Lamia Gormit (Lamya Ygarmaten), née en 1988 à Alger, partie en 1994 à cause du terrorisme, a grandi en France, toujours entre les deux pays. Elle a récemment quitté l’enseignement des lettres et son pays d’adoption, pour vivre au Maroc, d’où elle écrit des formes courtes sur son Instagram, parle un peu de livres sur Youtube et se lance dans l’écriture de scénarios et de formes plus longues. Elle offre aussi ses services de rédaction web et est en cours de création de sa plateforme Ici des mots.
– sa page Instagram Lamya entre deux livres (à suivre aussi pour les expériences d’écriture live proposées) ;
Ces textes répondent à un besoin de faire remonter les souvenirs de l’enfance, de s’accrocher à des sensations tangibles. Les leitmotivs sont le carrelage (typique des appartements algérois) et le soleil. Ce sont des éléments concrets et pleins dans un monde ébranlé par la guerre et une enfance criblée par le départ et la perte. Par la convocation du carrelage, est venu le désir de cartographier les différents lieux carrelés de l’enfance.
L’écriture a d’abord hésité entre le vers et la prose ; le texte s’est construit au fil d’échanges, notamment avec François Bon, et grâce aux différentes lectures sur scène. La dernière, à l’Institut du Monde Arabe, était une lecture collective, ce qui a donné une autre dimension encore. Le but d’en faire un recueil et de travailler encore le souffle des phrases, les blancs et ombres.
Les photographies D’Alger datent de 2016, et sont signées Paloma Pineda, photographe et D.O.P (voir sa page instagram et son site).
« We live in our own souls as in an unmapped region. »
Edith Warton
les prémices
C’est l’odeur froide du carrelage qui remonte, le toucher gris moucheté des carreaux contre ma peau, enfant, allongée en plein milieu du salon, dos contre sol, sur les traces de la serpillière qui venait d’être passée, allongée sur ces rosaces humides, c’est l’odeur froide qui me rappelle à cet implacable présent de l’être, à ce délice mat d’une présence tangible.
J’ai ces souvenirs comme un rempart au soleil accablant du dehors.
Mon sol carrelé et dense, forêt glaciale, était transpercé de loin en loin par les rires des enfants interdits qui s’élevaient — volutes assassines — et brisaient mon exil. Ce marbre poli, sensuel ; seule sensualité entre des murs de plâtre, blancs, lisses, mats ; contre ma peau, mes cuisses, comme des vagues contre un corps chaud de sable ; je le sens toujours, comme les courants d’air qui traversaient l’appartement d’Est en Ouest. Des courants assez forts pour s’élever plusieurs étages. Le souffle, la brise, les souffles. Et toujours ces rires, de loin en loin qui rappellent l’interdit et cette peine, qui pince le cœur et le nez, et mouille les yeux.
Alors tu quittes le froid des pièces et terrassée sur le balcon, assise, le regard au loin, le sol chaud, ton regard au loin crie par-delà les couleurs de la table tapissée de mosaïque, par-delà le fer forgé et la faïence qui brûle ; les doigts caressent la céramique, et le regard au loin crie.
Je voudrais encore sentir le froid du carrelage blêmir et faiblir sous les rais du soleil, je voudrais encore voir la mer au loin, ressentir ses vagues, ses brises et pouvoir encore rêver sa présence, entre trois murs.
Do’hr
Il brûle dehors, quand la treizième heure revient, c’est toujours la même heure qui revient. Le soleil, dans les rues fait froncer tous les sourcils. Il est l’heure du Do’hr, il est l’heure de la sieste. Les bouches sont encore lourdes de saveurs, les corps eux, alourdis par les nourritures. On occupe les ombres de l’appartement plongé dans l’obscurité des volets tirés. L’appartement est traversé en son milieu, par un couloir carrelé, une longue ligne droite qui dessert plusieurs pièces ; le mur est blanc, le plâtre est froid. Les femmes s’y reposent, délaissant leurs couches trop chaudes et les pièces exposées à la lumière.
Photographie.
Ma grand-mère allongée en travers, tête contre plinthe. Ses formes, son corps, des collines, des montagnes, du relief sur mon sol. Elle rit doucement. Son corps gentiment secoué ; c’est un séisme. Et puis, cette autre femme, assise dos au mur, un genou relevé, un pic. La cuisse est nue. L’autre jambe détendue, sa peau se rafraîchit au contact du carrelage cru. Sa robe est relevée, coincée sous l’élastique d’un sous-vêtement, que l’on devine. Sa blancheur, spectacle spectral de cette peau interdite au soleil du dehors. Interdite aux regards. Sa lumière me hante. Elle, elle a son visage qui se fend en deux, se fend en deux à rebours de toutes les souffrances, comme un cri de survie, un cri qui crible mon oreille et mon cœur. Je dois parler d’elle, même si mon père, pudique, risque de regarder ailleurs, qu’il se rappelle alors que j’ai hérité tout cela de lui : mon obsession des langues, la mélancolie d’Alger, la passion large pour la mer et l’amour inconditionnel pour yemma. J’aimerais qu’il puisse les lire ces lignes, je me dépêche de les écrire, alors, j’aimerais qu’il les lise et qu’il lève les yeux au ciel pour essayer de faire redescendre les larmes à l’intérieur de lui-même comme il fait toujours, en vain, puisqu’elles finissent par déborder ses cils immenses et étrangler sa voix. Il ne voudrait pas que j’en parle car c’est l’intimité, c’est mama, celle dont il ne veut jamais prononcer le nom, il cherche toujours des colocations, des périphrases, des tournures compliquées, il louvoie, parce qu’il ne veut pas l’appeler par ce nom que tous les autres connaissent. Il est pourtant joli son nom : Lila : c’est la nuit en arabe et le mot qui fleurit en français.
l’exil
dans la pièce à trois murs au centre précisément dans la pièce à trois murs l’horizon était total assise au sol elle ne voyait plus que le ciel elle ne voyait plus qu’une découpe du ciel rectangulaire mais profonde une entaille aussi large que pouvait être la liberté elle y restait des heures en contre-plongée dans le bleu puis les années ont passé et la guerre, ils ont déménagé et elle quitta sa première pièce à trois murs qui ne la quitta pas pourtant
assise de nouveau mais dans une pièce à quatre murs il ne restait plus du ciel qu’un carré traversé par du bois vertical et horizontal, des barreaux à sa fenêtre, il ne restait qu’un carré formé de plusieurs petits carrés elle n’avait plus que quelques bouts de ciel mais elle restait à les contempler sachant qu’il existait encore cette liberté bleue et rectangulaire de son enfance puis le temps passait et on avait enlevé les persiennes qui s’ouvrent comme deux bras sur le monde pour mettre des volets roulants on baissait les volets on lui baissait les volets tous les jours comme on baisse les paupières on la forçait à plisser les yeux plisser les yeux et ne plus les laisser grand ouverts parce que ses yeux étaient beaux elle devait fermer les yeux parce qu’elle était leur prunelle on lui demandait de fermer les yeux pour ne pas qu’elle les brûle à la lumière du soleil on lui demandait de fermer les yeux pour ne pas qu’elle ait le regard trop grand alors son monde s’obscurcissait sa gorge se nouait et les larmes
elle détournait peu à peu les yeux du trop petit bleu qui lui restait pour les plonger dans les livres elle y retrouvait le rectangle de l’enfance en beaucoup plus grand elle// comprenait que le ciel était plus que le rectangle elle //y trouvait la profondeur du ciel et qu’il est infini elle //se prouvait qu’il existait toujours ce ciel qu’on lui dérobait alors, elle lisait elle lisait
parfois on lui disait encore attention à tes yeux ne lis pas de trop près ne lis pas autant qu’est-ce que tu lis encore il y a des mensonges dans les livres mais elle continuait de creuser le ciel dans ses yeux de parcourir les mots bleus
elle lisait dos contre la fenêtre et ses oreilles continuaient d’entendre la liberté dehors la liberté des autres la liberté de ceux qu’on laissait regarder les yeux grands comme ça elle entendait leurs voix reconnaissait ceux qui passaient en bas qui jouaient reconnaissait la voix de ses amies et de ses frères dont// les pupilles pouvaient palpiter au grand jour //et cette musique bleue rendait son cœur marron/ triste elle croyait encore les entendre les voix des autres quand/ grande elle avait de nouveau sa pièce à trois murs et l’horizon grand devant elle entendait encore les échos du passé elle sentait encore la blessure marron dans son cœur elle cherchait encore le ciel //volé// entre les lignes.
les couvre-feux
Un jour, ils étaient tous allongés face et ventre contre sol, les bras ramenés contre leurs corps ou alors étendus devant eux. Toute sa famille était au sol. Ce n’était pas le froid qu’ils venaient chercher, mais bien l’ombre et la sécurité, loin des balles, des bombes et de leurs souffles brûlants. Elle suivait des doigts les motifs des carreaux, de lents mouvements hypnotiques, qu’elle répétait sans cesse, pour calmer sa respiration. Sa mère la tenait contre elle. On entendait des sifflements traverser les airs, on entendait des voix d’hommes qui grondaient, les femmes qui hurlaient, on entendait les cœurs de cette famille battre à tout rompre, les peaux, les vêtements, jusqu’au carrelage même contre lequel ils tambourinaient. Les cheveux de son frère plaqués contre sa nuque humide dessinaient des crochets menaçants, ses yeux en suivaient la trajectoire parfois, glissaient et remontaient vers le sommet de sa tête. Son père était de l’autre côté de la pièce, sous la porte-fenêtre donnant sur le balcon, il est celui qui avait donné l’alerte, et son corps maintenant faisait vainement bouclier. Ils habitaient une terre de séismes, ils connaissaient ses soubresauts quand elle hoquète, ceux de la mer qui se déchaine, quand les éléments se rappellent à eux, ils vivaient sous le constant péril d’un soleil orgueilleux, ils avaient l’habitude de vivre sur un sol qui tangue de loin en loin, mais cette fois-ci, il était leur seul refuge. Elle se concentrait sur les carreaux tangibles et frais, impassibles. Elle voulait plus que tout faire un avec le sol, sa joue gauche imprimait sa dureté, il était l’espoir de vie, la garantie de survivre. Il ne fallait pas autre chose que cela, s’ancrer, s’enraciner dans ce sol, être comme morte, ne plus regarder le ciel qu’elle pouvait encore apercevoir dans l’angle supérieur de la fenêtre, qu’elle ne reconnaissait plus, elle fermait les yeux, écrasait ses paupières l’une contre l’autre, - ses cils se chevauchaient-, et attendait de se transformer en marbre. Le sol, ses milliers de motifs comme des milliers de grains, devenait étendue de sable, qui lui glissait entre les doigts ; c’était une plage, une crique où s’abriter des souffles et des vents, entre deux bras de falaise. Avec sa main droite, elle bouchait son oreille nue. Ne plus entendre les voix des hommes s’élevant, transperçant l’air et son enfance. Elle se concentrait pour essayer d’arrêter l’alarme, cette alarme qu’elle entendait pour la première fois mais qui viendrait découper ses journées d’enfant, un bruit qui ne la quitterait plus, des années, la suivant comme un indolent compagnon de voyage, si bien que son silence, un jour, -un jour qui ne fera pas date car tout ceci disparaîtra comme c’est apparu, sans que personne ne comprenne vraiment, tout ceci sombrera dans une forme d’oubli collectif et on n’aura plus de mots pour le dire-… si bien que son silence qui se fera sans prévenir et rendra un peu de lumière à ses journées, se fera comprendre par son absence et par une forme de manque. Au bout de quelques jours, les habitants de la ville, comme sonnés, se réveillant d’un long songe, se rendront compte qu’ils ne sont plus dans un état de demi-éveil et que leurs journées leur appartenaient à nouveau. Mais nous n’étions qu’au début de l’histoire, et ils avaient à la vivre.
tentative de Casbah
La Casbah et ses maisons au cœur carré. Les pièces, les escaliers, les étages se déroulent autour d’une cour mosaïque, tous les appartements circulant autour d’elle, une course vertigineuse de galeries autour de ce centre de marbre, orné d’une fontaine, œil du cyclone. La structure de ces ogives et de ces courbes, de ces arcs et de ces creux étaient des meurtrissures, des meurtrières : pouvoir tout voir les yeux forçant les secrets et les pudeurs.
Le plafond : des carreaux de verre comme des trouées de lumière. Les rayons de soleil et les cris des mères s’entrechoquaient d’un étage à l’autre, vibrant sur les mosaïques et la faïence.
Le patio scelle ce pacte entre l’intérieur et l’extérieur. L’architecture est méditerranéenne, des bras ouverts sur un bassin fermé, une mer de losanges entre des rives, une promesse d’ombre, d’air et de repos.
Visiter ces cours une fois abandonnées, effritées et seules, le silence y résonne ample. Des ombres passantes et fugitives habitent persistantes ces murs défraichis, la fontaine est tarie, plus qu’un œil morne, orbite de la mémoire, où passé présent n’alternent plus.
Monter sur les toits et retrouver le vivant des terrasses qui dégringolent vers la mer, suivre des yeux de l’esprit les mouvements des résistants et des résistantes dont me parle mon père d’une maison à une autre, les armes les cris les larmes, les rires fusent, les voiles se resserrent ou glissent, les toits de la Casbah, c’est aussi le matin le café, le soir, les confidences, un peu de liberté, le ciel à nos pieds, la nuit nous couvre, l’air est gros de l’humidité marine, la tiédeur de l’obscurité revigore les corps engourdis par le soleil du jour enfui, les conversations sont murmurées, l’âpreté de la vie est effacée, le thé se boit très sucré, sur les terrasses on parle d’amour et de djnoun, les toits mitoyens tissent des solidarités entre les familles, comme les marches d’un même escalier, un seul élan qui élève, à cette hauteur l’horizon est offert à tous les yeux, les heures sont suspendues et les regards se perdent, se croisent d’une maison à l’autre, les joues qui s’empourprent pour la première fois, les cheveux alourdis par le sel et le sable flottent joyeusement, on joue au dominos, on distribue les cartes et on se raconte les destinées et les infortunes, l’infini se goûte sur ces sommets carrelés, en journée, quand le soleil tombe dru, les terrasses sont vides, il ne reste que les vêtements qui claquent au vent, comme les meubles laissés par ceux partis trop vite, des drapeaux fiers et tendus, ou des lambeaux qui refusent l’oubli
le temps des vêpres
En fond, j’entends encore la voix grêle chanter le chardonneret et ses couleurs, puis par-delà le silence et le oud, déchirant le ciel, se déployant au-delà des toits, couvrante et enveloppante, el ghachiya, kaléidoscopique, perçante et rassurante, donnant le alif, la première mesure, le premier sens, la voix déportée par le haut-parleur, qui entonne le adhan, qui rappelle, qui appelle, haletante, pleurante, la voix d’un veuf éploré, celle d’une femme implorant, secouée, saccadée, cette voix éclate, elle répète, insiste, revient sur ses mots, et décrochant une note là-haut, elle s’y cramponne, résiste, perdure, en lutte contre sa propre mort, jusqu’à s’arracher de son corps, jusqu’à nier le corps, formant un polygone étoilé. Il est l’heure des Vêpres. Il est l’heure du ‘asr, il est l’heure du temps. Je me revois alors allongée, cette fois sur un matelas, gonflé de laine de mouton, posé parterre, allongée sur le ventre, le menton sur un bout de ce matelas, les doigts pianotant les motifs sur le sol, carrelage moucheté, saturation de tâches, mer de tâches, dans la chambre du grand-père. Elle donne sur un balcon, des volets bleus font de l’ombre. Il est l’heure des vêpres, il n’est plus l’heure de lui. De l’air souffle à travers l’appartement, entrouvre doucement les volets, les ramène de nouveau à lui, au dehors : ils glissent sur les sillons qu’ils ont creusés au sol. Les poussières s’infiltrent dans les rainures, dans les fêlures des carreaux, trous et interstices, le retour rassurant du motif se brise aux pieds des volets, au bord du balcon. Les trous dans le carrelage, la béance depuis le départ et cette idée d’un cœur criblé par la perte. Alors le corps s’arrache aux épaisseurs laineuses, les pieds rencontrent la fraîcheur du sol, bientôt recouverte par un tapis raffiné et soyeux. Le tissu s’étale par-delà les rainures et comble les creux. Puis, debout, les orteils jouant sur l’extrémité brodée du tapis, les bras ramenés sur la poitrine, le corps est droit et immobile, les lèvres seules murmurent la beauté de l’idéal et celle du temps ; ensimismamiento ; la prière est muette, siran, les mots résonnent en soi, jahran, gonflent les poumons, les bras se lèvent, s’affaissent, suivent la ligne des hanches, s’affairent régulièrement, puis dans un souffle, allahou akbar, le corps se fléchit, s’affaisse, le front embrasse le sol ; le corps n’est qu’un viaduc. Le marbre, sa résistance et sa force, se rappellent au corps par-dessous les fibres du tapis, ils attaquent le front, les genoux, les paumes et les pieds, ils maintiennent la structure fermement. Les lèvres effleurent le tissu dans leur psalmodie. Alors l’échine se redresse, le corps s’agenouille, les talons reçoivent les courbes lourdes, le corps se repose sur lui-même. Les mains reposent sur les genoux, le doigt s’agite, chef d’orchestre. Les yeux, humbles et sans défiance, fixent le sol, les couleurs étalées, celles du tapis, celles des carreaux, forment une architecture horizontale, plane, de droites, de segments, de cercles et de losanges. Le spectacle est hypnotique, un manège de signes et d’astres. Le temps n’est plus, il ne se compte plus, seules comptent les vibrations des cordes graves et aiguës, pincées, étirées, caressées : jeu infini, infiniment recommencé.
Tiers Livre Éditeur, la revue – mentions légales.
Droits & copyrights réservés à l'auteur du texte, qui reste libre en permanence de son éventuel retrait.
1ère mise en ligne et dernière modification le 3 janvier 2022.
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Lamia Gormit (Lamya Ygarmaten), née en 1988 à Alger, partie en 1994 à cause du terrorisme, a grandi en France, toujours entre les deux pays. Elle a récemment quitté l’enseignement des lettres et son pays d’adoption, pour vivre au Maroc, d’où elle écrit des formes courtes sur son Instagram, parle un peu de livres sur Youtube et se lance dans l’écriture de scénarios et de formes plus longues. Elle offre aussi ses services de rédaction web et est en cours de création de sa plateforme Ici des mots.
– sa page Instagram Lamya entre deux livres (à suivre aussi pour les expériences d’écriture live proposées) ;
– sa page Youtube entre deux livres
Ces textes répondent à un besoin de faire remonter les souvenirs de l’enfance, de s’accrocher à des sensations tangibles. Les leitmotivs sont le carrelage (typique des appartements algérois) et le soleil. Ce sont des éléments concrets et pleins dans un monde ébranlé par la guerre et une enfance criblée par le départ et la perte. Par la convocation du carrelage, est venu le désir de cartographier les différents lieux carrelés de l’enfance.
L’écriture a d’abord hésité entre le vers et la prose ; le texte s’est construit au fil d’échanges, notamment avec François Bon, et grâce aux différentes lectures sur scène. La dernière, à l’Institut du Monde Arabe, était une lecture collective, ce qui a donné une autre dimension encore. Le but d’en faire un recueil et de travailler encore le souffle des phrases, les blancs et ombres.
Les photographies D’Alger datent de 2016, et sont signées Paloma Pineda, photographe et D.O.P (voir sa page instagram et son site).
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Edith Warton
C’est l’odeur froide du carrelage qui remonte, le toucher gris moucheté des carreaux contre ma peau, enfant, allongée en plein milieu du salon, dos contre sol, sur les traces de la serpillière qui venait d’être passée, allongée sur ces rosaces humides, c’est l’odeur froide qui me rappelle à cet implacable présent de l’être, à ce délice mat d’une présence tangible.
J’ai ces souvenirs comme un rempart au soleil accablant du dehors.
Mon sol carrelé et dense, forêt glaciale, était transpercé de loin en loin par les rires des enfants interdits qui s’élevaient — volutes assassines — et brisaient mon exil. Ce marbre poli, sensuel ; seule sensualité entre des murs de plâtre, blancs, lisses, mats ; contre ma peau, mes cuisses, comme des vagues contre un corps chaud de sable ; je le sens toujours, comme les courants d’air qui traversaient l’appartement d’Est en Ouest. Des courants assez forts pour s’élever plusieurs étages. Le souffle, la brise, les souffles. Et toujours ces rires, de loin en loin qui rappellent l’interdit et cette peine, qui pince le cœur et le nez, et mouille les yeux.
Alors tu quittes le froid des pièces et terrassée sur le balcon, assise, le regard au loin, le sol chaud, ton regard au loin crie par-delà les couleurs de la table tapissée de mosaïque, par-delà le fer forgé et la faïence qui brûle ; les doigts caressent la céramique, et le regard au loin crie.
Je voudrais encore sentir le froid du carrelage blêmir et faiblir sous les rais du soleil, je voudrais encore voir la mer au loin, ressentir ses vagues, ses brises et pouvoir encore rêver sa présence, entre trois murs.
Il brûle dehors, quand la treizième heure revient, c’est toujours la même heure qui revient. Le soleil, dans les rues fait froncer tous les sourcils. Il est l’heure du Do’hr, il est l’heure de la sieste. Les bouches sont encore lourdes de saveurs, les corps eux, alourdis par les nourritures. On occupe les ombres de l’appartement plongé dans l’obscurité des volets tirés. L’appartement est traversé en son milieu, par un couloir carrelé, une longue ligne droite qui dessert plusieurs pièces ; le mur est blanc, le plâtre est froid. Les femmes s’y reposent, délaissant leurs couches trop chaudes et les pièces exposées à la lumière.
Photographie.
Ma grand-mère allongée en travers, tête contre plinthe. Ses formes, son corps, des collines, des montagnes, du relief sur mon sol. Elle rit doucement. Son corps gentiment secoué ; c’est un séisme. Et puis, cette autre femme, assise dos au mur, un genou relevé, un pic. La cuisse est nue. L’autre jambe détendue, sa peau se rafraîchit au contact du carrelage cru. Sa robe est relevée, coincée sous l’élastique d’un sous-vêtement, que l’on devine. Sa blancheur, spectacle spectral de cette peau interdite au soleil du dehors. Interdite aux regards. Sa lumière me hante. Elle, elle a son visage qui se fend en deux, se fend en deux à rebours de toutes les souffrances, comme un cri de survie, un cri qui crible mon oreille et mon cœur. Je dois parler d’elle, même si mon père, pudique, risque de regarder ailleurs, qu’il se rappelle alors que j’ai hérité tout cela de lui : mon obsession des langues, la mélancolie d’Alger, la passion large pour la mer et l’amour inconditionnel pour yemma. J’aimerais qu’il puisse les lire ces lignes, je me dépêche de les écrire, alors, j’aimerais qu’il les lise et qu’il lève les yeux au ciel pour essayer de faire redescendre les larmes à l’intérieur de lui-même comme il fait toujours, en vain, puisqu’elles finissent par déborder ses cils immenses et étrangler sa voix. Il ne voudrait pas que j’en parle car c’est l’intimité, c’est mama, celle dont il ne veut jamais prononcer le nom, il cherche toujours des colocations, des périphrases, des tournures compliquées, il louvoie, parce qu’il ne veut pas l’appeler par ce nom que tous les autres connaissent. Il est pourtant joli son nom : Lila : c’est la nuit en arabe et le mot qui fleurit en français.
dans la pièce à trois murs au centre précisément dans la pièce à trois murs l’horizon était total assise au sol elle ne voyait plus que le ciel elle ne voyait plus qu’une découpe du ciel rectangulaire mais profonde une entaille aussi large que pouvait être la liberté elle y restait des heures en contre-plongée dans le bleu puis les années ont passé et la guerre, ils ont déménagé et elle quitta sa première pièce à trois murs qui ne la quitta pas pourtant
assise de nouveau mais dans une pièce à quatre murs il ne restait plus du ciel qu’un carré traversé par du bois vertical et horizontal, des barreaux à sa fenêtre, il ne restait qu’un carré formé de plusieurs petits carrés elle n’avait plus que quelques bouts de ciel mais elle restait à les contempler sachant qu’il existait encore cette liberté bleue et rectangulaire de son enfance puis le temps passait et on avait enlevé les persiennes qui s’ouvrent comme deux bras sur le monde pour mettre des volets roulants on baissait les volets on lui baissait les volets tous les jours comme on baisse les paupières on la forçait à plisser les yeux plisser les yeux et ne plus les laisser grand ouverts parce que ses yeux étaient beaux elle devait fermer les yeux parce qu’elle était leur prunelle on lui demandait de fermer les yeux pour ne pas qu’elle les brûle à la lumière du soleil on lui demandait de fermer les yeux pour ne pas qu’elle ait le regard trop grand alors son monde s’obscurcissait sa gorge se nouait et les larmes
elle détournait peu à peu les yeux du trop petit bleu qui lui restait pour les plonger dans les livres elle y retrouvait le rectangle de l’enfance en beaucoup plus grand elle// comprenait que le ciel était plus que le rectangle elle //y trouvait la profondeur du ciel et qu’il est infini elle //se prouvait qu’il existait toujours ce ciel qu’on lui dérobait alors, elle lisait elle lisait
parfois on lui disait encore attention à tes yeux ne lis pas de trop près ne lis pas autant qu’est-ce que tu lis encore il y a des mensonges dans les livres mais elle continuait de creuser le ciel dans ses yeux de parcourir les mots bleus
elle lisait dos contre la fenêtre et ses oreilles continuaient d’entendre la liberté dehors la liberté des autres la liberté de ceux qu’on laissait regarder les yeux grands comme ça elle entendait leurs voix reconnaissait ceux qui passaient en bas qui jouaient reconnaissait la voix de ses amies et de ses frères dont// les pupilles pouvaient palpiter au grand jour //et cette musique bleue rendait son cœur marron/ triste elle croyait encore les entendre les voix des autres quand/ grande elle avait de nouveau sa pièce à trois murs et l’horizon grand devant elle entendait encore les échos du passé elle sentait encore la blessure marron dans son cœur elle cherchait encore le ciel //volé// entre les lignes.
Un jour, ils étaient tous allongés face et ventre contre sol, les bras ramenés contre leurs corps ou alors étendus devant eux. Toute sa famille était au sol. Ce n’était pas le froid qu’ils venaient chercher, mais bien l’ombre et la sécurité, loin des balles, des bombes et de leurs souffles brûlants. Elle suivait des doigts les motifs des carreaux, de lents mouvements hypnotiques, qu’elle répétait sans cesse, pour calmer sa respiration. Sa mère la tenait contre elle. On entendait des sifflements traverser les airs, on entendait des voix d’hommes qui grondaient, les femmes qui hurlaient, on entendait les cœurs de cette famille battre à tout rompre, les peaux, les vêtements, jusqu’au carrelage même contre lequel ils tambourinaient. Les cheveux de son frère plaqués contre sa nuque humide dessinaient des crochets menaçants, ses yeux en suivaient la trajectoire parfois, glissaient et remontaient vers le sommet de sa tête. Son père était de l’autre côté de la pièce, sous la porte-fenêtre donnant sur le balcon, il est celui qui avait donné l’alerte, et son corps maintenant faisait vainement bouclier. Ils habitaient une terre de séismes, ils connaissaient ses soubresauts quand elle hoquète, ceux de la mer qui se déchaine, quand les éléments se rappellent à eux, ils vivaient sous le constant péril d’un soleil orgueilleux, ils avaient l’habitude de vivre sur un sol qui tangue de loin en loin, mais cette fois-ci, il était leur seul refuge. Elle se concentrait sur les carreaux tangibles et frais, impassibles. Elle voulait plus que tout faire un avec le sol, sa joue gauche imprimait sa dureté, il était l’espoir de vie, la garantie de survivre. Il ne fallait pas autre chose que cela, s’ancrer, s’enraciner dans ce sol, être comme morte, ne plus regarder le ciel qu’elle pouvait encore apercevoir dans l’angle supérieur de la fenêtre, qu’elle ne reconnaissait plus, elle fermait les yeux, écrasait ses paupières l’une contre l’autre, - ses cils se chevauchaient-, et attendait de se transformer en marbre. Le sol, ses milliers de motifs comme des milliers de grains, devenait étendue de sable, qui lui glissait entre les doigts ; c’était une plage, une crique où s’abriter des souffles et des vents, entre deux bras de falaise. Avec sa main droite, elle bouchait son oreille nue. Ne plus entendre les voix des hommes s’élevant, transperçant l’air et son enfance. Elle se concentrait pour essayer d’arrêter l’alarme, cette alarme qu’elle entendait pour la première fois mais qui viendrait découper ses journées d’enfant, un bruit qui ne la quitterait plus, des années, la suivant comme un indolent compagnon de voyage, si bien que son silence, un jour, -un jour qui ne fera pas date car tout ceci disparaîtra comme c’est apparu, sans que personne ne comprenne vraiment, tout ceci sombrera dans une forme d’oubli collectif et on n’aura plus de mots pour le dire-… si bien que son silence qui se fera sans prévenir et rendra un peu de lumière à ses journées, se fera comprendre par son absence et par une forme de manque. Au bout de quelques jours, les habitants de la ville, comme sonnés, se réveillant d’un long songe, se rendront compte qu’ils ne sont plus dans un état de demi-éveil et que leurs journées leur appartenaient à nouveau. Mais nous n’étions qu’au début de l’histoire, et ils avaient à la vivre.
La Casbah et ses maisons au cœur carré. Les pièces, les escaliers, les étages se déroulent autour d’une cour mosaïque, tous les appartements circulant autour d’elle, une course vertigineuse de galeries autour de ce centre de marbre, orné d’une fontaine, œil du cyclone. La structure de ces ogives et de ces courbes, de ces arcs et de ces creux étaient des meurtrissures, des meurtrières : pouvoir tout voir les yeux forçant les secrets et les pudeurs.
Le plafond : des carreaux de verre comme des trouées de lumière. Les rayons de soleil et les cris des mères s’entrechoquaient d’un étage à l’autre, vibrant sur les mosaïques et la faïence.
Le patio scelle ce pacte entre l’intérieur et l’extérieur. L’architecture est méditerranéenne, des bras ouverts sur un bassin fermé, une mer de losanges entre des rives, une promesse d’ombre, d’air et de repos.
Visiter ces cours une fois abandonnées, effritées et seules, le silence y résonne ample. Des ombres passantes et fugitives habitent persistantes ces murs défraichis, la fontaine est tarie, plus qu’un œil morne, orbite de la mémoire, où passé présent n’alternent plus.
Monter sur les toits et retrouver le vivant des terrasses qui dégringolent vers la mer, suivre des yeux de l’esprit les mouvements des résistants et des résistantes dont me parle mon père d’une maison à une autre, les armes les cris les larmes, les rires fusent, les voiles se resserrent ou glissent, les toits de la Casbah, c’est aussi le matin le café, le soir, les confidences, un peu de liberté, le ciel à nos pieds, la nuit nous couvre, l’air est gros de l’humidité marine, la tiédeur de l’obscurité revigore les corps engourdis par le soleil du jour enfui, les conversations sont murmurées, l’âpreté de la vie est effacée, le thé se boit très sucré, sur les terrasses on parle d’amour et de djnoun, les toits mitoyens tissent des solidarités entre les familles, comme les marches d’un même escalier, un seul élan qui élève, à cette hauteur l’horizon est offert à tous les yeux, les heures sont suspendues et les regards se perdent, se croisent d’une maison à l’autre, les joues qui s’empourprent pour la première fois, les cheveux alourdis par le sel et le sable flottent joyeusement, on joue au dominos, on distribue les cartes et on se raconte les destinées et les infortunes, l’infini se goûte sur ces sommets carrelés, en journée, quand le soleil tombe dru, les terrasses sont vides, il ne reste que les vêtements qui claquent au vent, comme les meubles laissés par ceux partis trop vite, des drapeaux fiers et tendus, ou des lambeaux qui refusent l’oubli
En fond, j’entends encore la voix grêle chanter le chardonneret et ses couleurs, puis par-delà le silence et le oud, déchirant le ciel, se déployant au-delà des toits, couvrante et enveloppante, el ghachiya, kaléidoscopique, perçante et rassurante, donnant le alif, la première mesure, le premier sens, la voix déportée par le haut-parleur, qui entonne le adhan, qui rappelle, qui appelle, haletante, pleurante, la voix d’un veuf éploré, celle d’une femme implorant, secouée, saccadée, cette voix éclate, elle répète, insiste, revient sur ses mots, et décrochant une note là-haut, elle s’y cramponne, résiste, perdure, en lutte contre sa propre mort, jusqu’à s’arracher de son corps, jusqu’à nier le corps, formant un polygone étoilé. Il est l’heure des Vêpres. Il est l’heure du ‘asr, il est l’heure du temps. Je me revois alors allongée, cette fois sur un matelas, gonflé de laine de mouton, posé parterre, allongée sur le ventre, le menton sur un bout de ce matelas, les doigts pianotant les motifs sur le sol, carrelage moucheté, saturation de tâches, mer de tâches, dans la chambre du grand-père. Elle donne sur un balcon, des volets bleus font de l’ombre. Il est l’heure des vêpres, il n’est plus l’heure de lui. De l’air souffle à travers l’appartement, entrouvre doucement les volets, les ramène de nouveau à lui, au dehors : ils glissent sur les sillons qu’ils ont creusés au sol. Les poussières s’infiltrent dans les rainures, dans les fêlures des carreaux, trous et interstices, le retour rassurant du motif se brise aux pieds des volets, au bord du balcon. Les trous dans le carrelage, la béance depuis le départ et cette idée d’un cœur criblé par la perte. Alors le corps s’arrache aux épaisseurs laineuses, les pieds rencontrent la fraîcheur du sol, bientôt recouverte par un tapis raffiné et soyeux. Le tissu s’étale par-delà les rainures et comble les creux. Puis, debout, les orteils jouant sur l’extrémité brodée du tapis, les bras ramenés sur la poitrine, le corps est droit et immobile, les lèvres seules murmurent la beauté de l’idéal et celle du temps ; ensimismamiento ; la prière est muette, siran, les mots résonnent en soi, jahran, gonflent les poumons, les bras se lèvent, s’affaissent, suivent la ligne des hanches, s’affairent régulièrement, puis dans un souffle, allahou akbar, le corps se fléchit, s’affaisse, le front embrasse le sol ; le corps n’est qu’un viaduc. Le marbre, sa résistance et sa force, se rappellent au corps par-dessous les fibres du tapis, ils attaquent le front, les genoux, les paumes et les pieds, ils maintiennent la structure fermement. Les lèvres effleurent le tissu dans leur psalmodie. Alors l’échine se redresse, le corps s’agenouille, les talons reçoivent les courbes lourdes, le corps se repose sur lui-même. Les mains reposent sur les genoux, le doigt s’agite, chef d’orchestre. Les yeux, humbles et sans défiance, fixent le sol, les couleurs étalées, celles du tapis, celles des carreaux, forment une architecture horizontale, plane, de droites, de segments, de cercles et de losanges. Le spectacle est hypnotique, un manège de signes et d’astres. Le temps n’est plus, il ne se compte plus, seules comptent les vibrations des cordes graves et aiguës, pincées, étirées, caressées : jeu infini, infiniment recommencé.
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1ère mise en ligne et dernière modification le 3 janvier 2022.
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