entretiens | écrivain face écran, Daniel Bourrion

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Rencontre avec un écrivain majeur, dont le site est un laboratoire quasi infini des possibles du récit numérique.

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 portrait ci-dessous : © Olivier Toussaint (voir son site, et notamment ses portraits d’ouvriers. Entretien mené par François Bon.

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écrivain face écran, Daniel Bourrion


Au tout début, on a un jeune homme qui publie son premier livre de poèmes (Répons, à La Dragonne, 2003), l’étape d’apprentissage et sa conclusion symbolique qui valent pour chacun d’entre nous. Et puis vient comme le grand souffle numérique : le passage à l’école des conservateurs de bibliothèque t’installe dans un territoire qui va devenir aussi bien celui de ton activité professionnelle que de ton activité d’écrivain. Tu peux revenir pour nous sur ce parcours, ses étapes, et ce qui s’est passé à l’ENSSIB ?

Pour être exact, le premier livre de poèmes, c’est Une paupière à la fenêtre en 1998, éditions de l’Estocade, à la fois une revue et une maison d’édition montée par Jean-François Patricola et Olivier Brun, lequel Olivier Brun va créer ensuite la Dragonne. Je me souviens parfaitement du jour où Jean-François Patricola m’a mis en main le bouquin, cette « paupière à la fenêtre », par surprise, pendant un apéro chez ses parents. Grande joie — je suis fils de routier alors avoir son premier bouquin physiquement en main, ce n’est pas rien.

Mon parcours, c’est de loin dans mes souvenirs, devoir et vouloir écrire. Devoir parce qu’il n’y a pas moyen de faire autrement puisque ça parle tout le temps dedans. Pour le vouloir être écrivain, aussi improbable que ça puisse être, pour les raisons sous-entendues dans le fait de dire « je suis fils d’ouvrier » — une manière de parler autrement depuis un autre lieu qui n’est pas celui auquel je suis destiné. Et dans ce parcours, il y aura gravir une montagne universitaire où, à chaque moment, on se dit qu’on est un étranger à ce milieu. Que sa place, elle est dans un atelier, une usine, derrière un volant, une fourche. N’importe où sauf les mains dans le texte qui, à l’époque pour moi, ne peut exister par ailleurs que dans un livre physique.

Les cols d’altitude de la montagne, je les passe sans les codes. Pareil pour écrire : je fais, c’est tout. Je n’ai aucune idée de comment ça se passe, d’à qui il faut parler, de comment on est édité. Je ne connais personne. Je suis un cul-terreux. J’envoie des textes un peu au hasard. La très très grosse majorité revient. De rares passent en revue. Ils sont ma seule carte d’identité.

En parallèle, j’arrive au moment de la thèse, j’attaque un truc sur Claude Simon : ça aurait donné une mauvaise thèse, j’ai eu pour x raisons personnelles la bonne idée (et la chance) d’abandonner alors que le premier jet est écrit et qu’on discute déjà avec mon directeur de qui sera dans le jury. Je projetais de devenir prof de fac, forcément, ce projet prend du plomb dans l’aile. Je deviens un peu par hasard Conseiller Principal d’Éducation, et c’est chouette. Vraiment. J’ai aidé à grandir des centaines d’enfants sans en avoir moi-même - ça repose, si l’on peut dire.

Pendant ce temps, je suis toujours traversé de l’envie d’être où sont les livres et à cette époque, ils sont encore surtout dans les bibliothèques — lieux qui me fascinent et où je suis chez moi quand rien, vraiment, ne m’y destine. Je passe donc le concours de conservateur, pour voir si je pourrais tenter. Bingo. Direction Lyon, l’ENSSIB.

L’ENSSIB, c’est le paradis et l’enfer. La première semaine est terrible même si personne sans doute ne l’a remarqué. Je me retrouve dans une promotion de camarades brillantissimes, la plupart avec des parcours tirés au cordeau. Dans l’amphi où commencent les cours, je me sens comme une poule dans un aquarium. Je regarde la porte de sortie. Mais je reste quand même. Heureusement. Je vais m’ennuyer beaucoup, et apprendre beaucoup.

L’enfer, l’ennui, ce sont les cours censés nous donner les bases de la bibliothéconomie, et évidemment, je n’écoute pas — c’est un peu ma spécialité, l’attention plus que flottante, et sans trahir grand secret, j’ai passé plus de temps dans ma vie à flotter, qu’à écouter le prof, y compris à la fac quand on décortiquait des bouts de phrases pendant que moi, je regardais dehors en me disant « voilà une scène qui ferait une belle histoire ».

Les apprentissages, le paradis, ce sont les cours autour de l’informatique documentaire (pour aller vite — c’est là que je me rends compte de la composante technique sous-jacente aux bibliothèques, et à quel point les bibliothèques touchent à la technique ; ce n’est pas anodin, d’ailleurs, il me semble, que je me sois spécialisé dans ce domaine qui me permet de sortir de l’éthéré du « livre » pour mettre les mains dans le cambouis ; et qui est peut-être, aussi, le seul espace de légitimité que puisse se trouver quelqu’un qui n’a pas hérité).

Et puis, les échanges que nous avons en dehors des cours. Où, par hasard, je découvre les blogs, et leurs outils-moteurs, en particulier Wordpress puis Drupal. Je prends en quelques jours conscience qu’en peu de clics, très facilement, n’importe qui peut avoir son site et donc, littéralement, publier ce qu’il veut. Comme ça.

C’est un choc : la diffusion de la littérature n’a donc pas nécessairement à passer par des filtres, maisons, adoubements, réseaux, je ne sais quoi. Cette découverte est fondamentale pour moi dans mon rapport au geste de donner à lire.

Évidemment, les choses ne sont pas aussi simples, en particulier dans un milieu (l’édition) où le symbolique est aussi fort que dans le domaine littéraire. Où le support valorisé (le papier) et dévalorisé (le reste) s’affrontent sans cesse, le premier restant le passeport pour quasi tout ce qui concerne la reconnaissance d’un auteur en tant que tel (entendre dans mon esprit, longtemps, qui passe à la télé et signe ses bouquins avec son MontBlanc).

N’empêche. Me voilà en mesure de faire lire ce que j’écris, même s’il n’y a que 3 lecteurs. Et ce, par un outil technique qui me donne un pouvoir inattendu (cette phrase n’est pas anodine).

L’autre virage de l’aventure, c’est lorsque — dans cette période où nous passions des blogs hébergés par des plateformes toutes prêtes, à des noms de domaine qui deviennent eux-mêmes un territoire, comme une œuvre littéraire aussi est une carte, tu annonces ce « face écran », surprenant parce que ça aurait pu être « avec l’écran » ou « au travers de l’écran » (pour moi, l’écran est plutôt une porte, quelque chose qu’on franchit, et appelant en permanence à son effacement). Pourtant, ça sonne, ça nomme l’obstacle avec évidence. Mais ça construit ce territoire en dehors du nom même de l’auteur, qui n’apparaît qu’à condition de cliquer sur le menu « à propos » puis d’ouvrir le PDF du curriculum-vitae. Tu peux revenir sur le choix de cette bannière, et ses conséquences ?

Ce n’est pas pensé à priori. À dire vrai, je m’aperçois avec cette question que mon nom n’est pas présent sur Face Écran, en tous cas, effectivement, pas d’emblée.

Je peux essayer de trouver des réponses. Le « Face Écran », c’est surtout vu depuis mon point de vue, très prosaïquement : ma journée (comme la tienne) se passe principalement face à l’écran. Partant, le lecteur, le destinataire des textes du site n’est même pas dans le paysage. Peut-être parce que tout cela reste un vécu d’une extrême solitude que l’écran ne parvient quand même pas à percer, même s’il ouvre sur le vaste reste. De fait, je me cogne toujours à l’écran, qui est aussi le lieu d’un affrontement avec tout ce qu’il y a dire. Et ce n’est donc qu’ensuite qu’on ouvre à l’autre. Vu comme ça, le Face Écran est la trace d’un monologue premier.

Pour le nom, le mien, invisible, on retrouve cette logique, probablement, de s’effacer derrière le texte et donc l’écran qui, cette fois, devient la seule manifestation de l’auteur que le lecteur va voir — tellement d’ailleurs que cet auteur n’a pas de nom et qu’il n’est qu’un écran qui bouge. Qui protège aussi tout en nous mettant à poil, et plus large qu’avant.

Toujours dans le paradoxe de ne jamais évoquer de nom d’auteur (même si les noms des photographes ou artistes associés, lui, figurent en clair), la page « publications » aligne plus de 20 « recueils et autres textes longs », dont le fameux J’ai été Robert Smith, publié d’abord numériquement, puis traduit, et repris en format imprimé. On a rêvé ensemble, dès 2008, l’aventure publie.net voulue comme coopérative d’auteur, où tu es resté une des figures les plus permanentes, avec Joachim Séné ou Christine Jeanney et d’autres, et plus de 15 publications. Je me souviens avec émotion, par exemple, de quand nous avons lancé ce format bref : Dix-neuf francs. Tu peux nous retracer l’évolution de cette suite de publications ?

Ce sont des cueillettes de fragments, pour la plupart. Comment dire… Des morceaux que je rabouche pour les rendre présentables et publiables éventuellement. Ce qui arrive (la publication) souvent dans un mélange de hasard et d’amitiés. Non pas que le fait d’être amis permettent la publication. Ce sont plutôt des hasards de rencontres qui font que j’ose donner à lire à quelqu’un qui décide de me publier, et l’aventure publie.net est typiquement témoignage de cela : je croise pour les besoins du travail en bibliothèque un certain François Bon, qui est en train de lancer publie.net, je me dis allez, voyons-voir ce qu’il va dire de ce texte, « Incipit », je lui maile et dans la foulée, publie.net m’accueille (je n’en suis toujours pas revenu).

Dans tout cela (je mets de côté la poésie, que je pratique moins actuellement en tant que forme spécifique même si elle reste présente, je crois, dans une certaine attention à ce que j’écris quand je l’écris, une certain musicalité - quand j’écris, au vrai, je me lis in petto et c’est un rythme sans quoi ça ne fonctionne pas), je vois émerger deux « veines ». La première cherche à dire dans l’os de la langue, et va creuser profond dans cette masse mélancolique qui me fait fondation. Typiquement, c’est « Lieux » ou « Langue », où je cherche d’où je viens, ce que je dis, ce qui me fonde (y compris le fait que le français ne soit pas ma langue maternelle — quand même, ça doit peser mais je ne sais pas quoi).

L’autre veine est plus autobiographique, narrative, plus légère, du moins en surface, et raconte aussi simplement que possible ce que j’ai été. En tant que tel, mes petites aventures n’ont pas grand intérêt sinon de dire, je crois, des intemporels qui peuvent toucher à l’universel. Dans Dix-neuf francs, dans le Robert Smith, dans les Etés Camembert, ce n’est pas tant moi que je raconte, qu’une histoire de n’importe qui.

Il y a, aussi, depuis Incipit qui était clairement une fiction, tout un chemin vers le fait d’assumer le récit, et de se débarrasser de la fiction, justement. Dix-neuf francs est à cet égard une borne, parce que le « je » de ce texte (comme dans tous les suivant jusqu’à la « petite fille dans sa robe claire », qu’on a liés ensemble dans Légendes c’est moi. Le vrai. Dans un mouvement où le rideau de la fiction est finalement abandonné (même si toujours il y a des voiles, et la poésie de « ma sorte de Journal », uniquement en ligne, est alors un plein voilier). Ce qui va dans le sens d’un dévoilement de soi devant l’acceptation de qui l’on est, même si ce n’est qu’un gars comme moi, d’une confondante banalité qui, justement, pourrait donner à sa parole un intérêt.

Ce qui est posé, comme pour moi-même et pas mal d’autres évidemment, c’est ce lien fondateur de la publication blog, la construction web de l’œuvre, et son dépli en formes-objet, les publications séparées comme tes beaux Étés Camembert avec Roxane Lecomte. Mais le blog est rapidement devenu une œuvre en lui-même, je ne me souviens notamment du jour où tu as introduit une vision filmique de l’écriture en cours, donc le blog comme inscription de la durée même de l’écriture. Aujourd’hui, pour chaque projet distinct (les « autobios », les Cantiques...) ton site affiche d’abord une ligne temporelle de publication, et nous confie à nous, lecteur, le soin d’en recomposer éventuellement la lecture globale, tout en laissant apparaître aussi les « révisions », donc une part de la genèse. C’est assez fascinant lorsqu’on ouvre un ensemble comme Tombeau dont je crois qu’il n’a pas fait l’objet de publication dédiée, hors du site ? Comment présenterais-tu la cartographie, le chemin temporel de ce que rassemble ton site ?

Le site, c’est une carte se réécrivant sans cesse. Ce que je veux montrer, c’est à quel point le texte « final » n’est que le résultat d’une lente élaboration, très loin de l’illusion du texte tombé des cieux, de ces âneries d’inspiration qui vous viendrait comme ça, comme une pomme qui e tombe sur la tête. Le résultat d’une histoire (d’où cette tentative du film de l’écriture qui a finalement cessé le jour où le petit serveur qui faisait tourner ça a cramé suite à un orage - à quoi ça tient quand même). D’un travail d’agrégation de pièces disjointes, aux raccords malvenus, se structurant par couches, hasards, moments. Aboutissant souvent dans des impasses. Mais se faisant selon une nécessité qui vient à la fois de moi, et des contraintes extérieures qui sont le temps dont je dispose pour y travailler ; la langue, tout simplement, et ce qu’elle tient de torsions ; une sorte d’équilibre interne au texte qui fera qu’il se voudra debout, ou pas du tout ; et tout un bazar difficilement résumable dont je ne comprends pas le quart.

Concernant l’aspect temporel, ces allers et retours, ces déplis, participent également de la journalisation (au sens informatique) d’une démarche de maturation quasi indépendante du texte. Partant le plus souvent d’un tout petit morceau de phrase, mon travail est de travailler le bout de texte jusqu’à ce qu’il résiste. C’est là que je n’ai plus rien à lui dire. Mais pour certains, quand je les pensais terminés, ils reviennent pour un second tour de dépli, et la seule image qui me viennent est celle de ces graines qui viennent bien longtemps après avoir été fichues en terre. Ou alors, pour revenir sur l’informatique, celle des tâches de fond qui tournent en coulisses des machines, dont on ne voit souvent rien du tout.

C’est exactement ce qui s’est passé pour Comment je n’ai pas tué François Mitterrand, posé sur le site en 2015 et qui me revient il y a quelques semaines avec l’envie de voir ce que je peux encore en faire. Y écrire dedans.

Je suis toujours fasciné par cette capacité d’un texte à pouvoir être repris et redéplié de l’intérieur. Sans fin apparente. Parce qu’à tout instant, on pourrait prendre un morceau de phrase, presque une bouture, et la faire grandir, etc. sans fin — enfin, sans fin, je n’en sais rien, et c’est aussi là que j’en suis maintenant rendu. Depuis plusieurs manuscrits/mois, je suis passé d’une écriture très courte, très dense, à quelque chose de beaucoup plus long (enfin, long, pour moi). Mes textes actuellement sur l’établi, Les Immortels, Comment je n’ai pas été écrivain, La persistance ou Comment je n’ai pas tué François Mitterrand tiennent leurs 45 000 mots, ce qui est très largement au-delà de mes habitudes. Et donc, la question que je me pose, c’est jusqu’à où je pourrais déplier avant que ça casse.

Outre un choix de changement de style (merci Guillaume Vissac et Roxane Lecomte pour les virgules, les points), il y a aussi dans cette bascule l’exploration d’un nouveau souffle qui permet d’aller plus loin dans le dépli (les phrases labyrinthiques de J’ai été Robert Smith épuisent l’auteur qui, à un moment ou un autre, arrête le texte, arrête d’écrire — c’est un sprint épuisant quand écrire long tient plus du marathon, ce que je tente actuellement — même si la ligne d’arrivée, on l’atteint toujours rincé).

Au bout du compte, je me demande ce que serait un texte littéraire infini, et, en fait, même si c’est une image bateau, je me dis que toute la littérature mondiale n’est que cela, un seul texte, le web venant en élargir encore les marges dans un dépli qui serait infini — oui, un « livre de sable » auquel cette fois, nous pouvons tous oeuvrer.

Une question adjacente, mais que je vis toujours avec inquiétude, ayant choisi un chemin autre : à trois reprises (USA, Transsibérien, Australie), tu t’embarques avec deux proches, dont un est photographe, l’autre devenu éditeur, pour des aventures de terrain que tu accompagnes par un site dédié, hors face-ecran.fr (« on the route ») mais dont l’accès s’effectue de fait par le seul face-ecran, qui sont autant d’impressionnantes réalisations transmédia, mais où tu restes celui qui s’occupe du texte, et non pas du son, et non pas des images, photos ou film. Comment concilies-tu d’être webmaster d’aventures transmédia tout en restant, dans face-ecran, homme du texte seul ?

Ce sont deux types d’aventure totalement disjointes pour moi. Dans Face Écran, à part quelques rares incursions d’autres, je suis le taulier, seul à bord de la barque. Dans les sites liés aux voyages que tu évoques avec mes deux compagnons, je ne m’occupe que de la mécanique de publication, en tant que soutier, et en la réduisant au minimum du nécessaire pour laisser le plus de place possible aux témoignages que nous y déposons. Et je n’insère dans l’ensemble que mes textes, qui sont la seule forme dans laquelle je suis à l’aise (la vidéo, la musique, les arts graphiques, etc, sont définitivement hors de ma portée - je crois que le texte est le seul outil que je puisse maîtriser assez).
Mais qu’on ne s’y trompe pas. La « solitude » du taulier de Face Écran n’est pas celle d’un qui refuserait le collectif. J’aime beaucoup ça, le collectif. Je suis un misanthrope qui croit au collectif, et aime à y participer. C’est aussi cela qui m’a parlé dans l’aventure Publie.net. Simplement, au moment où je touche au plus central, qui est d’écrire, je ne peux plus faire autrement que d’être seul. Manière d’arriver à rentrer dans cette histoire-là qu’on ne peut, il me semble, que machiner tout seul. Enfin, moi.

L’atelier nocturne qu’on avait inauguré dans la bibliothèque universitaire Saint-Serge flambant neuve d’Angers l’hiver 2010, associant étudiants et enseignants, reste une des expériences d’écriture pour moi les plus intérieurement marquantes. On travaillait au rez-de-chaussée, et Daniel Bourrion, à l’étage, gérait en temps réel la présence numérique collective du travail. Tu as quitté désormais, professionnellement parlant, l’univers des bibliothèques, mais tu gardes pour tes outils numériques une radicalité dont témoigne souvent ton compte Twitter : l’architecture de ton site via la plateforme américaine Drupal, qui me serait totalement immaîtrisable par rapport à celle (Spip) que j’utilise, et d’un ordinateur sous l’architecture libre Linux. Comment formulerais-tu l’interdépendance, ou pas, de tes outils numériques et des formes narratives que tu travailles ?

Précisons que je n’ai pas quitté l’univers des bibliothèques, qui reste ma maison. La distance tient plutôt d’un éloignement temporaire, une sorte d’exil.

Pour revenir à la question, à mes yeux, Spip est beaucoup plus compliqué que Drupal, pour tout dire. Mais c’est une autre histoire.

Pour la partie web des outils, la force de Drupal est de pouvoir très simplement « jouer » avec les fragments. Fondamentalement, Drupal utilise des fragments (les contenus et les champs constituant ces contenus) qu’il donne à voir (assez simplement) selon les règles d’organisation qu’on lui donne. La disposition de tels ou tels fragments dans telle ou telle visualisation est sur Drupal relativement simple, sans nécessité de code, ce qui m’arrange beaucoup (j’ai un vernis de compétences en code, mais rien qui me permette d’aller très loin, d’où justement la difficulté que j’ai avec Spip et ses squelettes - je fonctionne beaucoup en logique floue, d’où la difficulté avec le code).

Par ailleurs, le module « Books » de Drupal permet de relier en quelques secondes, en plus, tel plus gros fragment à tel autre. Et donc, très simplement, de tisser quelque chose en liant des blocs épars. Ce qui est assez exactement toute ma démarche d’écriture. Et qui, par ailleurs, entre en écho direct avec le web et la manière dont on s’y lie.

Cet outil, Drupal, vient donc faciliter une certaine pente. Qui est aussi d’aller au plus simple pour se débarrasser des tâches qui m’ennuient ou que je ne sais mener, coder, par exemple, mais aussi, depuis peu, partir d’un texte *.tex à plat dans Visual Studio Code et obtenir en un clic et quelques extensions à VSC un pdf très propre, mis en page au cordeau avec LaTeX, qu’il m’aurait fallu des heures pour faire à la main, si tant est que j’y parvienne un jour.

En résumé, la technique n’est qu’un moyen pour moi d’aller au plus vite, au plus essentiel. La marque des fainéants. Typique.

Des fois, tu m’as mis dans des colères intérieures que je ne t’ai pas témoignées, à vouloir sans cesse minimiser ce qui pour moi est le creusement principal : la figure de l’écrivain, le chemin intérieur qu’est, pour toi ça fait quand même vingt ans, pour moi le double, la réalisation de soi-même écrivain. Qu’est-ce que signifie pour toi aujourd’hui le mot écrivain, et, corollaire, qui est le Daniel Bourrion écrivain ?

Les colères, je les ai repérées. Et à dire vrai, elles sont justifiées. Simplement, ce n’est pas la figure de l’écrivain que j’ai tendance à minimiser. C’est moi comme écrivain qui me reste difficile à concevoir. Pour moi, la question est plus que compliquée, ce qui explique mon attitude. Sans doute du fait d’une image très fausse que je peux avoir, de ce qu’est qu’un écrivain.

Je suis resté longtemps dans l’illusion de la figure de l’écrivain telle que je la croisais à la télé quand, très jeune, dans mon patelin au fond de la Lorraine, je regardais fasciné les émissions littéraires ou lisais des reportages sur des écrivains « certifiés conformes » avec cravates et tout le tremblement parlant de choses dont je ne connaissais ni comprenais le quart du dixième.

Cette figure, qui n’est qu’une image fabriquée de toutes pièces, j’ai mis bien longtemps à comprendre qu’elle n’était, justement, qu’un leurre, ou un spectacle (sans que ça remette en cause, évidemment, l’évidente valeur littéraire des livres écrits par certains ou certaines qu’on voyait dans le poste). Et j’ai mis tout autant de temps à comprendre que ce que je prenais pour des étapes essentielles de validation (la publication papier, le plateau de télé, les ventes par palettes) n’étaient pas des étapes essentielles — qu’elles participaient simplement d’une voie, sans exclure les autres disons plus artisanales et/ou discrètes. En fait, je pense que je confondais le bruit et la musique.

Après tout ce temps, j’en suis probablement arrivé maintenant à me dire qu’un écrivain est celui qui se pense tel, est reconnu comme tel par d’autres écrivains, et par ses lecteurs — même s’il ne s’agit que dix personnes dans le monde, la vraie preuve de son statut étant dans ses textes, et pas ailleurs.

D’où j’en arrive à une définition assez simple, tenant moins aux apparats. Définition qui serait qu’un écrivain « n’est que » celui ou celle qui se coltine à la langue en la sollicitant assez pour que d’autres viennent lire ce qui résulte de la bagarre.

Là-dedans, le Daniel Bourrion écrivain est le corollaire de ce qu’il fait. Et donc, considérant tout ce qui précède dans ce jeu de questions/réponses, je crois bien que, finalement, je coche toutes les cases.

 



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1ère mise en ligne et dernière modification le 29 décembre 2021.
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