« prendre » #9 | funambules & autres artistes

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 le sommaire complet du cycle (propositions & contributions) ;

 la proposition #9 l’impératif au funambule ;

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Instructions au lecteur

1 | Instructions au lecteur


Pendant que vous lirez ces lignes, sucez je vous prie, le jus d’une cerise.
Francis Picabia
,Jésus-Christ rastaquouère.

Ce n’est pas ton premier livre, et l’on peut considérer qu’en la matière tu as de l’expérience. Une expérience bien supérieure à la mienne : tu as lu plus de livres que je n’en écrirai jamais. Reconnaissons-le.

Oublie pourtant tout ça. Chausse tes orbites d’yeux neufs et pose un regard naïf sur ces lignes. Il faudrait toujours lire un livre comme si c’était la première fois. Tu oublies les heures à apprendre tes lettres et tes syllabes. Tu oublies les heures à déchiffrer, le doigt mouillé de salive, mot à mot, les « Maman fait les courses », les « Papa travaille dur ». Tu fais bien d’oublier.

Oublie le texte précédent, et tous les livres de l’année. Et ceux des décennies qui ont précédé. Oublie les articles, les recettes de cuisine et les modes d’emploi : tu lis pour la première fois. Ce sont les premiers mots.

Tu ne peux prévoir ce qui t’arrive alors. Et je sais qu’écrivant cette phrase je te prépare à tout, à l’incongru, au sorti de nulle part, à l’incertain, au flou : nous venons de briser le pacte de lecture. Tu ne sais plus où tu es. Dans ce déséquilibre enfin tu liras le mot suivant sans t’attendre à rien, prêt à tout.

Tu me libères.

La marquise est sortie à cinq heures, une goutte pourpre de jus de cerise à la commissure des lèvres. Tu partages avec elle le sucre de l’été, le bourdonnement des abeilles. Tu ignores le train qui passe sur la ligne d’horizon, le cliquetis des kalachnikovs dans la plaine, les déclamations en latin du curé enchaîné à sa croix.

Rien n’existe que le texte.

Tu es prêt à tout et rien ne peut te décevoir.

Tu dois te concentrer, rester sérieux, ne pas vagabonder. Les livres anciens pourraient te revenir en mémoire, les phrases trouver des échos, les mots renvoyer à des souvenirs, des expériences palpables et concrètes sans lien avec le texte. Tu dois te défaire de tout, entrer nu comme au premier jour dans le premier chapitre. On a tôt fait de perdre le fil, de bifurquer, de se souvenir et tout s’écroule. (Si tu penses ici, alors que je ne l’ai pas écrit, « comme un château de cartes », tu n’es pas encore prêt : rien ne doit te venir hors le texte.)
Enfin, lis ce livre comme si c’était le dernier. Tu n’en ouvriras plus d’autres et même tu ne pourras revenir en arrière dans celui-ci. L’ultime page tournée, il ne te restera que le souvenir des mots imprimés. Des impressions fugaces. Comme un goût de cerise condamné à disparaître. Tu te souviendras bientôt avoir lu, puis, vaguement, avoir tenu un livre entre les mains.

1


à Lou Bennett

Le chahut de l’hiver se rendra ce soir dans une boîte de nuit, flambée de noces, dans la rutilance vieux jeu d’une boîte à cigare. Tu commanderas des châtaignes brûlantes sur les marches d’un cabaret, près du boulevard St Germain, cœur nord cœur chaud de Paris. Il fera si froid que tu seras bien obligé de faire comme Glenn Gould avant de monter en scène. Tu demanderas une bassine d’eau chaude, 40 degrés pour y faire fondre tes mains pendant près d’une heure. Assouplir les articulations, les dégorger de leur pus de frousse et de chaos noueux. Assoiffer les nerfs, puits secs et poudre, les craqueler de seigle, les émietter pour laisser jaillir la couleuvre, pleine et tendre couleuvre, dedans l’eau douce et laiteuse où baigneront tes grandes mains noires. Tu seras alors l’antre habitée du cobra, rieur de soif et d’extase, quand tout autour sera pris de glace, d’accueil figé, chacun t’offrant d’abord sa peau de glaise froide. Tandis qu’au temps de l’orage, tu seras le sel des mers noires, amoureux d’une banquise impossible à voir. L’orgue est d’abord hissé en retrait, l’amarré au bord, le clavier a son doux clapotis, et c’est d’un coup qu’il chavire, le doublon de cacophonie radieuse, où il te faut sortir en tirant, hirsutes, des miaulements de chats, Jimmy Smith en sourdine, et l’on te sert à outrance ces verres de roche et de cristal remplis d’aromate, ce whisky de prune et de bourbon, qui fera à ta traîne la carrière trébuchante du farceur. Tu sortiras les orteils du pantalon, rigolard dodelinant du popotin, il faudra cette fureur arc-en-ciel et tout ce qui va de cuivre, d’appendices et d’éléphants, pour voir Paris, la planète vitupérant des pieds, la cadence des pieds, ivres des pieds, pour danser les mains dingues sur l’orgue des Mystères. Et la peau des ventres, tendue à craquer, sera le réceptacle de ton blues, sachant qu’il a ce swing, une tripotée du diable, de flèches et de flagelles, bataille oblique dans les cheveux et les pieds dressés, danse et foutraque les noces de glace qui commenceront à fermenter. Les boules de whisky jonglent avec tes semelles de cuivre, rondondon balloon flamenco de Louisiane et Bamako frère et sang, encore le verre empli de lune chaude, électrise tes mains dont tu sais développer l’arc du jeu en déployant l’exact sourire de travers. C’est plus encore, dès lors qu’un cacochyme souffle dans le basson, puis fait la p’tite grimpette du saxo ténor, boursouflent les deux trompettes du fin fond de Baltimore, et l’agitato des cymbales goupille un p’tit seins nus sans complexe, juste pour faire polichinelle, avant le grand saut, monogramme, gouffre souple, enténébré de trouble – le grand va-t’en guerre du solo, avec la duchesse empanachée de la caisse claire, battant son rigodon à tes côtés, pour faire trotter ton take five, le faire si souple dans la main gauche, que ce serait le petit trot d’un écureuil heureux – ce jeu heureux, déployé dans l’encombrement d’un soir glacial à Paris – loin des intervalles distillés de la vie. Parce qu’il faut s’y rendre là-dedans, y faire son canasson qui cahote et bouscule, avec les gens médusés tout autour qui enflent et pansent leur folie, pendant que tu y flanques la tienne. Alors va-s’y, go, you so kind Lou, dévale la pente d’un dernier dégradé, les octaves sont majeures, avec une telle vigueur de houle, endiamantée, encore la glissade pharamineuse, l’arpège mineur montant descendant, la calèche de bruine et de veines battantes, battant battant la fièvre bossue, battant les gens de ton eau vive, et va-s’y de ton baiser salé, l’autre révolution de ton pouce chapardeur, noir de nous, noir de nos entrailles et de nos cœurs, ce soir de glaise où tu brûlas tout Paris de ton cœur blessé, où l’orgue décuplé de ton rire tomba dans nos méninges, où toi, dans les ventres ouverts, tu déposas le dernier abricot de sève ardente, parce qu’il fallait, parce qu’il faudra, ce beau chahut de l’énergie noire.

Françoise Breton
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2


“All right boys — you done seen the rest, now I’m gonna show you the now. Ma Rainey’s gonna show you her black bottom.”

sois difforme — que la lumière redouble les disgrâces de ton corps, qu’elle en sculpte les débordements et redouble la fierté de ta provocation — que ta présence soit d’emblée une étrangeté, un sujet de rire et d’inquiétude, qu’elle déclenche une fascination mêlée de peur, comme le surgissement de ce qu’on ne veut pas voir mais grouille dans l’ombre et soudain s’impose au regard — n’attache pas d’importance aux quolibets ni non plus aux sarcasmes — recherche-les plutôt comme autant de circonstances propices à ton éclat — couvre-toi de mauvais goût et de clinquant, garants de ta splendeur : surcharge ton cou de bimbeloteries rutilantes, colliers faits de pièces de monnaie d’or multipliant les feux de ta barbarie, dents en or resplendissant dans la caverne de ta bouche, longues robes chatoyantes jusqu’à l’obscénité, gros panaches de plumes en guise de coiffure - sois une idole venue des origines, celle qu’on vient prier dans l’ombre des forêts ou dans les bastringues paumés, celle pour laquelle on pratique des sacrifices libérateurs –- deviens origine de la lumière et de la liberté pour les humbles et les méprisés, les sortis d’esclavage, les courbés dans la déférence, les ivrognes ravagés par le malheur d’être ce qu’ils sont, les soumises à la brutalité, celles qui aspirent à devenir elles-mêmes – et les autres, agite leur des hochets pour qu’ils se méprennent sur ta véritable nature — qu’ils voient en toi d’abord ta monstruosité, qu’ils éprouvent le frissons de l’exotisme, et soient ramenés à l’enfance de leur peur, ravis par ta présence, emportés par ton désir, engloutis par les abîmes que tu ouvres sous leur pieds, restitués à leur bestialité originelle -– alors dans le cercle de lumière qui t’entourera déploie la vitalité de ta voix brute, pure, venue du plus profond de ton histoire, la tienne, mais aussi celle de ceux dont tu chantes la geste, le malheur et la joie rêches qui traversent l’espace sonore pour aller se planter dans le cerveaux de ton public hypnotisé -– trouve dans le gouffre de ta gorge la note exacte qui contrôlera leurs émotions, agrippera leur cœur médusé, emportera leur esprit devenu un simple prolongement de ta volonté – plonge dans la foule extasiée le tranchant de tes mots –- ne te soucie pas de leur apporter un message – contente-toi de les faire vibrer à l’unisson de ton amour et de ton mépris, de les emporter sur les ailes de tes paroles foudroyantes qu’ils ne comprendront pas, ouvre leur la porte d’un autre monde qu’ils se refusaient à voir – fais leur traverser des siècles d’humiliation et de désespoir -– plonge les dans les méandres lancinants de ta mélopée, tantôt miaulements trainants, tantôt syncopes inattendues, régnant sur les grincements incongrus d’un orchestre à tes ordres, mi-animal, mi-humain, tirant des accords aigres et déchirants, corde tendue sur laquelle se balancent les corps ensorcelés -– deviens mère du blues et que les scintillement de ton étoile viennent ruisseler jusqu’à nous.

When Ma Rainey
Comes to town
Folks from anyplace
Miles aroun’
From Cape Jericho,
And popular bluff
blocks in to hear
Ma do her stuff
Sterling Brown

Christian Chastan
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3


Pousse le portillon, avance, élargis ton sourire, pose ton pied sur la glace. Tourne ton regard vers les autres et vers moi, et surtout lève haut ton visage, et lève aussi ton bras, prends le cadeau de notre silence attentif, nos yeux ne voient que toi, ils lisent dans la courbe de ton corps, la résolution dont tu fais preuve, tu vas prouver que notre attente se justifie, je te consacre ma patience. Tu baisses les yeux et tu tiens la pause. Première note de musique. Obéis à l’injonction, au tumulte depuis le fond de ton cerveau à l’instant d’entrer en mouvement, sens dans la joie qui circule dans ton sang. Elle se répand depuis le centre de toi, jusqu’à tes reins d’où elle se déverse dans tes cellules : ton rythme cardiaque et ton pouls s’accélèrent, ta respiration va plus vite, ta pression artérielle augmente, tes bronches et tes pupilles se dilatent, ton cerveau et tes muscles reçoivent plus d’oxygène. Première note de musique. Tu t’élances, j’entends crisser tes patins contre la glace, tu mesures ta présence au silence. Tu déclines la liberté acquise à l’indispensable discipline des petits matins et la répétition des programmes d’entraînement : abdos-fessiers, musculation, endurance, échauffement, assouplissement, barre au sol, mais aussi yoga, danse, tai-chi-chuan, taekwondo, tout l’appareillage de l’esclavage volontaire de ton corps sur ton corps. Souffre et renonce des heures, joue ta vie dans un saut sur la glace, sois la conquérante d’une figure quadruple, quintuple, tu as l’orgueil de donner ton nom à une forme inédite inventée pour tes bras, tes jambes et tes hanches, plus haut, plus vite, plus périlleusement. La glace sous tes pieds, de surface se fait aspiration, le phénomène de glisse est à vrai dire celui d’une fonte. Le frottement de tes lames d’acier sur l’eau gelée la réchauffe et libère une pellicule de fines gouttelettes. Sous tes lames, je devine une vague invisible microscopique, un flux régulier, tu surfes, tu gouvernes la force de tes muscles qui spiralent ton corps et incurvent les trajectoires. Ponctue tes élans, prépare tes sauts mêlés du plaisir fou de voler. Aux vertiges des figures, accorde ta vitesse aux cent-vingt battements de ton sang et de la musique amie. Lance la jambe, glisse, et aussitôt repars, annonce d’une ouverture de bras, un saut triple et trois fois tourne sur toi-même, au plus haut. Tu combines des gestes, un changement de poids subtil propage l’énergie pure qui t’élève juste devant les jurés. Leur regard sur toi est une arme, de ta perfection tu les domines, mais de leurs yeux ils te transpercent. Ce jeu, je le connais, il mène le monde, et peut-être le détruit, mais pour l’instant rien ne compte que la beauté et la force que tu opposes à la glace. Leurs regards, leurs jugements, tu t’en es affranchie, tu montes plus haut, ton désir te meut, loin des attentes, des rages et des larmes qui les jours de brouillard, lorsque tu doutes, affolée par le renoncement, seule tu juges. Enroule ta main sur ton mollet et attrape ton pied, ton pied dans ta main courbe-toi, arque ton dos, offre ton regard au ciel et tournoie. J’ai conscience de ton corps, présence parée et préparée, pourtant je ne sais rien de l’endroit où tu es à présent, où tu es chez toi, protégée des peurs, dans l’espace intermédiaire entre le champ de force que tu déplaces et moi qui tente de te dire. Pose des repères, un point dans chaque direction : la tribune d’honneur, la zone d’attente, la table du jury, et tourne et tourne. Visualise au ralenti la logique des gestes et des positions, le schéma précis est inscrit en toi, dans tes muscles, tes tendons, tes articulations. Offre, à qui te regarde, les mille visages fascinés, le mien parmi la foule, un jaillissement parfait, équilibré, harmonieux. La trace de ton geste longtemps au fond de nous. Tourbillonne, amorce un coup d’épaule et retourne-toi, à présent tu recules, un élan différent, un arrêt imperceptible, tu pirouettes, prends un appui, envole-toi, puis retombe, prête. De tes incessants aller-retour, je crains une seconde les hésitations, le mouvement d’ensemble les sublime quand tes pieds touchent le sol par l’entremise de l’acier arrimé à tes bottines tellement ajustées à tes chevilles que les tiges se confondent avec le collant qui dessine tes jambes. Intègre les sensations qui te traversent, et par réflexe — car depuis si petite tu t’exerces — dans la direction voulue, penche ton corps, et défie les lois de la pesanteur. À chacune de tes apparitions, je te contemple pour ces instants, presque liquides. Tu donnes trois ou quatre impulsions comme la cavalière compte le nombre de foulées qui sépare la centauresse, fabuleuse créature née de sa symbiose avec le cheval, juste avant le saut, quand elle vise un envol bien au-dessus des barres, alors compte, voyons compte. Les yeux sur tes repères, affine ta direction, dirige tes forces vers ce qui est devant. Avec cet élan, sur ton pied posé avant, soulève ton pied arrière, croise et lance-le loin, repose-le en ouverture — ce mécanisme qui renforce à volonté ta puissance sur telle ou telle partie de ta jambe – virevolte plus vite. Ta vitesse d’exécution, elle me coupe le souffle, elle arrête ma respiration, la mienne et celle du monde venu t’admirer, tenter l’exploit d’être la première. Nos poumons paralysés te cèdent l’air dont tu commences à manquer. Exécute tes figures. Exécute, ton mot-bourreau, ton but, et la sentence. Exécute, non pas comme on tue, mais comme on parvient, comme on réalise. Exécute — à la perfection — ou chute. La foule se retient, se tait, puis elle explose de ta réussite ou soupire de ta détresse, leurs bouches ou leurs mains soulignent ta détermination. Absorbe l’énergie de leur présence, soit le trou noir dans lequel elle s’enroule et afflue, profite de plus d’élan et plus de vitesse. Envoie un impulse depuis ton pied posé jusqu’au sommet de ton crâne, laisse-toi traverser par l’influx comme par un éclair, force nerveuse si rapide que déjà le mouvement se termine. Enchaîne. Accède à un élan intérieur qui absout le ciel, tes bras en soutien, croise-les au plus près de ton cœur. La joie quand tu donnes une chance à ton corps de tourner trois, quatre, cinq fois, en hauteur, et que s’allient en toi ce qui te tient et ce qui vole. La joie de la maîtrise, la pureté d’un corps au-delà du corps, quand tu oublies la peur, ignores les jours d’angoisse, tords le cou à l’anxiété, quand tu restes en l’air, longtemps. Aucune chance à la boue collante qui essaie de te river, de te retenir à la glace dont tu ne vois plus que l’opaque blancheur si profonde qu’elle en devient sombre. Ces jours-là ni moi ni personne ne peut t’approcher, libellule transpercée d’une épingle et rendue folle, ta bouche s’ouvre sur un cri, tes chevilles se figent dans l’empêchement hostile, impossible à réchauffer, tes bras raides, tes doigts gourds, tu perds le rythme et la cadence. Ces mornes journées, dans le refus viscéral, ces journées tristes, prends-les pour ce qu’elles sont : la laideur ne sera pas la norme, il y a le temps du corps et le temps vient pour le corps de franchir les paliers. Les efforts des jours passés sont réduits à néant, mais à l’affût, tiens-toi prête à récupérer, ce sera plus vite et plus facile, presque une routine. J’ai observé le miracle du corps sur l’esprit — le renouveau après les blocages, la forme revient plus déterminée, alliée de ce qui te fait : le but, et qu’importe son corolaire : la souffrance. Elle est ta sœur, jumelle sur ton visage, je la reconnais quand tu détournes la tête, qu’une fine grimace se cache dans ton sourire, quand tu passes ta main sous ton genou, tu la côtoies et la relativises, tu la traques aussi pour la contenir, et la réduire, éviter le pire, celui de la blessure. À l’instant du saut, efface de ton cerveau l’idée de le manquer, de rater tes figures, fais confiance à la mémoire du corps, repose-toi sur l’air — il est un appui — ait confiance dans tes muscles, leur souplesse aguerrie, revois les gestes appris et visualisés, projette le film dont tu es la seule actrice, les trajectoires et les points de retombées, ressens le haut et le bas, les directions et les lignes que tu traces, élargis les équilibres, les forces et les sensations, avec encore et toujours, le flash de l’adrénaline, addiction des corps à eux-mêmes. Je ne te mésestime pas, sans elle, tu serais, comme nous. Chenille sans espoir de métamorphose, chose molle et attachée à la terre natale. La glace révèle en toi le cristal, ta présence sublimée par la transmutation de l’eau. Alors, bondis, vole, arrache au sol son tribut, offre à l’espace le cadeau de ta chair libérée de ses liens, jouis de la perfection, dans le déni des limites. La surface de la glace est ta dure compagne, infiniment dure, tu es ce qui y advient de souple, de doux, tu es le moelleux de la glace, tu en es la chaleur, la couleur, ton vêtement est une parure, un chatoiement de lumière qui accentue tes élans, crée un motif changeant, ta présence nous comble, nous sommes tes témoins, tremblants et honorés d’assister à la célébration, ta transe offerte à nos corps empêchés et indolents. Je sens la paresse me paralyser, tes gestes, loin de ceux répétés dans le retrait des salles d’entraînement, dans la sueur et la fatigue, grisent les nôtres aux faibles amplitudes. Pendant des heures, tu répètes les exercices, le gainage qui sous-tend tes viscères et place ton dos, permet à tes jambes d’alterner les positions et des équilibres longuement défiés, appris et ancrés : fente, arabesque, arche arrière, grand et petit aigle, pirouette assise ou cambrée…, il faut comprendre la gestuelle et parfaitement l’exécuter. Exécute-là. Sois ce corps solide, la possibilité de contracter chacune de tes fibres dans un naturel souple, doux à l’œil, cette douceur fluide, sois la plus douce et la plus fluide des patineuses de ton pays, de l’Europe entière, et même du monde, et — espère-le — du monde olympique, qui donnera longue vie à ton nom. Mais, n’oublie pas le prix, celui que tu paies par des répétitions sans fin à renforcer tes cuisses, tes mollets, à développer tes épaules, ta nuque, tes clavicules, il en va de ce port de tête irréprochable, de ce cou gracile, et protecteur. Ton corps, de race humaine à l’identité hybride me laisse interdite, de quoi es-tu faite, n’es-tu que chair et os, sang et eau ? Tu es unique et ta sincérité le certifie quand tout est une question d’élan, l’équilibre en découle. Bascule ton regard sur le bout de ton pied, relance d’un appui de talon un rapide changement de sens, amorce un tournoiement en repliant tes bras, mobilise les muscles de ta jambe de terre, ajuste le poids que tu y déposes ou plutôt allège ton autre jambe, on pourrait la nommer jambe de ciel, entame la rotation, ton corps posé sur la pointe de la lame. Un miracle d’évidence : tu insuffles ta puissance jusqu’au ciel. Accélère, ralentis et repars de plus belle, la vitesse défait tes contours, tu sembles diffuse et tellement présente, ton corps n’est plus formé de tes membres, de ton buste, de ton dos, ton corps est torsade, liane, ligne, avec au-dessus la tête mobile qui s’incline. La poussée formidable de ton saut arrière comme un mirage — tu défies la mort, tu déjoues son piège glacé.

Catherine Serre
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Lève-toi quand ton fil se mélange à la carte du ciel
Philippe Petit (Traité du funambulisme)

INJONCTIONNE-TOI / SOIS PÉREMPTOIRE / SOIS LYRIQUE / SOIS SPONTANÉ / SOIS PARADOXAL / SOIS BOUFFON / SOIS SÉRIEUX / SOIS JOYEUX / SOIS SOYEUX / SOIS TOI / SOIGNE-TOI / REPOSE-TOI / EXTASIE-TOI / PRENDS L’AIR / PRENDS DE LA HAUTEUR / EXILE-TOI / CHOISIS LE MONDE COMME CIRQUE / PRÉPARE TON COUP/ ÉTUDIE LA MANIÈRE D’ASSEMBLER LES TORONS / ABANDONNE LE CHANVRE SAUF POUR L’ÂME / LAISSE VIEILLIR / DÉGRAISSE / NOUE SOIXANTE NŒUDS / SOIS PRÉCIS / VÉRIFIE L’ÉTAT NI TOURS NI GENDARMES / CHERCHE DES COMPLICES / SOIS CLANDESTIN / ASSUME UN CRIME PARFAIT / PROUVE TA MAUVAISE FOI / BRAVE LES INTERDITS / PROVOQUE EN POÉSIE / JONGLE AVEC LES RUES / RELIE LES IMPROBABLES / OUBLIE LES IMPOSSIBLES / PARS DE RIEN / PÈSE LE VIDE / PÈSE TES MOTS / PALPE L’ESPACE / BALANCE TON CORPS / CRÉE À PARTIR DE LÀ / NE PENSE PLUS / VOLE COMME ON MARCHE / TRAVERSE DROIT / CHEMINE AU PLUS COURT / APPRENDS LA MAGIE SANS ARTIFICES / RÉVEILLE TA CLARTÉ INTÉRIEURE / CONQUIERS L’INUTILE / RESTE FRAGILE / ÉLIS CORDE OU CABLE / VA NUS PIEDS / VA CHAUSSONNÉ CUIR DE BUFFLE / CHOISIS TON PIED D’ÉQUILIBRE / SI LE FIL TREMBLE SOIS SOUPLE / GLISSE LE PIED PAR LA POINTE LA PLANTE PUIS LE TALON / NE MARCHE PAS À RECULONS / LAISSE VENIR LA COURSE / FAIS CORPS AVEC TON INSTALLATION / SENS-TOI OBJET D’ÉQUILIBRE / DEVIENS CORDE OU CABLE / RÊVE PLUS HAUT / RECHERCHE LA PERFECTION / ENTRAVE GENTILLEMENT LA CIRCULATION DES OISEAUX / CONVOQUE LA FEMME EN TOI / AFFRONTE LE DANGER / PUIS OUBLIE-LE / ÉLOIGNE LA MORT PAR LA BEAUTÉ / SOIS DIRECT / N’EXPLIQUE RIEN / YEUX BANDÉS ÉBLOUIS LE MONDE / RECHERCHE LE BEAU GESTE / APPRENDS PAR TOI-MÊME / CONSENS AUX SACRIFICES INDISPENSABLES / CULTIVE L’ART DE LA SOLITUDE / RENDS L’HUMANITÉ COMMUNE / VA À LA VIE EXTRÈME / REGARDE LA MORT EN FACE / NI DANSEUR DE CORDE NI FILDEFÉRISTE SOIS FUNAMBULE / SOIS FIER DE TA PEUR / OFFRE TOUT POUR TE SENTIR VIVRE / SAVOURE UNE SECONDE D’IMMOBILITÉ / CHASSE LE VENT DE TES PENSÉES / ACCEPTE LA LIGNE DU RIRE SUR TES PLANTES / APPRENDS À SALUER DEBOUT À GENOUX ASSIS / REDESCENDS SUR TERRE / JOUE AU SOL / JONGLE AU RAS DES PÂQUERETTES / RELANCE À LA MAIN / LIS / ÉCRIS

Jean-Marie Graas
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5 | De celle qui la précéda


Murée dans ton silence. Tu dessinas. Jours et nuits tu couvris les pages de dessins. D’abord tu copias les images des livres religieux. Vierges, saints martyres, christs. Tu copias le visage extatique recevant l’annonce. Copias la vierge allaitante et les enfants ailés demi nus. Copias les saints aux yeux écarquillés sur des cieux toujours bleus. Des étoffes se déployaient autour des corps mystiques, drapés de robes ou de suaires qui te fascinaient. Tu copias ces étoffes comme d’eau. Tu te plongeas dans le tumulte de leurs plis. Ce maigre pinceau qui te servait de rame, poudres et cahiers dérobés aux ateliers des sœurs. Là un jardin couvrait la page d’un livre. Tu copias ces fleurs, cette rivière, ces bêtes au regard doux et l’arbre où comme sur un papier de chambre les fruits se démultipliaient toujours identiques. Tu passas des nuits à reproduire ce jardin. Puis tu brodas, inventas, goûtant une liberté qui te semblait sans fin. Les fruits, les fleurs prirent visages. Arbre aux bras démultipliés traversant des nuées d’or, la rivière coulait, rouge. On voyait des oiseaux à têtes d’enfant, un serpent couronné, les bêtes hybrides dansaient… Elles exposèrent tes dessins, comme modèle d’insanité puis te commandèrent de les réduire en fragments minuscules. Tout fut brûlé. Tu jeunas et prias à genoux, des jours entiers dans l’angle d’un mur nu. Tes camarades chuchotèrent ; on parla de tes dessins et de leur imagination merveilleuse. Tu avais bouleversé la monotonie de vos vies recluse.
 On te plaignis et on t’envias.
Tu retournas alors ton crayon vers les visages qui vivaient autour de toi. Tu observas — volais le papier jusque dans les cuisines, rebuts de pains ou de viandes qu’on livraient enveloppés. Tu ne t’affranchirais plus du réel. Leur semonce brutale avait-elle brisé son imagination ? Tu croquas — le plus souvent tu devrais te cacher — avec une application documentaire. Tu voulus qu’on reconnaisse l’une et l’autre, qu’on puisse nommer chacune. Journal en image. Journal d’une vie recluse. Tes carnets garderaient trace.

Blanche — qui exista

Ce matin, à huit heures, le soleil est déjà haut, tu entres dans le champ. Marcher. Être seule - ce champ de maïs encore vert. Tu te frayes un passage entre les tiges plus hautes que ton chapeau, il baille — cet accroc dans la paille, juste au dessus du nez — une tache de lumière le traverse et joue avec la pointe de ton nez, papillon folâtre que rien ne peut chasser. Dans le grand sac qui pend à ton épaule tu emportes tes carnets, tes couleurs. Tu ne sais pas aller sans. Déjà tu t’arrêtes. T’assieds dans la terre, bouillon d’étoffe d’où sortent tes genoux rabotés aux cailloux et aux ronces des chemins. Tu sais marcher sans fin, ramper, t’agenouiller, te percher jusqu’au vertige dans les branches du vieil Orme. ÊTRE : la fourmi, l’épervier, le serpent, l’écureuil, la biche. Regards à ras de pierre, -d’écorce, de flaque ou de ciel. Tu uses. Tu usas. Tu useras tes os à VOIR. Creuses le visible avec tes billes d’enfants à peine débarbouillés — même vieille tu auras ce regard. On te dit mutique cependant que tu chantes. Le soleil qui se faufile dans le canevas vert tendre allonge le vert de lumière. Feuilles bercées que le vent délie, rêvez-vous ? 
Tu observes. Tu longes. Glisses. Files. Détoures. C’est d’abord à l’œil bu un dessin sans dessin. Tu crois saisir une chose. T’entrelaces. Te plies. Caresses. Ce rompt soudain le fil ténu — soie d’araignée — qui te relie. Un chemin est dans l’ombre et tu sinues dans la lumière ou bien est-ce l’inverse. Tu te reprends. Vois la couleur. La bois. Vois la couleur. La prends jusqu’ à devenir elle. Ni la main ni l’outil encore. Patience. L‘œil nu compose son chemin. Dans cet écheveau de verts tout s’enroule et s’entremêle.
Et si le vent s’en mêle ? Tu vas danser au long des feuilles qui s’ombrent et qui s’éclairent. Alors seulement, tu sors ta boite de couleurs — gouaches, aquarelles ou poudres — colle à papier dans un pot de verre poisseux de confiture, gourde d’eau claire. Tu ouvres un carnet, cherches une page nue parmi les pages couverte d’ébauches. Ta main s’élance, un Petit gris bagué de rouille la prolonge, il s’est plongé dans la couleur : ce vert transparent d’où jaillit une courbe tremblante. L’œil avance avec la main. Main qui le seconde, puis le devance. Main prompte à voir. Dextre, impétueuse. Combat. Complétude. Surtout ne rien précipiter. Une courbe. Une autre. Tu recueilles cette feuille, cette autre encore et le blanc ruisselle d’elles. La page bourdonne. Tu bourgeonnes. ÊTRE la tige et la feuille être ce vert démultiplié — chaque passage de couleur est une ombre qui monte ; savoir garder où il faut tout le blanc du papier, de la lumière en jaillira. Combien d’heures resteras-tu à peindre ? Le feu du ciel est à l’aplomb du champ, une lance fichée dans la terre. Tout est soudain assommé de lumière. Ta main s’engourdit. Tu bois un peu de cette eau qui te servait à peindre. Tu dévores le quignon de pain et la pomme trouvés au fond du sac. Roule le tabac entre tes doigts. T’en retourner ? Juste t’assoupir un moment et rêver.

Nathalie Holt
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cette chanson — souviens toi — sa mélodie lancinante semblait flotter entre deux mondes, à présent tiens-toi là debout dans la chaleur du plateau, au bord du ciel, du vide immense, tutoie la peur, souffle ces mots, On dit ça, fais les tiens, suspends-les dans l’espace, enhardis toi, abandonne ce simulacre de sourire, si tu souris c’est avec tes yeux, ne sais-tu pas allumer un sourire dans ton regard ? traverse, avance encore, creuse le silence, c’est ta voix, la lumière — sa chaleur dorée qui te porte au-dessus du vide — engage ventre cuisses poitrine, laisse venir, épuise le verbe, tu es là, ce qui s’écrit n’a aucune importance, oublie les mots, souviens toi seulement de leur écho, des silences, écoute, rejoins l’obscur, l’abîme, fraye l’absence, tu te tiens là sur le seuil de votre histoire, approche toi de son regard, vois son sourire — c’était cela sourire avec les yeux — si le sol se dérobe : cède, tu seras juste, si dans la chute lente ton genou te fait mal oublie ce que tu y as enfoui, sa mémoire d’os, et, depuis l’effondrement rêve sa voix, empare-toi du vide dévorant, hante-le, frôle le vertige, tends-lui la main dans la distance abrégée, chante. Et quand ce sera fini, quand tu pleureras dans la loge d’avoir croisé son sourire dans le noir de la salle, le front brûlant dans tes bras repliés, dis-lui l’éblouissement, dis-lui qu’il n’oublie pas non plus de l’embrasser, peut-être sera-t-elle encore endormie, dis-lui aussi que le ciel est sans issue.

Caroline DIaz
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7 | À tout jamais


Boo, Forever Spinning like a ghost
on the bottom of a top,
I’m haunted by all
the space that I
will live without you.

Richard Brautigan

En face de soi le reflet sans ressemblance. Asymétrie des visages et des clés, des cordes basses en variation picolo, des masses physiques, des hauteurs et des frusques. Des tempéraments aussi, quand la gélate tombe et que la lumière crue le désarroi. Je est un autre, mais pas tu en l’occurrence lorsque la révélation des nos éloignements se révèle. En présence duo, dos aux amplis, visages à géométries variables, sublimés par les esquisses d’un trip vidéo matiériste : images secondes, plans minutes, poudre d’écriture, mousses sur Lachaise, architecture agonie sur fond de musiques et de paroles belges, québécoises, françaises. Temps irréels ou surréels. Jamais en phase. La mort de l’habitude nourrit l’intuition. Duo, de part et d’autre du flux et des planches, en présences frontales séparées par un écran d’incompréhensions accumulées. Là, nous sommes nous, Actifs Mundi scéniques, les yeux rivés sur les espoirs. L’attention portée sur le souffle, quand les têtes se lèvent synchrones. Mais, de plus en souvent, la peine du regard orienté vers le sol, attention rivée sur le monde distant du nous, sur les déclinaisons des câbles et des pédales d’effet, sur le looper, sur le sampler, sur la particule granulaire, sur... Il aura fallu beaucoup de naïveté pour croire que l’insidieuse rupture annoncée depuis l’initiale n’aurait pas lieu. En face, le reflet sans ressemblance, je nous observons de dépit et d’amitié usure, au gré de l’éclosion des flocons harmoniques. Les yeux reflets de cymbales, le grain de la colophane sur la tranche de la main, sur le crin, prêt à défier, encore. Puis l’eBow diode au bleu, pouvoir vibratile sur le filage métallique rond, plat, hypnotique. Autour, dans l’espace du plan de feu, les ombres et les pensées se déportent en tous sens. Actifs Mundi scéniques. Il passe et trame une magie gravitante… il passait et tramait une magie gravitante. Avant. La mélodie s’achèvera définitivement sur le format cinquante-deux minutes et prolongations bravos éventuels. Sur la route, tu dois porter l’Asie en chignon, refus du casque refuge face au public, il te faut savoir le thé vert et le pollen dans les bagages, ou tu perds ton accentuation piccolo. Le fétichisme de la lenteur du prétexte. T’observer, du Puy-de-Dôme au Hainaut, du Hainaut au Luxembourg, du Luxembourg à l’OFNI de Vienne, la préfecture. Je nous aussi, érodé par le manque de courage, je nous avons des raisons et du respect. En face, arpèges à l’oreille et à vue, bouleversés par les mots, toutes et tous reliés à tout jamais par un cri de peur : Boo ! Je nous aimons pour toujours, amis.

Gauthier Keyaerts
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8 | Vu d’ici


Il est un paysage qui m’est particulièrement cher. Je le voudrais tout entier saisi dans sa sensualité par des femmes dont le travail m’émeut.

Que toi, Georgia O’ Keeffe tu t’empares des lignes et des ombres, celles ruisselantes des sources qui traversent le fond du vallon en y mettant tout ce que tu ne veux pas savoir. L’amour a la courbe des prairies sauvages. Tu te perdras dans l’humidité des mousses, toi qui flirtes avec les paysages désertiques et leurs squelettes esthétiques. Mais qu’importe ! Tu prendras le risque d’un mouillage en bord de ru. Tu abondes dans le sens du jaillissement lent et long. Tu en arrondiras les limites, les polissant comme des galets. Tu t’approches au plus près de l’herbe grasse dans laquelle prolifère une flore indifférente à la toile qui la capture. Tu en étaleras les pétales avec l’application de celle qui dépose en toute innocence, sa jouissance. Mon paysage objet de désir – sous ton pinceau la toile soupire et les couleurs se lissent jusqu’à la transparence. Tout frémit, ce qui est et ce qui se voit, ce qui se prend, ce qui se lie à ton regard. Tu traduiras en intime l’universel de cette prairie afin que chacun y découvre les délices d’une nature sauvage. Là est le décor, là est ton corps. Là est le corps d’une écriture de la perception calligraphiée. Là, Carolyn Carlson te saisiras-tu de la fente vagabonde dessinée par l’eau des sources, la creuseras-tu de ta gestuelle généreuse ? Les reflets des saules, lettres d’un alphabet énigmatique, tu les déclineras dans la cambrure de ton buste, dans les méandres de tes membres. Redis-moi ce paysage. Écris-le. Transmets-le. Fais-le d’abord tien. Incorpore-le. Instille-le dans le flux des mouvements de ton corps. Le bras qui sabre, la main qui caresse, le voilage qui vole dans le vent volage. Comment en extraire la couleur viride ? Et le vert tendre des jeunes pousses qui se dressent sans vergogne ? En contrepoint des gestes éphémères de la danse tu laisseras trace de l’impalpable. Tu dis… la poésie ne s’explique pas, les mots mentent. Alors ton regard fardé d’un noir d’encre dira l’émotion, ton buste dardera l’envie de vivre qui émane de ces sources, de ce sol, de ces troncs noueux, et tes bras s’ouvriront sur le jaillissement de la poésie.

Claudine Dozoul
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9


Tout en vous m’est lumière. Ni blanche, ni noire, ni bleue. Au-delà du spectre. Lumière totale, globale, au delà de l’optique. Visible et non visible. Duale, onde et particule. Lumière élan. Élan dont la célérité est une constante. Marchez, observez, cadrez, enregistrez. Lumières. Parlez, chantez, dansez. Lumières. Mangez, croquez, buvez. Lumières. Écrivez, corrigez, raturez, exigez. Lumières. Croquez, dessinez, peignez, retouchez, exigez. Lumières. Concevez, créez, imaginez. Lumières. Dormez, lisez, respirez, aimez. Lumières. Faites, soyez, exigez. Lumières, lumières, lumières. Tout en vous est cet élan dont vous m‘irradiez. Ma bien-aimée n’appartient qu’à elle et moi je suis à elle. Nous avons commencé à corriger enfin le cantique des cantiques. Aimer, c’est aussi laisser l’autre être seul. Ne cessez pas de m’instruire. Pierres, lunes, astres, montagnes, stèles, arbres, forêts, vallées, tombeaux, opéras, proues, barques, miroirs, vagues, pluies, vents, horizons. Apprenez-moi votre alphabet. Faites-moi apprendre votre langue et le goût du sel sur votre peau.

Ugo Pandolfi
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10


Commence Ne commence pas Commence par ne pas commencer Les mains dans le dos Concentre tes yeux et ta tête à chercher A couper le nez en l’air à découper l’air et ce qui pourrait être prélevé pour une peinture de paysage Cadre hésite décide observe plus loin le désir le désir de s’y prêter de s’y donner de s’y abandonner à cette découpe pour ce qu’elle transporte porte ouvre d’infini désir de s’en emparer de la parer de ton moi de ton moi qui veut la représenter la mettre là sur la feuille Pourquoi ? Laisse plutôt le feu te dévorer encore et délie les mains et l’envie dévorante N’importe quel papier fera l’affaire Plonge les couleurs plonge l’eau dans les pinceaux chargés de pigments la main couchée le coude droit soutenu de la main gauche épaules basses doigts ailés pour parcourir le papier humidifié Contemple Laisse reposer et jette Un essai une première fois Maintenant commence Commence par sortir un autre papier un autre papier beau lourd 300 gr minimum crème ruché accrocheur le bout du pinceau tenu c’est ton épaule souple vacante qui dirige l’instrument Laisse-la vivre Que la palette soit prête cette fois pas plus de 3 couleurs en une toutes mêlées donnent du gris Ne va pas trop vite ne saute pas l’étape certaines palettes font tableaux Commence Ne commence pas par ébaucher les proportions au crayon aquarellable

Va plutôt en taches généreuses primitives primaires Enlève de la matière là main légère bien main lourde ici Sculpte l’eau comme on t’a appris lavis glacis Respire Fusion bienvenue Va plus loin Pas comme ça Arrête Pas comme ça Ecoute éloigne-toi prends un thé fais la vaisselle lis un chapitre corps détendu Esprit reposé et de nouveau alerte maintenant reviens Observe ce que tu as fait accroché au mur comme si vu pour la première fois comme si d’une inconnue Vois les défauts reconnais les réussites T’y remettre Là… Là… Mais la tension dans tes jambes l’inattention dans ta tête ne pars pas n’abandonne pas va plus loin tu t’arrêtes tout le temps en chemin En fait abandonne Ne touche à rien Ne touche plus à rien Laisse comme ça Déjà c’était mieux avant N’en rajoute pas Hop ! Hop ?! Trop tard ! papier saturé, fignolage haïssable Il y a un moment c’était pas mal avant que tu avant que ça Déchire Jette Recommence Ne recommence pas Prends une feuille moyenne Ne recommence pas comme tout à l’heure Cette journée passée en patiente sagesse biffe-la Ce motif explose-le Cette délicatesse du geste peaufinage et détrempes fameuses oublie Trace impérativement autoritaire le trait sauvage mieux lâche les chiens les loups le quartier Confiance ! Tu ne maîtrises plus enfin ! Enfin tu commences

Ton corps est tremblant pieds et mains Alors va vers l’instrument entière, déshabillée de ta peur, tenue par la promesse du plaisir, celui que tu vas faire sonner ici Grâce soit rendue à l’ardent désir qui t’a fait travailler ce morceau quand tu as rencontré pour la première fois, qu’il soit à nouveau neuf. Résume : Respiration profonde, recherche profonde de ce qui git en toi à extraire Composer avec le miracle Convocation extrême mais après tout quelles meilleures conditions que ce silence cette attente ce creux dans l’espace cet appel non vers toi mais vers ce que tu vas chanter cette merveille délicate dont tu es porteuse que tu as tenu à capter, les mystères les tensions le substrat de douleur de tendresse de désespérée tristesse Résume : Te glisser à l’intérieur entièrement grâce à cette poche qu’ils t’ont faite, recueillie et bienveillante Partager ? ne pas espérer, quoique quand tu auras enlevé les mains du dernier accord peut-être, compagnons retrouvés après un long voyage Résume, enclos : Aller plus loin encore et encore pénétrer résolument dans une bulle pour rejoindre l’auteur quand il a créé ce morceau, maintenant en forme de Lui et de toi qui porte son rêve Comprends-moi bien : tu les sais là ces oreilles dans la fosse mais toi Que tes doigts entrent dans les touches avec la grâce de la Cathédrale engloutie, son fantôme, lente et massive, légère et tremblotante image embuée qui s’efface sans bruit et descend au tréfonds des abîmes

Sylvie Serpette
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11 | Fabrication d’un nuage


Trois jours que tu es enfoncée dans ce fauteuil. Dehors le soleil et la pluie se répondent. Entre les averses travaille le jardinier. Il taille, ramasse les branches cassées, ratisse les feuilles d’érable et de marronnier – il prépare la morte saison. Parfois papa et maman passent en cirés et bottes de pluie, retour de cueillette, puis s’affairent en cuisine – parfums de mûres, de coings, de pommes à cidre. Comme toujours on te fiche la paix. Personne n’oserait toquer à la porte du studio. On te laisse tranquille, on vénère ton silence et ce qu’il en sortira, un jour, quand tu seras prête. Parfois tu te lèves de ce fauteuil. Tu quittes ta caverne d’instruments et de partitions. Tu te prépares un litre de café et une pile de sandwichs, tu te brosses les dents, tu fais pipi, tu parcours le courrier, tu embrasses papa si tu le croises au détour d’un couloir. Le reste du temps tu fixes le dehors – l’autre aile du manoir, le parc en automne – et tu songes. Tu t’installes au piano, tu te dégourdis les doigts sur une guitare, tu t’éclaircis la gorge et chantonne les airs qui te passent par la tête (jamais les tiens). Tu tâtonnes, tu expérimentes – et c’est ce que le monde attend de toi depuis des 17 ans, lorsque tu es apparue, lunaire et prodige. Dimanche Paddy est revenu d’Irlande. Ensemble vous avez écouté des disques de là-bas – frère et sœur en tailleur sur le tapis persan. Paddy rapporte le monde de ses expéditions. Paddy ouvre les fenêtres et coupe court à tes ruminations. Il te rappelle l’année (1984) et t’interroge sur le mois (septembre ?) Parfois il t’entraîne au dehors. Vous quittez le manoir, descendez au village et buvez des pintes au pub (du cidre pour lui, de la bière pour toi). Les villageois t’ignorent avec emphase, détournent les yeux quand tu t’accoudes au comptoir et si, par malheur, une de tes chansons passe à la radio, le patron change de station. Le reste du temps tu bidouilles, griffonnes, esquisses. Rien ne presse. La nuit tu t’installes devant le Fairlight CMI. Tu allumes l’écran, effleures les touches, tends l’oreille aux gargouillements de la machine. Tu malaxes les sons, transformes un chant d’oiseau en explosion nucléaire, le ronronnement d’un chat en décollage de Concorde – tu remodèles le monde. Ce sont des kilomètres de bandes qui filent entre tes doigts depuis l’été. Les mélodies sont là, les textes pas encore. Avant-hier Eberhard a téléphoné de Cologne. Il a confirmé sa venue (« Always here for you, my dear ! ») Tu as hâte de le prendre dans tes bras, de l’accueillir dans ta maison, de l’observer, tête penchée, qui écoutera tes démos et rêvera de ce que sa basse pourra leur apporter de chaleur et d’espace. Eberhard arrive dans trois jours – d’ici là il va falloir te secouer (que penserait-il s’il te trouvait immobile dans ton fauteuil de vieillarde de 25 ans ?) La semaine dernière David G. est passé à l’improviste. Trois heures pour venir de Londres – tu te voyais mal ne pas le recevoir. Dieu merci il n’a pas demandé à écouter ton travail – il avait juste besoin de prendre l’air (ça ne s’arrange pas avec Rog et Nick ne semble pas vouloir calmer le jeu). David est resté dîner – le civet de lièvre était bien meilleur réchauffé. Avant de remonter dans son invraisemblable Jaguar il t’a prise dans ses bras. Depuis deux ou trois ans (tu l’as noté, n’est-ce pas ?) tu acceptes à nouveau les gestes d’affection de tes aînés. Figure-toi que tu as gagné une belle assurance (et ce n’est pas qu’une question de chiffres de vente). Depuis le départ de David puis de Paddy tu es seule avec tes instruments. De temps à autre tu mets un disque – Miles Davis, Prince, Durruti Column, Sade, Blue Nile. Tant de choses se passent au dehors – tant de choses qu’on t’imagine ignorer. Ce soir tu iras au pub – tu iras, n’est-ce pas ? Tu as besoin d’air et de bière fraîche. La nuit solitaire ne saurait être ton unique ressource. Ce soir tu iras donc au pub. Tu commanderas une pinte d’ale et tu t’installeras au bout du comptoir, contre le bandit manchot, avec un paquet de chips. Tu trouveras un compagnon de fléchettes et gagneras trois parties de suite. Emportée par le jeu tu n’entendras pas « Babooshka » à la radio. Les habitués t’appelleront Katie comme à l’école. Tu payeras ta tournée. Tu feras la fermeture. Puis tu remonteras la côte en pédalant sans effort. Épuisée et heureuse tu te mettras au lit. De cette soirée clandestine tu ne tireras aucune chanson. Tu souris d’avance des joies qu’elle promet. Dans cette maison tu t’enfermes dans la douceur et le labeur. En attendant le soir (penser à regonfler les roues du vélo) tu t’installes devant le Fairlight CMI. Cet engin a la solennité des orgues d’église – tu en joues en te moquant du manuel de 500 pages. La basse d’Eberhard te manque pour arrondir le tranchant des claviers. Repensant au voyage de Paddy tu rêves de cornemuses. Tu griffonnes quelque chose à ce sujet – une ébauche d’équilibre entre chaleurs acoustiques et liberté des synthétiseurs. Tu y ajoutes des diagrammes, des notations sur les couleurs. Tu estimes la durée de l’ensemble à 45 minutes en excluant la possibilité d’un double-album (EMI respire). Tu notes que les deux faces pourraient se compléter, la seconde déployant ce que la première concentre en six fois 3’30’’. C’est bon : tu as ta feuille de route pour les mois qui viennent – la trame que, sous tes ordres, suivront ceux que tu inviteras dans ton repaire. Voilà. Ce soir au pub tu auras quelque chose à fêter. Appelons ça la fabrication d’un nuage.

Xavier Georgin
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12 | Instructions à ma fille


Qui est perdu rêve souvent de devenir guide et parfois y excelle. Qui ne sait pas toujours prendre soin de soi n’hésite pas à prendre soin des autres ni même à en faire son métier. Il y a dans cette expérience intime de la faille, les prémisses d’un talent, d’un don qu’il te faut cultiver. Tu sais mieux que personne combien le corps peut lâcher, manquer et l’esprit s’égarer, sombrer dans la panique. Il n’est pas de grand médecin sans qu’un grand malheur s’en soit mêlé.

Réfugie-toi dans la faiblesse de tes frères et sœurs humains, ces corps fatigués, handicapés, là où hommes et femmes sont à égalité, ces peaux flasques, ces organes défaillants, leurs humeurs poisseuses, leurs odeurs purulentes, tu ne les crains pas, tu les aimes, elles te portent dans leur familiarité réconfortante. Les délires et les démences ne t’effraient pas, au contraire, l’humaine condition tout entière est ton domaine d’élection.

Coule-toi dans ta peur, du vide, de l’erreur, du jugement, de tout — tout le monde a peur, tout le temps, même si certains le cachent mieux que d’autres — coule-toi dedans jusqu’à la ressentir dans toutes les fibres de ton corps. Tu en as fait le serment, d’abord ne pas nuire, normal que tu y penses ! Ressens ta faiblesse, ta vulnérabilité, sans l’exhiber ni te faire plaindre. Ne la partage qu’avec ceux que tu en juges dignes, c’est un honneur que tu leur fais.

Supporte les arrogants (ils sont nombreux), les incompétents, les paresseux, les négligents ; reste modeste et forte, détourne-toi d’eux et cherche des alliés. Les collègues, les familles, le public ne seront pas tendres et le salaire que la société t’accorde leur donne des droits sans que ton statut social te protège. C’est périlleux, mais pas plus que l’exigence intime que tu portes en toi. Sois droite et solide face à eux.

Reçois avec reconnaissance la modeste récompense d’un regard, d’un sourire, d’une main posée sur la tienne. Même des bouches édentées, des yeux larmoyants, des cranes dégarnis de tous ces corps que la parure ne protège plus et qui ne connaissent plus qu’à peine ces soins du corps qu’ils se prodiguaient consciencieusement chaque jour pour cacher, dissimuler, arranger ce qu’ils ne voulaient pas montrer. Réconforte-toi de ces partages infimes, de ces découvertes minuscules, de ces vies entières qui te sont confiées.

Tu as appris à soigner, à demander des examens, à lire les résultats, à appliquer les protocoles, tu as appris les noms des spécialités et les doses à prescrire. Sers-toi de toutes tes connaissances, de toutes tes expériences, de tous les conseils que tu as reçus ; ajoutes-y ta bienveillance, ta parole, ta curiosité, le sens que tu donnes à une vie réussie et à une mort apaisée.

Tu es exactement là où tu as toujours voulu être, à rebours de la productivité, de l’efficience, de l’efficacité, de la rentabilité, en plein combat contre les inégalités, les relégations, les injustices. Tu fais de la politique au plus proche du sacré, du passage ténu de la vie au trépas. Tu transmets de la dignité.

Danièle Godard-Livet
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13 | Fil de peau


La broderie t’as toujours ennuyée. Les tissus muets ne sont pas reconnaissants, l’étoffe silencieuse est trop lisse. Mais c’est peut-être là que la main apprit le fil, ce fil qui sauvera des gueules. L’aiguille dans la peau explosée, mâchurée, broyée, visages en miettes qui trainent des mâchoires à bout de souffle. Tu n’as pas peur des baveux. A mains nues sur le fil. Tu sais que tu ne trembleras pas, mue par ce désir de retrouver le filigrane qui se cache derrière le massacre des chairs, celles qui reviennent, pour les autres, on ne peut rien, enterrées, décomposées à jamais, plus de prise de fil possible. Je ne peux qu’imaginer cette scène du retour de ma propre vie, chaque matin, devant le petit miroir de la salle de bains. Bien sûr il y a des traces, on n’efface pas le front, les bombes, les morts, les manques. Le possible de la réparation t’excite, on devine même la tension de ta propre peau qui s’anime en recollant les lambeaux des autres, les peaux à demi mortes. Greffes de peaux et d’os, fragments de cartilages, patiemment un nez revient, une lèvre sourit. Tu figures. Tu opères en coulisses, pas de projecteurs, mais une petite lampe très précise qui cible la scène épidermique où tes mains s’agitent, en silence, pour rallumer l’œil terni par le désastre d’une peau qui n’était plus que bonne à masquer, à pleurer, à planquer, à crever, une peau sur laquelle le maquillage est vain, trop de dégâts. L’aiguille entre dans les peaux qui n’y croyaient plus. Fil d’un soi qui n’est plus tout à fait soi mais plus vraiment autre. J’ai appris à vivre sans me dissimuler, visage réparé défiant la face du monde. Toi, couturière des presque morts, des presque rien, loin des flanelles et des bagatelles. Tu sais que ce n’est pas la place d’une femme, et tu lutteras, même quand tes yeux seront fatiguées, tes mains, inlassablement, danseront sur les visages.

Marie-Caroline Gallot
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Je t’appelle, toi dont je ne connais pas le dire ni comment tu le dis puisque tu ne dis jamais rien, sur ton corps il y’a bien quelques indices de ce que tu penses mais je ne peux suffisamment en déchiffrer les phrases puisque ce ne sont que des traces de mots qui ne collent pas les uns aux autres, une arcade marquée, une ligne refermée sur l’épaule gauche, un trait encore rouge le long du mollet, la phalange de l’index gauche rognée au bout de laquelle pousse malgré tout un ongle, enfantin, comme une griffe qui révèle ton attachement à la vie par dessus tout parce qu’il faut bien continuer à se ramasser, au moins pour se pelotonner dans le coin de ta cellule, tenter d’oublier qu’ils viendront te chercher à l’aube pour t’interroger à nouveau, je ne sais pas, tu as gardé le silence et cela les a bien énervé, rien que pour avoir provoqué cette colère que tu avais le devoir d’encaisser jusqu’à la fin des temps, là-bas, le temps s’étirait, s’allongeait indéfiniment et le souffle pouvait manquer d’un instant à l’autre, et alors qu’auraient-t’ils fait de ce dernier coup que tu leur aurais porté, de disparaitre alors qu’ils jouissaient de t’accompagner jusqu’au seuil pour t’en extraire au tout dernier instant pour reprendre depuis le début encore et encore, leur retirer ce droit qu’ils s’étaient octroyé, leur résister avec grand art sans qu’ils eurent pu te courir après dans une dernière performance de sportif de haut niveau, alors que tu n’avais plus de force, sans le savoir il te la décuplaient cette force à tel point que si tu avais pu te relever et bomber le torse, ils auraient frémi à te voir ainsi dressé comme un puissant fauve du désert au milieu d’une féroce tempête de sable, de centaines de milliers de sables acérés, ta bouche ouverte poussant un cri onde atomique, car c’est le désir que tu avais en tête, c’est communicatif ce genre de chose, la destruction est une maladie contagieuse, redresses-toi dedans, ils attaquent les mots qu’ils ne veulent pas entendre, ils fouillent de plus en plus profondément, ils rient, ils pissent, ils se crachent, les glaviots, ils se dégueulent, chantes encore cet appel en toi, ils se grisent d’alcool mauvais mais toi tu chantes, tu puises, ils sont encore au bord du puit, tu es déjà au fond, introuvable, ils te cherchent, ils baissent la tête la main en visière gênés par la lumière, tu lève la tienne et tu vois le ciel, appelles ton nom à sortir de ta bouche pour transmettre à la matière, pour bâtir en dedans, tant de paroles partent dans le souffle qui les projette et peuvent ne pas s’arrêter à l’enclos des dents, appelles ton nom silence.

Romain Bert Varlez
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Tu embaumes le cuivre d’un bitume noir : plantes fossiles, algues pétrifiées. Assis à ta table, tu fais face à la ténèbre répandue en vernis liquide, pierre devenue mouvement. Peut-être ce tain noir vient-il de la Mer Morte ? Mais loin de préserver une dépouille, tu feras advenir à la lumière ce que toi seul vois : d’une pointe à l’exact diamètre, celui qui seul pourra traduire l’image-fantôme en toi, tu la dessineras : elle surgit en traits rouge et orange, ta pointe fluide hantera cet espace comme l’Esprit à la naissance du monde, tu seras – parce que notre sidération future en dépend – tu seras parfait dans ce désenbaumement, tu feras disparaître la ténèbre, tu illumineras un nouveau microcosme, tu seras orpailleur que les fulgurations brillantes font d’ordinaire trembler, mais tu ne trembleras pas. Ce qui gît encore dans les limbes du bitume, tu le soumettras à la morsure de l’eau-forte. Tu jugeras la profondeur caustique sur le cuivre que ton dessin a mis à nu : tu feras advenir les failles, tu laisseras l’esprit de nitre ronger ces canaux aux altitudes millimétriques, épargnant le bitume intouché. Tu rinceras l’eau-forte. Ôté le vernis bitumineux, la gravure apparaîtra. De n’avoir pas respecté les gestes, tu verrais dans le cuivre le miroir de tes errements. Alors tu tenterais un repentir, écrasant légèrement au brunissoir les aspérités contrevenantes, tu étalerais de nouveau le goudron noir, espérant qu’une nouvelle passure à l’acide corrigerait les imperfections. N’oublie pas que la façon reste en deçà : nous, spectateurs, n’attendrons que l’illumination ou la déception finale, en pleine lumière, durant le vernissage, où tu n’auras plus à vernir, car tout sera accompli. Mais pour l’heure tu es en coulisses, préparant la suite : tu choisiras un noir d’encre, magma primordial fatigué à la spatule, étalé au rouleau de caoutchouc, tu surveilleras la pression de ta main, sa vitesse, pour viser l’uniformité du recouvrement. Ta main tiendra le manche du rouleau comme elle tiendrait un oiseau, fermement pour empêcher son envol, doucement pour ne pas le blesser. Puis l’oiseau deviendra la tarlatane de coton léger : caresses circulaires sur la plaque, pour qu’adviennent les gris de l’entre-deux, l’ombre et les figures : ton œil attendra ta main, ta main attendra ton œil. De l’étendue plane se déploiera la profondeur. Ta main a mystérieusement perdu un doigt, on n’en connaîtra jamais la raison ; pourtant ce vide est présent, il rejoue la geste créatrice de notre monde : tu es l’ordre tirant Chaos des plis d’une terre bitumeuse déjà périe, des béances ouvertes par l’esprit de nitre. Tu penseras au papier : qu’il soit éblouissant pour les spectateurs. — Voyez son éclat ! Tu sais que cet éclat naît du kaolin, l’argile blanche, que le papier est l’alliance des fibres végétales et des feldspaths. Tu choisiras le format Grand Monde : 90 × 120. Le Grand Monde est gestant : plaque sur la presse, le tain noir attend. Tu le couvres de vélin humide, tu le soumets au rouleau d’acier à la pression millimétriquement retenue – dispositif tellurique, métal et végétal, minéral et eau ; le Grand Monde s’imprime : tu le fais accueillir plaines blanches et grises, reliefs noirs, canaux et cratères, la lave noire irrigue les veines végétales, se diffuse et se fige en roche métamorphique, reliefs détruits, reliefs créés : orogenèse. Lever le papier fraîchement pressé dévoilera une cosmogonie, un feuil décollé du cuivre, une pelure de mondes. Tu convoqueras l’air pour que l’encre sèche, pour qu’apparaissent enfin les minuscules surrections nées de la taille-douce. Miroir inversé : tu disparaîtras, démiurge invisible, dans cette opération. Il importe que de la beauté profonde émanant du cuivre et de l’eau, de l’acide minéral, des algues fossiles et du papier, cette beauté-même que l’œil incurieux ne sait voir, tu auras fait naître une plus grande beauté encore : celle qui aura condensé la durée des éléments primordiaux arrachés à la terre et raisonnées par la chimie, l’antique magie des signes rupestres, les pétrifications profondes des Hautes Collines chinoises. L’œuvre sera immémoriale : qu’elle capte un bref éclat de ton existence, que le spectateur puisse rêver à d’infinies conjectures en naviguant dans ce nouveau portulan. Stratigraphie, fixant dans l’encre, telle une résine fossile, des vies étranges, des contrées inatteignables, au-delà de nous, qui la regardons.

Bruno Lecat
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16 | Un artiste de l’écopage


Il faut t’y préparer. Quel que soit l’état de la mer ou le cours tranquille de la navigation, il arrive toujours un moment où le bateau coule. Une solide discipline te sera d’une grande aide. Quoi que tu en aies il faudra participer à l’écopage. Aussi pour que tu t’en sortes le plus artistiquement possible voici quelques recommandations. Premièrement dis toi que c’est le geste qui compte et pas son efficacité. D’abord choisis-en avec soin le rythme. Trop rapide, il passe inaperçu et tu n’en retireras aucune reconnaissance, on pourrait même te reprocher de ne pas l’avoir accompli. Il ne faudrait pas non plus qu’on l’interprète comme un signe d’une trop grande fébrilité ce qui serait une source d’anxiété pour tout le monde. Trop lent il soulignera d’autant plus l’inanité de ton action. On te suspecterait de vouloir afficher la supériorité de celui qui ne s’en laisse pas compter. Et ne va surtout pas croire que tu pourrais arriver au bout de la tâche. Cela relèverait d’un orgueil extravagant. Au vu des déchirures dans la coque il est peu vraisemblable que toute une armée d’écopeurs parvienne à endiguer le flot. Mais de même qu’il serait malséant de paniquer, de même il serait inenvisageable de ne pas participer à l’effort commun. Aussi affiche la plus grande résolution tout en gardant en ton for intérieur la certitude que tes efforts sont inutiles. Ensuite calcule avec précision l’ampleur et la direction de ton mouvement. Accomplis-le sans emphase, comme une humble contribution à l’entreprise collective. Prends garde à l’étroitesse des lieux : il se pourrait que l’eau enlevée d’un côté retombe sur un autre écopeur dont le stoïcisme serait inférieur au tien. Quels débordements pourraient en résulter ! De même il pourrait arriver que tu sois inondé par la maladresse d’un autre. Ne t’en plains pas, réjouis-toi plutôt, c’est la preuve que vous écopez dans le même sens. Et si au lieu de jeter l’eau par-dessus bord tu ne fais que la déplacer, ne t’inquiète pas : l’important est de conserver un semblant d’équilibre tout en donnant l’illusion que le niveau reste le même. Donc la beauté du geste avant tout et pour cela trouve l’instrument le mieux adapté : trop grand il épuiserait tes forces et pourrait te conduire à renoncer, de taille ridiculement petite il soulignerait une ironie par trop aristocratique. Ne va pas rendre visible l’inanité de ta besogne. C’est qu’il faut accomplir la tâche en toute simplicité sans la mésestimer non plus. L’important est de persévérer en donnant l’image de la plus parfaite inconscience. Dis-toi bien que jamais tu ne parviendras à rétablir la ligne de flottaison, que c’était déjà entendu avant même que tu ne commences à écoper. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas d’espoir qu’il faudrait lâcher prise, au contraire poursuis le travail absurde, il te mènera nécessairement ailleurs, te permettra de survivre à l’engloutissement, même s’il n’y a que toi qui puisses en juger. Ignore le niveau de l’eau qui te menace, continue même de respirer quand elle parviendra à tes narines, il n’y aurait rien de plus honteux que d’abandonner au dernier moment. C’est dans le parachèvement de ton labeur que se trouve son véritable but : il était voué d’emblée à l’échec et c’est en l’assumant que tu atteindras le plus surement ta propre perfection. Pas de gémissement, pas de regrets de dernière minute, pas de regard en arrière pour déplorer ce qui ne pouvait pas être fait. Accompagne de tes efforts ineptes le naufrage, plutôt que de tenter en vain d’y mettre terme. Disparais en toute simplicité, efface-toi sans laisser de trace.

Christian Chastan
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17 | Tu dis


Tu dis les villes voyelles dont chacune des lettres se prononcent. Tu dis les êtres majuscules des vies prétendument minuscules. Tu dis les yeux plus vieux que leur âge de carte d’identité. Tu dis les pleins et déliés des capitales empilées sous les cachets de la douane où tu as tellement à déclarer. Tu dis les couleurs qui aidées du vent viennent frapper tes valises en leur laissant des morsures invisibles portant l’urgence de les dire sous d’autres chapiteaux dans ce grand cirque qu’est la vie. Tu dis le travail et l’usure des corps. Tu dis l’océan nécessairement prison s’il ne connaît que lui-même. Tu dis qu’il meurt lentement celui qui. Tu dis le nom des disparus et te voilà personnage d’un film de Sergio Leone qui ne meurt pas à la fin car son cœur est pur. Tu dis que ça use tout de même de ne pas mourir. Tu dis le Sud de John Steinbeck. Celui de Pablo Neruda et de Raúl Zurita. Tu dis les hôtels où l’on fauche même jusqu’au sèche-cheveux essoufflé. Tu dis la neige des pays où il n’y en a pas. Les soleils au destin de pétrole — à peine achetés déjà brûlés. Les soixante-trois autres manières de faire société. Tu dis les pluies qui permettent de tout recommencer. Tu dis celles qui n’effacent rien. Tu dis les pluies dont on récolte la moindre goutte. Celles sur lesquelles nous pestons la parole courroucée. Tu dis les embargos indignes même d’un autre siècle où la mort était acceptable. Tu dis que l’âme humaine n’a jamais été jeune. Tu dis les goulags de papier et de cases à cocher. Tu dis les dettes que nous devons à ceux et celles qui disaient souvent avec moins de liberté au péril de leurs os lumineux. Tu dis les caméras froides qui pourchassent les lucioles qui trouvent refuge dans ta voix. Tu dis les machines impitoyables où l’on perd ses mains ses poumons ses lueurs. Tu dis les solitudes que l’on choisit et celles que l’on regrette. Et le temps imparti se termine et tu dis encore une ville. Et tu dis encore un sentier. Et tu dis une dernière couleur qui dit toute l’humanité avec des mots dont la prétention est absente. Des mots qui disent l’air de rien. Des mots qui disent sans avoir l’air d’y toucher. Et tu dis toute les îles d’un archipel poétique où l’on ne distingue pas les morts des vivants. Tu dis comme on offre un cadeau. Tu dis comme on invite à une traversée. Tu dis contre le temps, contre la mort, contre le monde en pièces détachées. Tu dis.

Jérémie Tholomé
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Le corps, cette évidence commune au théâtre, à la danse, au chant, au cirque. Notes pour l’apprentissage des futur.e.s artistes :

Cherche, cherche avant les mots, ils naîtront du silence, y retomberont, occupe-toi de ce silence-là, désert ou peuplé, laisse venir/ Ancre, ancre vers l’eau, abysse, ancre vers le sol, racines, ouvre, ouvre les épaules et la tête vers le ciel. Sois rien pour être tout, crois possible l’impossible, ouvre, ouvre les yeux, les mains, les pieds, piétine, marche, avance/ Corps traversé, sois la pierre et le feu, l’eau et la lumière, c’est ton souffle qui peut tout, prends, prends encore et encore le vent sur ta peau, jusqu’aux os il tremble, prends et renvoie par le souffle, la mélodie, le cri, chuchote et hurle dans le même élan, gonfle le ventre les poumons la gorge, souple la nuque, détente, apprivoise les sons, le soupir, la vibration, le timbre, le rythme, ta voix/ Va cours vole, respire, tu es maître, tu es maîtresse du temps, oublie le tien pour celui de l’autre, de tous les autres, respire comme un nourrisson, une jeune femme, un vieillard, comme un crapaud, une libellule, un rat, un aigle, respire-les jusqu’à tes viscères, imprime dans ton corps leurs appels, le port de leurs têtes, cou fragile gracile fané plissé, œil vif voilé fatigué aigu, tandis que la colonne vertèbre par vertèbre instille au creux de tes reins leurs vies de brume ou de papier/ Apprends les goûts de la terre, des insectes, des chairs, apprends l’odeur des songes et du sang/ Appuie-toi sur ton enfance, merveilleuse ou malhabile, joyeuse ou misérable, même oubliée c’est la source de tout, les figures les fantômes les entrailles les secrets, puise, fouille, excave/ Écartèle les bras les jambes aux quatre points cardinaux, devient ogresse, géant, bouffeuse d’étoiles et de nuages, décide la pluie d’automne ou de printemps/ Et les mains, ah les mains, fais tes gammes de gestes, incessantes, gestes de dentelle ou gestes de pierre, suis-les ces mains, vole, écrase-toi, rampe, décolle, prie, déchire l’air, efface la trace des fantômes, des monstres, des ancêtres malfaisantes, efface les poussières, les inquiétudes, les douleurs/ Ne t’écoute pas, ne te regarde pas, surtout pas de miroir, pas de modèle, oublie-toi, du mouvement de toi à l’autre s’incarne ton visage/ Regarde, agrandis ton regard, regarde, regarde pour voir l’infinité du monde, qu’entre et sorte la lumière par tes yeux, qu’elle pénètre jusqu’au crâne, crâne lourd comme roche mais ton esprit léger est prêt maintenant à accueillir toutes les présences/ Tu pourras s’il le faut te coltiner aux mots, aux mots comme une matière, à mâcher, mastiquer, goûter, dévorer, te voilà prêt à les offrir en gourmandise, te voilà prête à devenir passeuse de paroles, à habiter d’autres corps, d’autres âmes, à déployer ton art au-delà de toi, au-delà de lui-même jusqu’à la scène, enfin la scène, jardin enfer arène tribunal, lieu de tous les jeux, de tous les défis, enjeux à vivre ou à mourir.

Mireille Piris
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19 | Prépare ton sang


Tu as lu Genet. Ça, je le sais mais je ne sais pas dans quelle traduction. L’édition pirate de 1965 de di Prima, Marlowe, Harriet et Bret Rohmer ? Ou celle, incomplète, de 1971 de Wernham ? Ou encore celle d’Hirscham, 1974, publiée dans la revue Bastard Angel ? Sans doute, est-ce plutôt dans le recueil de 1981, traduit par Steven Finch aux éditions Gay Sunshine Press de San Francisco, Treasures of the night : The collected poems of Jean Genet. Oui, c’est ça. 1981, c’est le moment où tu commences à faire parler de toi, à trainer dans les clubs gays, entre LA et Frisco. On a les photos de toi en punk, piercings au nez et à l’oreille reliés par un chapelet, croix à l’oreille et cheveux en pétard. Tu as déjà quelques tatouages et ta gueule d’ange. C’est à cette époque que tu as dû tomber sur Treasures of the night dans une librairie de Castro, entre deux défonces de cul ou d’héro. C’est là aussi que tu as trouvé le travail de Molinier, « the French Fetichist » mais, surtout, que tu as découvert Bataille, traduit par Stoekl, Solar anus. Tout part de là. Le titre t’a accroché. Tu en as fais un truc à toi, et quel truc. Tu as mis ta chair sur la table, ton corps dans la balance. L’anus solaire, le corps en bataille. Depuis la bascule de ton sang contaminé, depuis l’arrêt de l’héro, tu te parles, tu te fabriques, tu te montres, tu te radicalises, tu te livres, tu t’invectives, tu te performes. On a retrouvé les carnets où tu notes, tu te notes, où tu t’apostrophes, t’invectives, t’encourages, te dessines, où tu te projettes, tu te réalises. Extraits : « il faudra travailler l’anus, il y aura de l’expulsion, de la pénétration, il faudra gonfler le scrotum, il y aura du sang impur, du sang souillant, du sang empoisonné, du maquillage, des crochets sous la peau, des entailles sur le poitrail, des souffles, des glossolalies, des aiguilles dans les bras, sur le front, des flèches sur tout le corps, tu seras San Sebastian, tu seras junkie, tu seras reine… » Et pour commencer, il faut des aiguilles pour piquer le soleil. Tu sais qui va te piquer, tu ne le fais pas tout de suite, ça prend du temps un tel projet, un soleil noir qui ceindra l’oeil noir de l’anus, noir sur noir sur chair. Le tatouage sera fait. Tu l’as choisi. Tu souffres, c’est douloureux, tu souffles, tu utilises ce que tu sais du corps pour tenir la douleur à distance, mais elle est là, dans les aiguilles qui tracent le soleil, l’emplissent d’encre noire depuis l’anus jusqu’aux fesses et au scrotum. Tu es à quatre pattes, appuyé sur les coudes, jambes écartées, la tatoueuse pique, professionnelle, tu souffles, tu souffres. Ce sera l’introduction de ta dernière performance du vingtième siècle. « Solar anus » by Ron athey. Le film du tatouage, l’anus au centre de la pièce, l’anus sur grand écran, filmé, projeté. Extrait : « tu souffles, on entend ton souffle, il faut qu’on l’entende, entre le bruit de la machine à tatouer, ton corps offert, ouvert aux aiguilles. Ce sera la toile de fond du spectacle : tu es tatoué, vraiment. Tu incarneras Bataille, son texte. Solar anus, le tatouage du soleil ceint ton anus dont tu feras une couronne que tu porteras quand tu seras reine. » Plus loin d’autres carnets peu après « Solar anus », quand tu deviens San Sebastian, quand tu peins, badigeonnes avec ton sang, toujours -– à vie –- porteur de ce vih et de l’hépatite même si l’héro n’y entre plus. Depuis ton corps, où il circule, ton sang est ton médium. Tu plaides avec ton sang. Extraits : « Ton sang, il faut que tu le prépares, d’abord le charger de mort. Ça tu l’as fait. Tu as commencé la préparation il y a longtemps. Sans savoir d’où ça t’est venu, d’une goutte de sang d’un ami, du sperme d’un amant. T’en sais rien et tu t’en fous, c’est plus le problème. Ton sang est chargé de vie et de mort. Comme ton sperme. Tu signeras de ton sang, tu saigneras, tu feras saigner, tu joueras des sangs purs et impurs. Ton sang impur jaillira de toi, tu épongeras le sang pur que tu étendras au-dessus de tous. Tu plaideras de ton sang, ton sang plaidera. Et tu seras reine »

Philippe Liotard
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Efficace, performant, agile, souple, adaptable et adapté, spontané réfléchi – beige et gris -– des adjectifs comme des impératifs — trente huit ans ou cinquante deux –- les deux ensemble, se rendre sûr de soi et digne – tout ce qu’on veut de nous, tout notre corps et notre esprit, tout dans la même direction tendu vers le même but –- tout ce qu’on veut de toi : allongé dans le noir les mains posées à plat sur le drap sec et blanc, la chambre est au troisième étage donne sur la place et sur la porte de la Mer –- sans autre pensée que rien, sans question sans contradiction ni contrariété –- c’est le contrat, il y faut une méditation, une préparation mentale, se sentir soutenu par une pratique et un usage long et performant efficace spontané et appris -– penser rêver ne pas se laisser bercer agir – tout est prêt, le parcours aller et retour par la rue d’Espagne suivre les voies de chemin de fer –- attendre la fin de la pluie – dans la poche droite, avec un silencieux -– marcher avancer regarder se saisir de la rue continuer et avancer -– ne pas perdre de vue l’évidence du choix et de l’assurance, marcher, entrer par le jardin – pas un bruit sinon celui du lampadaire qui bat contre son fil, le vent qui bruisse, les herbes folles et mauvaises dans le jardin, la véranda, la porte moustiquaire –- pas un bruit sinon léger celui des gonds, entrer, dans le fauteuil l’homme dort -– on dit le sommeil du juste il a la bouche ouverte des rides sont à ses oreilles des détails de son corps qui s’impriment sur la mémoire que j’oublie dès la sortie – il pleut – tout ce qu’on demande à une machine, tout ce qu’on attend d’elle sauf une panne – sens à tes tempes battre ton cœur, tes genoux tes mollets, sens cette souplesse, cette solidité, ta force –- et aussi celle de tes convictions, si j’étais un vieil homme ce serait ma dernière volonté : je voudrais mourir d’un seul coup, dans mon sommeil, comme le cardinal je ne sais plus son nom, était-ce dans son sommeil ou en plein coït, son cœur s’infarctusse -– Gilberte surnommée Mimi dit la chronique –- alors pourquoi offrir à cette canaille cette fin magnifique venue il ne saura d’où, pas même pourra-t-il expier, demander quelque pardon pour ses actions – c’est que rien n’est simple, sinon l’amour qu’on éprouve pour une fleur une herbe ou un panorama – quelque chose qu’on ne partage pas même si on y tient -– la nuit seul sans bruit : le jardin la véranda une ombre peut-être l’ombre d’un mouvement le vent –- non, rien -– les rues, les arcades, les mûriers les acacias l’avenue -– par l’entrée de service comme une ombre sans le moindre plaisir sans la moindre haine monte les marches, avance dans le couloir, hôtel tapis parures aux murs -– cette odeur particulière, sens le goût et imagine la suite –- la chambre –- se changer s’allonger dormir, dormir enfin sans rêve dormir enfin du sommeil du juste –- s’abîmer sentir encore à nouveau l’odeur cette odeur sensible cette odeur avec ces mains là, posées à plat sur le drap propre lisse repassé empesé tendu blanc le poids du corps dormir –- dormir –-

l’écriture de cette part a déjà été opérée lors d’une précédente session, je ne me souviens plus exactement, mais sans doute faut-il revenir plusieurs fois sur les textes et les actes – c’est aussi une autre façon de procéder de la 8, j’ai essayé d’adapter pour la consigne de la neuf – est-ce que c’est important de comprendre la consigne ? J’ai beau écouter entendre réécouter ça ne change pas – faut-il continuer dans cette voix, cette fiction, ou plutôt tenter de se rapprocher de l’autre part du travail disons autobio – c’est dans l’atelier, avançons donc sans doute – sans douter – l’impératif à la première personne du pluriel – les choses qui arrivent, les obligations ou les objurgations (j’ignorai le g de ce mot) (doit avoir une connotation religieuse si tu veux mon avis) – qu’est-ce qui pousse donc ce type à faire ce qu’il fait ? toujours pas la moindre idée : il aurait pu s’agir de s’adresser à un de ces espions – par exemple l’un des deux (manchots, mains pleins de pouces, imbéciles) qui répandirent du poison atomique peut-être bien sur les poignées de porte de la maison il me semble du transfuge du côté de Londres – avançons sans douter (force et courage)

Piero Cohen Hadria
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Une voix : « en haut le monde » et sous nos regards vous regrouper au pied des mâts –- grimper les uns derrière les autres, le long des haubans, toi le plus jeune, ou l’un des plus jeunes en tête. Depuis une semaine, échappé de ce port où, presque le dernier, le bateau élevait ses mâts parmi les coques à vapeur, il avait repris vie sous vos mains. Vérifier que tout soit clair, employer avec calme chaque minute de votre quart, assis sur le pont refaire des épissures, et dans les hauts que chacun de vos gestes s’accorde au chant du vent, à la musique du bateau, porter mes rêves de mousse. Mais aujourd’hui, dans le début de folie du vent, devant l’horizon chargé du grain à venir, la vie du gréement se brutalise -– épouser ses mouvements, porter inconsciemment en vous l’assurance qui vient de l’intime connaissance née des soins que vous lui donnez, et de l’habitude, la science de vos corps. Sur le marchepied de la vergue du petit hunier, cordage qui semble terrifiant à l’apprentis matelot de pont que je suis, danseur aux jambes fermes avancer en tête, une main pour l’homme une main pour le bateau, tu n’as pas besoin d’y penser, ton corps le sait, nous le pensons pour vous. Ignorer la possible peur, elle n’a plus sa place, n’avoir sentiment de la mer au dessus de laquelle vous volez que par les mouvements que font vos corps pour négocier avec les chocs qu’en accord avec le vent elle fait subir à la coque, pour contrarier la gite qui vous incline vers elle. Alignés sur les vergues comme de gros oiseaux apparemment gauches, vous pencher au dessus de l’espar, attraper la bosse, hisser de toute la force de vos bras la toile, les reins tendus, courbés sur le bois, ferler la voile, prendre le ris suivant, jusqu’au bas-ris, en accord silencieux, fixer les garcettes, rejoindre le pont. Et toi, lambin poète, jeune fou pris d’une fierté, d’un amour presque vertigineux, obéir à l’ancien qui te rappelle. Le travail n’est pas fini.

Brigitte Célérier
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22 | Peau et bois


On choisira le bois ensemble. Pour l’odeur, pour le grain, pour la couleur. Ensuite je te laisserai faire. Je te regarderai faire. Comme tu me le permets parfois, en échange de mon silence et de mon invisibilité. Cette fois, il faudra un morceau de bois pas trop long, mais d’une bonne section, pour qu’une fois travaillé, je puisse encore y placer confortablement mon moignon. Pas trop fin non plus, pour que ça reste solide, mais pas lourd pour autant. Ce ne sera pas une prothèse, je ne cherche pas à avoir une nouvelle main. J’ai perdu la mienne. C’est définitif et rien ne la remplacera. Simplement un peu d’aide pour faire certaines choses, en évitant le froid, le contact si froid du plastique et du métal que voudraient m’imposer les blouses blanches. Du noyer, ça me plairait bien. Du noyer de par chez nous, ce serait encore mieux. Pour le goût des noix juste tombées et pas encore sèches, pour le brou de noix qui s’accroche à la peau avec une détermination sans faille à marquer l’automne. Pour l’odeur. Pour tous les parfums du noyer. Mais pour le choix du morceau de bois, on aura surtout besoin de ton expertise. Pour lire ses veines, savoir comment l’aborder, savoir s’il est prêt à te seconder. Car avec toi j’ai appris que toujours le bois décide. Que c’est une question de temps mais que toujours, il aura le dernier mot. Il se fendra, se cassera, se déformera, se tordra, se rebiffera. Il ne se laissera jamais faire. Sauf s’il a donné son consentement. Alors il offira tout ce qu’il a, tout ce qu’il est. Et pour toujours.

Une fois le bois choisi et avant de commencer, tu vérifieras tes ciseaux et les fers de tes rabots. Du bout du doigt, tendrement, en équilibre sur le fil du tranchant. À la plus frêle incertitude, tu sortiras les pierres, l’eau et le guide peaufiné par tes soins pour avoir un angle parfait et un tranchant exemplaire. Pour avoir les copeaux les plus fins. Pour avoir un fini plus doux que du satin, plus doux que … Mais je m’égare. Revenons à mon moignon, Jeanne, veux-tu ?
Tu commenceras par prendre la mesure de mon bras. Enfin, de ce qu’il reste de mon bras. On discutera des dimensions, objectifs, contraintes techniques, points de frottements, endroits plus sensibles, les cicatrices plus pâles sur lesquelles tu apposeras ton regard et tes doigts. Dont tu suivras les cours. Au départ, ce sera un peu comme pour faire un bol, un gobelet ou une coupe. Le gros du travail à l’extérieur, tu le feras au rabot, méthodiquement. La pièce de bois bloquée dans la vis de l’établi. Première arête, quart de tour, deuxième arête, quart de tour et ainsi de suite pour le premier tour. Au deuxième tour, la base n’aura plus quatre côtés, mais huit. Chaque passage augmentera le nombre de faces de la base, jusqu’à ce que ta main passée sur le bois estime le nombre de côtés suffisamment proche de l’infini pour que ce soit presque un cercle. Là tu passeras au rabot japonais, celui qu’on ramène à soi, contrairement aux rabots européens qu’il faut repousser à bout de bras. Tes copeaux se feront encore plus fins, extrêmement fins, suffisamment fins pour que la lumière passe sans méfiance à travers. Ils seront longs, réguliers, sans une écorchure. Volutes de copeaux.

Pour le reste du travail, il faudra utiliser les ciseaux à bois. Ciseaux courbes pour l’intérieur et ciseaux plats pour l’extrémité qui portera les ustensiles dont j’ai besoin. Tu finiras au couteau-croche, celui que tu utilises pour les sculptures. Il nous faudra de la patience, de la concentration, surtout pas de précipitation pour avoir l’épaisseur parfaite. Résistance et finesse. Aussi des essais, de nombreux essais, pour que peau et bois s’apprivoisent, se marient sans que le temps puisse jamais les blesser. Aussi pour ne pas te meurtrir, toi, pour éviter tout glissement d’outils, toute inattention, toute impatience qui pourrait te blesser, être fatal à un de tes doigts, à une de tes mains. Qui pourrait me renvoyer à mes abimes par le partage, par le miroir de ta douleur. Mais ça n’arrivera pas. Non, le savoir de tes doigts nous portera. Nous emportera loin de ça. À la fin du polissage, tu travailleras à l’oreille, en questionnant le bois à petits coups, en écoutant sa réponse, grave ou ténue suivant son épaisseur. Ce sera le moment délicat, celui où il te faudra de la retenue en vue du but si proche, pour t’arrêter juste avant que, de fine, la paroi ne devienne trop fine et qu’apparaisse la fissure, la déchirure. La rupture. Tout serait à recommencer. Mais ça n’arrivera pas. Pour le finissage, ce seront les bouts de tes doigts, ce sera ta peau qui donnera le signal, qui te dira si tu peux passer à l’étape suivante, la dernière étape, l’huile qui va redonner la couleur au noyer, désaltérer le bois, le protéger et lui donner son velours comme sa profondeur. L’huile apportera la lumière, le contraste, les couleurs si chaudes du crépuscule sur un horizon doux mais terne.

Alors, une fois que tu l’auras taillé, raboté, sculpté, façonné, poli, huilé et ajusté au bout de mon bras, ce morceau de noyer mort redeviendra vivant.

Juliette Derimay
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23 | La chevalle


Dans le champ sur l’herbe verte elle / la chevalle allongée et Mary la blonde jeune fille qui entoure d’un ruban rosé les chevilles de la bête. c’est son dernier spectacle, il a beaucoup plu, la chevalle a glissé dans la boue, ses chevilles fragiles sont gonflées, pourtant elle entend le marteau dans le chapiteau, elle entend la musique de sa vie, c’est Nino Rota, tous les soirs de sa vie, elle l’a entendue , alors elle balance de longs coups de jarret dans le sol et Mary la blonde jeune fille la soutient. Orphée va se relever, la musique l’appelle / Viens Orphée / Viens / Mary lui installe un serre tête bonnet pompon bien haut sur le crâne entre les deux oreilles, elle caresse ce long espace des oreilles au nez, et Orphée la chevalle se relève et hoche la tête plusieurs fois de haut en bas alors la bête avance sur le sable de la piste ratissé comme un jardin zen , vers les banquettes installées autour de la piste où les plus petits des enfants du village sont allongés depuis le goûter dans l’attente d’Orphée la chevalle. Mary tient la longe en tremblant, et doucement lui parle / viens Orphée /avance /viens /allons/ la chevalle hoche encore la tête, elle aime cette voix douce, mais elle glisse à pas cassés, sabots balbutiants sur le sable du Hoggar si bien ratissé, si silencieux que ses pas ne réveillent pas les enfants de l’école, blottis poings serrés sur le vieux pain séché écrasé, sur les pommes flétrie un peu grignotées sur les carottes un peu cassées, même qu’un tout petit enfant tient un dessin de la chevalle un peu chiffonné, et son voisin serre le bouquet d’herbes sèches qu’ils vont offrir à l’ artiste — Orphée — ils l’ont approché ces dernières années / viens Orphée/ viens vers moi / approche / rêve l’enfant au nez bouchonné / viens la belle chevalle de nous / mais tous ces mots sont endormis avec eux, ils ont attendu longtemps sans savoir Orphée blessée, seule la voix de Mary toute blonde juste à portée de l’oreille d’Orphée calme la bête qui avance un seul sabot, les trois autres pattes comme fixées au sol, ses oreilles frémissent, le museau cherche la main de petite Mary qui tient un morceau de sucre blanc, la bête tente un hennissement que berce Mary / chut/ chut / ils dorment mais bien sûr les enfants s’éveillent de leur drôle d’assoupissement, ils voient enfin la belle Orphée, l’artiste du petit cirque/ quand un enfant, un petit, saute sur la piste et l’appelle, /viens/ viens /Orphee/ viens vers nous/ dane pour nous / Orphée l’entend et avance vers lui, elle hoche la tête à petits coups têtus et petits pas et tous ces enfants joyeux, sortis du rêve, tapent doucement dans leurs mains / Or-phée/ Or-phée/ viens / viens vers nous/ tourne /tourne/ la chevalle alors se met à avancer au rythme des applaudissements, sa tête oscille comme celle du chien à l’arrière des voitures , elle n’arrête plus et se met à tourner, autour de la piste à petits pas un peu fragiles comme les jolies jambes d’une femme élancée, et ses chevilles aux rubans roses noués par Mary entendent les sons joyeux /belle/ belle / tous rient, tapent des mains et Orphée accélère, son souffle est un peu court, seule Mary la jeune fille blonde tient la longe et reconnaît le souffle maudit, et elle tente d’imposer un nouveau rythme à Orphée/ doucement /doucement ma chevalle / chut dit-elle aux enfants doucement maintenant, la chevalle glisse un peu sur le sable du désert et les enfants frémissent / oh non !! Orphée non !! /encore / tu danses Orphée / et Orphée balance à l’arrière sa longue crinière souple et tente d’accélérer vers les enfants, il leur semble qu’elle sourit et eux scandent / Orphée/ Orphée/ encore /encore/ joue avec nous / ils ont avancé un tabouret de velours bleu bordé de glands dorés, et appellent /monte Orphée/ monte encore là / ils se souviennent du spectacle de Noel, ils veulent encore voir Orphée ses quatre pattes minces serrées sur le tabouret et tourner tourner, tout le chapiteau applaudissait, Orphée hochait la tête, sa crinière brillait, son diadème lumineux étincelait comme les yeux des gamins du village mais Mary la blonde jeune fille repousse le tabouret et parle à Orphée / non/ non /ma belle non / reste au sol/ marche encore un peu/ doucement le sable/ viens/ viens/ Orphée reconnaît tous ces mots, elle les a entendus toute sa vie, les mots des caresses, du foin, des jeux, des coups aussi parfois, peu de mots mais elle connaît chacun, ils lui font hocher la tête de bas en haut et battre le cœur, alors elle hennit doucement pour répondre avec ses mots à elle. Mary la jeune fille blonde fait un dernier tour de piste et me tend la longe, va !! emmène-la au pré, qu’elle se repose !

J’avance vers le pré du père Richaud, l’herbe est bien douce, Orphée broute un peu, marche un peu et descend la tête si bas vers l’herbe et respire très fort et tout à coup s’effondre le long du pré, je la détache, elle semble dormir. je m’agenouille, elle soulève la tête pour me voir, sa tête énorme depuis le sol et elle ouvre grand la bouche et je vois ses dents immenses comme le cheval de Guernica. je prends la tête dans mes bras, dans mes mains je la prends, elle n’a plus de force, elle tombe sur le pré si vert, Orphée se meurt.

Julotte Roche
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24 | Sur le fil des émotions tu balanceras


Tu es jeune, mais tu as déjà de l’assurance, tu as été entraîné, ton professeur est content, toi aussi, es-tu content ? de toi, de ton jeu, de ta progression, de tes projets ? Ton premier concert, dans une grande salle, avec un vrai public qu’il te faudra séduire avec ton talent, ton énergie, tes émotions…oui, tes émotions qui te lieront à ce public, sans émotion, ta musique n’est que technique, cela ne sera pas suffisant pour relier à toi ces gens qui viennent te voir, t’écouter, cela ne sera pas assez pour les attacher, les attirer dans ton univers. Tes doigts danseront sur le clavier, touches blanches, touches noires, tes doigts agiles affutés par tant d’exercices, tant d’heures de patience, tes doigts fins et musclés maîtriseront les arpèges perlés, les accords puissants, tes mains aussi, laisse tes mains courir sur le clavier du piano, ne réfléchis plus, tu connais les notes par cœur, concentre-toi sur le son, la mélodie, l’âme de la sonate, du concerto, du nocturne ou de la valse, le poignet léger, bien au-dessus des touches, aérien, pense à celui qui a créé cette musique, tu l’aimes, cette musique, tu interprètes, tu recrées, et puis oublie les indications, les annotations, joue avec ton cœur, tes émotions, te dis-je, tes émotions seront le fil sur lequel tu danses, ce fil qui tisse les liens avec ton public, ceux qui t’écoutent, qui sont venus pour toi, tu le leur dois, c’est pour ça que tu es là, c’est pour ça que tu as choisi le piano, pense à eux et puis oublie-les, ils viendront dans ton univers si tu joues avec ton cœur. Tu t’es bien préparé, tu as pensé aussi à ton habit, tu seras sur une scène, tu voudras faire bonne impression, un chemisier blanc à parement de dentelles… tu crois ? Vraiment ? Un peu vieux jeu, non ? Tu y tiens ? Tu feras un peu petit prince avec tes boucles dorées que tu secoues dans le mouvement, n’en fais pas trop dans le décor, ce n’est pas l’essentiel, même si, oui, tu es aussi un acteur qui se met en scène, un artiste, un magicien, un funambule, si cette mise en scène te rassure, fais comme tu l’entends, l’essentiel n’est pas dans les vêtements, mais dans ce que tu ressens, le calme, la grâce, l’attente, la concentration, la respiration juste avant l’attaque. Suspense, puis les premiers sons, les premières notes, retenue, douceur, intériorité, tes doigts survolent, caressent, notes claires, mélancoliques, pas d’éclats pour l’instant, il faut prendre le temps, préparer tout doucement l’explosion qui viendra bientôt, là tu pourras y mettre toute ta fougue, ton énergie, ton enthousiasme, le public t’aura suivi, il est accroché, suspendu à tes doigts, tes mains, ta tête ponctue le mouvement, tes accords deviennent orage, éclair, tonnerre, montent et descendent, et tu calmes doucement le jeu, si c’est Chopin, tu montes à l’apogée, si c’est pour Beethoven, là, tu montes avec force, c’est un assaut, tes accords s’entrechoquent, se superposent, un festival sonore, une tempête assourdissante, tes mains s’envoleront au-dessus du clavier, tu les feras danser, sauter, chevaucher, tu termineras en raz de marée, un dernier accord qui ponctue, souligne la tension, coupe, point final. Tu lèveras tes mains, suspendues au-dessus des touches, tu te redresseras, respire, reviens avec nous, pose tes mains, secoue tes boucles comme tu aimes le faire pour te vider la tête. Regarde la salle qui se manifeste, qui t’est acquise, les applaudissements montent vers toi, vers la scène. Lève-toi, avance, c’est le moment de te plier en deux, profondément, de faire ta révérence, de remercier, la salle se déchaîne, se soulève, c’est eux qui te remercieront, qui auront aimé ta musique, ton interprétation, ton expression, au diapason des émotions que tu auras su faire passer. Ainsi ce soir, ce sera une fête, un partage de bonheurs et ce sera toi, le magicien des sons, des touches noires et blanches, qui sera le plus heureux de tous.

Monika Espinasse
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25 | Instructions pour swing sur eau


Feuilleté en bois — une coque — fragile, agile — elle t’appelle ; la nuit s’est à peine dissipée avec le reflux des étoiles ; tu te tiens là démunie devant cette coque frêle posée sur l’eau ; tu frissonnes — non pas de la fraîcheur matinale mais à cause de la peau dont tu t’es délestée telle un serpent ; tu vas une fois encore faire ce geste déjà cent, mille et une fois répété avec toujours le désir le sculpter au-delà ; choisis le moment où la lumière naissante ressemble à une jeune pousse audacieuse, où le vent dort dans les plumes du cygne ; oublie ce que tu étais venue faire là ; du bout des doigts saisis tes avirons ; laisse l’odeur de l’eau s’en mêler ; sens contre ta peau celle de la coque ; ferme les yeux ; offre à tes avirons la rencontre avec l’eau. Du haut de son vol, l’albatros s’étonne : une araignée d’eau immobile sur l’eau qui glisse ? Il cherche à t’imiter en araignée du ciel — il lui manque des pieds ailés qui dansent sur l’air comme toi sur l’eau. Confie tes doigts à tes avirons — ils savent écouter, ils ont du sculpteur le toucher ; sois précise pour que de l’eau des perles surgissent ; sculpte la en bouillons éphémères. Le sculpteur déclarant un jour son oeuvre terminée la dévoile aux regards qui s’exclament “que c’est beau quel art !” ; toi, sculpteuse du fluide, ton oeuvre jamais ne s’achève ; continues ; ressens ce rire d’enfant sur ta balançoire : “pousse moi plus haut encore !” cries-tu aux mains maternelles, “mais tu vas tomber !” te répond cette voix ; n’utilise aucun mot pour lui répondre ; étonne la par le rythme du swing ; travaille l’eau ---- swing ---- swing ---- de ce balancement qui danse avec la transe ; veux-tu faire chanter ton bateau ; rythme alors ta musique pour que son chant s’élève entre les notes frappées ---- par tes ---- pelles ---- ; entraîne le tempo dans l’eau ; répète---- répète ----. Ton swing parvient jusqu’à la berge ; ils marchaient ; ils pêchaient ? A ton passage ils suspendent leurs pas, te crient leur émotion soudaine : “c’est magnifique !” ; ne cherche pas à expliquer avec des mots ; continues à suspendre le temps l’eau et ton corps sur ta coque ; sens le vibrato ; trouve sous tes doigts la barre lyrique à l’unisson avec cet autre corps devant toi — il s’est glissé sur le bateau— avec cet autre corps derrière toi, tous penchés sur la partition composée par l’eau rythmée des avirons jouée par le swing des corps unis par le ---- swing ---- swing ---- ; surprends la berge et le ciel, araignée à huit pattes ;---- swing ---- swing


ne l’enferme pas ; remets dans l’eau ton travail cent fois mille et une fois ; prends ton envol sur le fil de l’extase ---- du flux du swing ---- swing ---- swing ----

Françoise Sullivan
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…transpiration, cacophonie polyglotte, cadence nonchalante, rendez-vous, attroupements, kiosques à tout, bimbeloteries, verres débordant de bière ou de sangria, terrasses d’abondance, écorces d’orange, noyaux d’olive et papiers gras, les chevilles virevoltent, les froufrous se cherchent et s’accordent… effervescence, posters, bouquinistes, fleurs coupées, chaleur de plomb, peignes masseurs de tête, Ray Ban, huiles essentielles, litho-phyto-aromathérapie, souvenirs surannés, frôlements, éventails, les Ramblas frémissent de moiteur. Vous, de part et d’autre de l’avenue, parfaitement immobiles, êtes des ponctuations spectaculaires sur vos piédestaux de béton, vos caisses de bois enrubannées, vos tabourets, vos équilibres précaires. Ne bougez pas, ne cillez pas, ne donnez pas le moindre signe de vie, éveillez le doute, êtes-vous d’os et de chair ou installations monumentales ? Soyez stoïques, aux murmures, restez sourds, comment fait-il, comment fait-elle, est-ce garçon ou fille, pour ne pas trembler, pour ne pas tomber, pour ne pas se trahir ? Laissez le maquillage luire sur vos visages, sans un souffle, sans un mouvement de lèvre, maintenez la fixité de votre regard, homme araignée, oiseau sans tête, volcan brûlant, corps suspendu, chevalier héroïque, moine, créature aux trente tentacules, couple impérial, ne vous émouvez pas des curieux qui tournent, des curieux qui touchent. Sculpturaux, somptueux, de blanc et de noir, d’or et de pourpre, d’ailes et de traines, de trompe-l’œil et de masques, inclinez-vous seulement lorsque quelque argent tombe dans votre urne, coffret ou chapeau mou, penchez-vous vers l’enfant triomphant mais impressionné qui tient la pièce entre le pouce et l’index, animez-vous lorsqu’un photographe tente de vous faire passer du côté des immortels vous qui êtes éphémères, aux applaudissements montrez-vous sensibles, puis reprenez votre posture, comme si de rien n’était, comme si vos muscles n’en souffraient pas, comme si la chaleur ne vous atteignait pas, regagnez votre espace mental, votre extrême concentration… transpiration, odeurs de churros et de graillon, autour de votre charme discret, palabres et nébuleuse sonore, des guitares s’éveillent. On s’esclaffe quand vous ne riez que sous cape. Tout à l’heure, quand la crampe deviendra lancinante, quand le poignet auquel est accroché votre parapluie sera insensible, quand le poids de votre costume sera insupportable et les démangeaisons obsédantes, alors, discrètement, vous tirerez votre révérence, rassemblerez vos accessoires et, dans la foule, vous vous frayerez un chemin, vous marcherez, marcherez, plus personne ne soupçonnera votre splendeur. Sous les regards à présent indifférents, vous vous étirerez en rebattant les cartes de l’extravagance.

Elisabeth Saint-Michel
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27 | Tuilage


1. La tuile. Je me suis perdu en chemin. L’impératif — parce qu’il s’agit de cela : « ce rôle assumé des instructions directes à un artiste qui n’a pas choisi le langage pour s’exprimer, mais tutoie en permanence le vertige, la chute (elle sera réelle, même si postérieure au texte) » —, qui prend son temps avant d’intervenir, aura fini par devenir trop catégorique, alors je me serai enfui. Impossible de revenir sur mes pas, impossible de savoir où aller, où trouver une issue. J’en reste là, en plein dialogue imaginaire — comme d’habitude, me dira-t-on —, inachevé.

Ça y est, on me remplace. C’est fini. Je pars pour de bon. C’est décidé. Comme toi, avec rupture conventionnelle. J’aurais préféré sans, mais ils ont insisté. Je sais pas pourquoi. Je voulais m’en aller comme ça, je voulais rompre, c’est tout, j’en voulais pas spécialement de leurs conventions avantageuses il paraît, je voulais juste y aller, rentrer, même la démission ça me disait rien, mais ils ont insisté pour tout ça, qu’on mette les formes au fond, je sais pas pourquoi. Et maintenant que je t’en parle je me dis que j’ai eu tort, que j’aurais dû refuser. C’est vrai, au fond, si je m’en vais c’est parce que je suis déjà parti. Ça fait longtemps même, que je suis parti. Longtemps. Je suis même pas sûr d’être arrivé un jour. C’est ça, je crois que j’étais juste de passage. Voilà, comme un coureur qui ralentit un peu pour prendre le ravitaillement qu’on lui tend et repartir de plus belle. Je me suis jamais vraiment arrêté. Et eux, je crois que c’est ça qu’ils veulent. En fait c’est ça, avec cette rupture de convention, ils veulent m’arrêter. Ou en tout cas pour eux, ils veulent une sorte de trace de mon passage, comme quoi je me suis bien arrêté là, même l’espace d’un instant. Comme si j’y avais cru à ce qu’on me proposait de faire, à ce que je faisais. Maintenant que j’y pense c’est pas tant pour moi que pour eux, les conventions. J’aurais pas dû accepter. Mais qu’est-ce que tu veux, tu me connais, je suis comme ça. J’ai toujours fait comme ça. Même au travail c’était ça. Et c’était pire. Je me faisais bouffer. Littéralement. On m’appelait, j’arrivais. Tout le temps. Zut, mes lettres ! — Aïe, mes chiffres ! — Où ça, mes formes et mes couleurs ? — Vite, mon bit ! Pour tout et pour rien, j’intervenais sans un mot. Sauf une fois, parce que l’autre non plus disait rien. Les lettres, les chiffres, les formes, les couleurs et les bits, il connaissait pas du tout. Même une année il savait pas que ça correspondait au temps que la Terre met pour faire sa révolution autour du soleil. Et si ça se trouve, maintenant que je le dis, il savait pas que la Terre tournait autour du soleil. Et une autre fois aussi, le jour où mes vêtements, soudain sans corps, n’habillaient plus que ma chute.
Bref ! maintenant c’est fini. Je m’en vais. Je m’en vais parce que je suis déjà parti. Je m’en vais parce que j’ai jamais su rien faire d’autre en fait, que m’en aller. Je m’en vais pour éviter de me faire trop bouffer. Une belle fuite en avant en somme. Je peux te le dire, tu le sais déjà depuis longtemps toi. Mais à l’autre, qui va me remplacer. À l’autre, pendant le tuilage, qu’est-ce que je vais dire ? Qu’est-ce que je vais bien pouvoir raconter ? Comment on se fait bouffer ici ? Comment on fait que passer ? Comment fuir et vite ? Tu parles d’un travail ! Jusqu’au bout il faut que j’invente. Comme si j’avais pas eu assez des lettres, des chiffres, des formes et des couleurs, et des bits et tutti quanti. Et pire, cette fois il faut que j’invente mon travail pour que ce soit celui de l’autre, mon remplaçant ou ma remplaçante ! Qu’est-ce que tu veux que je lui raconte ? Quelles conventions de plus imaginer ? Parce que c’est surtout des conventions tout ça aussi, quand ce sur quoi, et ce avec quoi tu travailles, c’est de l’humain, comme toi. Tu travailles, avec les autres, et sur eux, et si tu le fais bien — ou quand tu penses que c’est comme ça que tu dois le faire, bien, et alors même si c’est fragile, ou si c’est pas le cas, et que tu sais pas en fait comment on fait ni ce que ça veut dire dans ton cas faire du bon travail, mais que ça tu le sais, que t’en as conscience de ton ignorance et de ton incapacité, et que tu le dis, que tu l’avoues, au moins à toi, alors c’est déjà ça, du bien —, c’est déjà du travail qui les amène, les autres, ou qui les amènera parce que ça se gagne sur un temps long et très long peut-être — et parfois une vie ça suffit pas (dit-il) — à travailler eux-mêmes sur eux-mêmes. Parce que c’est ça le but. Et parce que t’es pas à leur place, et t’en as pas envie d’ailleurs — et puis t’es pas là en fait, parce que tu fais que passer toi, t’es déjà loin parti. Mais quand tu travailles comme ça avec le souci du travail bien fait, même s’il l’est jamais vraiment — c’est de toute façon impossible quand c’est de l’humain la matière et l’outil du travail, c’est que ça se renverse facilement ces positions, parce qu’en même temps, le travail, c’est l’outil et la matière de l’humain —, bref ! quand tu travailles avec et sur les autres, c’est aussi toi, toi-même — et rien que toi, au fond —, que tu travailles. Et alors là, quand tu sais ça, quand t’en prends conscience, y a sacrément intérêt à s’accorder sur ce qu’on fait, sur ce qu’on se fait les uns les autres, les uns aux autres, parce que la finalité du travail, que tu le veuilles ou non, tout ou partie mais ensemble, collectivement, c’est soi-même. C’est de soi. Et alors maintenant, vu comme ça, c’est une vraie convention collective que je vais devoir inventer pour l’autre, mon remplaçant ou ma remplaçante. Une convention de comment on se fait bouffer et comment faire que passer et fuir vite. Mais qu’est-ce que je vais raconter ? Ça va être quoi les clauses ? Qu’est-ce que je vais imaginer comme conditions ? Et dis comme ça, maintenant, je me demande si ce que je lui dirai, à l’autre, ce sera pas surtout les clauses du travail imaginaire, les conditions du récit de travail comme on parle de récit de voyage.

D’ailleurs, ça tombe bien ça, puisque c’est fini, puisque je m’en vais. Et l’humain aussi peut-être ? Parce que, est-ce qu’il s’agit bien de l’humain ? Si c’en était pas ? Si c’était pas ça que j’ai travaillé ? Après tout, ça aussi ça fait peut-être que passer ? Peut-être que ça va, ça vient ? C’est plus fuyant que ça en l’air, peut-être, de l’humain ? Et alors quoi ? Qu’est-ce que j’aurais travaillé toutes ces années ? De l’animal ? Du floral ? Et qui fait que quand même, à la fin, l’essentiel est accompli parce qu’il s’agit bien de moi ? Mais est-ce qu’il s’agit bien de ça, à la fin ? Et si c’était pas ça non plus ? Mais peu importe au fond, peu importe. De toute façon, comme disait l’autre, « l’essentiel en toute chose est toujours accompli par des êtres obscurs, non distincts, et sans valeur chacun ». Qui disait ça déjà ? Mais peu importe. L’essentiel, c’est le fait que le matin, quand t’arrives et que tu t’installes, tu dois te retirer. Au début c’est déjà comme ça. Quand les autres arrivaient, s’installaient, je restais à l’écart, j’hésitais, je savais pas trop ce que je devais faire, ce que je devais dire. Et puis j’ai compris que ça servait à rien d’hésiter. Le mieux, c’est de se camper là, bien à l’écart, bien en retrait. Le plus possible, derrière son écran, quitte à se plaquer contre le mur, à se glisser dans le coin. Les autres arrivent, ils s’installent, et toi tu t’écartes. Tu bouges pas forcément, c’est juste que tu montres bien que t’es pas là, que t’es pas avec eux. Que même tu t’en vas. Le plus loin possible. Ailleurs. Tu te poses là, ailleurs. C’est ça, tu arrives, tu t’installes en même temps que les autres, et en même temps c’est pas toi qui t’installes, c’est la distance. C’est le bord où tu trouves. Ailleurs.

Ailleurs parce que j’e m’en vais maintenant, parce que c’est fini. Pas pour eux, par contre. Parce que, eux, c’est à la même place qu’ils s’installent. On arrive, on pose son sac, on sort une trousse, un stylo, un cahier, des feuilles ou rien, une bouteille d’eau, on se salue, avec quelques mots comme ça, des clichés, des futiles, des conventionnels, chacun à sa place aussi. Et puis on finit par sortir la machine. Systématiquement. Avec le temps c’est devenu une habitude. Au début je demandais qu’on en prenne une, maintenant je n’ai plus besoin. Ils s’entraînent les uns les autres. Même les nouveaux, qui hésitent au début, prennent le pli d’autant plus vite que c’est les autres qui leur sortent une machine, leur ouvrent la dalle en grand, leur allument l’écran et les icônes. Et c’est ça au fond, qu’on installe, la machine, les icônes. En lettres, en chiffres, en formes, couleurs, bits.

Et toi tu t’écartes, tu t’éloignes. T’as pas l’air comme ça, parce que toi aussi t’as ouvert ta machine, et CristalJob pour sortir la feuille de présence, les noms, la récupérer à l’imprimante, la faire tourner pour que chacun signe, et distribuer en même temps les livrets que chacun devra remplir, parce qu’on veut savoir qui fait quoi, à quel moment, combien de temps, ce qu’on en pense, et formateur. On veut savoir et il faut le faire, cahiers des charges obligent, celui de l’action de formation, celui du label de la structure, celui de l’afnor ou de je ne sais quelle autre organe de normalisation mais c’est pas un cahier des charges, c’est tout un dossier à monter en fait, des preuves de travail que tu dois fournir, accumuler, ton travail sur papier, en noir et blanc, quelques pages comme ça, avant qu’on t’entende, avant les questions, noires sur blancs elle aussi, avant le questionnaire protocolaire de l’expert et tu dois te prononcer, c’est de preuves de travail qu’on veut, à l’écrit, à l’oral, des notes qu’on prend que tu liras jamais, des notes revues, corrigées, mises en ligne et en cases, proof of work, comme dans une blockchain, c’est une opération de minage, à chaque case une mine — processus pédagogique, modes pédagogiques diversifiés, centre de ressources, équipe pédagogique, équipement, domaines de formation, diversité des publics, ancrage territorial, diversité des financements, fonctionnement en réseau —, à chaque mine une chaîne de travail — accueil personnalisé, évaluation des acquis et analyse des besoins, définition des objectifs de formation, contractualisation et engagement, accompagnement et suivi individualisé, évaluation formative, formalisation des acquis, évaluation finale, adaptation, modes pédagogiques diversifiées — avec cette petite faute d’accord, comme un beau lapsus révélateur (dit-il) —, séances d’autoformation accompagnées, temps d’apprentissage collectifs, ateliers méthodologiques, ateliers thématiques, prestation de tutorat foad, formation en alternance, temps de formation en situation de travail, moyen et actualisation, codification et accessibilité, méthodologie, médiation et accompagnement, équipe pluridisciplinaire, organisation, coordination pédagogique, gestion des compétences de l’équipe (1), gestion des compétences de l’équipe (2), évaluation des compétences, formation continue des salariés, sous-traitance, espace adapté, signalétique, affichage des engagements, état des locaux, accessibilité, sécurité et accessibilité, domaines de formation liés aux huit compétences clés européennes, information sur les certifications, adaptation de l’offre de certification, respect des procédures de certification, entrées et sorties permanentes, diversité des publics, conditions d’informations (1), suivi des apprenants après la formation, conditions d’informations (2) - communication des résultats, traitement des évaluations, recueil et traitement des dysfonctionnements, connaissance du territoire et des besoins et veille socio-économique, espace ressources, comité territorial de développement et de coopération, projet de développement annuel, coordination, relations partenariales, accessibilité des publics en situation de handicap, veille légale et réglementaire, pluri-financement, informations partenaires, réseau régional, coordinateur, mutualisation et échange, veille et innovation —, à chaque travail ses preuves — abonnements, collectifs, colloques, projets, consultations, rencontres, commissions, assises, compte-rendu, ordre du jour, ressources mutualisées, mails, comptes-rendus, bilans, rapports d’activité, tableaux statistiques, abonnements, adhésions, salons, rencontres, colloques, système de veille, actualisation, contractualisation, supports d’information, dispositifs mobilisés, liste, description, instances et manifestations, référent handicap, participation, compte-rendu, enquête, fiche de poste, participation, compte-rendu, enquête, projet proposé, projet validé, graphiques statistiques, invitations, émargements, documents, compte-rendu, projet, convention, compte-rendu, présentation, diagnostic, projet, participation, système de veille, salons, rencontres, colloques, partenariats, appels d’offre, cahier de transmission, boîte à idées, ordre du jour, compte-rendu et bilan, adaptations et avenants, questionnaires, plaquettes, brochures, site, supports, affiches, procédure de suivi, procédure de relance, plaquettes, brochures, site, référencement, vidéo, informations collectives, tableau statistique, fiche de renseignement, logiciels, système de gestion, logiciels, démonstration, référentiel, tableau, restitution, plaquettes, site, supports publicitaires, offre de formation, liste des ateliers, outils pédagogiques, outils de formalisation, conformité, conformité, conformité, affichage, visibilité, signalétique, salles, ressources, matériel, équipement, attestation, contrat, plans, actions, modalités, entretiens, formation, tutorat, observation, certification, guide-repères, cahier des charges, fiche de poste, organigramme, compte-rendu, attestation, organigramme, contrat de travail, organigramme, liste, CV, recrutement, fiches de poste, formation, guide-repère, modules, supports, aménagement, classification, affiches, code couleur, mobilier, présentation, équipement et accès, plateforme foad, manuels, ouvrages, fichiers, classeurs, logiciels, vidéos, dossiers, exercices, mallette pédagogique, scénarios, documents, traces, structure, compte-rendu, outils d’évaluation, entretien, bilans, comptes-rendus, livrets, planning, plateforme foad, planning, émargements, tableaux de bord, pré-enregistrement sur base de données, planning, émargements, tableaux de bord, pré-enregistrement sur base de données, planning, émargements, tableaux de bord, pré-enregistrement sur base de données, planning, émargements, tableaux de bord, contrat, mails, planning, document, outils d’évaluation, entretiens, bilans, comptes-rendus, livrets, certification, attestation, validation, livret, documents, outils d’évaluation, livret, validation, outils d’auto/co-positionnements, compte-rendu, bilans, avenant, atelier, temps rituels, comptes-rendus, entretiens, bilans, fiche de suivi, contrat, plan et programme, évaluation, tests, grille d’entretien, document de restitution, planning, pré-enregistrement sur base de données, tableaux de bord, émargements, classeur des entrées, procédure d’accueil —, et à chaque preuve sa difficulté, son épreuve, parce que tout ça c’est pas facile, tout ce dossier gros comme un roman fleuve, c’est pas si simple ces feuilles qu’on veut, ces feuilles qu’on te réclame, comme des décrets, des tables de la loi que personne ne peut connaître ni interpréter, sans quoi l’audit, l’expertise — et l’idée même de formation (dit-il) —, n’auraient aucun fondement, pas simple ces textes, problèmes, images ou vidéos, et ces hypertextes, sur quoi on veut t’entendre, sur quoi tu dois te prononcer, comme en expert, c’est difficile quand ton travail tu sais même pas ce que tu peux en dire à ton remplaçant ou ta remplaçante, quand tu dois l’inventer, l’imaginer, collectivement, et parce que si c’est des lettres, des chiffres, des formes et des couleurs, ou des bits, pour les autres, toi, souvent, c’est de la voix. Toi, sitôt dit sitôt parti. C’est fini.

Voilà. C’est fini, ça s’en va. Comme moi. Mais passons ! Je disais que t’as pas l’air, mais tu t’éloignes quand t’arrives et que tu t’installes avec les autres. Tu rases le mur, comme une ombre. Et c’est ça le plus dur en fait, rester comme ça, faire l’ombre. Faire l’ombre. Mais comment on fait ? Comment il va faire mon remplaçant ou ma remplaçante ? Parce que c’est pas si simple ça. Faut être là, et montrer qu’on est là, mais pas directement. T’es là et pas vraiment ou pas tout à fait. Il manque l’essentiel, qui est bel et bien là, mais seulement parce qu’on en a le signe évident. Et va faire l’ombre comme ça, toi, toute la journée, va donner du corps sans le laisser paraître. Parce que c’est ça, après, toute la journée, une fois que t’es aussi loin que possible, à la limite du nuage de Oort, quand tous les autres se sont installés comme des machines, chacun à sa place à tourner autour de son soleil, croyant s’en rapprocher insensiblement — sans comprendre ni le vouloir, que c’est lui qui grossit et finira par les bouffer —, c’est ça qu’il va falloir faire à chaque séance. Une le matin, l’autre l’après-midi. Une séance d’ombres chinoises, en somme. T’es là, bien visible en fait, mais les autres ils s’en foutent, littéralement. Ce qui les intéresse, c’est l’ombre que tu leur montres, pas le corps qui se plie et se déplie en quatre pour ça. C’est l’histoire que tu leur racontes avec cette ombre. Une histoire de l’ombre. C’est ton ombre quand elle donne de la voix, pliée, dépliée en de multiples figures. Mais c’est leur histoire qu’ils écoutent, qu’ils lisent dans les figures de l’ombre. Une histoire de lettres pour l’un, de chiffres pour l’autre, de formes et de couleurs, de bits. C’est leur histoire et je suis un personnage. Un personnage de passage. Aïe mes lettres ! Et alors quoi ? Tu fais quoi du fin fond de ton nuage ? Tu arrives, vite, et tu fais des signes, des ombres, et tu repars. Tiens, la dernière fois c’était avec La Petite dernière de Fatima Daas. On me demande : Chef, on fait quoi ? — Aujourd’hui, vous allez vous répéter. Mais d’abord, écoutez. Et me voilà parti à lire une poignée de textes, tous commençants par Je m’appelle… Je m’appelle… Je m’appelle… tous déclinant la même identité, nom-prénom… nom-prénom… prénom… comme la seule chose possible pour commencer à parler de soi, une fois, deux fois, trois fois, cent fois… dans tous ses états, du sexe à pic sur les braises de la religion, du Livre, aux heures creuses, lisses, des transports en commun. Comme la seule chose encore solide pour regagner le monde. Comme la seule chose bien trop fragile à laquelle redonner sens. Et alors, on fait quoi ? (dit-il) — Alors écrivez, Je m’appelle… Je m’appelle… Je m’appelle… une, deux, trois fois… répétez, et à chaque fois déclinez, l’identité, c’est facile, et puis le monde, juste un bout, juste une tranche de vie, l’espace d’un instant, déclinez, répétez, c’est la petite consigne, ma petite convention, une fois, deux fois, trois… cent si vous voulez, mais déclinez, juste quelques lignes comme ça pour un bout du monde, et quand c’est fini vous arrêtez, et vous repartez, pour un autre bout du monde, un autre espace, un petit instant, loin ailleurs si possible, une autre histoire comme ça, juste en passant, Je m’appelle… Je m’appelle… écrivez, répétez, une part de soi, deux, trois, mais trois fois rien, quelques lignes comme ça, ce qui vous vient, déclinez, amplifiez, déformez, le monde en passant, juste un nuage de soi, et si c’est fini, repartez, répétez, Je m’appelle… et déclinez, déclinez en diminutifs, en surnoms, en pseudos, identifiants et mots de passe même, déclinez, personnifiez, altérifiez l’identité, portraiturez, chinoisez, un nuage qui passe, la bouffée d’air qui s’envole un matin d’hiver, Je s’appelle…
— Eh, mes chiffres !

2. Tuiler : « Tuiler une série d’opérations : les enchaîner en commençant la suivante alors que la précédente n’est pas achevée », selon le Grand Robert. Quand ça s’enchaîne, quand ça se chevauche, quand ça empiète, quand c’est mordu. Un début et une fin at the same time.

3. Dans le monde du travail, quand un salarié va être remplacé, il s’agit de la période durant laquelle celui qui va partir initie celui qui arrive aux ficelles de son poste. Dans la structure, j’ai vu Sophie tuiler Naïs. Mal, parce qu’elle rechignait à prendre le temps d’expliquer le travail à faire qui devait être fait vite avant son départ. Mal, parce qu’elle vivait mal son départ forcé. Naïs comprenait Sophie, mais elle ne comprenait pas qu’elle la mette comme ça à l’écart, qu’elle la laisse dans l’ignorance. Elle ne comprenait pas qu’elle paie les pots cassés du licenciement. Et puis j’ai vu Naïs tuiler Claudine. Elle était contente, Naïs, de tout expliquer à Claudine, elle était contente, même si ça lui demandait sacrément du temps et de l’énergie, parce qu’elle apprenait vite et bien Claudine — je me souviens qu’elle prenait des notes dans un petit cahier de brouillon. Elle était contente Naïs, de laisser Claudine faire à sa place, de laisser sa place, de travailler en roue libre. Elle était contente, elle avait fait le tour de son poste, de la question, de ses forces. Elle était contente de partir, Naïs. — Quand je suis arrivé dans la structure, je n’ai pas eu droit au tuilage. Moi, l’autre était déjà parti. C’était Ginette. Je le sais parce qu’on m’a remis son ordinateur. Quand je l’allumais, c’est sa session qui s’ouvrait, avec son nom. Je ne l’ai jamais changé avant d’avoir une nouvelle machine. Je n’ai pas eu droit au tuilage avec Ginette ou Joël, qui avaient refusé les nouvelles conditions de travail qu’on leur proposait (pour qu’ils les refusent, justement ?), mais, est-ce que je ne me le suis pas fait moi-même, alors, le tuilage ? Pendant le premier mois de préparation avant de commencer à former — parce que c’est ça mon métier, formateur ; de quoi au juste ? je ne sais plus trop, avec le temps ; mais de phrases peut-être, quand même ? de quelques phrases, parce qu’on parle beaucoup dans ce métier ; on dit peut-être souvent les mêmes choses, on se répète, mais oui, j’ai bien dû former quelques phrases, et les enchaîner —, est-ce que je ne me suis pas dit, d’abord, fais ça, et ensuite ça, et puis ça, et puis ça, etc. ? malgré le risque, quand on n’a pas vraiment été formé, de commettre une tuile (comme un mauvais jeu de mots) ?

4. Avec le temps, avec le métier qui change — le poste qui évolue en fonction des nouveaux cahiers des charges, de la dernière convention collective, de l’idée qu’on s’en fait qui a encore changé et qui n’est plus une idée —, le tuilage c’est chaque jour. Mais j’exagère bien sûr.

5. Exagérer : « ETYM. 1535 ; lat. exaggerare “entasser”, de ex-, et aggerare “amonceler, accumuler”, de agger “amoncellement, tas” ».

6. Tuiler se dit par métaphore du chevauchement des tuiles. L’histoire de ne dit pas s’il s’agit de tuiles romaines, mais si c’est le cas on notera que l’espace qui n’est pas recouvert par une autre tuile est bien faible. Donc, par métaphore…

7. Y a des jours, ça veut pas. J’ai beau relire ceci, feuilleter cela, ça vient pas. Du coup j’en ai même plus envie. Ni ici, ni ailleurs. Tout est déjà fini. — Allez, avec un peu de chance, c’est le coup de la mort du funambule dont parle Genet, au moment de monter sur le fil.

8. Je pourrais peut-être écrire à Naïs, comme au bon vieux temps ? Faire comme si je passais la main et lui raconter comment j’appréhende l’arrivée de celui ou celle qui va me remplacer, pour le tuilage, parce que je me demande bien ce que je vais lui raconter ?

9. Il y a longtemps que je n’ai pas imaginé par quelle phrase commencer et quelque temps après, parce qu’il a fallu s’arrêter, par quelle autre poursuivre. À croire que je n’en ai pas eu besoin ensuite. Comme si j’avais été inspiré !

10. On va me remplacer. Ou quelque chose comme ça. — Appelons un chat un chat.

11. Une fois bien installé, poursuivre en fact that au moins dans sa tête. Ça marcherait ?

12. « L’essentiel en toute chose est toujours accompli par des êtres obscurs, non distincts, et sans valeur chacun. S’ils n’étaient pas, s’ils n’étaient pas tels, rien ne se ferait », ajoute Paul Valéry.

13. En ce moment, j’en suis à ton ombre quand elle donne de la voix, et je me demande bien dans quoi je me retrouve embarqué, où je vais débarquer, et s’il y a seulement une destination pour ça. — J’ai la couverture de L’Ennemi déclaré de Jean Genet sous les yeux, sa tête toute blanche dans le cadre d’une vitre d’un véhicule où il s’apprête à montre, entouré de Black Panthers, semble détachée, en suspension.

14. Cette histoire d’ombre et de fuite, je ne m’en sors pas. Je me suis perdu. C’est si loin de la traversée de la cour. Pourtant, d’une certaine manière, ça en constitue la suite. J’arrive à la structure — c’est la cour —, et j’entre pour travailler — c’est une autre dimension. C’est comme si j’avançais à tâtons dans l’ombre même. Je me demande comment je vais me raccrocher aux éléments du réel qui sont pourtant à portée de main. — En attendant : soit je me consacre à un autre texte, sur le thème de la rivière à l’envers, avec les photos de la crue et de la route inondée ; soit je continue à tailler les arbres avant qu’il soit trop tard, et pour certains, comme le noyer sans feuilles ni bourgeons, mais dont la sève s’est mise à pisser, il est trop tard.

15. Lire aussi, des fois c’est bien.

16. Je ne sais comment j’en suis arrivé là. Je devrais peut-être en rester là, effacer le texte et recommencer. Mais ce serait manquer à ce que l’écriture a décidé, d’une certaine façon. Je me suis laissé porter, glisser sur une pente plus imaginaire que d’habitude, loin des choses de la réalité, et le doute a fini par s’installer. Mais pourquoi ? Parce que la réalité m’échappe ? Et si les éléments imaginaires, sous l’espace de la métaphore, en disaient plus et mieux, pour une fois, que ces choses ? En quoi celles-ci auraient-elles plus de valeur pour dire la réalité que ces éléments ? Parce que je m’y cogne chaque jour ? Oui, peut-être. Mais dans le l’espace de l’écriture, ces choses-là ne sont-elles pas aussi imaginaires que les éléments détachés de la réalité ? Ne sont-elles pas aussi détachées de la réalité qu’elles représentent par sélections et articulations strictes ? Ce n’est peut-être pas tant la réalité qui m’échappe que l’imaginaire et ses opérations utiles, nécessaires, pour la rattraper ? — Alors, poursuivons. Un peu.

17. Les listes de mots, je les tiens d’un document à remplir en vue de l’audit qui attend la structure. Avec ses dix domaines (les mines), ses soixante et un sous-domaines (les chaînes de travail) et je ne sais combien de ces « éléments de démonstration et d’appréciation » (les preuves), il suit d’assez près le cahier des charges. — La liste est une épreuve de force. Il y a quelque chose d’absurde à recopier, de chaque élément, un mot, une expression, détaché de son ensemble et de son domaine, fondu et parfois répété dans un nuage nominal quasi imaginaire. Mais c’est précisément ce sens-là qu’il faut restituer à l’ensemble plus vaste que quelqu’un a bien dû sinon écrire du moins taper, et dont je me demande s’il ne réalise pas le mot de Paul Valéry au sujet de l’État (en tant que système de capacités et de facultés légales) : « Nous voici dans ce monde mythique si remarquable qui s’impose à toute vie collective, et qui inflige à toute vie individuelle les conséquences réelles et précises d’existences imaginaires ou nominales, qu’il est impossible de circonscrire, de décrire ou de définir. »

18. Impossible de remettre la main dessus. Mais où est passé La Petite dernière ?

19. C’est fait pour les lettres (répétez, déclinez), mais les chiffres, les formes, les couleurs, les bits, ça ne vient pas. Et en même temps, j’ai le sentiment que tout est déjà dit, qu’il n’y a rien de plus que ça. Que si j’avais à parler des problèmes Dudu (la boîte à peindre d’abord, ou l’échiquier de Sissa), du photomontage dans une image qui n’en est pas un (sauf dans l’œil du photographe, et quel œil !), de la feuille de calcul et de ses formules (que je ne maîtrise pas, que ça ne m’intéresse pas), il en irait toujours de ça : répétez, amplifiez, déformez : Je s’appelle.

20. Cette soudaine volonté d’unifier, de tout mettre dans le même sac : un signe de fatigue ? un aveu d’impuissance ? que ça ne prend plus ? que la fin est proche ? qu’il vaut mieux en rester là, in the meantime ?

Will
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28 | Seuil


Tiens-toi à l’entrée. Prépare-toi sur le seuil. Au bord de l’amorce de ce qui ressemble à l’antichambre d’un roman. Un livre que tu t’apprêtes à ouvrir. Un début. Le commencement d’une histoire. Une pré-histoire, en quelque sorte, dans ses tout premiers balbutiements. Fouille et démêle, cherche, parmi les toutes premières lignes, comme on fait le choix des premiers mots que l’on va prononcer dans une circonstance particulière, comme on forme les lettres dont sont constitués ces mots pour le chapitre à écrire. Tu touches là, de près, aux toutes premières minutes d’une naissance, d’une venue au monde. Tu es prêt. Devant toi, c’est un peu comme si un rideau allait se lever et tu entrerais en scène. Tu t’es préparé, avec concentration et maitrise. Tu connais ton texte, il tient en très peu de mots, — un seul mot, en fait — mais d’une force incroyable ! Une fois prononcé, il entrainera tout à sa suite. Il ne s’emploie guère dans d’autres circonstances. Seulement cette parole performative dont tu as besoin, que tu prononceras d’une voix assurée, haut et fort à travers ton casque, à un instant, un point précis du déroulement de ce qui est en train d’advenir fera que tout va s’emballer. Sa puissance est telle que des lumières vont se rallumer, des rêves se réaliser. Des étoiles vont briller durant de longues heures ou s’éteindront au contraire, à peine nées et la lune pâlira que le soleil va éclairer. — Je me plais à l’idée que c’est toi, toi seul, qui en décide et par ce seul mot —. Pour l’instant, tiens l’avion en équilibre dans tes mains. Bientôt, tu le lanceras à travers la piste à plus de trois cents kilomètres à l’heure — tu ressentiras les irrégularités, le ressaut de la roulette sur la ligne centrale et lumineuse, répercutés à travers tout ton corps —. Lorsque tu diras rotation, une fois les quatre turboréacteurs lancés en pleine poussée, alors, à cet instant précis, tu quitteras la terre en soulevant, d’un geste tirant vers toi avec précision, quatre-cent-vingt tonnes, logées dans le fuselage parcouru de ses six millions de pièces, d’une tonne d’air et de mille deux cents litres d’eau. Tu t’envoleras.

Mais pour l’heure, vérifie l’état mécanique de la machine, ainsi que les documents nécessaires à la préparation du poste, positionne chaque circuit sur off. Mets l’avion sous tension. Fais la pré-vol. Charge les données dans les calculateurs de performances et de navigation puis prend connaissance des conditions météorologiques, des pistes en service, analyse le plan de vol, lance des calculs, étudie le contexte et assure-toi de la cohérence avec l’état de charge définitif fourni par le personnel de l’escale ; toutes choses qui t’indiqueront quelle puissance afficher au décollage et quelles vitesses données à ton envol. Une fois les portes fermées, tu annonceras la check-list et l’avion sera repoussé et la mise en route des moteurs pourra être lancée. Tu dialogueras avec l’agent responsable du repoussage et, lorsque celui-ci sera terminé, il brandira à bout de bras la flamme — une longue bande de tissu de couleur rouge — retirée de la roulette de nez et tu lui répondras d’un pouce levé, bien visible à travers le hublot. Tu suivras le plan précis de roulage et à l’approche de l’entrée de piste tu mettras les moteurs en puissance intermédiaire, t’assurant de la symétrie de leurs poussées réunies. Une fois la puissance décollage affichée, tu annonceras la vitesse de rotation…
Oublie alors la mauvaise nuit, la pire des trois ou quatre dernières — la première restant toujours la bienvenue après la longue traversée, les autres, plus réticentes à t’offrir le repos — où tu es resté à rouler dans des draps rêches, un œil ouvert à la recherche de repères : l’angle de la table de nuit avec l’éclairage de la montre digitale réglé au plus bas, mais qui diffuse encore un halo jaune pâle découpant un vague contour triangulaire de moquette bouclée, le pied du bureau, un dossier de chaise sur lequel tu as laissé tes vêtements de la veille, l’une de tes chaussures — nuit à la poursuite d’un sommeil réglé sur d’autres horloges ; efface les rêves de marche à travers des plages de sable inconnu, de soleil vertical, les réveils en sursaut et en sueur, les levers désorientés afin de boire au robinet d’une salle de bains qui te paraitra inconnue ou trop souvent rencontrée, te demandant, après coup, si l’eau ici, était bien potable. Oublie le bus traversant des quartiers de villes presque anonymes, à la nuit tombée ou aux petits matins, quand tu réprimes un puis plusieurs bâillements, à l’heure où les sans foyers ont déjà quitté l’empreinte, l’ombre en creux sale, sur les cartons gondolés à l’encoignure de portes condamnées et poussiéreuses ; défais-toi des parfums bavards de l’équipage, après la première cigarette aspirée avidement, leurs bouches déjà-encore rouges et pulpeuses qu’elles lanceront, baisers au bout du mégot, écrasé de leur pied délicat pris dans l’escarpin élégant à talon, ou jeté, s’en allant rouler sur le bord du trottoir et que d’autres lèvres anonymes et sèches viendront bientôt lécher ; oublie les quelques minutes de somnolence inconfortable, le regard fixe, les yeux grands ouverts et secs ; efface les saluts de tous, de toutes, un par un, une par une. Oublie leurs visages et la raisons qui te pousse à chercher dans ta mémoire, à fouiller toujours malgré la lassitude, à la recherche d’un geste, d’une couleur, d’une lumière particulière qui te les ramènerait, les nommant, les prénommant — leurs voix, leurs rires s’emmêlant dans ta tête en un seul rire, toujours trop haut perché, trop fort. Leur bouche trop grande ouverte. Un rire déplacé dans la nuit moite, sous les néons éteints de cette ville tropicale, un rire entouré de son halo de buée tiède dans la nuit de l’hiver de Montréal, sous la pluie dense de la mousson de Bombay… Pourquoi, pour quelles raisons, rire ? Efface de ton esprit la réponse, si elle existe — . Oublie les soirs qui tombent sur Casablanca, les bouquets identiques de roses identiques posés sur des comptoirs toujours similaires, la découverte du site de Sakkarah à peine mis à jour, la lumière d’un trente-et-un décembre à Helsinki, les bougies chaleureuses de Copenhague, la blancheur aveuglante de Jérusalem, les trois ans de ton jeune fils fêtés dans un cockpit, les tourbillons de poussière dans les rues vides de New York, le retour des îles vers Papeete sous le mauvais temps, au ras des vagues, la passe d’eau turquoise où le bateau te dépose et où le courant t’emporte, Séoul et la colline chamanique, Boston où tu ne réussiras jamais à atteindre Cape Cod, le train pris le matin très tôt depuis Delhi, le Taj Mahal comme une apparition, les dimanches à Mexico, la ville, la foule, femmes, maris et enfants main dans la main. Oublie les nombreuses fois où tu dois compter, puis recompter tous les membres d’équipage, vérifier que tout le monde est bien présent avant de monter à bord de la navette. Efface le salut au chauffeur, les quelques mots que tu appris de sa langue. Derrière toi, les deux ou trois techniques. Oublie, le fond de l’habitacle où s’entassent les autres membres d’équipage pour la durée du trajet vous conduisant vers l’aéroport, oublie leurs voix qui s’espacent puis se taisent, les corps bercés par la route, indifférents aux lieux qu’ils quittent pour la centième fois et que chacun laisse s’enfuir le long des vitres. Efface de tes muscles, la sensation, le souvenir désagréable de l’heure matinale passée dans la salle de sport de l’hôtel, à tuer le temps sur un tapis de course avant de pouvoir t’offrir un café à l’ouverture du coffee-shop. Ne mémorise pas l’arrivée, une heure quarante-cinq avant le départ prévu ; inutile de te souvenir du bureau. Valide le carburant nécessaire. Plus rien d’autre dans ton cerveau que des calculs de paramètres en vue du décollage. Assure la sécurité. Prends connaissance de la météo, les cartes, l’axe des vents forts, les turbulences à venir, les perturbations, tout le chainage météo des terrains survolés, les problèmes techniques éventuels, les terrains de dégagement. Le nombre de sièges, les points d’eau. L’armement variable de l’appareil. Ses pannes connues, listées. Les statistiques de consommation. Les plages horaires d’arrivée optimales. Valide la route choisie. Fais la purge, trie parmi les tonnes d’informations à ta disposition, ce qui t’intéresse, ce qui important, tandis que le copilote fait le tour de l’avion. La charge estimée. Résume au reste de l’équipage, la météo, la charge. Calcule le carburant. Estime la distance entre les points survolés de la navigation. Le délestage, la réserve de route, la réserve finale incompressible, le roulage. Valide l’étude carburant, puis la masse de l’avion. Installe-toi au poste. Demande le push-back, écoute la mise en route. Tiens-toi à l’entrée…

Françoise Durif
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Le funambule court toujours. J’ai, c’est vrai, connu des aventures terrestres. Mais lui court toujours, plus vite que mon ombre. Tu es le personnage, tu arrives, tu respires, tu entres ici, tu es seul sur la scène. L’enfant en toi, remet ses faux-cils imaginaires, s’avance devant la glace, tu as 10 ans, tu te regardes dans la glace, tu traces un premier trait noir autour de tes yeux. Tu t’appliques, c’est ton premier masque de clown, tu n’as pas le droit à l’erreur. Tu regardes face à toi un peu en haut. Tes mains le long du corps, tu t’allonges. Tu traces le deuxième contour de l’œil. Tu regardes. Tu doutes un peu mais tu te souris. Tu es content du résultat. Tu sais ce que tu as à faire : regarder l’autre clown en face de toi. Tu te livres à ton monologue intérieur, tu n’as pas de texte, tu dois le regarder le clown de ton enfance, tu as envie de le prendre à bras le corps, de le ressentir, de retrouver la chair de son visage maquillé, qu’est-ce que ça t’évoque ce masque à même la peau ? Tu te demandes : si je fais un geste ici sur la scène avec le bras, est-ce qu’on verra un continent ? Tu veux faire ressentir quelque chose au public, mais d’abord tu es seul. Tu bouges un bras plus l’autre et c’est une géographie tu ne nommes pas les deltas ou les bandes de littoral ou de terre ou le fleuve, mais ça y est, tu es la terre, une partie de la terre et petit à petit tu réalises que ton corps- terre est une partie de l’univers en expansion, tu as le vertige, comme le funambule et tu as peur. Devant la scène, c’est l’espace et tu te dis que tu dois occuper l’espace tu ne risques pas de tomber mais tu fais attention quand même à ne pas trébucher. En tant que clown, sur la scène de ton enfance, cherchais-tu déjà ton centre ? avais-tu déjà cette irrésistible envie de voler, de te décoller du sol, alors tu as peut-être rêvé une ligne médiane : marcher sur un fil et contempler le gouffre. Le gouffre ? toi qui as le vertige ? Tu t’es un jour posté sur un pont et tu as rêvé de ponts, faux funambule se donnant l’impression de l’être .... De ponts au-dessus du vide, tu te rends alors compte que ce fil tendu, c’est une droite qui n’admet pas directement les notions de centre et de périphérie. Et ton passé : tu te souviens de ce petit clown dans le miroir éloigné de ton enfance, un petit clown les pieds sur terre ? Tu remontes quand même sur le fil du funambule. Ce gouffre qu’est-ce c’est ? entre toi et les autres ? et le poids de ton corps qui fait balancier, qui t’évoque le bercement, le bercement du petit clown, du petit clown en toi qui sait qu’un jour il devra affronter le fil : le fil des sentiments, le fil qui produit la syncope des émotions trop liées entre elles et devenues indéchiffrable. Comme le funambule, ton modèle, ton double que par un artifice tu as envie de convier à souper chez toi le soir après une représentation, et tu te dédoubles, tu le vois attablé avec toi après l’une de ses exhibitions, ton funambule : il est là : que fais-tu ? que lui dis-tu ? tu en as fait ton maitre et en même temps ton alter ego.

Isabelle de Montfort
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Tu as mis longtemps, Eugénie Rebetez. À trente huit ans, tu as pourtant tout compris. Artiste à Zurich, tu sais qu’il n’y a plus d’argent pour les arts visuels quand on est artiste indépendant, mais tu sais aussi que derrière la façade, dans une grande ville des choses se passent. Tu as osé rêvé que tu pouvais faire ce métier, danseuse, avec tes rondeurs importantes, au risque de faire flop, au risque qu’on pense et dise c’est quoi cette nana qui fait la fofolle. Heureusement ton mari chorégraphe t’a dit vas-y tu peux fais-le. Et tu l’as fait : Danser, mimer pousser des cris rire c’est universel et pour tous. Tu es comédienne, tu as mis ton corps et ta chair sur scène. Ton poids tu l’as accepté, tu en joues finement, avec légèreté et gravité. Continues, pour ceux qui ont d’autres empêchements, n’abandonne pas ce que tu montres de possible, les limites, les accepter et en faire fi. L’important c’est ton rire contagieux, ce phénomène physique puissant qu’il produit à travers ta voix et ton corps et celui des spectateurs. Ressens comme une éponge leurs douleurs leurs non-dit, leur maladresse et gaucherie. Toujours accepte ton poids comme ils acceptent leurs déboires. Généreusement déverse tes tsunamis d’énergie comme des boules de feu. Poses tes questions sans paroles quand tu te sens vilaine et molle ou déséquilibrée, exprime-le par tes oups, chut, un « quoi » argentin suivi d’un son, pas un cri, un son aigu long et très pur, tes onomatopées et des grincements. Garde cette légèreté malgré ce corps enrobé, évoque la vitesse suggère des lacunes, esquisse des émotions des sentiments, l’empathie, l’angoisse de la perte. Ce sera toujours une bataille pour toi, que tout roule, soit souple. Tu n’arriveras pas à être dans la norme, toujours, tu as voulu sortir des conventions, tu crées tes spectacles pour ne pas dépendre d’autres chorégraphes. Tu as fait défiler des danseuses à la fête des vignerons, tu ne voulais pas une fanfare tu as voulu une danse tribale, surtout sortir de la tradition, garde cette énergie cette intensité dans le corps. Aparamment tu as obtenu par le travail et tes proches la confiance en toi, sais-tu que tout le monde te boit des yeux et gagne à l’intérieur un peu de cette confiance quand tu éclates de rire, saute dans un sac bleu d’Ikéa, rugit, si différente que tout le monde peut y trouver sa place avec sa force et sa fragilité. Continue de montrer par ta danse que tu vas titiller l’autre, qu’il comprenne, d’essayer avec ta tendresse et ton autodérision de contrôler l’inconnu en nous, de travailler l’inconnu qui va surgir au détour d’un clin d’ oeil, d’une chanson entendue en sourdine, et presque chuchotée à la fin, de Camille la chanteuse : « J’ai — tout dit — tout dit — j’ai terminé ma phrase — c’est gravé dans le marbre— ô ma sœur Hildegarde— je — suis —le —bruit —des oiseaux dans les arbres — j’ai — tout dit — tout dit — et —si — ma — sœur —tu as peur pour ma vie — ô ma sœur Hildegarde — je suis —le —bruit —de la pluie dans les arbres —j’ai —tout dit —tout dit —tout dit.

Simone Wambeke
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Premièrement, reçois par le livreur le petit meuble époque Louis XIV que je t’envoie et te demande de rénover. Oui, tu ne rêves pas : j’ai vraiment déniché dans un déballage perdu de Saint-Hippie-les-Hirondelles cette petite commode du Roi Soleil. En vrai elle coûte une fortune ! Je l’ai eu pour une bouchée de pain, le bourgeois qui me l’a vendue était ignare ! Sous la poussière il y a tous les poinçons, les signatures gravées, c’est fou. Deuxièmement, assieds-toi. Comprends que tu as devant toi un prodige. Il sera l’œuvre de ta vie. Ébéniste tu es. J’ai confiance en toi. Je t’en confie le réveil. En retour fais-moi un prix raisonnable, je saurai te faire la publicité. J’ai confiance en toi. Et je prends mon risque : si jamais tu ratais ? Je n’ose même pas penser à cette éventualité. Prends conscience de ta responsabilité. Prends conscience aussi de la chance que tu as de me connaître. Ayons une approche gagnant-gagnant. C’est à toi, à toi, de redonner vie à cet objet que des princes ont côtoyé durant les siècles. Des princesses y ont posé leur souffle. Bien sûr, je ne te demande pas une rénovation de vente aux enchères, mais je demande un vrai travail du cœur. J’ai repéré cet objet au milieu d’un amoncellement ridicule de plastiques à touristes, parce que moi-même je regarde les choses avec le cœur. Sois-y fidèle. Et troisièmement : lève-toi, tiens debout. Prends conscience. Si jamais dans la rénovation de cet objet si riche, si jamais tu rates un coup de lime, tu es un homme fini. Contemple-toi comme si ta dernière heure était arrivée. Si tu réussis, comme je le crois, ton œuvre royale, tu seras roi toi aussi. Lève la tête, lève-toi, lance-toi sur la pointe des pieds. Mets tes mains sur ta tête. Retrousse tes lèvres, forcis ton ventre, transforme-toi en animal, fais tomber les épaules. Puis redeviens humain. Respire doucement bouche fermée. Je te connais, j’ai confiance en toi. Contracte tes jambes, puis relaxe-les. Je te vois. Je sais que ton geste sera sûr. Éprouve-toi : prends un fruit par la pensée, par un léger mouvement intuitif de tes mains. Je te manipulerai avec des fils. Et quatrièmement, prépare ta table de travail. Tu tourneras autour, par différents gestes d’impositions, tu la rendras propre. Prends une balayette douce pour que ça soit parfait, prend garde au moindre grain de poussière. Tourne autour, change l’orientation de la lumière pour trouver le meilleur éclairage. Allonge-toi sur la table, éprouve sa stabilité. Dans cette préparation garde-toi de toute distraction. Sois précis. Ou bien, si tu joues, fais-le sérieusement. Enfin, prends un grand marteau, et tape un grand coup sur ta table, comme si elle était une enclume. Tu dois maîtriser ta force et ne pas être déstabilisé. Ta table doit rester franche. Vérifie. Et cinquièmement, passe à l’acte. Je voudrais tout ignorer de ce que tu feras, et en même temps, tout savoir. Voir tes muscles agir avec force, se colorier selon leur tension, entendre leur symphonie de sang, de brutalité, d’ordre. La vie. Entrer dans tes instincts, ton mouvement, ton électricité, que je vois comme un orgue, envahissant tout l’espace, son onde ressuscitant toute forme qui vibre à sa lumière. Entrer dans ton cerveau, c’est un château où toutes les pièces communiquent, avec des myriades d’étages, et plein de fenêtres. Un intérieur privé, un peu secret, mais grand ouvert sur tout ce qui se passe dehors, en attention permanente au moindre bougé sur la terre, à la moindre inflexion du ciel, et par ses reflets sur les rideaux en faire histoire à jamais. Et permets-moi de vibrer avec ta peau ; je suis un peu jaloux : si je ne veux rien savoir de ton art, c’est parce que je voudrais recevoir comme au premier jour tout ce que tes mains vont donner pour donner son existence à l’objet ; comment vas-tu faire pour que sa patine reste ancienne et pourtant neuve ? Est-ce par la stature de ton corps, légèrement penchée sur ton œuvre ? Est-ce par sa respiration ? Ah ! Je m’abandonne à toi. Je serais si loin, et pourtant si proche, par cet objet que je te confie comme l’on confie le meilleur de soi-même. Je suis moi-même vieux et racornis, en se moquant on pourrait dire que je date de la royauté absolue comme cette commode, et comme tu vas le donner à cette commode je voudrais vivre dans le temps qui est le nôtre, le présent, dans l’humanité actuelle, avec ses frémissements, ses tensions, sa pudeur, sa fragilité. Que ta lime soit pimpante. Que ton marteau soit généreux. Que ton pinceau soit gourmand. Et, quand tu auras fini, je crois que je sentirai, moi aussi, à distance, un peu de soulagement. J’ai l’impression que quelque chose me dira que le temps de la cour du Roi est revenu, qu’aujourd’hui quelque chose de concret et visible me reliera à ces temps de grandeur majestueuse, que je peux vivre et revivre, et je te dirai merci.

Ista Pouss
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32 | Injonctions au duo de corps dansants


Ne précipitez pas l’approche, prenez le temps de ralentir... échauffements et étirements sont un prélude nécessaire à la liberté totale de vos mouvements, essaimage vers l’éclosion musculaire. Ne croisez pas vos regards, chassez de votre esprit l’idée d’apercevoir ne seraient-ce que les contours de l’Autre... mettez vos autres sens à la recherche de sa présence. L’obscurité la plus complète sera votre première compagnie, n’ayez pas peur de vous heurter, mais en cette occurrence peu probable, fuyez loin, emportant l’impression de cette empreinte. Noir silence. Guidez vos pas à l’écho du son de ceux de l’autre, faites résonner son ombre puis virevoltez jusqu’à vous frôler. Noir se remplit de tout petits bruits sans mots. Lisez dans.. lissez ... enlisez vous dans les grains de vos peaux qui s’effleurent et s’affleurent. Pétrissages de corps, la texture de l’interstice entre vous, zone expérimentale compressible à triturer jusqu’à fusion de vos alentours.

À choisir une zone de greffe on privilégiera le paume à paume : le « cheek to cheek » on s’y est déjà trop frotté ; cela dit si le souhait de maintien de distanciation persiste un brin, on peut envisager d’ancrer les plantes des pieds l’une à l’autre et chercher dans le déséquilibre de cet arc-bouturage une essentielle aimantation. Bombez et creusez-vous, vient la phase de découverte de toutes vos affinités parcellaires. Nerfs à l’aventure, faisceaux qui s’éventaillent, multiplication de confluences...L’un peut toujours retarder l’échéance, pousser l’autre à s’élancer à sa poursuite, quémander l’attraction. Vient le temps de la découverte, votre hybridation, un ... pour quelques temps, indéterminés, vous ne ferez plus qu’un, parcourez-vous de mouvements que pas à pas vous coordonnerezsynchroniserez le silence est évidemment de mise, vos ressentis vous indiqueront les chemins. Éveillez-vous dans votre unicité. Cet état d’étrangeté complice, sans cesse renouvelé : entremêlez-vous pour sceller votre passage de gémellité à siamoisité, lancez-vous à corps lié dans l’exploration de ce nouvel espace, à pesanteur pondérée, ce ne sont plus forcément des pas qui vous déplacent... basculez-chavirez déambasculez - bientôt se profilera le passage de l’envol de l’en-vous vers l’autour de vous. Mais ne brusquez rien , suspendez-vous à ce point mouvant de gravité, confiez-lui votre équilibre, perdez-pieds, laissez vous porter par le flot musculaire fluctuant , aggloméré fugace et mouvant. Itinéraires à inventer au gré du poids relatif de votre évolution, migration d’oiseaux portée par la jointure de vos haleines, errances d’akènes plumeux ou à chute hélicoïdale sans amarre, cliquetis de galets centrifugés vers l’érosion tourbillonnaire qui parviennent à ricocher vers d’autres horizons...

Peut-être est-il temps de se rebeller contre ces impératifs qui s’immiscent dans votre coconstruction , s’affranchir de la rigidité camouflée dans ces laissez-danser délibérés qui vous mèneraient tout droit à la déchirure spectaculaire ; implacable corollaire. Indiscernables, inaccessible, imprévisible, mystérieux. L’éphémère ou le perpétuel de votre chorégraphie, tout en elle vous appartient.

Sophie Grail
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Il est là. Inerte, vertical - blanc parmi les émanations du plancher. Une seule lumière éclaire le centre de la scène. Apporte du mouvement : plancher qui craque, va-et-vient de ton ombre. Le tissu est là aveugle dans son silence. Ce temps glacé que tu aimes. Regarde les spectateurs un instant sans rien mettre dans ton regard rien que ta solitude toute ta distance. Laisse-le durer, le monde n’est plus qu’une symphonie qui s’éloigne. Va vers le tissu monte sans artifice enfile ses jambes aériennes. Les spectateurs se diront que tu es bien confortable là-haut que c’est ta deuxième maison. Fais-les mentir va les chercher dans leur complaisance donne-leur le sentiment étrange que tu veux te libérer du tissu mais qu’il te poursuit. Plus tu t’échapperas plus il redoublera de ruse et de voiles pour te garder captive – le tissu t’emprisonne il a cette froide logique des rêves. Toujours ce dernier nœud qui te retient – cette cheville entre toi et le vide. Tu te débats contre les peaux translucides du tissu – contractions, spasmes, fulgurantes convulsions de ton corps – à bout de souffle tes forces déclinent. Le tissu avale ton espace tu cours dans son suc, on distinguera à peine tes yeux ton nez ta bouche. Rien qu’un visage brûlé derrière un voile. C’est lui qui existe, tu ne seras qu’après lui retranchée derrière, difforme dans les coulisses. Silence d’épouvantail tu te feras nature morte.

Théo Maurin
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Musicien, tu seras obsédé par l’harmonie, par les harmonies, et par l’harmonie entre les harmonies. Tu te prépareras à jouer. Tu assiéras la beauté sur tes genoux. Tu accorderas soigneusement ta guitare. Même si cela est silencieux, tu caresseras les courbes délicates et généreuses de ta guitare, car c’est déjà de la musique. Tu placeras le slide sur le petit doigt de ta main gauche. Tu offriras à cet auriculaire le slide. Tu feras glisser ta main, avec délicatesse, le long du manche. Tu effleureras les cordes sensibles. Tu seras en accord avec l’amour, qui est la grande Harmonie. Alors, si tu fais bien ton travail, tes lèvres voudront embrasser. Elles chercheront à déposer des baisers. Ta langue aussi. Alors tu offriras à ces lèvres et à cette langue les trous de l’harmonica. Et les lèvres l’embrasseront, elles glisseront le long de cet instrument, elles embrasseront le ruine-babines à pleine bouche. Ce sera un french kiss. L’harmonica n’existe que pour rouler des patins, des galoches. Tu joueras pour ton père. Oui, il est mort, mais tu joueras pour qui il était. Et tu joueras pour ton enfant. Oui, il n’écoute pas, mais il entend. Tu te demandes parfois avec Bob Dylan et Romain Gary : pourquoi respirer, à quoi bon ? Si tu fais bien ta musique, tu trouveras une réponse, et pas la pire : tu respireras pour pouvoir jouer de l’harmonica. Inspirer te permettra de jouer les notes aspirées ; expirer, de jouer les soufflées. Tant que tu joueras de l’harmonica, la musique t’animera, elle te fera vivre, au sens propre. Même ton dernier soupir sera un accord de do majeur, l’accord suprême avec ta propre mort. Do, mi, sol, do. Et au dodo.

Franck Dumoulin
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35 | Le rêveur


Bill Viola, toi le célèbre artiste vidéo, tu es le seul avec tes images, tes sons, tes installations souvent monumentales à embarquer très loin ton public dans le monde des mystères. Ton langage plastique sans mots, sans texte propulse dans une expérience sensorielle singulière qui marque profondément, à vie. Sans mot dire, ému, bouleversé, enthousiasmé, le voilà dans l’obscurité projeté dans une sorte de transe. Accepte, Bill, de ne voir appelées ici que les images qui surgissent dans ma mémoire, dans mon corps. Tu revois l’homme qui monte, descend dans une eau bleu intense et pleine de bulles blanches, encerclées de sons rugissants. Ailleurs, bras en croix, tête aux traits indistincts, forme de soucoupe blanche au-dessus de la tête. Dans ces mystères immergés en faisant surgir une forme humaine au visage sans traits, tu traverses tes visions et tu fais ressentir tes rêves, les transmets et en retour tu reçois les nôtres, ils se confondront bien vite. Je ne sais la façon dont tu réalises tout cela mais que fais-tu Bill juste avant de filmer l’homme dans l’eau ? Oui bien sûr tu règles les détails pratiques, techniques, tu manies toutes sortes de caméras avec art, mais tout est bien plus que cela, tu avances lentement pour filmer l’aquarium, tu as imaginé un lieu originel, unique, inviolé, des images mentales t’ont envahi, des visions, tu les as apprivoisées avec fermeté et tendresse, ce n’est pas pour accomplir une prouesse que cet homme est là, ici il ressemble plus à un esprit, pour révéler quelque chose d’étrange, d’indicible ; en le regardant tu ne peux t’attendre à ce que le public applaudisse, ce serait irrespectueux, incongru, tu assistes plutôt à une sorte de stupeur, fascination, tu espères une adhésion toute fusionnelle, tu ne t’appartiens plus, lui non plus. Souvent tu joues avec la mort, non pour manifester ta crainte mais au contraire révéler ton désir d’être à ses côtés sans angoisse car un jour elle dissoudra ta forme et libèrera toutes tes vibrations intérieures, alors tu les révèles, les anticipes ces harmoniques ressentis au travers de la vitre. Où que tu sois, tu agis en rêvant, tu traverses les portes, les mondes multiples. Dis-moi, explique-moi, ton self-portrait yeux fermés, dans l’eau, qui bouge et crée des déformations du visage, du corps, des mains, eau de la naissance, du rêve et de la mort encore, environnée de grondements. Tu as failli mourir noyé à l’âge de six ans, sauvé in extremis, tu as vécu — une expérience émotionnelle très forte et positive —. Tu n’avais pas eu peur, tu te croyais — au Paradis ou pas loin, c’était un monde nouveau, — je n’étais jamais allé sous l’eau, je n’avais jamais rien vu sous cet angle — . Toute ta vie a été façonnée par l’eau bleue ainsi que tu le diras souvent. Dis-moi, c’est bien vrai que tu te questionnes encore et toujours sur le visible et l’invisible. Que tu ne cesses de traduire les visions qui te hantent sur la vie, la mort, le rêve, le temps, les passions, la douleur, la conscience. Pas facile de se poser les grandes questions métaphysiques, je n’ai pas trop envie de me plonger intellectuellement dans les œuvres philosophiques, alors prends-moi par la main Bill, plonge l’espace dans l’obscurité et je repars en voyage avec toi. Tu remplis les scènes de bruits insolites, de grondements, de cascades violentes, et tu fais des spectateurs d’étranges voyageurs. Personne ne peut en ressortir indemne. Heaven and Earth devant moi deux écrans cathodiques, qui diffusent chacun un film : d’un côté, un portrait de nouveau-né, ton fils  ; de l’autre, une personne agonisante, ta mère. La grand-mère continue à vivre à travers l’ADN de son petit-fils. Ainsi dans ton univers, Bill, la mort n’est pas vraiment une fin et la naissance un commencement. Là laisse-moi revoir Tristan Ascension, un homme allongé, mort peut-être, dans un espace vide gris et noir. Soudain, quelques gouttes d’eau surgissent. Peu à peu l’eau se déchaîne, soulève le corps très lentement puis l’homme disparait de l’écran. L’intensité de l’eau diminue, le calme revient, et ne demeure sur l’écran qu’un espace vide et noir. C’est bien à la condition humaine que tu as pensé dans ta mise en scène, à l’apparition et la disparition des êtres ? Aide-moi maintenant à me souvenir des sept Dreamers, impression que chaque performer se trouve dans un cercueil immergé. Mais le mouvement et l’apparition des bulles rappellent qu’ils ne sont qu’endormis, qu’ils rêvent. L’eau qui les entoure est celle du rêve. Jour et nuit se confondent. Three Women, un simple écran plasma vertical, tu as filmé la scène de ces femmes dans un espace en noir et blanc saturé qui vont, viennent, traversent le mur d’eau et se colorent puis retraversent le mur d’eau. Le grain de dissolution rappelle la disparition et même la mort, une sorte de métaphore de la chaine des êtres, d’une génération, ici une mère, ses filles, qui vont transmettre la vie par-delà la mort, par-delà la naissance. Ailleurs, successivement vingt-trois personnes s’approchent du spectateur, passent à travers un rideau d’eau, qui les incarnent, comprennent qu’elles sont éphémères dans ce monde de couleurs, retournent dans leur monde immatériel et s’éloignent de l’existence. Tu as pensé aux Grecs c’est sûr, quand on passe le Styx, de l’autre côté de la rivière, c’est la mort matérielle, on perd la mémoire. Donc on doit laisser quelque chose derrière nous pour que les générations futures trouvent leur chemin. Dis-moi Bill, comment fais-tu pour manifester une conscience qui est entre deux mondes ? Tu joins le ciel, la terre, le rêve, les moindres particules et tu en révèles le sens dynamique dans une composition où tout résonne ensemble. Tu as évoqué aussi bien des fois les quatre éléments, la terre, l’air, le feu et l’eau. Martyrs (earth air fire water) Eau de la naissance, de notre corps et dans le même temps du déluge, de la noyade. Feu de Prométhée qui permet la création, et feu qui incendie et détruit. Poursuis tes effets de ralenti, de temps dilaté, de grossissements, d’arrêts des mouvements. Je ne saurais décrire, expliquer les techniques sophistiquées que tu utilises. Mais ce qui importe c’est que tu saisis l’être humain comme une image en mouvement, en transformation permanente, que tu captes les forces de vie qui l’entourent, les forces de l’imaginaire, du rêve dont souvent l’occident se méfie depuis plusieurs siècles. Laisse-nous Bill encore longtemps entrer à l’intérieur de tes poèmes visuels et sonores qui font reculer les limites de nos sensations, émotions et perceptions.

Huguette Albernhe
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L’espace entre toi et le monde s’illumine de tous tes « je ne sais pas ». Ne crains rien. De ton corps immobile en fragile équilibre laisse tes yeux voyager. Microscopes ils délayent le paysage en poésie. Tu plonges dans l’invisible, tu es la grue aux reflets argentés jetés dans une mer d’un bout du monde. Tu remplis ton panier de silence. Tu fais confiance aux fiançailles de l’alphabet et de l’humanité. Tu es photographe noir et blanc de tes nuits, tu es peintre de tes rêves. Sans angle, sans ligne droite, tu es en arrondi, tu épouses la nature dans le vent, dans la neige. Tu te laves de toutes les recommandations, tu oublies les codes, tu tords le cou aux phrases assassines, tu es l’espérance, la naïveté retrouvée. Tu es le geste primitif, tu es le cheval sur la paroi de la grotte, tu es sable et argile. Sois libre.

Marie Moscardini
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Quelque chose s’envole. Du sommet de tes boucles brunes aux semelles de tes chaussons Jika-Tabi, en passant par ta robe à fleurs lorsque tu virevoltes dans l’atelier et que, de l’un vers l’autre tu glisses sans bruit, ajustant un geste hésitant, illuminée d’un sourire ailé que l’on chercherait en vain sur des portraits de madone, jusqu’à tes mains à la chorégraphie insaississable quand elles s’emparent des papiers carrés, caressent leur texture, nous les offrent à regarder, à toucher à notre tour, à choisir celui qui fait écho à notre sensualité, puis lorsqu’elles plieront les papiers pour donner forme à notre envie. Ce papier que nous allons jardiner à notre tour, avec ton aide. Au fond de l’atelier, cela frémit à chaque fois que tu le frôles, et frémit encore un long moment après, et nos yeux se laissent hypnotiser par ce tremblement de l’immense mobile composé de 365 grues attachées par des fils de soie à des branches de bois flotté créant un véritable vaisseau de vent. Demande-nous de caresser l’air remué et on le fera. De ta voix, allégée du quotidien, tu nous racontes la légende japonaise des mille grues en effleurant d’un doigt le mobile qui s’anime sans qu’il puisse être dirigé : si l’on plie mille grues en papier dans l’année, retenues ensemble par un lien, on peut voir son vœu de santé, de longévité, d’amour ou de bonheur exaucé. Une histoire à apprivoiser par le geste. Plier déplier . Pli à pli, pas à pas . C’est une drôle de calligraphie du geste. Plions la feuille en deux, en triangle, en joignant les pointes aussi précisément que possible . Ouvrons : un pli creux, un pli vallée, traverse la surface. Et voilà le pli vallée et le pli montagne qui font leur apparition. Les creux et les boursouflures des jours. Ce qui se laisse voir et ce qui reste caché. Il y a une métrique, un solfège à respecter dont tu cherches à nous donner les bases. Faisons de la même manière un second pli vallée pour relier les deux autres pointes . Ouvrons notre pli. Remettons notre feuille côté couleur et reconstituons notre montagne en poussant avec nos doigts pour faire pointer sa cime. Voyons que la montagne est maintenant traversée par une rivière.Touchons avec les deux majeurs chaque bout de la rivière et poussons nos doigts vers le centre...on obtient une pyramide à deux faces que l’on dépose à plat sur la table, la base vers nous et la pointe en haut. Bercée par ta voix et les yeux immergés sur tes doigts qui n’en finissent pas de danser, de jouer avec ce papier qui s’anime, devient forme encore informe, j’ai perdu pied. J’ai davantage l’habitude de plier et déplier des phrases, de m’enfoncer dans les plis du passé, de m’égarer dans les méandres de l’écriture. Mes mains n’ont pas cette habileté ni cette finesse nécessaire pour réaliser le papillon que tu voudrais nous donner à créer. Mes doigts malhabiles et trop pesants n’ont pas la finesse des tiens, ni leur souplesse ou leur raffinement. Alors vas-y plie, déplie, replie, te regarder faire me suffit ! Plie , lie, délie, relie, replie, lisse tes plis, lisse nos vies. Donne au pli toute sa place. Délie ce qui nous lie. Donne nous du répit aussi. Multiplie les plis. Moi c’est le passé que je plie et replie sans cesse comme les cartes routières d’avant, où le nom que l’on cherchait était toujours caché dans un des plis de la carte. Plie, déplie, replie les limites. Déplie la lumière et replie les ombres. Déplie ce qui peut être dit, et replie le reste. Mes mots ploient sous les plis, et je vais replier mes silences dans ces phrases inaccomplies. Donne au pli montagne toute sa puissance. Relevons le coin gauche de la base de la pyramide pour l’amener au sommet (en prenant garde de ne prendre qu’une des deux épaisseurs du papier). Puis faisons la même chose sur le côté droit .Retournons notre figure sur la table pour avoir devant nous un triangle tout lisse. Prenons entre nos doigts la base de la pyramide pour la replier vers le haut en laissant apparaitre un petit bout de sa pointe. Nous obtenons un bateau dont la coque est environ deux fois plus large que la voile. Si l’on retourne notre bateau nous voyons apparaitre une sorte de bec. Ouvrons-le. Ouvre les portes de mon imaginaire. Donne-moi à voir ce qui est encore caché et que, toi seule, sais faire apparaître en quelques gestes. Laisse à mon étonnement toute sa place, nourris-le de tes envolées de mains, de ton sourire qui n’abandonne jamais ton visage. Creuse encore les fissures de mon regard. Abreuve ce sentiment d’étrangeté où mes pensées s’égarent . Entraine-moi dans les vallées où cela se resserre. Elève-moi sur les sommets pour croître encore. Dépayse mes pensées. Envole-moi dans ces origamis qui prennent forme. Entre le pli et le dépli du papier des ailes apparaissent. Applatissons le bec délicatement. Pour cela nous devons créer des plis en formes de longs triangles verticaux de chaque côté du bec, en essayant d’aligner le pli au centre de ces petits triangles sur la base de notre ancienne barque, qui ressemble maintenant à une aile. Entre tes doigts tout prend la forme du désir, s’envole, se déploie et l’esprit se déplie, le papillon a pris place, et dans le repli de ses ailes, bien enveloppés sont les soupirs de ce monde. Vallée et montagne. Poids et songe. Tous les papillons de papier sont piqués sur des mikados. Tous singuliers, ils participent de l’émoi collectif. Les papillons ont déployé leurs ailes et mes mots se sont mêlés dans une poésie de papier où tu respires.

Solange Vissac
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38 | Boxeur


La salle gronde, ondule, gémit, ploie, se tord, comme les vagues pendant la tempête, il y a du roulis, de la houle, ça tangue, ça crie, ça piaille, ça scande ton nom, Smiley, Smiley, Smiley. Autour du ring, ça trépigne, on t’attend comme le messie. Prends ton temps, fais-toi désirer, c’est toi le maître du jeu. Surgis tel un ouragan de beauté, le nez droit, la bouche ourlée, les pommettes souples qui accrochent le soleil et captent la vie, la peau brune et brillante comme une châtaigne sortant tout juste de sa bogue, toise-les car ils sont sans espoirs.
Traverses les tranchées humaines, monte sur l’autel tel un chef de guerre.
Les bras en croix, embrasse la foule, embrase les cœurs de ta fureur christique.
Lève tes poings rouges comme les lèvres des femmes qui hurlent ton nom.
Protège ton sourire d’émail diamant pub pour dentifrice qui n’existe que pour les fous crédules. Bondis sur ton ennemi au premier vagissement du gong ! Nique ta mère nique ton père nique ta race. Rythme le temps de tes pieds virevoltants. Jouis bien fort « I’m black and I’m proud » Fier de quoi ? Tiens-toi droit. Vole comme un papillon, pique comme une abeille. Détend ton âme comme un ressort, lâche les chiens, ton corps incandescent brille comme l’étoile noire. Attaque de front, disparaît, reviens, souffle invisible, dessus, dessous, lance tes poings. Tu les baises, tous, comme tu baises ton adversaire. Il n’a aucune chance, tu le sais, lui aussi. Tu lui cries machinalement des injures, technique bien éprouvée du trash-talking. Les mettre à terre à coup de mots sales, tu sais faire depuis que tu es né. Pute, fils de pute, salope, je te démonte et t’en redemande ! Aie pitié de lui. Aie pitié de toi. Tape, cogne, tourbillonne, piège ton ennemi dans les cordes, pare ses uppercuts, crochets du gauche, crochets du droit. Joue de tes poings marteaux piqueurs, forteresse invincible défendue par une armée furieuse, folle cadence des coups qui pleuvent en rangs serrés comme une pluie d’orage tropical. Occupe l’espace, explose en vol, récupère-toi, au sol, prêt à bondir. Tourne comme une bétonneuse, deviens toupie, roulette russe, manège, tourne, tourne, à en avoir le tournis ! La vie sans combat c’est l’ennui. Qu’est-ce que tu bouges bien gros, c’est quoi déjà qu’t’as dans la peau ? Ah oui, le rythme ! Vas -y, accélère. Deviens pilon qui s’abat sur son menton comme un troupeau de bisons. Essore-le. Laisse-lui le temps de tomber, feuille cueillie par le vent glacial de ta rage. Ne le hais point. Ne te hais point. Tu l’épargnerais s’il demandait grâce. Tu le laisserais rejoindre le coin où l’attend son soigneur, bête aux abois coincé par la meute. Mais la foule réclame son dû et vocifère. Posté au-dessus de lui, magnifique, magnétique, éclatant, ne laisse aucun répit à ta proie. Victoire par KO. Souris, smile, « King Smiley » c’est ton surnom parmi ces cons qui n’ont pas compris que la case de l’oncle Tom, c’est mort ! Souris à ceux qui te regardent, tu es là pour les dompter. Demande-toi de parler haut et fort. Fais des rimes avec n’importe quoi. Ange exterminateur ne t’agenouille pas devant les brothers and sisters qui ne vivent que pour te voir t’écrouler. Prends ton envol, seul face au monde, muscles saillants sous ta peau de satin. Prêche avec tes poings. Enflamme-toi, traverse le cercle de feu de la victoire, tes pieds ne touchent plus le sol. Tu es un guerrier Massaï !

Catherine Marchi
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Ton regard de dormeuse forme le premier sas qui te retire du monde, pour rentrer dans la spirale qui relie la cime et les racines. Du quintus à l’algus, enracine toi pour emporter les chaînes musculaires, la pyramide du squelette, laisse toi porter par les torsions, chutes déséquilibres. N’écoute plus les paroles, juste les ondes et le vent qui viennent gonfler la porte. Ramasse les dans le filet de ton trajet. Garde l’intuition du départ, pas de musique qui pourrait servir d’observatoire paisible, juste les pas et ton souffle. Le temps du silence est une ascèse nécessaire pour les emmener vers le vertige, alors ils monteront à l’aveugle cette échelle en corde que tu leurs tends. En premier dans tes spirales les enfants et les simples- les bavards sont désarçonnés dans un monde sans parole où le mouvement se suffit- Emmène les dans les allers et venues réguliers et différents, envague les dans la houle des pas, touche les par ces motifs que tu creuses de tes mains de tes pieds. Derrière cette simplicité, les partitions sont complexes en passant du plancher à la table où tu écris avec une minutie extrême des périmètres de partitions aux symboles sibyllins qui forment peu à peu la trame de tes gestes. Inlassablement avec ton crayon à la mine fine, apparaissent des griffures, des ronds, des triangles, des tirets. Ponctuation inconnue au langage codé. Dans ta grammaire, chaque intention, pulsation, transfert de poids, direction sont inféodés à un signe. D’où vient ce goût pour les langages mystérieux ? Tu inverses le jour et la nuit, c’est le programme de tes nuits blanches. Coudre à ne plus rien discerner, à réparer inlassablement ta tunique. Draps de lin d’un autre temps pliés dans le coffre de la dot, prêts pour la traversée. Tu aimes la trame qui a été reprisée, raccommodée, réparée. Seule dans la nuit éclairée par l’abat-jour. Autour de toi, des fragments de dentelles éparpillées ; autant de grimoires obscures, de fils noués, mélodies répétitives et complexes, entonnées entre deux tâches, à la veillée, petits chefs d’œuvre sauvés de l’oubli, qui se transforment sous ta main en architecture complexe. Tu assembles et répares ta robe de noce avec la nuit. Œuvre jamais terminée, défaite et refaite, à réparer ce que la représentation de la veille a déchiré. Ton territoire est celui des passages, et il est difficile de ranger les entre deux, les ponts, dans une catégorie précise. Ingénieuse du fil et des pas, tu empreintes aux arts discrets du fil. Ce n’est pas seulement de ta robe blanche dont je parle mais de cette longue couverture, partenaire de scène d’une longueur démesurée comme ces rêves aux problèmes insolubles ; plier un drap d’une circonférence impressionnante dans un dé à coudre. Sommes de carrés et de triangles, et de cercles crochetées inlassablement avec les pelotes qui traînent dans les placards, les greniers, et les comptoirs d’Emmaüs. Immense chrysalide mouvante qui danse avec toi et t’aspire. Tu ne peux pas répondre à ceux qui demandent un tarif horaire, tout ce travail que tu fournis inlassablement à plier ton corps, ta main, toutes ces lignes de fils, de traits, de pas, de dossiers à remplir pour obtenir des résidences, dates, ateliers, à prendre des cars avec ta valise de magicienne avec pour seul viatique une couverture et une chemise blanche.

Hélène Boivin
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Navigue la dernière, plonge -– t’engloutis d’extase paumée –- son long corps onduleux hissé sur ton sexe comme mât sur l’épave de vase

(ou ces algues torsades brunes agitées comme doigts des morts depuis les grands courants troubles des mers opaques)

Titube encore jusqu’au bout la dernière rue. Avance en riant tête déjetée à n’importe laquelle des rumeurs passagères, n’importe lequel des visages de l’offusqué ou l’indifférent, les réjouis du festin de bouche et d’oreille, la dernière déchéance juteuse, les pressés effaceurs du coin de l’œil, les gênés subreptices collés au trottoir, les insultants accrochés aux klaxons des sursauts –- tangue comme quand tu essayais les pas premiers au bout de tes jambes trop courtes –- (on aurait dit pantin de bois, tressautait devant sa mère se retournait en cahots balbutiants, criant l’excitation et du presque tomber, se récupérait in extremis sur la pointe des pieds – ris ris encore – vertiges cotons de brume – ris autant que !) –- gueule la rue du soir, noire, n’importe laquelle – tout du long tu grappilles ses raisins de lumière les échos filants les voix de disparition –- écume en circuit continu le foutu comptoir vrac du monde ses odeurs d’humide et de chaud ses images vociférantes ses couleurs cassées ses sonorités bariolées –- pends-toi abruti sonné comme au cercle des ronds de manèges les chevaux caracoleurs – leurs apparitions fugitives au bout des rêves rouges –- sous les pompons des mains tendues crie crie crie... Déballe la rue n’importe laquelle son souffle tiède et bruyant en pleine ta gueule de nuit creuse et délavée — c’est tes yeux et leur vision épisodique bleue d’en-dedans. Prends le goulot à l’arrondi des lèvres. Cogne encore le goulot à l’émail des dents. Chaque fois. Inonde l’âme folle qui te bourre le crâne renverse là loin en arrière laisse la balbutier couler fondre son broie-poitrine mêlé d’éclats de larmes grignoteuses d’œil. Cogne le verre contre l’émail rit au filet frais qui te bouffe la commissure l’écarte plaie ouverte comme une lave refroidie. Laisse la brûlure plonger en toi laisse l’alcool diluer les marges de ton corps –- (une moins que limite confuse -– une buée de toi –- une vapeur des alentours –- un esquif bancal mâché sous sa voile flaccide) écoute le bourdonnement d’abeilles ronflantes te scier le crâne sens la lumière te balancer d’un bord à l’autre de la chaussée laisse la ville tourbillon te croche-patter, tes pieds buttent à ses trous à ses bosses aux grumeaux de ses pavés lisses et rebondis. Chancelle ta rue son bandeau d’amer nocturne, n’importe laquelle -– au bout s’ouvre la porte sans savoir elle ouvre la porte immense douce les bras tu tomberas t’allongeras elle te déshabillera t’allongera te couchera sans savoir ris moins que morceaux lambeaux dénudés hoquets de toi sur le drap elle chut chut cchhuut écoute écoute une voix fil de soie chuutt coudre tous les bouts tout le froid tout le tremblant tout le frissonnant -– l’épave de toi le dernier au fond noyé de toi.

Jacques de Turenne
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1ère mise en ligne et dernière modification le 23 février 2021.
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