Ana Navarrete-Berbel | le plancher de sable

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L’AUTEUR

Ana Navarrete Berbel (qui signe souvent ana n b) habite à Nancy et propose 2 expériences web de haute qualité, souvent basées sur la relation texte image, et parfois à partir de son propre travail plastique, qui en ont fait en quelques années un repère important du paysage de la littérature web : son jardin sauvage et ses effacements . On peut aussi la suivre sur Twitter : @anaN2B.

LE TEXTE

« Je ne sais pas et ne saurai certainement jamais, où mon père, anarchiste espagnol, passa ses premières heures ses premiers jours, sur quelle plage française d’exil, sa première nuit. Alors j’ai construit un plancher de sable pour faire entrer sa voix et celle de cinquante hommes en noir.

« (du côté de la nuit en écho à la nuit longue la première nuit après la frontière la première nuit sur le plancher de sable – du côté de la nuit cinquante hommes en noir et une voix – le plancher de sable des traces de voix des déplacements des creux de sable des creux d’oublis – du passage au jour aux limites du jour et de la nuit – tes pas – tes pas du passage du chemin blanc à cet espace clos – traverser – tentative de traverser cette trouée du temps – je m’arrête dans les creux – je cherche le visible dans l’obscurité – je trace une étendue noire avec l’ombre de ta présence – et près de toi la présence d’une voix – celle de la jeune fille à la voix de violette – cette voix comme un trait fin et rouge vivant – je trace le commencement d’un chant – tes yeux sont ouverts – tes yeux sont fermés) »

Théâtre de voix pour un homme en noir et une voix cinquante voix cinquante mille voix cinq cents mille voix

(du côté de la nuit en écho à la nuit longue la première nuit après la frontière la première nuit sur le plancher de sable – du côté de la nuit cinquante hommes en noir et une voix – le plancher de sable des traces de voix des déplacements des creux de sable des creux d’oublis – du passage au jour aux limites du jour et de la nuit – tes pas – tes pas du passage du chemin blanc à cet espace clos – traverser – tentative de traverser cette trouée du temps – je m’arrête dans les creux – je cherche le visible dans l’obscurité – je trace une étendue noire avec l’ombre de ta présence – et près de toi la présence d’une voix – celle de la jeune fille à la voix de violette – cette voix comme un trait fin et rouge vivant – je trace le commencement d’un chant – tes yeux sont ouverts – tes yeux sont fermés)

Tu es là immobile

tu lèves la tête au ciel de nuit – la porte s’ouvre – un homme en noir deux trois quatre cinq six dix quinze vingt trente quarante cinquante hommes en noir sortent – cinquante hommes en noir lèvent la tête au ciel de nuit – cinquante hommes en noir tendent leurs mains – cinquante hommes en noir baissent les yeux sur des bouts de neige – cinquante hommes en noir délacent leurs chaussures – cinquante hommes en noir courent vers la mer – cinquante hommes en noir jettent leur manteau noir sur la neige – cinquante hommes en noir tournent la tête à gauche – cinquante hommes en noir te regardent – tu marches lentement la tête levée au ciel – dans tes mains un bouquet de fleurs rouges – cinquante hommes en noir regardent le fil de la nuit dessiner ta silhouette – tu lèves la tête au ciel de nuit – la porte se ferme –

ciel haut et bleu sur le plancher de sable – cinquante hommes en noir portent un amandier – les mains creusent le sable les mains recouvrent les racines – cinquante hommes en noir reculent d’un pas – tu vois maintenant le cercle d’amandiers –

sur la plage tu vois cinquante hommes en noir immobiles – chaque homme dit son nom chaque homme dit son prénom chaque homme dit son âge chaque homme dit son lieu de naissance chaque homme dit tout est vrai – chaque homme se tait – cinquante hommes en noir laissent tomber leur manteau –

rouge route rouge route rouge route rouge route – rivière raconte rouge route rouge route roule rivière raconte rêve rouge rouge route rouge route roule rouge rivière raconte rêve révèle rive rouge rivière raconte rêve révèle rive rouge route rouge route roule roule rivière raconte rêve révèle rive rouge

sable – eau – temps – tu creuses – tes mains remuent le sable – le temps devient langage de l’invisible – sous le sable sous la nuit sous le silence – le feu brûle ailleurs sous le toit des maisons blanches sur les pierres des chemins blancs dans les oliviers sur les fleurs rouges sur le corps des enfants – l’aube arrête les pas – l’aurore arrête les pas – tu regardes – cinquante hommes en noir dessinent un cercle

cinquante hommes endormis sur le sable – bras pliés bras dépliés têtes renversées tête tournées bras contre front front contre sable tête inclinée main refermée jambes allongées jambes repliées – les yeux fermés

double obscurité de la nuit – quelque chose prend forme là sous tes yeux – une forme précise de terrain – de plancher de sable – un espace se trouve là sous tes yeux – une vaste étendue sombre

tu racontes la première arrivée sur le plancher de sable

tu ouvres la première scène à la fin de la seconde nuit – cinquante hommes en noir recouvrent de terre d’herbes d’arbres le plancher de sable – les plis du sable s’effacent devant des centaines de sillons – des amandiers se détachent du ciel maintenant – le gris s’efface les herbes plates découvrent la lumière

tu ouvres la première scène à la fin de la seconde nuit – cinquante hommes en noir recouvrent de montagnes le plancher de sable – creusent les chemins dessinent les accidents – la nuit tu appelles les montagnes – Sierra Morena Sierra Madrona Sierra Magina Sierra de Hornachuelos Sierra Norte Sierra de Los Filabres Sierra de Cazorla Sierra Nevada

tu ouvres la première scène à la fin de la seconde nuit – cinquante hommes en noir brisent les lignes du jour broient les étoiles les polygones les fleurs blanches brûlent les herbes hautes et dures

tu ouvres la première scène de la seconde nuit – cinquante manteaux noirs sur le plancher de sable –

tu ouvres la première scène de la seconde nuit – cinquante hommes en noir décrochent la beauté monstre des ombres

tu ouvres la première scène de la seconde nuit – cinquante hommes en noir se couchent sur le plancher de sable nuques têtes renversées par le ciel

tu ouvres la première scène de la seconde nuit – le vent dessine pour cinquante hommes en noir une chambre de silence

tu ouvres la première scène de la seconde nuit – cinquante hommes en noir arrivent sur le plancher de sable

dans la nuit la nuit première transformée – l’obscurité – tu es debout devant la baraque en U – tu veux écouter la terre – tu marches vers le battement des vagues sous tes pas le bruit de la neige – tu marches longtemps tu marches – au bord des voix absentes – le vent épuise ta lutte – derrière toi cinquante hommes en noir étouffent le chant – le chant du cœur

cinquante hommes en noir se disent prince de rien – prince de l’air – prince de l’horizon – prince du sombre – prince du pays froid – prince de la langue révoltée – prince de la peau blessée – prince de la langue errante – prince de l’ailleurs – prince de la vie inventée

cinquante hommes en noir tirent tordent jettent l’inaccompli du temps

cinquante hommes en noir cherchent le point de rencontre entre le ciel et la terre

du fond de l’horizon ils arrivent – cinquante hommes en noir – corps droit dans l’espace nu du plancher de sable – aveuglés par la lumière blanche de l’hiver – cinquante hommes en noir s’arrêtent – cinquante hommes tournent maintenant sur eux même – bras levés comme un signal au ciel – les pieds frappent le sable les mains frappent l’air les pieds frappent le sable les mains frappent l’air les pieds frappent le sable les mains frappent l’air les pieds frappent le sable les mains frappent l’air

cinquante hommes en noir s’allongent sur le plancher de sable – cinquante hommes en noir regardent se délier le tableau de la nuit – cinquante hommes en noir attendent les bruits du temps – cinquante hommes en noir dialoguent avec des traînées de poussière – cinquante hommes en noir rêvent d’une sorte de loin

cinquante hommes en noir crèvent la peau du silence d’un cri

le silence pointe ta voix – tu regardes le bal hirsute de cinquante hommes en noir – au milieu du plancher de sable – au milieu de rien

cinquante hommes en noir se lèvent – cinquante hommes en noir regardent la bouche qui dicte – cinquante hommes en noir s’immobilisent sur le point A – cinquante hommes en noir tendent la main – cinquante hommes en noir tiennent leur gamelle noire – cinquante hommes en noir marchent vers le point B –

cinquante hommes en noir rentrent dans la baraque en U

dans la nuit le plancher de sable se transforme en théâtre de voix – cinquante hommes en noir sortent de la baraque en U tendent les bras vers le ciel puis posent leurs mains en forme d’étoile sur le visage – une première voix s’élève doucement et commence le récit du départ – nous avons marché au bord des ravins vides de la montagne dans le tumulte du brouillard du froid nous avons traversé des hameaux abandonnés nous avons traversé des forêts sinistres nous avons abandonné des corps dans la neige nous avons vu la fin des lueurs du soir nous avons abandonnés des corps sous la pluie dans la neige nous avons – et quand la première voix s’évanouit une seconde voix reprend – nous avons marché sous les tombes invisibles de nos compagnons nous avons déchiré nos mémoires la pluie a absorbé nos larmes nous avons dispersé nos dernières illusions dans les cendres de nos morts nous avons fermé les yeux effrayés de nos enfants nous avons arraché la lumière de la montagne pour couvrir le sourire figé de nos femmes nous avons serré la disparition dans nos bras maigres nous – et quand la seconde voix s’évanouit une troisième voix reprend – nous avons rougi nos yeux des dernières braises nous avons continué notre marche aveugle nous avons laissé les ombres courir devant et derrière nous nous avons jeté nos sacs devenus trop lourds dans les ravins nous avons déterré l’eau sous la neige pour boire nous avons empoigné le vent et le froid pour arriver là où nous sommes arrivés nous avons trempé notre langue dans le silence – et quand la cinquantième voix s’élève elle dit – nous sommes les hommes en noir nous écartons le silence nous transportons ici chaque nuit les lambeaux de nos vies

cinquante hommes en noir regardent loin très loin – au-delà du dernier point visible – entre le ciel et la mer

cinquante hommes en noir chutent dans la poussière se relèvent chutent dans la poussière se relèvent chutent dans la poussière se relèvent chutent dans la poussière se relèvent chutent dans la poussière se relèvent chutent dans la poussière se relèvent chutent dans la poussière se relèvent

c’est loin plus loin encore à l’arrivée de la nuit cinquante hommes en noir épuisés portent leur vie enlevée sur le plancher de sable

cinquante hommes en noir regardent ce qu’on ne peut plus voir

cinquante hommes en noir s’éloignent de la zone tolérée – cinquante hommes en noir s’aveuglent dans la faible lumière – cinquante hommes en noir déposent dans chaque pas un peu de poussière – cinquante hommes en noir s’arrêtent de marcher en file – cinquante hommes en noir courent vers les faibles vagues – cinquante hommes en noir dévident le jour

la langue tu la gardes pour parler entre le jour et la nuit avec les cinquante hommes en noir – la langue tu la gardes pour quand tête renversée dans un creux froid tu écoutes les voix qui viennent sous le sable sous ta peau – ta langue dit alors plus tard je reviendrai attends – moi sur le chemin blanc – attends-moi sous l’olivier dans les herbes rouges ne m’oublie pas dans la nuit ouverte et le vent sans héros dans les carrés vides de pierre des maisons dans les champs déchirés dans le prénom de la jeune fille à la voix de violette ne m’oublie pas dans la lumière des dépouilles rouges dans le temps perdu dans la fissure des arbres des racines dans la lumière juste avant le soleil dans le bruit la fuite des pas la course en tous sens dans la longue marche entre montagnes et mort – ne m’oublie pas – dans la main posée l’autre langue la langue qui vient sous le sable sous la peau ne m’oublie pas dans le retour des ombres – dans mes rêves dans les traces rouges les griffes rouges dans le ciel – ne m’oublie pas

entre arbres entre ombres cinquante hommes en noir marchent tête nuque tendues vers loin plus loin entre arbres entre ombres cinquante hommes en noir suivent tête nuque tendues vers entre arbres entre ombres tache rouge dans proie loin plus haut écarts sombres branches éliées cinquante hommes en noir suivent la ligne étroite entre arbres entre ombres entre ravins entre pierres entre loin plus loin entre les corps obscurs têtes nuques tendues vers loin plus loin plus loin entre arbres entre ombres

cinquante hommes en noir dessinent dans un ample rouge les traits les bruissements les mouvements du premier jour

cinquante hommes en noir sombrent maintenant dans la turbulence de l’attente – mains entourent visages corps assis jambes pliées genoux serrés coudes sur genoux – et mains en tour de silence – visages froids devant loin devant la ligne de la mer grise de février – cinquante hommes en noir voient le corps brisé – et bat la voix – la voix s’éteint vite sous les coups – cinquante hommes en noir voient la trace des pas le corps traîné la voix déchirée le bras la main traînés sur le sable froid – cinquante hommes en noir la peau blessée en dedans

cinquante hommes en noir marchent vers le bord de la mer – cinquante hommes en noir portent dans leurs mains un peu de terre un peu de sang un peu de poussière un peu de salive un peu de larmes un peu de reste d’avant – cinquante hommes en noir se penchent vers la mer – cinquante hommes en noir décrivent avec leur bras un arc d’adieu – cinquante hommes en noir jettent leur nom – cinquante hommes en noir jettent leur prénom – cinquante hommes en noir jettent le rêve d’hier – cinquante hommes en noir jettent la vie rouge et les cheveux mêlés dedans –

fin de la seconde nuit – tu ouvres la première scène – cinquante hommes en noir recouvrent de terre d’herbe d’arbres le plancher de sable – les plis de sable des centaines de sillons – sous les amandiers des masses grises – les peaux découvrent la lumière –

fin de la seconde nuit – tu ouvres la première scène – cinquante hommes en noir recouvrent de montagnes le plancher de sable – creusent des chemins escarpés – dessinent des accidents – la nuit tu appelles les montagnes – Sierra Morena Sierra Madrona Sierra Magina Sierra de Hornachuelos Sierra Norte Sierra de Los Filabres Sierra de Cazorla Sierra Nevada 

fin de la seconde nuit tu ouvres la première scène – cinquante hommes en noir brisent les lignes broient les étoiles les polygones brûlent les fleurs blanches les arbres les herbes

fin de la seconde nuit

fin de la seconde nuit tu ouvres la première scène – cinquante hommes en noir se couchent sur le plancher de sable nuques têtes renversées par le ciel

cinquante hommes en noir marchent – route lumière rare sur heures premières – cinquante hommes en noir marchent – source aucune jour avance – cinquante hommes en noir marchent dans rage rouge vaine – chemin route noirs – des pas dans rage rouge vaine – cinquante hommes en noir avancent – source aucune – bouche sèche crie dans sombre lumière – cinquante hommes en noir avancent – corps dos nuques regards – cinquante hommes en noir avancent – vent brise peaux et voix – et le sang – cinquante hommes en noir avancent – nuit avance nuit traverse voix têtes regards – cinquante hommes en noir avancent – nuit et – une voix efface la peur – une voix pointe le jour une voix soumet le jour – cinquante corps avancent – source aucune sur chemin – vent frappe jambes bras – vent désarme voix crache dans vent – vent claque sur bouche sèche vent frappe voix et cri tombe et roule et danse la voix dans la voix dans le cri et désarme le cri désarme et la voix avance – la voix lie la voix liée à chaque pas –

cinquante hommes en noir avancent

le temps blanc traverse – lettres voix disparues – ciel mer et nuit – cinquante hommes en noir endormis – dans des creux de sable froid – et là – le temps blanc ordonne – et ouvre la langue meurtrie – heures premières sans mouvement – et là au-dessus du cœur pas de lumière plus de lumière des dépouilles de sable rouge des – mots abîmés piétinés jetés – des mots de la langue entre montagne et mort – entre mains et bouches – pleines de mots morts – là sous la peau au – dessus du cœur 

cinquante hommes courent au bord de la mer froide de février – tu restes immobile là – tu écoutes le frôlement des corps sur le sable les cris sur l’eau – la pâleur du bleu te force à fermer les yeux – tu fermes les yeux – longtemps – tu veux la nuit la couleur de la nuit la couleur de l’autre côté – et autour de toi du noir avec des formes de lumières humaines

cinquante hommes en noir attendent la disparition du blanc – cinquante hommes en noir assis sur le plancher de sable – tête jetée en arrière immobile – cinquante hommes en noir regardent la tombée du blanc – cinquante hommes en noir voient l’empreinte du pays perdu

dans l’obscurité d’un monochrome rouge cinquante hommes en noir – et devant la baraque en U – un homme tête renversée dans la nuit



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1ère mise en ligne et dernière modification le 20 août 2013.
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