Michel Brosseau | Roy Buchanan, arrachements

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l’auteur

Probablement vous connaissez Michel Brosseau par son impressionnant journal filmé au quotidien, expérience au long cours, avec compile hebdo le dimanche, récemment complétée d’une expérience vidéo littérature autobiographique : je me souviens, que je reçois souvent avec beaucoup d’émotion vu la proximité générationnelle et quelques autres intersections géographiques ou pourquoi pas, le rock justement... J’ai demandé à Michel Brosseau de reprendre ici la série qu’il avait tentée sur le mythique Roy Buchanan : vous pouvez aussi vous procurer son livre Roy Buchanan, Arrachements, on recommande évidemment.

le texte

Au départ un nom, Roy Buchanan. Une silhouette aux contours flous. Un musicien prodige resté dans l’ombre, guitar hero à la fin tragique. Sorte de légende périphérique quand, à l’avant-scène, les ombres de Jim Morrisson, Jimi Hendrix ou John Bonham, la liste est longue, Duane Allmann, Janis Joplin ou Curt Cobain, tous ces morts et les récits de leur chute, tragédies ressassées au temps de l’adolescence et même après, sortes de sésames pour approcher — et qui ont lié dans l’esprit de plus d’un — drogues, mort et création. Derniers débris du romantisme échoués sur les pages des magazines rock.

Pas même un vinyle ou un cd de lui à la maison. Il aura fallu YouTube et ses archives, le travail des algorithmes, cliquer par curiosité : un concert d’abord, enregistré à New York pour une télé, puis un documentaire sous-titré the world’s greatest unknown guitarist dans lequel éclatait l’alliance paradoxale du talent et de l’échec, et, sous-jacente, se glissait la nécessité pour le réalisateur du film, mais aussi pour Buchanan, de construire un récit pour échapper à cette contradiction. Le travail d’écriture est parti de là : tenter d’entrer dans ces fictions, démultipliées depuis sa mort dans des conditions douteuses dans une cellule de prison, moins pour démêler le vrai du faux, qu’interroger le processus de création dans sa nécessité, ses flamboyances et ses échecs. Alors enquêter sur le web, trouver ses enregistrements, et travailler à partir de l’ouvrage que Phil Carson a consacré à Buchanan, American Axe.

MB

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 sommaire février 2022.

Michel Brosseau | arrachements


arrachement

En maçonnerie, arrachement s’entend des pierres qu’on arrache, et de celles qu’on laisse alternativement pour faire liaison avec un mur qu’on veut joindre à un autre.

Littré

Ensemble des pierres en attente formant saillie et destinées à recevoir les pierres d’une construction future. Trésor de la Langue Française commencer par l’image d’une pierre, ligne brisée en attente, entre vide et désir et inachèvement, prémices tant de la réalisation que de la ruine, tension de la saillie, d’un travail en train de se faire, d’un aboutissement toujours à venir, image d’une œuvre en cheminement, d’un appel, aspiration à ce qui là bée, ce qui est à exprimer, capable de combler le vide, ou le souligner — là que puiser, dans ce vide en soi, cette violence où tant l’expressivité que l’échec, l’élan que la chute

1, portrait a minima

imaginer celui qui meurt un soir de beuverie dans une cellule de la prison du comté de Fairfax, Virginie, un gars né dans une ferme de l’Arkansas en 1939, mesurant un mètre soixante-quinze et pesant son quintal, marié en juillet 61 à une fille prénommée Judy — ils auront six enfants ensemble puis en adopteront un septième — un gars qui se nourrit pour l’essentiel de sandwiches aux boulettes de viande, fume des cigares tout au long de la journée, et, lorsqu’il est chez lui, occupe sa journée à promener ses deux chiens mastiffs, des bêtes énormes et toutes en muscles, va boire des bières au troquet du coin, s’enferme dans son sous-sol pour jouer sa Telecaster, et enregistre ses improvisations sur des cassettes, artiste de l’ombre qui régulièrement part en tournée, parce qu’il faut gagner sa croûte et qu’une famille nombreuse, qui sillonne essentiellement le quart nord-est des États-Unis, joue sur des scènes étroites dans des bars et des restos, un répertoire pour l’essentiel composé de reprises, du blues et du rock, les morceaux qu’attend un public de cols bleus venus là pour se défouler et draguer, qui devient vite intoxiqué à mener cette vie sur la route, picolant le soir avant de monter sur scène, redescendant ensuite avec de l’herbe, le matin relançant la mécanique à coups d’amphétamines, artiste dont la discographie très inégale ne connaîtra pas le succès commercial, guitariste au jeu expressif et capable d’innovations techniques, admiré par ses pairs, sans jamais pourtant devenir un de ces guitar heroes qui alors remplissent les caisses des maisons de disques

2, quelle vérité

approcher, ce serait déjà ça, se confronter aux fictions, celles initiées par Buchanan, et celles dont il s’est fait le complice, souvent amplifiées depuis sa mort, colportées sur le web, les pochettes et livrets des disques, fictions qui masquent autant qu’elles éclairent

[…]

6, naissance d’un mythe, 1

réaliser un documentaire télé , pour point de départ ce paradoxe d’un musicien reconnu par ses pairs mais dont la carrière se déroule dans l’ombre, raconter son parcours en lui faisant rencontrer les guitaristes qui l’ont influencé, qu’il admire, manière aussi de lui redonner sa chance, mais laisser la fiction prendre le dessus, se cristalliser, brouiller un peu plus l’image, éloigner l’homme et sa musique — de l’approche de l’instrument il ne sera pas question, ni des apports techniques au service de l’expression : le propos s’articule autour de la religion et de la famille, avec mise en scène du retour de l’artiste à Pixley, Californie, environ trois mille habitants aujourd’hui, c’est là que la famille Buchanan est venue tenter sa chance, s’est installée quand Leroy était tout gosse, un retour à la maison, alors que ça fait en gros dix ans qu’ils ne sont pas vus, et qu’il y a seulement deux ans que ses parents disposent chez eux du téléphone, retour baigné d’émotion, et goût de télé-réalité, quand la vieille mère, bras droit dans le plâtre, étreint son fils et embrasse ses six petits enfants qui un à un défilent, et qu’elle ne connaît pas, puis voilà Judy sa belle-fille, avec elle on regarde des photos de famille, et Judy en prend une de photo de famille, les trois générations Buchanan réunies en rangs d’oignons devant la porte d’entrée, un plan sur la table de la salle à manger, sur laquelle a été disposé un buffet froid, chacun remplit son assiette, le grand-père prend ses petits-enfants sur ses genoux, salopette bleue et chapeau sur la tête ramène du Pepsi et du Doctor Pepper de l’épicerie, on est chez des Américains ordinaires, des petits Blancs qui ont le goût de l’effort et du travail bien fait, parce que le Christ l’a voulu ainsi, c’est la mère qui le dit, qu’il faut toujours faire de son mieux, quoi qu’on entreprenne

7, naissance du mythe, 2

basculer dans la fiction par la voix off : Buchanan évoque son enfance, glissant de sa mère, stricte mais pas étouffante, capable de travailler autant sinon plus que beaucoup d’hommes, à son père, prétendument prêcheur à cette époque — qu’il ait arrêté de l’être, dans quelles circonstances et pourquoi, personne ne le lui demande, parce que le récit s’organise si bien, et que des images s’imposent : le guitariste assis sur les marches de l’église pentecôtiste, évoquant sans parvenir à le nommer le lien entre sa musique et son sentiment religieux, a secret feeling, puis le voilà en train d’accompagner un chant pendant la messe, sa mère, qui masque son plâtre sous une attelle, battant la mesure de sa main libre, le pasteur chantant yeux au plafond derrière ses grosses lunettes, et toujours cette voix off, la sienne, expliquant que jouer est le meilleur moyen qu’il ait trouvé pour montrer qu’il aimait son prochain, que pour des gens comme ses parents la religion donne sens à leur vie et à leur mort, mais la maison et l’église ne suffisent pas, ce n’est pas que ça l’Amérique, c’est aussi la route, alors plan sur le Southern Pacific qui traverse la ville sans s’arrêter, un train de marchandises, parce que, soutènement à la fiction qui vient, l’évocation de la maison quittée à 16 ans pour Los Angeles, on retrouve la figure du hobo décrit par London, mis en scène par la beat generation, chanté par John Lee Hooker et d’autres : s’enchaînent un plan devant la gare routière, puis des images de route filmées depuis une voiture, illustrant le récit improvisé d’un groupe qu’aurait formé Buchanan encore adolescent, d’une tournée passant par l’Oklahoma, le Texas puis le Canada, tournée durant laquelle il jouait du blues pour un public essentiellement noir à l’époque — on est en 1955 — voyageait en bus, dormait dans les champs ou les bars — I was lucky if I could sleep in a bar — et Buchanan a beau dire en passant qu’il était difficile pour lui de jouer dans les clubs — I was kinda young, you know — personne pour douter à l’idée d’un mineur pénétrant dans un établissement servant de l’alcool, mais qu’importe, le voilà finissant par revenir à la maison parce qu’il avait faim — naissance d’un mythe

[…]

anybody

ne plus s’encombrer de rien, quand taraudé par cette impression que le train part toujours sans vous — il utilisera l’image dans un des rares textes de chansons qu’il écrit — jouer du paradoxe que, dans l’échec, le nom et la légende suffisent pour attirer un public de jeunes gars et de musiciens — ça aide sûrement à tenir ces oreilles-là — et pour les autres qui remplissent la salle, tant qu’on leur donne la musique qu’ils attendent, qu’ils peuvent draguer et se prendre une bonne cuite, rien d’autre n’a d’importance : que le gars s’amène sur scène coiffé d’un béret, d’une casquette ou d’un chapeau, qu’il ait le crâne rasé ou des cheveux mi-longs et comme plaqués parce qu’un peu gras, que le gars ait pas l’air soigné ou élégant — mais pourquoi, ou comment faire attention à soi, quand même pour son instrument on ne possède pendant longtemps ni étui ni flightcase ? — que le gars n’ait rien de flamboyant façon Hendrix et son art de la friperie, ce public-là s’en fout, il ne vient pas au spectacle, il vient s’amuser, alors que le guitariste passe inaperçu dans la rue, que ce qui au début des années soixante lui donnait l’air rebelle le fasse aujourd’hui ressembler à un Américain ordinaire, peut-être même qu’il préfère ça le public, qu’il n’aime pas trop les chevelus excentriques, ces lascars sapés comme des gonzesses : ici on est entre soi, entre travailleurs qui mouillent la chemise, juste les horaires qui sont décalés, les uns de jour à l’usine et les autres de nuit sur la scène étroite, payés au lance-pierre et crachant pas sur la bibine, réunis dans une réelle proximité, même s’ils n’appartiennent pas au même monde, proximité parce que jouer au début c’était plaisir et excitation, mais que maintenant souvent ça pèse, tellement que des fois envoyer tout dinguer et préférer rester à la maison, puis recommencer parce que l’envie est de nouveau là, le besoin de fric mais pas que — réelle proximité mais pas la même condition, parce que sur scène seulement trouver des vecteurs pour l’émotion, pour l’expression de ce qu’on trimbale depuis toujours et qui ne demande qu’à trouver voix

10, venir à la musique

se demander comment dès l’enfance on se voue à la musique plutôt qu’au dessin, ou autre chose, et comment c’est la guitare qu’on choisit, et pas un autre instrument, parce que la légende proposée dans le documentaire d’Eliot Tozer ne suffit pas : Buchanan s’y décrit en gamin assis sur les marches de l’église évangélique, écoutant sidéré ce qui se joue à l’intérieur, mais aucune raison que dans la réalité il n’y ait pas accompagné sa mère — pour être raccord avec l’autofiction qu’il construit, qu’il n’ait pas assisté à l’office mené par son père — même si l’image qu’il propose est sans doute juste, cette porte et derrière ce qui est capable de vous transporter, qu’on devine et qu’il faudra tenter de rejoindre un jour, ce sera ça aussi devenir musicien, mais c’est là construction rétrospective : avant ce cheminement vers l’intérieur, ou la mise en voix de ce qui là demande à sortir — James Baldwin dit que celui qui crée « la musique [...] se débrouille avec le fracas qui émerge du vide et le met en ordre au moment où il résonne dans l’air » — avant il y a ce qui vous amène au choix d’un instrument plutôt qu’un autre — pourquoi pas le violon ? son oncle en fabriquait, et ses cousins, Billy et Amos, jouaient un répertoire de hillbilly, étaient demandés tous les samedis soirs pour les bals autour d’Ozark, mais il y a eu le départ des Buchanan vers la Californie — cet arrachement — départ loin d’Ozark et des violons, et l’instrument qu’il avait tous les jours sous les yeux était la guitare de son frère aîné, celle-là même qu’il prétendra avoir réaccordée à l’âge de cinq ans, guitare autour de laquelle il tourne sans doute, parce que toujours dans les pattes du frère de onze ans plus âgé, modèle à imiter, presque adulte mais capable encore de retrouver les territoires de l’enfance, alors quand Leroy annonce à son père qu’il s’intéresse à la musique, et que celui-ci lui demande quel instrument il voudrait pratiquer, le gamin répond sans hésiter

[…]

12, à quoi ça tient

jouer des guitares fabriquées en Californie, Rickenbacker puis Telecaster, qui tenait un rôle clé dans le son de Bakersfield, surnommée le Nashville de l’Ouest , à une cinquantaine de miles de Pixley : vie modelée par l’arbitraire et le hasard, dans le choix des parents d’un lieu où migrer ou d’un instrument à offrir, parents eux-mêmes soumis aux forces économiques qui les entraînent sur la route 66, comme presque un demi-million d’autres l’avaient fait dans la seconde moitié des années 30, quittant tout pour la Californie, parents qui comme aussi des millions d’autres achètent une radio, d’abord écoutée depuis la voiture du temps d’Ozark, une Ford A qui en est équipée — les imaginer dans la cour de la ferme, avec les voisins qui sont venus écouter, rassemblés autour de la voiture, et on reste là jusqu’à des minuit, pour de la musique qui arrive de loin parfois : la voix et la guitare de Jimmy Rodgers qui vous parvient depuis Memphis — du blues aux yeux bleus comme on dira plus tard — de la country et des grands orchestres, tout un tas de sons disponibles, comme ensuite, quand la radio sera entrée dans la maison de Pixley, Californie, et qu’il n’y aura pas grand-chose d’autres comme distractions autour, qu’on a grandi, que jouer dehors étourdit encore un peu mais que ce n’est plus seulement ça qu’on veut, parce qu’on commence à deviner le besoin d’un ailleurs, alors l’écouter tard cette radio, seul dans sa chambre — Grand Ole Opry de Nashville, Town Hall Party de Los Angeles — l’écouter jusqu’à ce que la musique qui s’y joue soit perçue comme un signal de départ, mais d’abord, dans la journée, retrouver sur son instrument ce qu’on a entendu et vous a plu, thèmes de country, finger-picking de Merle Travis, autant de chansons qui resteront gravées en mémoire, paroles, structures et plans guitar

[…]

14, échapper à Pixley

imaginer ce gars de dix-huit ans aux cheveux gominés, peut-être encore son costume de scène à rayures sur le dos, la garde-robe ne doit pas être bien étendue, il est dans la voiture avec les autres gars du groupe, The Rock and Heartbeats, il va jouer son premier vrai concert professionnel dans une salle conséquente, le Tulare’s Veterans Memorial Building, une salle toute neuve peinte en rose — Fats Domino y a joué deux semaines plus tôt, on en a parlé dans la presse, sept arrestations parce qu’une canette de bière qui vole et bagarre générale — les instruments sont dans le coffre de la voiture, une Ford 49, à l’arrière Roy Buchanan pointe le doigt vers des champs poussiéreux où poussent quelques citronniers : on est à hauteur de Pixley, Californie, là où ses parents ont fini par s’installer en 45, il veut que les autres sachent qu’il vient de là, que c’est dans ce paysage qu’il a grandi, dans cette désolation, la grande forêt de séquoias n’est pas loin, et la vallée de la Mort, mais Pixley c’est autre chose, une plaine morne à l’herbe jaunie et aux arbres rares, des champs à l’infini, une Beauce sous soleil de Méditerranée, avec les mêmes gigantesques silos, là qu’il a vécu dans une maison en bois louée par l’employeur de son père, un vétéran de la première guerre mondiale pour qui il s’occupe d’irrigation — ils sont nombreux à avoir émigré là, et qui habitent des baraques du même genre, la plupart situées le long de la voie ferrée de la Southern Pacific, la maison des Buchanan, elle, est au milieu des champs de coton et de luzerne, maison perdue où vivre à l’étroit, avec seulement deux chambres, c’est de là qu’il est parti deux ans plus tôt pour Stockton — il a seize ans, l’âge des ruptures qui vous engagent pour une vie — là qu’il écoutait la radio tard le soir, c’est l’été, il entend Mystery train, et plus que par le chant de Presley, est séduit par son guitariste, Scotty Moore, un jeu agressif pour l’époque, mis en valeur par la réverbération ample des studios de Sun Records, séduit au point d’en apprendre par cœur les solos, note pour note, et adulte associer sa décision de fuguer avec la découverte de Presley : il abandonne le lycée, où, timide et d’extraction modeste s’en prendre plein la gueule, parcourt trois cents kilomètres vers le nord, tente de gagner sa croûte en jouant de la musique, pari insensé pour qui est encore mineur, et revient à la maison crevant la faim, mais la partie est remise pour peu de temps : l’échappée belle aura lieu grâce à sa sœur, Betty, et son beau-frère, Phil Clemmons, un mécanicien qui joue un peu de guitare, tous les deux acceptent qu’ils restent vivre chez eux après une visite qu’il leur rend à Garden Grove, au sud de Los Angeles, croyant sans doute que la musique n’est qu’une lubie d’adolescent appelée à se muer en loisir, mais découvrent que le gamin introverti sait dire non : pas question de continuer au garage où son beau-frère a tenté de le faire embaucher, le temps de démonter une roue lui suffit, ce boulot abîme trop les ongles pour qui joue du picking, et ces quelques heures à l’atelier feront partie des rares consacrées à un autre travail que la musique, si on excepte le temps où il deviendra coiffeur, la construction d’un mur de soutènement avec son frère J.D. qui habite Hollywood, enfin quand, en pleine tournée, la première, celle qui le fait passer par Tulare, il se retrouve sans le sou à Oklahoma City, abandonné par un manager escroc, contraint de retourner au pays de ses origines, Ozark, où il donne le coup de mains à sa tante Willie et à ses cousins pour la cueillette du coton — quand d’emblée le rêve de devenir musicien professionnel se lézardait

15, un arrachement

se représenter le départ des Buchanan vers la Californie, paysans devenus migrants de l’intérieur — en arrière-plan pour nous Steinbeck et ses Raisins de la colère — leur hésitation à quitter cette terre qu’ils travaillent, même si c’est pour pas grand-chose, soumis qu’ils sont à une forme de métayage, sharecropping, une horreur développée dans les états du Sud après l’abolition de l’esclavage, et guère éloignée de celui-ci, Noirs et Blancs pauvres rétribués d’une petite partie des récoltes après déduction du prix des semences, de la location de la ferme, du matériel, parfois même du prix de la nourriture, une économie de survie qui ne résistera pas à la chute des cours du coton, parce que désormais les exploitations sont de grande taille et mécanisées, parce que le Dust Bowl balaie l’Arkansas à l’ouest d’Ozark : c’est la fin d’un monde, alors aller voir plus loin, c’est ça aussi un pays tellement vaste, essayer la Californie et ses camps de travail, faire un premier voyage en train en 41, tenter sa chance, les trente glorieuses ce sera pour plus tard, celles dont on nous assène les images, qu’on nous présente comme un idéal, une espèce de paradis perdu de la croissance et du plein emploi, pour l’instant ce sont les années amères qui entraînent les Buchanan jusqu’à Pixley, où ils essaieront pendant quatre ans de démarrer une nouvelle vie, mais ils ne sont pas les seuls à venir proposer leurs bras pour cueillir fruits et légumes, un demi-million comme eux ont migré vers l’Ouest depuis les années 30, la concurrence est rude, et les cousins sont toujours à Ozark, en train peut-être de s’en sortir grâce à la culture des fraisiers, pourquoi pas y revenir, essayer aussi les fraises, mais connaître de nouveau l’échec, et repartir un an plus tard — les cousins de Leroy sont là pour les adieux, il a six ans, il faut encore une fois tout quitter, s’arracher du connu, un de ses cousins écrit goodbye dans le sable, on a en tête les images du roman de Steinbeck, pieds nus sur la terre sablonneuse, camion chargé de meubles et de matelas, c’est retour à Pixley, en voiture cette fois, par la route 66, celle des crève-la-faim — l’énumération légère de Chuck Berry n’est pas encore passée par là — de ceux qui partent avec quelques objets, se bricolent des caravanes et des cabanes en bois — la librairie du Congrès a gardé trace de ces miséreux, de ces familles recroquevillées sur elles-mêmes, serrées comme leur bardas sur le toit d’une Ford, agrippées à quelques planches et au tuyau d’un poêle — retour à Pixley que Leroy Buchanan quittera dix ans plus tard dans un nouvel arrachement, pour aller cette fois à la rencontre de soi, de ce qu’on devine avoir à faire, appel qu’on entend d’autant mieux qu’on n’a rien à perdre, risque qu’on accepte d’autant plus qu’on sait que le travail, même ardu, ne paie pas

&6, soi et une guitare

cerner les étapes qui amènent non pas à choisir l’instrument proprement dit, mais à y consacrer autant de temps, bientôt tout son temps, à placer la guitare au centre de ses jours, présents et à venir, jusqu’à ne pas imaginer faire autre chose que jouer sur scène et ainsi gagner sa vie, jusqu’à cette nécessité qui ne se devine peut-être pas lors des premières prestations publiques, du moins pour les autres, ceux qui sont spectateurs — ils voient un gamin doué mais timide, il y en a d’autres comme lui qui font leurs premiers pas lors de récitals donnés à l’église puis à l’école, ils voient un des élèves de Mrs Presher, le reflet de son enseignement, un gamin qui joue pour la communauté, dans un cadre social défini et normé, sans excès, loin des bars à prolos où défilent des pourvoyeurs de standards, ce sera pour plus tard, même si dès ses onze ans Leroy découvre qu’il peut gagner de l’argent en jouant sur sa petite steel guitar rouge, il est même la principale attraction pour le public, et a été engagé pour ça par les frères Kirkland, deux gars plus âgés que lui d’une dizaine d’années, et assez malins pour comprendre qu’un gamin prodige pouvait aider à remplir une salle, quitte à le faire jouer loin de la scène parce qu’un mineur n’a pas sa place dans un bar, alors on l’installe du côté restaurant, là où on ne sert pas d’alcool, qu’importe, le public est là, et Leroy assure sa part, quant à ce qui traverse le gosse, de jouer devant eux, d’être applaudi, puis de mettre quelques dollars dans sa poche, personne pour le dire, pas même l’adulte, à la fois trop taiseux et trop porté sur la fiction, mais supposer qu’il établit une relation entre le succès obtenu et tout ce temps passé d’abord sur son Harmony-f-hole, puis sur la Martin acoustique avec micro placé à l’intérieur de la caisse, supposer qu’il commence à comprendre qu’il tient là un moyen d’échapper à Pixley, de quitter ce bled où il n’y a rien d’autre à faire que de jouer des heures sur sa guitare, quitter ce trou du cul du monde où on s’ennuie et cette famille où on souffre de dépression — c’est sa petite sœur Linda qui le dit, de lui et d’elle quand ils étaient gosses, et après aussi — alors jouer, jouer pour s’arracher de cette vie, au lycée passer des après-midi entiers à travailler l’instrument avec un copain, Bobby Jobe, se débrouiller pour que le prof de musique leur confie un passe qui ouvre la salle de musique, former un groupe, les Dusty valley boys — pas une vallée de larmes mais c’est tout comme — mais jouer avec et pour des lycéens, c’est trop proche des premières expériences à l’église ou à l’école : avec Jobe chercher des musiciens plus âgés, qui puissent emmener le matériel dans leur voiture et être autorisés à jouer dans des bars, et les trouver — Custer Botoms, un guitariste originaire d’Alabama, qui semble n’avoir enregistré qu’un 45 tours, Stood up blues face A, Someone to love me face B, qu’on retrouve dans quelques compilations consacrées au rockabilly, et Lewis Lyles, un violoniste dont le web ne semble pas avoir gardé trace — former un groupe sans même s’encombrer de lui trouver un nom, décrocher des engagements ici et là dans des honky tonks pour le week-end, jouer de la country et du rock, jusqu’à ce que tout s’arrête un soir à Tulare, au Forty Niner, après trois ou quatre semaines de succès : il aura suffi d’un flic et d’un contrôle d’identité pour débusquer les deux mineurs, mais reste l’expérience du plaisir de la scène, dans la poche les billets gagnés, douze dollars et cinquante cents par soirée à la fin de l’aventure, se dire que c’est ça qu’on veut faire, et le verbaliser, dans ce contexte du lycée où les gamins de prolos n’ont pas la vie facile — à la façon d’un Keith Richards confier à Jobe du haut de ses seize ans : I ain’t goin’ to do no work, man. I got that guitar and that’s all I’m goin’ to do.

[…]

18, garder traces

visionner sur e-bay le magnétophone à bandes acheté par son beau-frère, un Voice of Music Model 710, un appareil à lampes et aussi portatif qu’il pouvait l’être à l’époque, parallélépipède de plus de 14 kilos — une notice dit 406 x 254 x 368 mm — avec sa poignée sur le haut l’engin s’apparente à une valise en cuir, si ce n’est la présence sur l’un des côtés d’une enceinte composée de deux haut-parleurs protégés par un canevas — woofer pour les basses, tweeter pour les aiguës — regarder ce magnétophone sur lequel Buchanan branchait le micro installé sur sa Martin acoustique et un autre pour la voix, enregistrait les morceaux qui passaient à la radio et qu’il avait mémorisés, plus quelques plans qu’il essayait, des enchaînements d’accords de jazz, c’était encore un temps d’apprentissage, il n’a que 17 ou 18 ans, déclame les paroles des chansons plus qu’il ne les chante, c’est du moins ce que dit son beau-frère, portrait d’adolescent timide — jamais tu n’auras accès à ce qui fut alors enregistré, savoir seulement qu’il ne reste qu’une bande, avec une vingtaine de morceaux, rapprocher ces enregistrements des cassettes qu’il entassera plus tard dans son sous-sol, travaux préparatoires, bouts d’idées fixées, se dire que cette part-là de son travail te demeurera inconnue, de la même façon que tu n’auras pas accès à ce qu’il jouait dans les clubs — le public n’y est pas de ceux qui bricolent du bootleg, peu importe qui joue, tant que la musique est bonne et la bière fraîche — même si la musique jouée dans ces clubs constitue la meilleure part disait Dale Hawkins, dans la stimulation que provoquent le public, la prise de risque de l’improvisation, comme tu n’auras pas accès à ce qu’il jouait le soir après les concerts dans une chambre d’hôtel, entourés de musiciens, tous affirmant que c’était là que Buchanan était le meilleur, ouvrait des voies nouvelles, défrichait de l’inouï, comme tu n’auras pas accès à ce petit disque rouge enregistré pour sa mère dans un magasin de musique, en compagnie de son frère J.D., se dire qu’il existe là une œuvre fantôme, songer au paradoxe d’une création sans trace accessible, et en quoi ça nous dérange, s’interroger sur ce qui nous pousse à désirer la connaître, se demander pourquoi nous considérons que ça nous était destiné, sinon parce que nous sommes encore dans l’attente d’une révélation, ou parce qu’en consuméristes exténués nous ne trouvons plus le frisson que dans le rare, à moins que ce ne soit goût de la légende — mais d’abord se demander où se construit une œuvre, si pour un musicien comme Buchanan c’est dans la logique industrielle d’une maison de disques, ou bien dans le travail solitaire, qui peut sembler inachevé, inabouti, parce qu’en dehors des formats imposés par le commerce, et curiosité d’à quoi ressemblerait aujourd’hui la carrière de Buchanan — peut-être des formes brèves postées sur le web, des enregistrements live pour refléter invention et lyrisme, sans doute dans une démarche d’autoproduction, comme il l’a tenté en 1972

[…]

26, ne plus (1)

approcher ce qui semble être un renoncement, un creux temporaire, quand quitter le métier de musicien, gagner sa vie autrement, non pas renoncer à la musique, mais en faire une part autre de sa vie, de soi ce n’est pas sûr, mais admettre qu’elle n’occupe plus la première place dans l’ordre des jours, qu’elle subisse relégation au temps sauvegardé, volé, s’inscrive dans une discontinuité, se fragilise, comme un abandon de ce qui, jusqu’alors, a donné aux jours sens et couleur — on avait pourtant inscrit en soi comme évidence que c’était ça qu’on ferait de sa vie, et rien d’autre — avoir quoi en tête le matin, devant le tas de prospectus qui vantent une encyclopédie, penser à quoi devant les portes d’entrée des pavillons, au moment d’y frapper, pousser le bouton de la sonnette, aux gosses, aux factures, ou envahi d’un sentiment d’échec, ou accroché par un plan, une mélodie qu’on ne pourra jouer que le soir, qu’on aurait pu développer guitare en mains, qu’on aurait pu enregistrer par peur de l’oubli, ou bien taraudé du ridicule, amer s’en vouloir de faire encore semblant d’y croire, s’y raccrocher, quand, comme un signal, ce premier élève qui se tient devant vous : on a rejoint l’arrière-boutique d’un magasin de musique, il y a une affichette sur la vitrine, ou derrière le comptoir, avec dessus ce nom qui est le vôtre, on fait comment devant ce gamin embarrassé d’un instrument d’occasion qu’il est parvenu à s’offrir — la guitare est devenue à la mode depuis la British invasion — il a peut-être travaillé pour se la payer, il a appris quelques accords avec un cousin, un copain, imité quelques bouts de solos en écoutant la radio, en rejouant des disques, c’est en lui le rêve maintenant, c’est à lui d’actionner les possibles, se dire quoi, paire de ciseaux dans une main, un peigne dans l’autre — il y a eu le bureau d’aide sociale quelques semaines auparavant, des papiers qu’il a fallu remplir, une signature à apposer — on les regarde comment ses mains, quand prendre son premier cours de coiffure puis travailler dans un salon de Clinton, Maryland — alors effacer d’un trait de fiction ces quelques semaines, ces quelques mois, raconter qu’il suffit de poser ses outils, quitter le salon et traverser la rue, il n’en faut pas plus pour renouer, quelques mots, une scène comme au cinéma, se diriger vers un inconnu qu’on aperçoit à travers la vitrine, une guitare à la main, sortir et lui proposer de l’échanger, comme s’il était impossible de ne pas, de ne plus

[…]

28, Mallarmé

recourir à un qui ne jouait pas de Telecaster, mais savait que la mort gagne du terrain quand on s’éloigne de ce qui compte, de ce qui fait sens : un poète doit être uniquement sur cette terre un poète, et moi je suis un cadavre une partie de ma vie [1]

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 2 février 2022.
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[1Lettre de Mallarmé à Cazalis, 26 décembre 1864.