres, et à l’ombre du poulailler devenu charnier à ciel ouvert, les parents se quitteront dans un fracas de vaisselle et de coquilles brisées. Mieux vaut, du jour au lendemain, s’abstenir de toute relation avec ceux qui voient dans le poulailler une chance de cohésion familiale. Il n’y a aucun espoir que cela fonctionne. [11] C’est séparer le blanc du jaune et sentir exploser la demi-coquille dans sa main droite et tellement de débris dans le bol que rien ne peut être sauvé du blanc ni du jaune répandu sur le plan de travail. Seule l’éponge humide passée prestement d’un geste sûr et souple peut encore épargner aux joints de silicone une coloration irrémédiablement incrustée qui serait comme un reproche à tout jamais visible : ci-gît l’œuf qui aurait pu cuire. Et les doigts collants d’albumine qu’on passe sous l’eau du robinet et qu’on frotte au liquide vaisselle — il n’y a plus de savon. [12] C’est oublier sur la troisième clayette du réfrigérateur, une boîte d’œufs achetée plusieurs semaines auparavant et à laquelle on n’aura jamais touché jusqu’à ce que la date de péremption soit dépassée de quelques jours ou quelques mois et qu’on se demande enfin si l’on peut jeter l’ensemble dans la poubelle à déchets ménagers ou si, par souci de propreté, il convient préalablement de casser chaque œuf, l’un après l’autre dans l’évier et de faire couler l’eau froide jusqu’à ce que tout le visqueux disparaisse pour de bon dans la tuyauterie. On percera alors le jaune d’un coup de fourchette pour en faciliter le transit. [13] C’est casser l’œuf et en voir s’ébrouer un poussin prêt à vivre sa vie, ses petites plumes encore pâles et fripées. Le jour suivant l’éclosion, le poussin nécessite un soin particulier, et surtout une température de 35° C, qu’on baissera chaque semaine de 3 à 4° C, en maintenant l’animal à l’abri des courants d’air. Les professionnels recommandent une litière sèche de copeaux de bois ou de paille hachée changée quotidiennement et deux fois par jour une nourriture adaptée dans une mangeoire à la hauteur étudiée. Ce sont les conditions nécessaires si l’on souhaite quelques mois plus tard un beau poulet rôti. [14] C’est cogner deux œufs dont on ignore tout l’un contre l’autre, comme on a appris qu’il fallait faire d’une fermière âgée croisée à la campagne et distinguer : « si ça ne sonne pas creux, tu peux y aller ! ». La gravité de leur tintement indique l’absence du risque d’indigestion carabinée, d’infection malvenue. Question d’oreille. Sur les deux mille huit cents types de salmonelles recensées, seulement trois sont dangereuses pour l’homme. Mais c’est vraiment un sale moment à passer, la salmonellose, et qu’on ne souhaite à personne. [15] C’est marcher sur. Littéralement poser son pied sur l’œuf, de tout son poids, et paf. Le risque existe lors de la course à l’œuf organisée les après-midis tristes des centres de loisirs. Le manche de la cuillère à soupe dans la bouche, l’œuf dans le creux à l’horizontale et arriver au bout du parcours dans que l’œuf chute puis qu’on le piétine. Mais peut-être que la course à l’œuf est moins courante qu’au siècle précédent, et pratiquée uniquement dans le cadre familial à l’ombre des tilleuls de la propriété des grands-parents lorsqu’on ne sait plus comment occuper les enfants. [16] C’est lancer l’œuf sur sa cible, homme ou femme qu’on ne supporte pas, objet de détestation, de répulsion. Geste de révolte sans conséquence gravissime mais qui dit bien ce que l’on pense de celui ou celle qu’on vise et qui représente l’exécrable, par sa fonction, son attitude, son incapacité à chanter juste. Il est cependant recommandé, avant de lancer l’œuf, de procéder à quelques mouvements d’échauffement de l’épaule, pour éviter tout désagrément qui conduirait à des douleurs récurrentes, ou au bras en écharpe. On a vite fait de se blesser dans l’euphorie de la révolution. [17] C’est, pour des raisons obscures dont la rationalité échappe aux observateurs les plus aguerris, changer de mode de vie pour un véganisme aussi assumé que surprenant. Bien qu’il ne puisse être considéré comme un animal, l’œuf n’est pas non plus littéralement un légume. Il sera donc exclu de l’assiette par le nouveau converti qui préfèrera les lentilles et remplacera l’œuf battu par du jus de pois chiche passé à la moulinette, s’extasiant devant la mousse au chocolat ainsi obtenue. Mais rien à battre des conditions de vie des enfants ramasseurs de fèves de cacao : on ne peut pas se mobiliser sur tous les fronts. [18] C’est avec une aiguille percer le sommet et la base de l’œuf pour en extraire le contenu. Peindre des motifs de couleurs vives et obtenir un œuf décoratif à offrir ou poser précautionneusement sur une étagère vide. Ce que devient l’intérieur de l’œuf, expulsé, n’a aucune importance. Le décor sur la coquille, le verni brillant, les rouges éclatants, les verts profonds, les yeux d’un petit chien peint au pinceau fin qui regardent depuis l’étagère et semble-t-il pour toujours les drames minuscules qui se jouent dans la pièce, voilà ce qui compte pour de bon. [19] C’est laisser l’œuf pourrir jusqu’à ce que, plongé dans l’eau, il se balance mollement à la surface. Indice indubitable qu’il a cessé d’être comestible. L’œuf qui flotte est moisi de l’intérieur, le souffre décomposé en sulfure d’hydrogène sous la coquille. Le blanc rose, vert ou même irisé aura été contaminé par des bactéries du genre Pseudomonas. S’il est piqueté de points noirs ou verts, il est sans doute infesté par des champignons. L’œuf est à jeter. [20] C’est s’abstenir de payer la facture de gaz, et celle de l’électricité, puis, en l’absence de moyen de cuisson, regarder l’œuf. L’œuf qu’on regarde reste cru aussi longtemps qu’on ne le cuit pas, et quelle que soit l’intensité du regard. L’œuf peut soutenir le regard des heures durant, sans bouger et peu importe la faim grandissante de celui qui regarde. Il n’avait qu’à payer ses factures. [21] C’est faire cuire autre chose : une asperge, une côte de bœuf, un quartier de pomme au sucre. [22] C’est entamer vaillamment une grève de la faim pour protester contre l’état du monde et sa déliquescence. Le gréviste de la faim ne cuit plus le moindre aliment, tant il est rare qu’il continue longtemps à cuisiner pour le reste de sa famille ou des amis qu’il inviterait à dîner et qu’il regarderait engouffrer une omelette aux lardons ou des œufs mimosas. Le gréviste de la faim s’affale dans un coin et bien vite ne répond plus que par monosyllabes au médecin qui s’enquiert de son état. [23] C’est hésiter. La poule ou l’œuf ? S’interroger longuement. Ne pas trancher. L’œuf ou la poule ? En rester là. [24] C’est se souvenir qu’il faut cuire l’œuf parfait à juste 64° C pour atteindre la texture égale du blanc et du jaune et presque renoncer car la perfection n’est pas de ce monde. Chercher cependant comment atteindre et maintenir la température idéale de 64° C, ne pas trouver la fonction sur le panneau de contrôle de son four à micro-ondes ni sur le clavier high-tech de ses plaques à induction, se plonger dans des modes d’emploi, lire des encyclopédies. Renoncer définitivement face à la difficulté. [25] C’est battre l’œuf en mousseline et qu’il reste cru pour accompagner tout ce qu’on aura cuit par ailleurs sans prêter attention à ceux qui soulignent qu’il ne s’agit là que d’une mayonnaise mélangée délicatement à des blancs en neige. Les jaloux qui ne maîtrisent pas la technique se font toujours remarquer par des saillies acerbes. [26] C’est démontrer qu’il est possible de cuisiner sans œufs, un repas, un banquet, comme un autre a écrit tout un roman sans e, et que c’est aussi beau, désespéré et subtil, et que ça mérite bien qu’on s’y attarde. [27] C’est mourir, enfin, seule assurance de ne jamais plus cuire un œuf.

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 février 2022.
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