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En ce moment, j’écris un livre dont l’unité c’est la phrase : chaque fragment (un lieu, un temps) du récit, quoi que ce soit qu’on y raconte, dure une phrase, indépendante de celle qui précède (un lieu, un temps), et celle qui suit (un lieu, un temps). Parfois c’est une phrase de dix lignes (rare), parfois une phrase de dix pages (rare), souvent un espace-forme de trois ou quatre pages (j’écris dans une maquette réglée selon mes autres livres, et présentée comme eux). Ce n’est pas une novation technique : dans Proust, il y a des unités-phrase qui sont ainsi des unités de récit, c’est même un des éléments formels de la Recherche que j’aime le plus (l’arrivée du turbot sur la table du restaurant, et la conférence qu’en a fait Claude Simon). J’ai eu en main le carbone dactylographié de La nuit juste avant les forêts de Bernard-Marie Koltès, celui qui avait servi à la première édition, très brute, des Tapuscrits de Théâtre Ouvert : 21 pages dactylographiées serré, un guillemet ouvrant au début, trois points à la fin, et tout du long un système de parenthèses, deux points, tirets qui jamais n’interrompent l’unique phrase, mais permettent à Koltès d’imbriquer sans la rompre ses narrations partielles ou ponctuelles (la chambre d’hôtel, la rencontre sur le pont, l’altercation dans le métro). Koltès n’a jamais réemployé cette technique dans ses écrits ultérieurs. Laurent Mauvignier, sans pourtant le citer, lui rend hommage en reprenant cette forme d’un récit-phrase dans Ce que j’appelle oubli, sur un format d’ailleurs équivalent, et transposable lui aussi à la scène. Une autre référence de ce choix formel du livre écrit par unités phrase disjointes, chaque élément de récit constituant une phrase, mais sans lien ni avec celle qui précède, ni avec celle qui suit — et tirant sa force propre, son avancée, comme certainement aussi ce qui interdit d’assimiler le récit à une autofiction ou une autobiographie —c’est Autoportrait d’Édouard Levé. Il ne m’est pas possible, même si je ne saurais rattacher ni à Koltès ni à Levé le livre que je suis en train d’écrire, de convoquer cette forme-phrase sans avoir en tête, de façon permanence, les précédentes occurrences de cette forme, et ce en quoi mon propre choix formel s’en distingue. Impossible pour moi d’utiliser cette forme sans avoir en tête, de façon permanente, ce qu’elle doit à l’idée de récit par phrases disjointes chez Levé, d’inserts de narrations partielles chez Koltès. Et, symétriquement, ce qui fait de mon propre livre une forme techniquement disjointe des leurs. À mi-chemin du livre, l’interrogation : est-ce que la permanence du choix formel, ou son invariance, ne l’inscrit pas dans une répétition formelle qui n’est plus un défi, mais un repli : en quoi, à chaque phrase qui s’ouvre, qu’elle soit de deux ou de six pages (la moyenne), je dois aussi me formuler à moi-même, visible ou invisible dans le récit, une assignation technique qui, à échelle du livre, ne vaudra que pour cette phrase-ci, ne reviendra pas dans une autre, et m’aidera même à décider du contenu narratif (tel lieu, tel temps) de ce moment précis du récit-phrase ? Et que rien de ce moment du récit ne soit réductible au choix technique qui lui précède, ce qui me fatigue si vite dans les autres livres bâtis sur telle contrainte ou principe, et rend si fortes et si rares au contraire les réussites dans ce champ des livres plaçant en avant d’eux-mêmes leur principe technique, ainsi récemment le Ducks at Newburyport de Lucy Ellmann et sa traduction-performance par Claro. Et ce qui me hanterait aussi, mais décidera probablement du point d’arrêt au manuscrit de ce travail en cours : à quel moment j’en aurai fini du défi technique de ce principe d’une phrase-récit, et pourrai la laisser définitivement derrière moi, ou au contraire : en quoi le fait d’être resté tous ces mois dans la pratique mais radicalisée d’une forme technique particulière m’aura lesté d’un peu plus de « métier », c’est-à-dire cette part technique, la capacité à faire qui peut nous rendre fier secrètement, mais si lourde à surmonter, écarter, repousser, à chaque projet neuf qu’on lance, et les intervalles de plus en plus grands pour lesquels c’est possible ?

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1ère mise en ligne et dernière modification le 16 avril 2021.
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