« prendre » #03 | de la réalité du peintre, les textes

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 le sommaire complet du cycle (propositions & contributions) ;

 la proposition #3 la réalité du peintre ;

 nota : les contributions sont à envoyer à l’adresse du site en fichier joint au format .docx, .pages, .odt, merci d’éviter PDF, mises en ligne et réunions visio réservées aux personnes inscrites.

 les contributions sont insérées par ordre chronologique de réception, on peut aussi commencer par les plus récentes.

 les nouvelles inscriptions sont reçues jusqu’à fin décembre.

1 | il faudrait


Il faudrait dans le rapport au monde une acuité particulière qui transforme le réel en langue, qui fasse des choses une inspiration pour le texte. Il faudrait que de cette rue on puisse raconter une histoire et que chaque fissure devinée dans le bitume soit une ressource pour la narration. Il faudrait dans la courbure des épaules d’un homme croisé sur le trottoir les prémisses d’un roman : sa façon de ne pas vous regarder, légèrement vouté, tête légèrement tournée, sa façon de n’être pas dans la même rue que vous, de tout mettre en œuvre pour pouvoir nier vous avoir jamais croisé si, par un étrange concours de circonstances, il pouvait être amené à en témoigner. Il faudrait, dans la haie taillée, dans les fleurs aux balcons, dans l’échafaudage du ravalement de façade, dans les maisons mitoyennes aux jardins minuscules, dans les persiennes à demi fermées, dans le petit vélo chromé abandonné sur le bitume à l’entrée du garage près d’un ballon légèrement dégonflé, dans la voiture garée au pare-soleil gris perle un peu passé, dans les fils téléphoniques encore aériens même, trouver matière à description, et peut-être à une étrangeté légèrement dérangeante, à un décalage masquant imparfaitement un malaise indicible. Il faudrait dégager de l’ensemble un sentiment confus d’irréalité. Il faudrait de la courbe de la rue, de sa pente légère, de son horizon replié sur lui-même extraire un essentiel vaguement nauséeux. Il faudrait sans le dire, par une succession de petites touches, aller jusqu’à l’écœurement. Quartier pavillonnaire où se matérialisent les rêves de réussite sans envergure, les vies médiocres alignées derrière les façades en crépi, les tentatives de vignes vierges moribondes essoufflées à mi-distance de toits d’ardoises moussues. Il faudrait souligner les avancées du lichen, les ronces, le lierre au pied des poteaux interdisant le stationnement la moitié du mois d’un côté puis de l’autre de la chaussée. Il faudrait un aboiement dans le lointain, un croassement, le claquement d’un volet. Il faudrait rendre compte de l’odeur des poubelles jamais rentrées, des papiers gras poussés par un coup de vent inattendu. Il faudrait les excréments de quelques chiens tuberculeux, presque liquides. Il faudrait du dégout, puis de l’angoisse, et que le brouillard tombe, pas celui d’un matin de printemps, mais les fumées d’une usine proche, suffocantes et opaques. Il faudrait que le cloaque enfin disparaisse comme absorbé dans les marais putrides qu’il n’aurait jamais dû quitter. Il faudrait un temps long sans que rien ne se passe, une attente sans suspens, une pause sans espoir. Il faudrait enfin que sortent en rampant de la boue des hommes aux membres atrophiés, aux yeux sans sourcils, aux râles inaudibles. Il faudrait l’écrire.

Sébastien Bailly
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2


Je ne sais pas dessiner les bonhommes. Membres sans rouages, articulations absentes, tête posée sans le cou, corps patate, jambes de bois inertes. Ils se ressemblent tous. Essayer de les vêtir pour les rendre singuliers. Mais y-a-t-il quelque chose sous les chapeaux et les manteaux ? C’est un appartement sans porte-manteaux, chacun y dépose son pardessus où bon lui semble, pour secouer le décor. Une toute petite secousse, en mode mineur, les manteaux sont rarement très colorés. Parfois une touche de rouge affalée sur le canapé blanc. Provocation exceptionnelle. Le plus souvent, de grosses masses noires se contentent d’engloutir les chaises., mollement. Seuls les enfants, dans de rares passages, osent encore envahir la pièce avec les couleurs criardes des blousons tâchés, bariolés, rafistolés, et jetés, avec nonchalance, par terre. Je ne sais pas dessiner les bonhommes avec des manteaux, ils sont toujours tous nus, mais sans les fesses. Rien au centre, être vides, asexués, traits maladroits, corps bâton de glace. Alors il faudrait essayer de casser la glace, parvenir à dessiner des sexes, pour leur donner un sens. Pourquoi à l’école on n’apprend pas ça, à dessiner du sens en dessinant des soi plus intimes ? On nous conduit vers la fuite de soi, bonhommes vidés de l’entrejambes. Plus qu’à les dessiner clandestinement sur les bureaux. On ne dessine que des bites sur les bureaux des salles d’étude ou sur les murs des abris bus, quand on est petit. Plus tard, plus sérieux, on cherche des excuses, on cache, alors qu’il faudrait un bon gros coup de projecteur. Les crayons restent trop souvent dans l’ embarras du rendu de la forme. Trop ou trop peu. Puis problème de couleur, parce que couleur chair, ça ne veut rien dire, et l’épaisseur, et la quantité de poils…On en jette le pinceau.Tout le monde n’était pas là à l’origine du monde, on passe après et pour ne pas se lancer, on a pris l’habitude de tracer des feuilles de vignes. Pas à penser, couleur pratique, juste à choisir son vert, forme définie, comme pour les emporte-pièces. Dans la cuisine de l’appartement la pâte sablée a été lacérée à grand coups d’emporte-pièces. Le petit bonhomme de pain d’épice, il est condamné, toujours grossièrement représenté, l’urgence alimentaire lui arrange le trait, lui coupe la chique, pauvre bonhomme. Comment donner vie aux bonhommes quand on ne sait pas les dessiner ? Tu leur plantes une carotte dans le nez ! Mais le bonhomme de neige ne rentre pas dans la cuisine. On y épluche les carottes. Sous la peau noircie par la terre, l’orange est plus vif. Si on pelait les bonhommes ? Casser la surface des traits sans vie. Je ne sais pas dessiner les bonhommes alors je les épluche. L’appartement se remplira de corps épluchés. Comme les carottes, les corps seront plus vifs, bien rouges, ça suinte, ça dégouline, âmes sensibles s’abstenir, les enfants, fermez les yeux, mangez le pain d’épice ! Je ne sais pas dessiner les bonhomme et la vue du sang me fait tourner de l’œil. Alors je ne dessinerai que les épluchures de corps, celles qui restent, jonchées là, quand la fête est finie. Traces de soi qui se décollent, qu’on laisse sans savoir. Elles sont si fines qu’on ne les voit pas, il faudra plisser l’œil, vanités disséminées qui annonceront la décomposition finale. Appartement vide, vaniteux, va-nu-pieds. Gros plan. Je ne sais pas dessiner les bonhommes, seulement les pieds sans tête. Salon-Salle des pas perdus qu’on cherchera à retracer. Dessin avec gros feutre noir, façon scènes de crime, emplacement des corps morts. Repasser au gros feutre noir la trace de ces pas que l’on n’a pas entendu à temps, ce jour où le visage inconnu vous saute à la figure, au corps, à la gorge, et même aux fesses, sans avoir été annoncé par des bruits de pieds. Dessiner les contours des pas de loup. La bobinette était cassée. Même l’escalier en bois n’avait rien dit, appartement complice, je vais le gribouiller en noir. Je ne sais pas dessiner les bonhommes, je ne sais pas les colorier, je sais juste les gribouiller. Gribouiller les bonhommes. Dans l’appartement tout noir, ne défileront plus que des visages grossièrement grimés, barbouillage de rage, tas de fumier, sur lequel, cependant, une coccinelle perdue se posera, parce qu’on lui aura demandé une touche de couleur dans la sombre mascarade.

Marie-Caroline Gallot
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3 | le souterrain des pleurs sans peur


Les lieux sont précis. Ils ne mentent pas. Il y a un bâtiment en trois ailes qui forment un U au centre desquelles se trouve une cour pavée. Au premier quart de la cour coule une rigole, comme dans les rues moyenâgeuses. La rigole relie la cuisine à l’étable. Ou plutôt : l’inclinaison de la rigole permet aux eaux de l’évier de pierre de s’écouler vers l’étable et de disparaître sous une dalle. Il serait facile sur un croquis de tracer les grandes lignes : une ligne sur la gauche pour le bâtiment où l’on vit, une ligne pour la grange, au fond, face à soi, une autre ligne sur la droite pour l’étable et la grange aux grains, au bout de cette ligne, comme un point d’exclamation, une tour carrée qui a servi de pigeonnier puis d’abri pour le tank à lait puis à rien, sinon à indiquer depuis loin, la ferme aux voyageurs. Trois lignes pour un U aux angles droits et une quatrième ligne, parallèle à la grange qui relie la cuisine à l’étable. Sur cette ligne, lorsque de l’évier coule de l’eau grasse chargée de détritus de repas, les poules se battent pour picorer un bout de pain détrempé, un grain de riz, un petit pois. De ces quatre lignes qu’un architecte convertirait en trois dimensions et un historien en passé, je vais faire une histoire. D’abord, je dois apporter une précision. Si l’on regarde bien, le bâtiment n’est pas en « u » mais en « h ». On ne le voit pas depuis la cour. On ne peut pas le voir. Ou alors, il faudrait repérer dans le mur de gauche, au bout du mur de gauche, à la jonction du mur du fond, la trace d’une voûte. Quand on a vu la voûte, on comprend qu’une porte a été murée il y a longtemps. Il y a longtemps, il y avait un passage vers un bâtiment qu’on ne voit pas et qu’on ne pourra pas rejoindre, à moins de sortir de la cour et de contourner la bâtisse par l’Est. Mais pour bien voir, il suffit de prendre de la hauteur, de planer comme un milan – même si les milans planent plutôt au-dessus de la colline et viennent rarement au-dessus de la cour – ou, sans planer vraiment, de passer comme un épervier au-dessus des toits. Alors on verrait que le bâtiment de gauche se prolonge pour former la hampe du h, le trait de l’étable en devenant la barre horizontale. Ça tient à peu de choses une description. Il suffit de connaître son alphabet et de prendre de la hauteur. C’est donc là que commence l’histoire. Enfin, je commence à la raconter, là, dans cette cuisine d’où sort l’eau qui coule dans la rigole. Mais l’histoire avait commencé bien avant. C’est pas comme l’alphabet une histoire, ça ne commence pas par « a » . Et même dans « il était une fois », il y a matière à discussion pour savoir quand commence cette fois. De quelle fois parle-t-on dans « une fois » ? Il s’agirait de démarrer dans la cuisine, le petit garçon serait arrivé du haut de la hampe du « h » en passant par ce qu’il appelait le souterrain qui n’avait rien de souterrain. Mais dans sa tête de mioche, pour rentrer chez lui depuis la cuisine dont je parle, il fallait bien s’engager dans le noir, le couloir voûté n’était pas éclairé, arriver dans un cave, noire comme toute les caves, avoir peur et courir un peu vers la lumière de l’ancienne écurie si la porte était ouverte. Si elle était fermée, il fallait rester un peu plus longtemps dans le souterrain, trouver la poignée, entendre son coeur battre dans le silence noir de la cave, avoir l’impression que si l’on crie personne n’entendra, ouvrir la porte et courir vers le jardin et souffler d’avoir échappé à un danger. Au début de cette histoire, le petit garçon est dans la cuisine. On a tué le cochon. Il y a du monde dans la cour, des voisins, des amis, la famille. Il a entendu crier la cochon, il a vu le sang, il a goûté tout ce qu’on peut goûter le jour-même. Il se souvient du boudin frais du sang frais qu’il avait vu couler. Il se souvient des rires et de la joie. Du vin. Des plaisanteries. Des blagues d’hommes sur les femmes qui savaient y faire. Le petit garçon est content dans toute cette joie mais il comprend qu’il y a des choses qu’il ne comprend pas. Des choses qui font rire les adultes. Des histoires de cochon. Le cochon est mort. Il entend que les femmes de la cuisine savent s’y prendre avec les cochons et tout le monde rigole. Il rigole aussi. Une femme lui passe la main dans les cheveux. Il les fera toutes craquer dit-elle. Il a un peu honte, il répond non. Il ne comprend pas tout mais il comprend que c’est de lui dont on rit. Alors il part. Il quitte la cuisine en courant, il entre dans le souterrain. Il n’a pas peur. Il sent une grande tristesse plus forte que la peur, de la honte aussi. Dans la cave, il ne court pas, il va vers le mur du fond. Vers le passage. Il s’y engage, s’assied sur la première marche de pierre et y pleure longtemps. Longtemps. Il entend qu’on le cherche quand un adulte passe dans la cave en criant son prénom. Il ne dit rien. Il pleure. Voilà, c’est le début de l’histoire. On a le bâtiment en h, la cour, la rigole, la cuisine, l’étable – et donc les vaches, la tour, le jardin. Les personnages ne sont pas encore posés. Il y a des hommes, il y a des femmes, de tous les âges. Il y a aussi des bois et une rivière, ses parents, ses frères et soeurs, leur chien. Ça commence comme une histoire de rien. Et pourtant déjà, en disant que c’est l’histoire d’un petit garçon on croit déjà dire beaucoup.

Philippe Liotard
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4 | transition jugulaire


Au début, il n’y a rien, une sorte de noir indéfini selon les rumeurs. Puis tout : le capital d’une lumière fade, sans caféine les paupières gonflées. L’image floue s’affine un instant, puis redevient vide et refloue. Silence jour 1 (…) silence jour 1000. Mille et un jours, ça craque sous les pas, sous la dent, sous le crâne, sous le pinceau. S’installe du bleu aveuglant, au nord relatif, entre le Chiapas et le coma des Innus, pas le Grand Nord, celui en-dessous, le moyen Nord. S’y découvrent une odeur de neige, de blanc, de buée, de pâtisserie aux bleuets et de Chai latté à feuilles, mais pas trop. Goût de la brulure du froid, de la brulure du chaud. Trop précis, mais faux. Blanc aussi, blanc automatiste, blanc pur, blanc grisé, blanc évacué, au sel puis aux graviers quand le sel vient à manquer. Nuées d’étoiles sur les vitres et pare-brise, constellée l’identité carrosserie des pantones mécaniques. Mille et deux jours, le pas au gré du bourdon produit par le vent engouffré dans un champ d’os. À travers des humérus, des radius, des tibias, des rotules… abandonnés par trop d’usures, pour une broche ou une amputation. Longue marche, engourdi, longue marche au son monotone parfois enrichi d’une variation décalcifiée, d’un bris aigu. Mille et trois jours, arriver au cyan nuances brunâtres de pollution, dans une Asie à la chimie foutue et malade. Circuler dans le goût acide des particules opportunistes, dans l’encrassage, chaque pas plus lourd, les pores saturés, la chemise collée à la peau, tout le temps… mille pour cent d’humidité. Révélation du bouddhisme safran, du bouddhisme bordeaux, des drapeaux de prière. L’encens aux volutes combat l’omniprésence des effluves blafards de citronnelle chimique, répulsive à tigres (…) Un millénaire après, voir tanguer la barquette coquille d’œuf, remplie de nourritures célestes, d’imposture de saveurs et de textures. Un livre posé sur les genoux, nuance du Quartanier. Atterrir sous les yeux des douaniers, passer trente minutes d’éternité relative à espérer fouler ce sol méditerranéen. Mais, rien ne semble gagné. Enfin se risquer dans le quartier de la main noire, de la flaque noire et de la gueule de bois. Cramé sous un semblant de palmier, un homme pourrait être mort dans l’indifférence. Ça pue, c’est épais, un autre noir, épais et puant, ça colle à la peau, ça envahit la bouche, c’est la misère et l’alcoolisme de l’échec égotique, de la fracture militaire et royaliste. Ça se cache et ça ne se cache pas, ça se dévisse politiquement et tourne en broche comme les poulets rôtis riches en promesses virales. Deux mille et trois jours. Revenir — jusqu’à la prochaine fois — sous le ciel rosé, jaune oranger et senteur neutre, le sol du "tout le temps". Sous le ciel à Magritte. Il aura tout dit ce salaud, et tout vulgarisé, après c’est foutu, personne ne sera plus réaliste magique sans se faire conspuer… un sentiment peu noble à lisser au couteau sur un châssis sans toile, sur une page sans grain. Mille et un jours encore, retour au champ ossuaire, au bourdon terne, le froid léger, la brume tao, autre temps. Partout au monde, l’auréolin de la peur et de l’anxiété, l’humide des mains, les ténèbres suffoquées, constamment, fixation de fortes crises d’angoisses. Plus un muscle ne s’appartient, plus un nerf de conscience, plus une once de liberté. Une voiture carmin passe, le cœur bat, carmin aussi, le sursaut du corps. Mais peu importe. A la fin, il n’y a rien, une sorte de noir indéfini. Laisser l’esquisse s’achever…

Gauthier Keyaerts
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5


C’est un espace ouvert et pourtant qui fonctionne comme une chambre d’échos. Aucun obstacle au regard, juste un plan légèrement déclinant vers un ailleurs proche. S’y rassemblent toutes sortes de sensations infimes venues des abimes de l’existence. Si banales après tout, si connues qu’on ne les écoute même plus. Mais insistantes comme autant de révélations. Rien de remarquable cependant, une prairie qui pourrait aisément se fondre à d’autres paysages. Ce pourrait être nulle part et c’est pourtant là infiniment plus présent que celui qui l’observe. Il suffit d’un rien, le décrochement de la perception qui rend les volumes plus vifs, plus aiguisés, au point de s’enfoncer dans la chair et d’atteindre cette part inconnue dont on a conscience à peine. L’en dehors y reflète tout ce qui manquait. Au sortir d’un bosquet soudain cela s’était emparé de vous. Couleurs pâles rendue plus pâles encore d’une lumière douce, celle d’un printemps naissant que vivifie un souffle acéré mais doux, une fraicheur d’après l’hiver, une brise spirituelle révèle la présence d’une âme. L’œil s’y plait à la contemplation, cet instant où tout s’arrête et l’on croit avoir trouvé la force d’y renaître. L’instant d’avant on était à l’agonie, peut-être même que la flamme s’était éteinte, peut-être même qu’on était entré dans l’ombre de la mort. Un camaïeux de vert que relèvent la note à peine plus sombre de la terre grasse. Est-ce de s’y tenir en léger surplomb qui donne l’impression d’avoir toujours habité le lieu, sans y être jamais venu ? Réminiscence d’une rédemption au bout d’un long chemin d’égarement. Toute une vie derrière soi si mal vécue, et là un champ comme une promesse accomplie. Le vieillard s’y rencontre dans sa naïve jeunesse alors que tout était encore possible, alors que tout y est encore possible. Se débarrasser de toute pensée du monde et rejoindre l’eau claire de la réminiscence, les reflets moirés d’une vie rêvée. Par avance on y devine ce qui sera plus tard la rencontre avec le site parfait où se love la cavée d’un théâtre où sont passés les paroles déclamées devant un public médusé d’entendre son origine. De nouveau on y retrouve la trace de cette réconciliation de l’avare avec lui-même au sortit d’une vie où la révélation finale de l’amour sauve de la damnation. Pour une petite larme voilà qu’on échappe à l’horreur de la nuit éternelle. Cela aura eu lieu. Ce pourrait n’être qu’un cliché, imagerie infinie qui n’a d’autre but que de s’assurer que le monde existe, comme tous ces couchés de soleil plus ou moins kitchs, ces aurores colorées, ces réunions de fantômes persistants qui viennent tout à tour remplacer une mémoire qui a rendu les armes . Supports d’un contentement de soi plutôt que d’être. Mais cette image là n’a pour elle que de n’être fixée nulle part, elle flotte en attendant le regard qui s’y perdra vraiment, pas celui qui cherche à exister par la trace d’un dehors qu’on maîtrise enfin, ni le chromo saint qu’on affiche pour croire qu’on est encore entouré. Non juste le négatif attendant qu’on le développe, sensation pure qui vous traque la où vous ne l’attendez pas, ni souvenir, ni mémoire, mais surgissement obsédant du vide qui vous occupe tout entier sans qu’on sache vraiment s’il accompagne le sentiment de n’être pas vraiment au monde tant qu’il ne s’est pas manifesté ou s’il dit ce qu’on attend vraiment par-delà la mascarade de l’existence. On l’a peut être déjà aperçu comme un uppercut venu couper le souffle, et l’on est resté là plié en deux sans comprendre ce qui nous avait atteint, le voyage enfin accompli, fini, parachevé, parfait. Mais personne pour en rien retenir. Non pas nourriture pour entretenir le processus de disparition qui ronge jusqu’à la disparition totale, mais surprise d’enfin avoir trouver sa place. Un rien qui vous comble et fait éclater la baudruche qu’on portait sur son dos et que tous les subterfuges avaient fait grossir. On ne parvient pas à en fixer toutes les richesses, mais c’est d’être infiniment indéchiffrable qu’elle en devient l’emblème de l’entrée dans l’être. Sensation éphémère derrière laquelle il ne restera plus qu’à courir. On désespère alors d’en retrouver l’exact équilibre. Et la verte jalousie de la voir surgir sur la page d’un autre ou dans la couleur qui éclate sur la toile d’un tableau et vous fait oublier votre présence. Malgré la couleur pastel s’obstine à disparaître dans le nuancier grisâtre ou un personnage de Bergman vient trouver (ou était-ce un autre ? je n’ai jamais la trace de ce que j’avais pu voir) rédemption dans le paysage de son enfance au moment suprême. On se dit que c’est cela exactement qu’on attendait, on pourrait mourir tranquille débarrassé de tout le poids de ‘angoisse de n’avoir jamais été. Rien de magique pourtant, rien de mystique, il suffit d’un kairos non pas celui qu’on définit après coup comme les doctes historiens, mais celui qui s’impose en dehors de tout discours rationnel ou religieux. On devient alors contemplation même, le goût des fruits murs qui vous font signe, l’espace du vent qui vous traverse, l’exacte lumière qui vient clore et sauver le jour finissant, la rencontre improbable d’un fantôme de soi-même qui vous rejoint réconcilié, une grâce diraient certains du rapprochement d’un mot avec le monde, ni l’un ni l’autre ne serait plus signe, ils seraient voilà tout. Le monde comme imagerie, l’image débarrassée du monde

Christian Chastan
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6 | faire le point, être en jachère


Une occasion de faire le point, un rituel de fin d’année. C’est bien, ça fait avancer et si on y réfléchit, ce n’est pas n’importe quand qu’on peut faire le point. Il faut du calme, du recul, une perspective. Quel marin ferait le point en pleine tempête ou à quelques miles du port ? Il faut être en chemin et en jachère aussi. Qui déjà parlait d’être en jachère, sans être agronome ni cultivateur ? « Être en jachère », c’est à la fois un moment de vide et une promesse de production.
T’es trop conne Antigone
Il y eut d’abord la mort d’un frère, il y eut d’abord un divorce.
Chronologiquement dans cet ordre vrai, dans le vécu l’un et l’autre se sont tellement mêlés qu’il serait difficile de dire lequel fut la cause et lequel la conséquence. C’est là que naissent les premiers textes de désespoir et de colère. Certains sont encore si présents à sa mémoire qu’elle en connaît encore le cadre, mais les a perdus ou ne les relira pas de peur d’être déçue. Puis il y eut la découverte des arts martiaux et du corps de l’autre dans le combat, et la renaissance du désir. C’est étrange dit comme ça, mais c’est exactement cela. C’est Antigone et l’adolescence qui viennent au secours de cette âme et de ce corps blessés. La folie, la démesure, l’irréductibilité d’Antigone pour dire cette révolte et cette renaissance. Un texte qui mêlait souvenirs d’histoires entendues de cet incroyable partenaire de tatami, récits d’aventures vécues à peine transposées, faits divers frappant l’imagination (vous souvenez-vous de Florence et d’Aubry et de leur folle équipée meurtrière dans Paris ?) pour dire l’adolescence avant que sa propre fille l’atteigne (elle avait dix ans à l’époque). Un texte écrit dans la fièvre d’un désir physique inassouvi, brûlant et incestueux pour ce combattant sombre et torturé ou pour ce frère disparu sans qu’elle puisse savoir qui de l’un ou de l’autre. Une histoire violente d’attentat et de mort, non qu’elle eût l’expérience de l’un ou de l’autre, mais des souvenirs prenants des années de plomb, transposés en folie islamiste avant l’heure. Il y a du prémonitoire dans l’écriture et c’est de le savoir qu’elle s’interdit certains thèmes. Une histoire écrite sur le petit Toshiba racheté à son frère (jamais sur son ordinateur de travail). Un texte pour nettoyer la douleur, se laver et passer à autre chose. Tellement brûlant que personne n’eut le droit de le lire, à l’exception de ce maître en écriture de l’époque (il avait publié chez José Corti) qui le classa dans la catégorie des avant premiers romans. Elle revoit la table du café de la rue Mouffetard où il lui délivra son avis. Il y passait chaque jour en descendant de la piscine d’H4, elle travaillait à côté. Elle aurait pu entendre premier roman, elle entendit avant-premier, l’envoya à quelques éditeurs, reçut des lettres de refus (dont une très touchante et encourageante) et passa à autre chose. À rien d’écrit en fait, si ce n’est le journal secret, mais Antigone était là consigné, abouti, comme une marche franchie.
Histoire de mes ancêtres, une vie à Puy-Guillaume
Bien longtemps après, tenaillée par le désir d’écrire, elle imagina qu’écrire l’histoire des autres assouvirait son besoin. Elle plongea d’abord dans sa propre histoire ou plutôt celle de ses ancêtres et la recherche prit le pas sur l’écriture. La documentation pour écrire est un drôle de prétexte pour ne pas s’y mettre. Par nature, une généalogie est infinie et foisonnante (voir la carte des Mendelsohn), en trouver l’issue n’est pas simple. Saisir le fil d’Ariane dans le dédale est quasiment impossible. On accumule, on fait des fiches, on se perd, on se prend au jeu, on bifurque, on se passionne. Elle ne saurait dire comment un jour elle trouva l’issue. La rencontre de ses camarades biographes, la mort de sa mère, d’autres rencontres de hasard ? Toujours est-il qu’elle trouva et publia l’histoire de ses ancêtres, puis l’histoire de ses parents. Tout un travail de recherche, de tri de photos, de mise en ordre chronologique qui l’occupa à plein temps. Des monceaux de papiers, des caisses entières de photos à numériser, des échanges avec le site des archives qui facturait 0,50 centime la (mauvaise) photocopie et même de la lecture sur microfiches ! Ce récit eut des lecteurs par l’entremise d’une libraire curieuse du petit village de son enfance qui mit en vente l’épopée familiale (la curiosité des gens du coin pour l’histoire d’une famille connue, dramatiquement endeuillée et déchirée en deux clans irréconciliables en fit une sorte de thriller auvergnat). Elle ressentit un grand apaisement d’avoir fait le point sur cette histoire familiale jusque dans les plus lointains ancêtres ; de l’avoir mise en ordre et donnée à voir coïncida avec un apaisement profond, une consolidation de son identité, une renaissance. En revanche, l’écriture de la vie des autres l’ennuya et les quelques clients qu’elle réussit à séduire, elle les confia à des amis biographes pour qu’ils en fassent leur pâture.
C’est alors qu’elle eut le courage de ressortir cette Antigone restée au fond d’une disquette (mais pieusement transférée de disque dur en disque dur). Elle le fit lire autour d’elle, trouva des gens qui en furent bouleversés (des hommes surtout) et se risqua à la publication avec les nouveaux outils de Print on demand qu’elle apprit grâce à des tutoriels et des livres plus ou moins confus ou plus ou moins explicites, mais tout en anglais. Pour la couverture, elle choisit une photo prise de sa fenêtre le jour où on avait livré du gravier pour la cour, un gros tas qu’elle avait réparti en petits tas avant de les étaler. Photo monochrome avec brouette, symbole d’un travail de deuil harassant. Elle envoya le livre à François Bon pour son édito hebdomadaire. Il joua le jeu, présenta le livre, l’ouvrit et jugea la mise en page par trop artisanale.
Qu’importait, elle avait eu le courage ; eut aussi un article dans la presse locale et passa à autre chose ; aujourd’hui elle referait tout autrement et bien mieux !
Titre jamais trouvé pour l’histoire de Martha
Elle s’adonna de nouveau aux ateliers d’écriture, elle n’était jamais en peine pour trouver une réponse à la consigne, une réponse qui jaillissait vite, qui se servait de tout, de son histoire lointaine, de ce qui venait d’arriver, de l’observation du monde, de lectures, de recherches. Elle produisait texte bref sur texte bref, fragment sur fragment, aussi vite écrits qu’oubliés. Des filons à exploiter peut-être ? Elle relit peu, ce qui en vaut la peine surnage toujours.
C’est alors que naquit l’idée d’un roman qui aurait mêlé sa fascination pour l’isolement et la progression de la maladie d’Alzheimer chez son héroïne. Restée bloquée aux cent feuillets, elle ne désespéra pas, retravailla le début. Son mari n’avait pas supporté que cela commençât par « après le décès de son mari, Marthe Lévigne décida de s’isoler à la Chevalerie pays de ses ancêtres » et sa fille s’affola de la description de certains symptômes de la démence trop véridiques pour ne pas avoir été vécus. Elle retravailla le milieu et la fin trop abrupte. Se heurta au plan de la maison où avait élu domicile sa Martha, mais aussi à l’identité du narrateur… pour finalement décider d’abandonner le manuscrit. Les images sont toujours là de ces montagnes du Forez, de crêtes pelées et de sapins sous la neige. Le froid du granit, la maigre fumée qui sort des toits et la rude solitude dans laquelle s’enfonce Martha.
3000 signes (espaces comprises), La promenade au lac Pink)
Elle replongea dans son goût des fragments en leur donnant plus résolument la forme de nouvelles, elle participa à des concours (sans en remporter aucun), s’astreignit à écrire chaque jour une fiction au fil de ses lectures et des évènements de sa vie quotidienne, se pencha sur des problèmes techniques comme le temps du récit ou qui est le narrateur pour se rendre à l’évidence qu’elle n’avait pas le souffle pour aller au-delà de 100 feuillets. Elle créa son blog à la même époque, mélange de tout et de rien et n’y publia presque jamais un seul de ces textes écrits. La consigne la porte, la contrainte lui permet d’aboutir, parfois le blog reste muet des mois entiers et elle s’en veut.
Texte et photo (Décroissance heureuse ? Mes vacances sur la ligne 21, le Voyage à Chabeuil)
Elle entreprit dans les mêmes années de traduire sa vision du monde en photo et s’adonna beaucoup à la mise en page de livrets photos, basiques au départ sur les nombreux sites d’édition de photo sans presque aucun texte, puis de plus en plus professionnels dans la mise en page, puis joignant textes et photos. Elle avait rencontré des photographes prestigieux et fait la connaissance de la fille adoptive, photographe et férue de mise en page. Elle publia deux ou trois livres associant photos et textes… qui n’eurent que très peu de lecteurs, mais qui lui plurent, car elle ressentit qu’elle maîtrisait une compétence nouvelle et qu’elle pouvait intéresser, faire partie d’un collectif, apporter sa pierre, être reconnue. Elle savait désormais qu’elle n’était jamais meilleure que lorsqu’elle observait, se documentait à travers sa sensibilité aux êtres et aux choses. Elle se sentait un regard propre sur le monde, une identité, une assurance qu’elle n’avait pas auparavant. Il y avait en plus cette liberté que donne l’inutilité de s’en remettre à un éditeur (pour les livres photo, c’est encore plus impossible que pour les romans), la possibilité de creuser son chemin en ne se fiant qu’à son jugement qui s’affermissait, la reconnaissance par d’autres qu’il y avait des pépites dans le flot des pierres extraites. Il suffisait de les conserver, de les amasser. Elle acheta une photo à Mériol Lehmann et lui fit cadeau de ses livres dont il aima les textes.
Elle anima à l’époque quelques ateliers d’écriture pour partager et faire découvrir le plaisir d’écrire ; s’y tint un moment, puis recula face à la contrainte et face à des participants ennuyeux, bons scripteurs insincères, des faiseurs sans âme.
Célib’ titre provisoire
Elle crut pourtant à nouveau saisir son sujet de roman et : les célibataires de 40 ans qui cherchent un compagnon en résonance avec le dépérissement de campagnes françaises et l’engorgement d’autres territoires. Elle s’y épuisa tout un été avant de décider d’abandonner sans regret. Qui cela intéresserait-il ? Comment étoffer cette histoire maigrichonne malgré l’année de confinement qu’elle avait pour cadre et le double désir de sa quadragénaire de trouver un amoureux malgré la rouerie des hommes et de s’affirmer en tant qu’artiste. Le mieux était de conclure à l’impasse. Elle se sentait didactique dans son récit, elle n’y prenait pas plaisir, elle accumulait les évènements pour allonger le texte ; il manquait ce grain de folie du personnage qui la portait toujours lorsqu’elle écrivait, elle ne savait pas développer les personnages secondaires, elle s’ennuyait ferme avec son héroïne. Retravailler un texte lui était une torture. Elle confia le texte à des relectrices volontaires, n’en reçut aucune nouvelle, mais fut contente d’avoir soumis la chose à la critique. Elle n’était pas une amoureuse des mots, pas poétesse pour deux sous, ce qu’elle aimait c’était raconter une histoire simple et touchante, une histoire dont on ait envie de connaître la fin, une histoire qui apprenne quelque chose sur le secret et la diversité des êtres, une histoire singulière et juste dans ce qu’elle disait du monde sensible. Lila cherche toujours entre Ventabren et Olliergues ce qui pourrait être le grand amour. Elle vient d’exposer juste avant Noël dans une galerie lyonnaise. Julien était là.
Et maintenant
Le roman n’était décidément pas fait pour elle, peut-être se trompait-elle avec cette idée de raconter des histoires ? Son maître à écrire des débuts, celui qui avait publié chez José Corti n’avait rien publié depuis longtemps ; elle l’avait entre-aperçu lors d’un passage tardif à France Culture, lui avait fait signe, il n’avait pas répondu. Ce qu’elle voulait n’était-ce pas tout simplement montrer comment elle voyait le monde, ni plus ni moins. En prime, nulle désespérance et toujours cette sensation d’accumulation et de persévérance productive qui ne porterait peut-être ses fruits que bien plus tard, dans un descendant peut-être. Les exemples sont légion d’écrivains ratés dont les enfants ont réussi, des livres vierges de M. Colette aux romans, pas vraiment bons, ni vraiment mauvais du père d’Hanif Kureishi. Elle s’en tiendra désormais à la forme qui lui convient, à la nouvelle et à la mise en page qui donne de la valeur au plus petit entrefilet . Et elle continuera à écrire ses petits fragments qui lui tiennent lieu de hobby, de journal, de mode de vie et qui l’habitent quand elle rêvasse. Ils lui servent de cadeaux comme le feraient des pochettes brodées ou des confitures rares.

Danièle Godard-Livet
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7


Pendant les vacances en Dordogne, enregistrement de reprises de Neil Young. Quelques minutes, chant et guitare. Petite intro, couplet, refrain, petit solo qui est plutôt un passage instrumental, couplet, refrain. Puis travail sur l’harmonica. Enregistrement d’une piste guitare, sur laquelle j’enregistre ensuite une piste d’harmonica, ou bien une deuxième piste de guitare. Tel morceau en rythme binaire, ballade ou rock, tel autre en rythme ternaire, plus bluesy. Tel morceau en La majeur, tel autre en La mineur. Progressions d’accord, riffs. Tel morceau enregistré sur micro en mp3, tel autre sur windows 10 en format m4a. Le m4a est pratique, l’ordi est allumé, mais le mp3 se grave sur un cd. Pour qui ? Quelqu’un qui écouterait. Et apprécierait. Avec des loops. Avec du feedback. Avec un slide, un bottleneck. Travail sur les open tunings, de sol et de ré, majeur et mineur… Des compos, des reprises. Transpositions : le riff de Money for nothing en mi mineur. Le riff de Smoke on the water en rythme ternaire. Le riff de Glory box à l’harmonica. Rocking in the free world sur un rythme ternaire. Harmonica straight et cross. Ecriture de paroles stupides. « You’re talkin’ to me ? / You fuck my wife ? »… Tentatives pour faire correspondre le rythme d’un poème et celui d’une musique. Sur le dernier Dylan, le vieux renard franchit le Rubicon et fait du neuf avec du vieux blues. Moi ? Des hammer-on, des pull-off, et surtout des bends, faire vivre un peu la note… Bends à la guitare et bends à l’harmonica, aspirer case 4 et case 6. Tordre les notes. Puisque la vie est tordue. Essayer de lui donner un rythme et une mélodie les jours où elle n’en a pas.

Franck Dumoulin
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8 | Échappée


Complètement dans le silence se porte ton regard sur ton corps à la renverse. Quoi ? S’arrête sur ta cuisse, quelque chose de curieux que cette cuisse, la jambe pliée dessous à l’envers dirait-on, en un angle inusité, dessous la masse soulevée chair mise à nue couverte de terre de sang d’herbe de tissu déchiré, plaie haute en couleur baignée d’une flaque de soleil perçant à travers le sous-bois et l’amas ne se prolonge pas par un pied visible nulle part il faut croire, ton regard alors passe glisse sur la courbe de l’autre jambe abandonnée comme un bout de branche équarri sarment curieux sur un tapis de feuilles mortes fraîchement remuée, et ton regard avance, aimanté au sol, jusqu’à une lueur argentée, l’éclat qui attire, d’une clé dans l’herbe à côté, et d’un portable à la vitre fracassée, puis s’attache à traverser la futaie qui fait suite éclairée ça et là par des buissons de fougère roussie et flamboyant dans le couchant, jusqu’à rouler dans des eaux noires sous la lune, une mare, la nuit déjà tombée là, or ton regard retourne précautionneusement vers le bois et ses broussailles maintenant éteintes, son maquis, son fouillis, revisitant les clés qui n’accrochent plus la lumière, à côté du téléphone explosé, jusqu’à tes jambes blessées - tu te rends compte que tu es adossé à un arbre et donc que tu jouis d’un point de vue légèrement en hauteur, et de là reprends la mesure de tes membres abandonnés largués là désolidarisés de ton propre tronc et tu continues ton orbe et ton regard découvre, et ton regard prend dans ses rais, et entre nouvellement dans ton champ de vision, la moto ventre à l’air, insecte géant tombé des arbres dirait-on, l’enduro cul par-dessus tête, tu scrutes la bête sa selle sa fourche ses roues, puis lentement quitte ce chantier pour revenir à tes jambes qui occupent de nouveau toute ton attention, et posément comme par logique vers ce portable à côté vitre fendue, avant irrésistiblement d’être attiré par la forêt maintenant sombre sur laquelle tu t’attardes, coulissant décidément vers ce lac maintenant blanc couleur lait de lune.

Sylvie Serpette
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9


(20.12.2015) On ouvre la porte d’entrée pour rencontrer le bois presque noir qui meuble un couloir investi pour s’y installer –- rangées de livres, bureau étroit, ordinateur. La pièce du fond semble l’écho spatial de ce couloir, avec simplement plus de livres et bureau plus étendu, sorte de bande de bois massif qui longe cette fenêtre si large sur le jardin neigeux. Lumière d’hiver, odeurs d’hiver. Odeurs d’hiver ? L’hiver fait exister autrement les odeurs telles qu’elles existent aux autres saisons. Ce n’est donc pas l’odeur de l’orange ou des épices qu’on met partout à cette saison (le vin chaud est une très mauvaise piste pour cet essai de définition), mais des odeurs qui persistent tapies, en veilleuse, pour fuser lorsqu’elles franchissent le seuil entre le dehors et un dedans, ou lorsqu’elles rencontrent de la peau chaude. Les bouquets qui explosent à la place où tu es, ce n’est pas au printemps, mais en hiver que ça a lieu. Au printemps, les odeurs prennent toute la place du dehors, et envahissent légèrement le dedans. Ce sont des odeurs pour le ciel et les eaux, pour les ventres et les poitrines. Les odeurs de printemps s’adressent à chaque lieu pour les raccorder tous. Tandis qu’en hiver, les odeurs passent des sas, tiennent à la présence des portes. À jouer à apprendre à passer, les odeurs deviennent rusées, feignant de disparaître, réapparaissant trop subitement. En général, pourtant, les odeurs d’hiver se dérobent – et par là nous arrivent. Dans le même style, il y a l’odeur de l’hiver. Et de même que les odeurs d’hiver ne sont pas cannelle, marrons grillés ou oie rôtie, l’odeur de l’hiver n’est pas odeur de neige ou traduction olfactive du froid. C’est une ligne de fond, une odeur sourde et qui, même dans sa discrétion précise, ne possède aucune signature. C’est une odeur qu’on ne reconnaît pas. L’odeur de l’hiver n’a rien de propre, mais fait de chaque odeur une puissance de réminiscence ou de réveil. Mais rien de nostalgique, ni d’utopique. L’odeur d’hiver n’est pas tant un éventail potentiel, une richesse en suspens, que quelque chose qui rôde. Là, au présent. L’odeur de l’hiver est souvenir du présent, espoir du présent. Dans cet appartement, l’odeur de l’hiver imprègne les images d’un film. Ariane, finement belle, renarde fuyante dans ces images où l’on reconnaît ces phrases qui plongent dans les escaliers et les baignoires, qui traversent les murs et les temps en spirales tressées, aux fils qui rebiquent. Comme l’odeur d’hiver, Ariane/Albertine se dérobe et passe des portes, emprunte des couloirs, ne s’arrête jamais longtemps. En été, dans le film La Captive : portrait multiple vibrant sur une plage, Ariane/Albertine, Andrée et d’autres. En hiver, je regarde le film d’une femme qui filme les phrases qui ont une odeur d’hiver dans La Prisonnière.

Sandrine Ranesta
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10 | Aux confins du paysage


Un lieu s’échappe. Il m’échappe. Il fuite et me déserte.

Quelques années auparavant… La force attractive d’un puissant aimant. Ce lieu qui nous a happés, saisis, avalés. C’était là ! Ça ne pouvait être que là ! Un lieu de verdure dans la grisaille froide de février. Un lieu de verdure, vallonné, qui étreint et se mêle à notre devenir. Un lieu de verdure, vallonné, avec en contre-bas une rivière qui se forme à proximité des sources, celles de l’eau qui jaillit de la terre, celles de l’histoire qui advient. Le lieu du destin s’il en existe un. S’inscrire en ce lieu. Dévaler les pentes d’un regard, d’une phrase. Ici tout est vert. Un mot pour mille nuances. Vert. Un paysage d’épithètes instables qui varient avec les heures, les saisons, les humeurs. Vert anis, vert émeraude, vert anglais… Une couleur n’existe que dans un contexte. Se rappeler les couleurs du lieu c’est se souvenir de ce contexte. En été, à midi, quand les ombres sont de minces filets aux pieds des arbres, que la chaleur excite le bourdonnement des insectes et que l’odeur du foin entre dans les maisons, flotte en ce lieu, de l’immobile, de l’éternité. Les courbes transpirent le vert. Un vert uniforme. Celui de la maturité. Il n’y a là aucune tendresse mais du plein, du comblé, du saturé. En toute saison le crépuscule creuse le vallon. C’est l’heure des plis et des replis, dessins des ombres qui se trainent le long des pentes et drapent le lieu du voile de l’oubli. La nuit il n’y a plus que le ciel et la lecture en est infinie. L’hiver viride importe peu. Les lignes sombres, les graphismes du dénuement rendent le paysage puissant, phallique. La structure des arbres brise les courbes, égratigne les rondeurs. Un lieu de verdure dont on ne peut réduire la couleur à une seule, comment en garder le souvenir exact ? Quelle teinte retenir qu’on ne peut nommer précisément ? Une couleur qui n’est pas nommée disparait dans le spectre dominant le plus proche. Changer de point de vue. Prendre celui du mouvement. Tu descends à la rivière. L’herbe est haute, ou broutée par les moutons, ou courbée par un épisode de neige. L’herbe est, de toutes façons. Tu as toujours tes bottes en caoutchouc l’Aigle. En bas, sous les saules, l’eau transparente et froide qui coule et roucoule de tourterelles. Au-delà, le champ que régulièrement des chevaux dévalent en une cavalcade bruyante qui fait trembler le sol. Le temps des taupes. Elles mettent à nue la terre en mottes comme des pointillées à découper. Les noires corneilles chorégraphient des messages énigmatiques. Le ciel respire, inspire et expire. Tantôt gonflé, loin, tout là-haut, toile où les avions font leur cinéma. Tantôt si bas, si proche, il se mêle, s’entre-mêle à la canopée accueillante de la forêt et brouille les frontières.

Je ne peux décrire ce lieu, je ne peux que lui tourner autour, en collecter des instantanés, le raconter. Et ce n’est jamais la même histoire.

Claudine Dozoul
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11


Chambre 204. Un ovale dans lequel une femme en robe empire semble là pour observer les passagers de la chambre.Quatre carrés blancs confortables coussins attendant les passagers de la chambre. Un immense rectangle, lit matrimonial, recouvert d’un drap aux longues rayures parallèles blanches et cendrées que viendront bouleverser les passagers de la chambre. Un amas informe au milieu du lit, hétéroclite choix d’insignifiantes offrandes, fruits, tissus, matières à parfum, bonbons de chocolat. Amas informe qui n’a de sens qu’a l’instant où les passagers de la chambre se trouvent, se rejoignent, se découvrent, s’enlacent, s’embrassent, s’étreignent, s’embrasent. Là, là enfin, les passagers de la chambre s’emparent l’un de l’autre, se confondent, s’accordent, s’entendent et respirent ensemble. Les images n’en sont plus.Les seules formes sont celles de leur corps. Les uniques couleurs, celles de leur yeux. Le seul air respirable, leur désir immense, emplissant le ciel, les rues, la ville, le monde en son entier. Les passagers de la chambre ne sont plus des passagers d’un monde clos. Ils sont, universels amants, maître et possesseur de l’espace et du temps. Ils vivent et habitent en eux mêmes et leur chambre est un univers infini. Leur liberté de s’aimer invente à nouveau leur vie. Ils sont particuliers. Ils sont uniques. Ils sont désormais. Ils sont.

Ugo Pandolfi
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12 | Mise en route


Attente dans le bureau de préparation — une pièce comme les autres bureaux dans le couloir avec des portes ouvertes sur d’autres couloirs blancs, des sonneries de téléphone, des voix d’hommes dans une langue étrange, étrangère et, sur la baie vitrée, en rouge et blanc, le tracé des vingt-quatre fuseaux horaires —. Puis la lente avancée du bus à travers les pistes. Le freinage aux croisements, les reprises entrainant les corps silencieux et mous, callés contre les fauteuils, leurs paires d’yeux ne fixant rien d’autre que le défilement, l’alternance des hangars, des bandes d’asphalte, du ciel porteur de nuages ventrus, d’arbres chétifs et bousculés, au loin. Les lourds bagages à roulettes retenus d’une jambe, d’un pied, bousculés, roulés, allant buter contre les cales. Et enfin, la dernière large courbe embrassant l’espace tout autour, comme d’un bus touristique ils auraient eu cette ultime chance d’une prise de vue panoramique, instantané de roues, de trains, de loaders, tracteurs, charriots de chargement, de groupes électriques, de passerelles, de camions d’avitaillement. Leurs regards réunis dans une même direction et déjà, les mots revenus, jaugeant ensemble de l’avancée du chargement et de l’éventualité d’un push-back un peu avant l’heure prévue. À l’ouverture de la porte à soufflets, des coups de vent attrapent les odeurs de kérosène, de bitume et d’échappement et les mélangent sous leurs pas. Des lignes rouges délimitent la zone d’évolution contrôlée où il est interdit d’entrer en marche arrière, sauf si l’on est guidé. À l’intérieur, c’est l’habitude qui dicte leurs gestes et leurs paroles vers le routier de navigation, les messages opérationnels d’exploitation, les météos des terrains survolés, les clearances, les communications du contrôle, les montées, les routes imprimées, un plateau de fruits enveloppé de cellophane est posé sur le pylone entre eux. Le regard rencontre un écran, des prises jacks pour les casques, un extincteur, une hache, des gants de protection contre le feu, le carnet de route, un hublot, le ciel, le rangement des pare-soleils, un autre hublot avec un pare-soleil jaune, un rideau à plis épais, le logement du masque à oxygène, la manivelle d’ouverture de la fenêtre latérale, un gobelet de carton rempli d’un liquide fumant, un casque audio et son fils entortillé, et revient vers la liste équipage, les postes de sécurité, les tours de garde, l’electronic flight bag et toutes les cartes de tous les terrains, tous les manuels de vol, le calculateur de performance ETOPS, l’Audio Control Panel, toutes les flèches du POTAR tournées vers l’avant, un bruit et une image, entendre tout le monde et voir : des sélecteurs d’écoute, des voyants émission haut-parleur, l’interphone, le public adress, la boite de commande du radar, les boutons ronds balayants. Et, enfin, juste avant que la passerelle ne soit retirée, la dernière montée-descente du erzeda, ses bonds faisant tanguer doucement le corps, le dernier au revoir, et la porte enfin refermée. Un long sifflement, quelque chose comme des halètements de plus en plus aigus, rauques, avec le bruit qui ondule tel un drapeau malmené dans le vent, puis le silence et la reprise, comme un tutti d’orchestre sur une longue note tenue, un souffle tendu dont l’intensité diminue d’un coup pour reprendre avec la même force et, cette fois, tenir. Séquence démarrage quatre trois deux un : quatre voix, paysages sonores emplis de gouffres où quelque chose d’établi se distingue à droite et à gauche. Reste l’aigu ténu, s’éloignant, repoussé derrière les voix ; tandis que dans le cockpit, derrière la radio, les check-lists, le chuintement sec des sièges qu’on adapte, on perçoit, au roulage, la roulette claquer sur la bande centrale de la piste. Puis vient le souffle strident qui embarque, l’aigu se calme et l’air, bientôt, porte. Les trains entrent dans leur logement en grondant. À la montée, tous les cadrans aux aiguilles vibrantes font défiler des chiffres qui laissent l’horizon en dessous. À l’arrière, de courtes traines bleu-jaune-rouge, et puis, la nuit vient qui nous avale, tout entier lancé à la poursuite d’une clarté, seuls persistent de minuscules éclats de lumières au-dessus et au-dessous à travers lesquels on se laisse couler, comme au milieu de la féerie feinte d’une fête foraine. Lentement avalé d’un trait, immobile au cœur du voile laiteux.

Françoise Durif
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13 | Dischromaticographie


L’essence des sens le sens des sens les sens l’essence un sens décence indécence des sens du sens encense vibre ondule frissonne touche caresse agrippe tord broie mais sens de l’angoisse de l’obscurité sens la fragilité de la condition humaine sens que tout peut changer du jour au lendemain sens que la soif est un luxe que certains peuvent s’offrir sens que du matin au soir ce ne sont que quelques quatre-vingt-six mille et quatre cents secondes à tenir sens que la froideur est bleue que la colère est rouge que verte est la peur et le rire jaune (sur les chants bulgares orthodoxes). Sens la légère perte d’équilibre et le vacillement de ton corps se balloter être pousser freiner porter par la puissance du vent mais de quelle couleur est le vent ? (Sur Paco De Lucia). (J.S.Bach) Sentir la mélancolie douce d’une flamme de bougie qui danse dans l’obscurité et qui étire l’âme hors du corps à en devenir presque palpable comme des gouttes d’eau qui dévalent la fenêtre sous l’ardeur de la pluie sentir sur ses joues ruisseler la pluie chaude de cette âme qui s’élargit et grandit et qui a comme rempli tout l’espace sentir l’intensité et se dire qu’une telle place ne peut être occupée tout le temps pourtant ce qu’il reste dans cette absence de limite est le faisceau rouge, orange, bleu, jaune de cette flamme qui danse. Noir pendant dix secondes. Surgissement de jaune clair allant jusqu’au doré scintillant une explosion lumineuse traverse tout le corps en un éclair comme une décharge électrique bleutée un court-circuit qui surgit et agit sur toutes les parties du corps un coup de sang rouge comme le volcan l’explosion de joie de bien être infini (Hildegarde de Bingen). Blanc blanc blanc blanc blanc blanc blanc blanc blanc blanc comme une page, une feuille vide sans rien sans traces sans couleurs et sans sens sans musique pas d’émotions sans couleurs pas de musique sens le vacarme des mots qui se bousculent choisit bien le sens sans les choisir un à un mot pour mot pour commencer sens pour pouvoir écrire sans parfois choisir parfois laisser faire sens c’est pas que le nez qui sent qui coule les mots ça coule à l’encre bleue quand on est heureux à l’encre noire du désespoir à l’encre rouge pour que ça bouge voici qu’une tache bleue se repend laissant apercevoir des silhouettes ondulantes à l’ombre d’une rue mal dessinée clignotant sur la page (Kokoroko-Abusey junction//we out here). Sentir ses paupières s’ouvrir légèrement les yeux restent mi-clos à mi-chemin entre ici et là-bas ici et là-bas voilà. Les yeux sont ouverts. Angoisse du noir s’exercer ponctuellement à ne pas utiliser ses yeux. Charleroi, 26.12.2020.

Gwénnaëlle La Rosa
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Il y avait dans les bacs remplis d’eau des homards marron gris entassés les uns sur les autres, maintenus dans l’incapacité de se servir de leurs pinces par des élastiques verts. Ils manifestaient leur désarroi en agitant leurs antennes et en se collant à la vitre. La main qui pointait l’index questionnait : je vous donne celui-ci ? Un plus gros ? Dans le bac, le homard n’a pas de voix. Juste ses yeux noirs. C’est ailleurs, c’est dans la cuisine que le homard se fait entendre en grattant de rage le rebord de la casserole de ses pinces menottées, lui qui n’a rien volé et qui pourtant vire au rouge honteux, lui que j’avais hypnotisé avant de le plonger dans la marmite au ventre gargouillant en affirmant que c’était sûr avec sa carapace il ne sentirait rien et puis c’est tellement beau un homard rouge sur une assiette blanche avec une touche verte de persil entre les antennes et puis c’est tellement bon cette chair tendre qui fond dans le palais. Ici dans la guinguette on est plus délicat. Le homard se fait cuire en coulisse et réapparait inoffensif, rouge sur un plateau rectangulaire en carton beige. Le vert n’est plus de mise, il est remplacé par le jaune de la mayonnaise. Nature morte. Homard dépeint : pince gauche dépassant du bord de l’assiette ovale en porcelaine sertie de délicats motifs bleus, queue recroquevillée, œil noir — vif. Nature vivante : on vient pour voir le homard arriver à la table avec tous les honneurs sur un plateau carton suivi de pinces et de piques, de petits pots de mayonnaise et de petits paniers à carreaux rouge et blanc remplis de petits chips. En abyme : le homard dans le bac, scorpion des mers qui trouble les enfants… t’as vu ses yeux ! Mouvement de recul du cuisinier emportant le homard le dos courbé entre ses doigts. Nature morte. Parmi les éclats de carapace rouges rosés blanchâtres sur le plateau, deux débris de coque perlés de noir. Le massacre est complet. Monticule craquelé et toujours fixes les deux points noirs surlignés d’une fine antenne. Il y a la tentation de voir sur le plateau beige les pièces d’un puzzle et de vouloir ressusciter le homard en commençant par placer les points noirs pour établir le centre de gravité. Une joie toute contraire s’impose, celle des débris qui collent aux doigts et de la chair que les ongles dépiautent, crac de la pince métallique, giclée rosée sur le bavoir plastique décoré d’un homard rouge vermillon alors que sur le tablier en tissu noir du serveur le homard se découpe en blanc. L’enfant n’aime pas le homard sauf en bouée gonflable. Il a sur la joue de la pulpe de pastèque rouge, sur le menton du jus dégoulinant sur le bavoir. Il rit de ses yeux. En contrebas, un rideau s’est levé sur la forêt épaisse et devant la forêt le ruisseau se parle tout seul du temps qui s’écoule. Nature vivante. C’est pour cela que l’on vient manger le homard près de l’eau. Table morte. Bavoir plastique rejeté, éclats de carapace éparpillés, serviettes papier fripées, pince métallique la gueule ouverte sur le rebord du plateau, verre plastique transparent à moitié marron, œil noir, pinces rouges mutilées alors qu’à Paris le poète promène son homard tout gaillard attaché à une laisse bleue. Image morte d’où surgit le geste de doigts nus pinçant la délicate chair du homard pour la porter au palais.

Françoise Sullivan
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Paysage Yeux clos falaise et rivage de mer, pierres roches abruptes et cassures, failles, paysage Yeux clos épaisseurs de vertige, eaux tourmentées. Brun de sienne mêlée d’ocre jaune, perspective floue de pluie incessante collée au ciel, part de ciel, ciel lui-même. Étendue de lande Yeux clos terre tourbeuse et herbe drue, terre étrangère et familière, mouvement d’ondulations vert brillant, débords de rigoles inondées, bord sombre de falaise. Pâtures hantées Yeux clos, taches blanches, corps de bêtes opiniâtres, habituées et tenaces, dos au vent, tête dans le cou, arrimées. Paysage Yeux clos, falaise terre noire et herbe épaisse, surnaturel livré aux éléments. Eau visqueuse Yeux clos, obstinée, coulant sans fin du haut d’un ciel chargé de nuages enfoncés les uns dans les autres, tordus de vent, impossible échappée aussitôt engloutie par un amas plus gros. La pluie pénètre dans le sol, chaque grain de terre se gonfle puis éclate, se liquéfie en boue collante dans la profondeur d’herbe gorgée d’eau mêlée de sable. Creux d’empreintes Yeux clos passages d’animaux, traces rondes où le ciel se reflète dans des cupules d’eau rougeâtre. Derrière les paupières, nuée de gris délavé, nuances qui apparaissent et disparaissent alors même qu’on les regarde entre les cils, il semble que l’œil se fait pinceau et anime la palette aux couleurs crayeuses assombries de traînées noircies, un point de violet allume un blanc sale, un bleuté initie le bourgeonnement d’un nuage et se dilue dans un éclat acier aussitôt éteint. Un peu de fumée bordée de mauve garde l’horizon où une radée nouvelle forme un rideau opaque et irisé, elle avance vite, à la vitesse de la folle volonté qui la dompte. Effacement Yeux clos la falaise et les vagues. Les hauteurs de pierres basaltiques striées de longues coulures, figures des géantes gelées. Les oiseaux terrés dans des niches, dans des cassures, s’élancent dans le vide. Vols au ras des verticales. Les oiseaux luttent à contre vent, les rémiges pliées, leurs corps rasant les roches, ils se redressent. Les ailes appuyées sur le vent, soutenus par les rafales ils remontent en diagonale tournante et plongent à pic, ils frôlent la houle, leurs becs ouverts avalent l’air, râles rauques, réflexes de gorge quand une proie s’échappe dans l’écume. Désordre Yeux clos les vagues se pénètrent et s’emmêlent, étincelantes de quartz, de granites, de mica, matière épaisse et fluide de blanc, d’argent et de rouge, reflets dans l’écume née de l’écume, là où s’efface un rocher, là où se découvre un épaulement déchiqueté, là où dansent les esprits de l’eau vive en cadences irrégulières, une chorégraphie décalée de vapeur d’eau et d’eau mousseuse. Ligne majeure Yeux clos fractales aiguës, image sérielle hypnotique qui se déplie et se multiplie. Endroit et instant précis Yeux clos mémoire où dresser la falaise, étaler l’eau, faire bouillonner l’écume et rouler le sable grossier, où lancer la lande, où fixer les formes et les densités, les transparences et les réverbérations. Tout comme s’ancre sur la rétine une ligne des collines et de la ville à leurs pieds, une découpe des tours qui dominent des rues fourmillantes, des impression de ramages d’oiseaux le long de berges bleues, des apparitions fugitives, défilements derrière des vitres de trains, des remous de torrents froids où le corps se glisse, se laisse mordre. Retenue mémorielle Yeux clos méthode infaillible, volontaire et consciente, équilibre des couleurs, des états, des textures, des alignements, des croisés, des flux, des forces, des tangentes. La plage brune se découvre en cadence, concert pour masse d’eau et mouvements perpétuels. L’aveuglement Yeux clos n’interrompt rien, il n’efface pas l’ouverture de la terre vers le ciel, il ne met pas fin à la pluie pénétrante, il n’arrête pas le ressac, il s’empare, il recrée, il supplée, ainsi les reprises et les variations pour silhouette mains dans les poches et bonnet enfoncé, tournée vers le large, esquisse à la limite de la falaise, ombre de présence humaine, ou cette autre ligne de vie le long du sentier, accordé au pas d’un chien, toison de longs poils blancs et gris flottant dans la cavalcade du vent. La haute terre existe. Elle se tient, sous un rideau de pluie, réelle dans le paysage, elle demeure et ne change pas, rien ne la modifie, elle se fond, se dissipe, se devine dans un brouillard intermittent, dans une écharpe liquide, il se peut qu’un troupeau de jeunes bêtes la traverse et hante des vestiges de cathédrale dont il ne reste qu’un pan de mur, une rosace de pierre suspendue. Des alouettes invisibles piaillent-elles d’attendre une éclaircie ? Leurs corps brun-jaune jaillissent comme des traits de flèches, anges au-dessous du ciel, le grand arbre aux branches étalées veille à l’entrée du chemin étroit qui mène au long de la falaise. Perspective Yeux clos à l’envers de la mer, dans la lande où des murs cisaillent les prés, les sillonnent sans débuts ni fins, longueurs nées de milliers de blocs dressés, posés en équilibre avec entre eux des écarts, des jours, des vides, une lourde dentelle de pierre qui écrit la lande, un orgue à vent offert aux bourrasques. Des murs qui deviennent des vitraux quand quelques rayons s’immiscent à travers les nuages bas, aux heures des lumières rasantes du soir, à cet instant du couchant où naissent les couleurs dans une explosion de rouge, juste avant la nuit, et que s’invente un autre paysage malgré la pluie, peint de lignes accentuées, terre pesante qui brille d’or, trouées vibrantes, aura fantasque d’une brume violette dans une évanescence de rose léger. Paysage Yeux clos paysage abstrait, paysage d’impressions, paysage monochrome, paysage collage, paysage Yeux clos, paysage mémoire, paysage.

 A écouter ici.

Catherine Serre
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16 | À la Rouge


Au centre il y a ce rouge et tout le reste tourne autour. On parle à la rouge, on se tait à la rouge selon qu’on ait ou non permission d’antenne. Ça s’apprend vite faire silence. Le gros téléphone gris est au pied du lit. Dors tranquille, l’horloge parlante te laissera pas tomber. A quatre heures tu seras debout. Le gros paquebot jaune avec sa tour émettrice est arrimé au bord des étangs d’Ixelles, il t’attend, ne bougera pas. A cinq heures tu seras la première à grimper l’escalier et ses rondeurs Modern Style, à pousser un battant de cette lourde porte jamais fermée.Tu seras seule avec le veilleur de nuit dans ce vaisseau qui dans quelques heures fera bruisser — car il en a le monopole — le pays tout entier. Tu emprunteras ce couloir semi-circulaire qui contourne la salle de concert. Blafardes lampes de service. Contre les murs les valises des contrebasses et celles des violoncelles. Tu auras peur, un peu. Ou au moins un frisson en songeant comme une enfant qui craint de regarder sous son lit, qu’un détraqué pourrait bien se dissimuler dans la pénombre. Les 33T programmés seront rangés dans l’armoire métallique verte, en belle pile — c’est toi qui l’a préparée la veille — dans l’ordre de passage, avec un petit papier glissé dans la pochette indiquant le numéro de la plage à diffuser. Tu les emporteras, avec le conducteur de l’émission en trois exemplaires. Tu n’oublieras pas les bandes magnétiques rangées dans les boîtes rouges marquées BASF. Ce sont les indicatifs et les jingles. Tu déposeras tout ça dans la régie. Deux techniciens seront arrivés eux aussi. Ils s’affaireront à câbler , à mettre sous tension les appareils, à vérifier les micros et les casques. Tu ne t’en mêleras pas, tu iras dans la salle de rédaction du Journal chercher les télex : infos bruxelloises et bulletin météo. A ton retour, le journaliste aura pris place en studio. Il sera alors cinq heures trente et l’antenne s’ouvrira au son de la Brabançonne.

Le jour bientôt se lèvera et par la grande baies vitrée tu regarderas sur la place Flagey, les maraîchers installer leurs étals de fruits, de fleurs et de légumes.

Martine Tollet
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17 | Sous le terne le poème


Ça commence dans le noir. C’est flou. C’est l’arrachement au monde des rêves et la translation dans le monde des vivants. C’est souvent un réveil qui sonne. C’est strident et brutal. Ça provient du téléphone. On voit l’écran qui s’anime qui s’allume s’éteint s’allume. Ce sont les draps froissés. C’est un plafond blanc. Ou un plafond gris. Ou un plafond taupe. C’est une tache ou une ombre sur le plafond. C’est une toile d’araignée dans un coin. C’est refermer les yeux. C’est juste cinq minutes. C’est le talon qui frappe le matelas par dépit par tristesse ou par rage. On dit souvent que les centres-villes se ressemblent. Qu’une gare belge n’est rien d’autre qu’une gare allemande rien d’autre qu’une gare française qu’une gare tchèque. La même enseigne de fringues pas chères pas éthiques pas instagrammables. Les mêmes néons. Le même sourire chez la même vendeuse. Mais on dit moins que les bureaux se ressemblent tous. Les tons blancs. Les tons gris. Les caches-câbles. Le flipchart et ses finitions plastiques. Les claviers noirs. Les souris noires grises ou blanches avec ou sans fil. Y a que la marque qui change. Et encore. Et puis il y a les fardes blanches. Les fardes bleu roi. Les fardes vertes. Les fardes rouges rendent agressif. Celles où l’on range les PV de réunions que personne ne relira jamais. Et là on voit les voitures roulant au-dessus de la vitesse autorisée sur l’autoroute. Flèches de métal lancées dans un monde de plus en plus rapide pilotées par des hommes en costumes gris ou des femmes en tailleurs anthracites. Gros plan sur des sourcils qui se froncent. Gros plan sur de l’eczéma sur le revers de la main. Des panneaux circulaires indiquent la limitation de vitesse. Des panneaux rectangulaires disent de respecter les distances. Des panneaux des panneaux des panneaux. Des panneaux de métal et de papier vantent la sécurité. Des panneaux électroniques ultra-lumineux placés aux abords des routes pour automobiles racontent tout et n’importe quoi. Il y a des chaises en osier avec des coussins basiques de couleur verte ou des sièges en tissus avec d’épais accoudoirs. Il y a une table basse en bois très clair et des brochures étalées à côté d’une boite de mouchoirs. Il y a des plantes grasses aux quatre coins de la pièce. Il y a une horloge murale avec les nombres surdimensionnés — oversized dirait un designer. Il y a une femme avec un bloc-note et un grand sourire. Il y a de la fumée qui s’échappe de la tasse de café. Il y a des posters accrochés aux murs avec les mots ÉCOUTE ACCOMPAGNEMENT SOLUTIONS. Et il y a des gens qui arpentent les rues tard le soir d’un côté et de l’autre de la route pour déposer dans les boîtes aux lettres métalliques ou en pierre du papier emballé dans du plastique. Ils sont parfois accompagnés d’une vieille voiture avec des coups dans la carrosserie et le coffre ouvert sur des centaines de tas de papier où l’on aperçoit du rouge du noir du blanc des nombres barrés des points d’exclamation des hommes souriants des femmes souriantes des familles en pyjama des tables de fête bien garnies un aspirateur sur de la moquette un taille-haie sur des buissons bien photoshopés. Un monde immobile & sans souffrance. Et il y a des gens qui arpentent les rues tard le soir pour nous offrir ce monde dans nos mondes. D’abord dans nos boîtes aux lettres métalliques ou en pierre. Ensuite dans nos boîtes en béton en pierre et en carrelage. De la fumée s’échappant par les cheminées et les sondes extérieures. Et puis le jour revient. Les portes des boîtes se ferment à double tour. Les campagnes se vident. Les centres urbains s’animent. Ça fourmille. C’est penché sur son téléphone. Ça à l’oreille vissée à son téléphone. Ça a la peau blême. Ça a les traits tirés. Non vraiment ça se voit que ça ne va pas. C’est terne vraiment. Il y a des mots sur les vitrines des magasins. Il y a des mots sur les panneaux publicitaires. Il y a des mots dans l’abribus. Il y a des mots sur le sol. Il y a des mots sur les plaques dorées des gens qui ont fait de grandes études. N’empêche qu’eux aussi ont les traits tirés. Depuis peu il y a des trottinettes électriques et des hommes et des femmes qui se déplacent plus vite du quai au bureau de la bagnole au bureau de la maison au bureau. Il y a de moins en moins de montres. Il y a de moins en moins de cigarettes à la bouche. Les CBD shops ont déjà mis la clé sous le paillasson. C’est tout vide à l’intérieur. On voit même les saignées dans les murs et quelques câbles électriques qui ne relient plus rien. Il y a des autocollants sur les vitrines. C’est À VENDRE. C’est À LOUER. Les hommes les femmes les adolescents les chiens tout le monde marche vite. Et je me vois en train d’écrire sur la table du salon sur un secrétaire sur les marches d’une gare étrangère dans le grenier chez ma mère en terrasse sur la Grand-Place de la ville universitaire au bureau derrière le volant de ma voiture grise dans les embouteillages place Saint-Sulpice. Et je vois le varan dans sa boîte en verre fixer les cafards de l’autre côté de la vitre dans leur boîte en plastique. Et je vois cette animatrice socio-culturelle de trente ans pleurer en montrant à des adolescents des images d’hommes de femmes et d’enfants sur des embarcations de fortune à la merci du roulis de l’océan. Et je vois les calicots du premier jour de mai avec les mots TRAVAIL DIGNITÉ RETRAITE les poings levés le rouge le vert le bleu la fumée des pétards les pulls posés négligemment sur les épaules les Ray-Ban et le varan qui passe d’abord sa langue vers le cafard au bout de la pince avant d’ouvrir sa gueule en grand. Et je vois les images des goélands les plumes et le bec gorgés du pétrole des marées noires passées et à venir. Et je vois cette employée du chômage dans un grand building surplombant Charleroi la veille de Noël montrer du doigt une femme essoufflée. Elles deviennent toutes les deux toutes rouges. Et je vois les colonnes et les chiffres de la fiche de salaire et le mot CONFIDENTIEL en haut à droite de la feuille. Et je vois l’écran lumineux d’un smartphone et les messages qui se composent seuls quand on utilise les propositions de saisie automatique. Et je vois le personnel soignant d’un hôpital tourner le dos au passage de la Première Ministre. Blouses blanches. Masques bleus. De la colère noire plein les yeux. C’est très net.

Jérémie Tholomé
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Deux pieds serrés chaussés de méduses plastique posés dans la rivière et même peut-être scellés, témoins et capteurs innocents d’images de la mémoire de l’eau. Les pieds chargés de sentir le courant qui affleure ce matin au soleil naissant sont claqués violemment d’une gifle de sable humide. L’onde transparente et souple se couvre pudiquement, on aperçoit en nombre des bulles mousseuses, traces humaines des baignades de l’été, un peintre rêverait de sirènes en ajoutant des traits de rose pastel sur l’eau innocente, puis des coulures de jaune « le jaune me tient compagnie, dit Borgès, je voyais souvent un tigre au zoo, j’aimais son jaune » Alors vient un rouge primaire qui va noyer le tableau paisible en rappelant aux pieds puissants du modèle rouge de Magritte, le passage d’un canöe qui gifle l’eau, enfonce le rose pastel dans la violence de la rame de plastique bleu. Il balance du bleu maintenant, du Nicolas de Staël en mer d’Antibes, accompagné des cris de terreur outrée des rameurs boostés par l’écho des falaises des gorges du vieux Neandertal — Ce sont les vrais coups des barbares en canoës qui enfoncent les pieds scellés de l’imaginaire — C’est l’heure des corps baignés, explosion du réel dans un corps de blondeur nordique, l’odeur de l’huile solaire n’atteint pas Ophélie, ne surprend pas Lorelei, la femme poisson s’envole et survole la rivière, rameute le peuple des Ombles Chevaliers au service de la mythologie. Le peintre la charge de blanc de titane et soupire, son œil mort en compagnie du jaune frémit de tant d’audace, le peintre ressert ses années autour d’Ozenfant dont l’élève était venue se baigner dans cette rivière magique, Leonora Carrington fille du Nord de l’Europe et des légendes celtiques, les pieds broutés par les minuscules poissons de la rivière, et sculptée à mains nues sur les murs de la maison en ruine, sirène devenue. Les pieds scellés ont trouvé le lieu d’inspiration, ils n’exigent rien, laissent filer tout au long du jour, les herbes tendres, leurs feuilles qui infusent la rivière la teintent du vert jaune au profond vert du gris. Tout au bord de l’eau les pierres sont plates et grises et adoucies par le travail incessant de la rivière, machine à polir, machine en action, jamais l’eau ne s’arrête, elle use les bords de la falaise, fabrique les galets, les cailloux devenus minuscules, le sable. Soudain en alerte dans son désir de dicter, le peintre est obligé de tracer vivement, de marquer des angles à vif sur l’image plate de la rivière, elle n’est pas ce qu’elle semble être. La rivière broie la pierre et un trait le figure, la rivière casse le métal du canot et un autre trait traverse le premier trait broyeur, il ajoute un coup violent sur la masse vert sombre qui se soulève et bouleverse le fond de la rivière car c’est elle qui devient tornade et broie l’entière garrigue qui la borde. Elle inonde le village voisin, chasse les habitants et les femmes en cheveux. Tout à coup le peintre hérisse sa toile de traits semblables aux lances des Apaches, aux flèches des Navajos. Il se souvient de l’Amérique de Peggy Guggenheim, l’accueil dans son musée en compagnie des européens, quand il abandonne la théorie confortable de l’abstraction et qu’il repasse l’océan, c’est un homme au cœur des luttes dans les rues de Paris. Toute la rivière amène à l’action, ce que l’on sait de la rivière active, change le regard et troue la toile. La rivière Ardèche enchâssée au fond des gorges est un animal en captivité, jouer à regarder et humer un mètre carré de son biotope devrait entrainer le promeneur à céder sur son désir d’une innocente peinture de paysage, à s’arrêter, à s’allonger. Quand il est temps de sortir de l’eau et de chasser le sanglier, le castor, le scorpion et la salamandre, arrive le moment où la main apaise le regard et ferme les yeux du rêve.

Julotte Roche
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19 | HOW TO ABSTRAIRE LE MONDE : LEÇON 1


(…) puis : dans le noir ou dans le presque noir : notes éparses dit-il = notes sans queue ni tête = prises comme ça = pan = au hasard = à la volée = à mesure que = pan = ça viendrait ou s’improviserait = comme s’il en fallait d’abord en passer par là pour rassembler ses billes dit-il = comme si tout cela était plus fort que lui dit-il ou qu’il y avait urgence à d’abord en passer par là = de peur que quelque chose d’important = quelque chose d’importance passe à la trappe = non qu’il aurait quelque chose d’important = quelque chose d’importance à dire = chaque note dit-il = chaque motif ou figure ayant cours dans le noir ayant son importance = aucune ne pouvant = aucun ne pouvant = une fois = pan = arrivée là arrivé là = être effacé ou gommée sans que l’ensemble = le fragile assemblage = les fragiles impulsions = pan = passe ou passent à la trappe = ou sans que = pan = il ne faille tout reprendre = tout recommencer = non que cela suffirait à le décourager = non que cela lui donnerait envie de : jeter l’éponge comme on dit dit-il = comme s’il suffisait d’un peu de patience & d’obstination pour que = shazam & zou = tout s’arrange = comme si à force de reprendre on finirait un jour à = pan = voilà c’est fait = étaler un noir parfait sur : les êtres & les choses du monde dit-il & ridicule dit-il = comme si le but était d’étaler un noir parfait sur les êtres & les choses = les événements = c-à-d les êtres dit-il = c-à-d les choses = se passant allègrement de nous = ne nous attendant pas pour être = persister = un noir épousant quelque part = parfaitement = la forme parfaite des êtres & des choses n’étant qu’une dit-il perte de temps = comme si tout cela visait à : coller aux os = ou coller aux peaux = comme si tout cela se donnait pour tâche de coller aux êtres & aux choses = d’en dresser un portrait réel = réaliste = plus réel = réaliste = que les choses en personne = comme s’il s’agissait ici de redoubler les êtres en personne = ridicule = comme si les êtres en personne = ou les choses = ne suffisaient pas à eux-mêmes en eux-mêmes = comme si les êtres en personne = les choses en personne = avaient besoin qu’on les redouble = ridicule dit-il = comme si le réel c-à-d l’audible = le tangible & concret réel = avait besoin de nous = de nos œuvres au noir dit-il = pour être = persister = comme si les êtres & les choses = tout ce qui constitue ou constituerait le tissu de nos réalités dit-il = étaient fragiles au point de s’effondrer = pan = comme un château de cartes dit-il = au moindre coup de vent violent = si quelque chose comme du noir = une étendue noire = soi-disant noire = soi-disant uniforme = ou une étendue ressemblant à du noir = ayant le goût du noir = ou l’aspect du noir ou sa saveur = ne s’étendait pas = pan = ici = noir sur blanc dit-il = comme si le travail = l’immense travail = n’était pas ailleurs dit-il = comme si la tâche = l’immense tâche d’être & de persister = n’était pas d’abord d’abstraire le monde dit-il = d’étendre sur lui une pâte noire à peu près pâte = une pâte à peu près noire = virant au noir dès qu’on la poserait quelque part = n’importe où = n’importe quoi faisant l’affaire & pourquoi ceci dit-il = désignant de la main quelque chose = probablement une chose & probablement de la main = qui sait ? = de sorte que : l’être ou la chose = ça peut être un être = ça peut être une chose = ça n’a pas d’importance dit-il = pan = recouvert de pâte noire à peu près lui collant à la peau à peu près ou aux os dit-il deviendrait abstraction ou quelque chose dans ce goût-là = comme s’il n’était possible = c-à-d viable dit-il = de se poser dans le monde = chose parmi les choses ou être parmi les êtres = ça n’a pas d’importance = qu’en n’étant qu’abstraction = être ou chose réduite à rien = soi-disant rien = deux trois lignes dit-il = ultra larges = deux trois traits de matière visqueuse = collante à la peau comme aux os = recouvrant avec soin la surface des choses & leurs os dit-il = ((((( remarques 1 : a) comme s’il fallait chauffer à blanc les corps = les calciner = ou quelque chose dans ce goût-là dit-il = aime-t-il à dire = comme s’il fallait user de : tous les moyens possibles dit-il pour brûler à blanc = calciner = tous ceux qu’on aime & les abstraire ainsi du chaos dit-il = énigmatiquement = pensant sans doute autant aux bêtes qu’aux choses = aux êtres visibles ou invisibles = à tout ce qui tempêterait sous un crâne = le sien = y en a-t-il un autre ? = b) il faut brûler pour briller martèle-t-il alors répétant quinze mille fois l’affaire = comme si l’affaire était importante = comme si c’était une façon de faire = de brûler à blanc = calciner l’affaire = ou l’abstraire = disant il le doigt en l’air puis disant faut le doigt en l’air toujours en l’air puis disant brûler le doigt sur la table = tapotant la table s’il y avait une table = y a-t-il une table ? = je ne sais pas = trop tôt pour le dire mais disant brûler comme s’il disait brûler tapotant sur une table le léger tac de l’ongle heurtant la table se faisant entendre à l’instant même où il dirait brû = le léger tac de l’ongle & le brû se renforçant l’un l’autre = comme s’ils n’auraient pu être l’un sans l’autre = puis disant pour le doigt en l’air & disant briller l’ongle du doigt heurtant la table = c) tout se passant dans la pénombre = dans une cuisine = à la tombée du jour = la scène commençant par un homme assis à une table disons en bois = préférons-la en bois = étroite & carrée = sortant de ses poches = dans une extrême lenteur = dans la lumière sombre = crépusculaire ou grise = un à un des papiers carrés & petits = des notes carrées & petites rédigées à la hâte on ne sait pas ni quand & ni où ni pourquoi = comme s’il était possible de les lire encore alors que : la lumière sombre & crépusculaire sombrerait = ou déclinerait = baisserait à vue d’œil plongeant bientôt toute la scène dans le noir = ou le quasi noir = n’empêchant en rien le gaillard de dire & de dire = comme s’il ne percevait pas la baisse de lumière = l’inquiétante baisse de lumière = jetant comme un voile sur l’affaire = comme si dire au grand jour ou au quasi noir ne changeait rien à l’affaire = d) le gaillard = pan = enchaînant mot sur mot ou propos sur propos à propos de : je ne sais pas quoi = peut-être ses mots = ou ces notes = ces pense-bêtes dit-il étalés par ses soins sur la table = contenant des choses = importantes ? = je ne sais pas = je ne sais pas dit-il poursuivant l’affaire ))))) = comme s’il s’agissait avant tout de : faire l’animal dit-il = non pas l’être dépourvu de raison & brutal mais la chose sensible pourvue de raison & prenant corps = pan = un jour = sans raison dit-il encore = enchaînant les choses comme elles lui viendraient = comme s’il importait = avant toute chose = d’enchaîner les choses = de faire prendre aux choses une certaine ligne susceptible de les accueillir toutes ou quasi dit-il encore = a-t-il encore le temps de dire = ((((( remarque 2 : a) ne parle pas dans le vide = ne parle pas pour rien = s’adressant à quelqu’un = mais qui ? = je ne sais pas = homme ou femme ? = je ne sais pas = difficile à dire = impossible à dire = pour l’instant impossible à dire = pour l’instant pas à dire = trop tôt pour le dire = b) quelqu’un de réduit à n’être ici pour l’instant qu’une oreille = entendant toute ouïe ce que lui dirait l’autre = les considérations considérables avancées dans la nuit avançant peu à peu = c) le tout devant avoir lieu quelque part dans une ville = un appartement = on entend la rumeur de la ville ))))) = le tout ayant cours tant que les ténèbres dureraient = le tout finissant dès que quelqu’un = mais qui ? = c’est une femme = disons que c’est une femme = à vérifier = allumerait brutalement les lumières = jetant sur la scène comme un froid = disant quelque chose comme vous êtes fous de rester comme ça dans le noir non ? ou disant quelque chose comme vous vous entendez parler à rester comme ça dans le noir ? ou quelque chose d’autre encore mais dans ce goût-là = je ne sais pas = je ne sais pas ce qu’elle dit = déposant ensuite ses paquets de légumes & de lait sur le plan de travail & coupant court à la scène = le gaillard en face de moi rangeant discrètement ses affaires = ses notes = éparses & diverses dit-il en réponse à la femme dès que la femme = appelons-la la femme = une main posée sur lui = une main sur son épaule = lui aurait demandé c’est quoi ça ou quelque chose du genre = réduisant l’affaire = toute la scène = à rien = comme si toute l’affaire = toute la scène = n’avait eu : aucune importance = c’est dingue ça = bouffon = (…) =

Vincent Tholomé
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20 | L’atelier


Répulsion d’abord. L’odeur ou le frisson du corps qui se rétracte ? Bric à brac confus. Ou plutôt qu’on ne parvint jamais à être. Tentatives avortées. Restes inachevés de projets en ébauche. Non plutôt trace d’ébauches sans projet. Parcours répétés frayant un chemin comme on piétine. L’habitude qui trace la carte d’un lieu. On y a rêvé une vie. Des débris de pensées éparses. Pensées non, peu importe. On prend les mots qui viennent. Marche à l’aveugle dans ce qui fut inconsciemment familier. Se diriger. D’abord établir des repères, une orientation. Mais jamais le soleil ne s’y leva. Un crépuscule annoncé où se morfond le temps. Un babil constant pour apprivoiser les objets. Leur présence voulue, puis rejetée comme scories. Trop fatigué pour y mettre de l’ordre. Par où commencer ? Ça c’est accumulé mu par une volonté propre. Tentatives multiples de donner un sens. Échec puis recommencer. Puis échec encore. Rien d’entrepris sans la promesse de l’échec. S’obstiner, parce qu’il faut bien occuper le temps qui nous occupe. Un geste puis un autre, un pas puis un autre tout cela fait un cheminement. Parfois des grandes traînées de couleurs preuve qu’on y avait cru. Puis le désordre laissé sur place. Des cadres accumulés retournés comme boudant vers la paroi mentale. Des fulgurances il ne reste rien. Le monde aurait pu être là simple et tranquille. Il s’est dérobé sous les coups de boutoir du mécontentement. Humus pour une autre fois. Foi du compost prêt à donner la vie. Stagnation du temps long de la décomposition. Ni souvenirs ni regret, promenade au milieu du désastre, indifférence, attendre que le mouvement s’arrête et devenir scorie à son tour. Attendre le refroidissement. Bon à jeter. Mais aucune volonté pour débarrasser, réorganiser, laisser faire l’entropie, elle sait mieux, ou plutôt n’a pas besoin de savoir. Continuer malgré tout. Reconnaître des traces dans des lieux où l’on avait marché. Envier ceux qui s’en sortent. Jalouser ceux qui restent après avoir mis de l’ordre. N’avoir pour seule justification que le tesson ajouté au Testaccio des illusions, Golgotha des mécréants.

Christian Chastan
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Dans la pénombre où l’on vivait, la question qu’on se posait, c’est y a-t-il un horizon ? un horizon derrière les laiteux rideaux tirés, un horizon au-delà de la barrière de peupliers qui bouchaient les fenêtres des chambres, au-delà de la voie ferrée qui disait les heures toutes pareilles au bout du jardin, un horizon au bout de la coulée brune de la Marne passant les écluses et se languissant sous les ponts en tournant en rond. Y a t’il un horizon au bout de ces rives herbeuses, au fond des cris retournés de M et du chagrin hurleur du Pater ? Le premier jour de cet appartement c’était bain de lumière et le jaune soleil du bidet en plastique jaune égaré là, au milieu du futur salon, c’est ce qu’on avait vu, la lumière et le bidet jaune. Puis la pénombre a rempli les lieux devenus familiers, intimes, elle s’est posée sur toutes choses, sur les livres qui cachaient les murs comme un chancre envahissant, sur les bibelots hérités qui se chargeaient de poussière sur les commodes anciennes et le buffet de palissandre, la nacre l’ivoire l’émail l’argent se confondant sous le même noirâtre. Ici était notre théâtre, celui où l’on jouait Famille et la scène de repas répétée tous les soirs, les quatre aux même places autour de la table carrée, la nappe bientôt tachée recouvrant le bulgomme, les répliques toujours les mêmes ça manque de sel, ou de sucre, c’est trop cuit ou pas assez, les enfants ne parlent pas à table retire tes coudes tiens-toi droite finis ton assiette ne lèche pas ton couteau le pain ne se coupe pas il se rompt quelle est la connasse qui … (Forcément, une des trois) Y a-t-il un horizon sous le couvercle de la soupière centrée là ? Ya t’il un horizon à longer le long ruban gris de la rue de Paris qui mène à l’école le long de vieilles maisons soudain biffées et remplacées par de vertigineuses façades plates, des rangées de fenêtres interminables, des parements mouchetés comme du carrelage, et plus loin encore quand on ne va plus à l’école, qu’on pousse jusqu’au grand lycée de la ville voisine, et que face à l’austère façade, on passe comme si de rien, on sèche les cours, on se perd entre les pavillons des gens supposés normaux qui ne vous font pas de place. Et puis ruban retour, vingt minutes concédées montre en main, vingt qui ne sauraient être vingt-cinq et certainement pas trente qui déclenche des ouragans, alors gratter des minutes année après année, conquérir la liberté qui fera peut-être un horizon et quelques tracas lors d’errances au bois ou le long de la Marne floconneuse d’on ne sait quelle saleté, où errent d’autres errants, des hommes aux yeux larmoyants et braguette ouverte dont le plaisir dépend de votre effroi, alors apprendre sale rencontre après sale rencontre à ne pas réagir, pas regarder pas courir passer droite regard devant soi, comme fixé sur quel horizon on se demande, à se savoir une proie.

Catherine Plée
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Attendez que je vous raconte –- la fiction contemporaine -– le roman d’aventure ou policier ou exister par l’écriture –- noir –- la fiction sincère n’existe pas -– ou plus exactement la fiction est insincère -– ne rien inventer, tout est dans l’image, dans la recherche de l’image, de cette maison, dans les bleus, de cette adresse à quelques kilomètres de Sao Paulo, ou ailleurs en ville, quelque part dans une banlieue où se cacher, un décor -– éviter la narration, éviter de donner des gages et des explications : marcher dans la nuit –- l’espionnage et l’histoire le type traqué et trouver quelqu’un d’assez indigne pour le tuer –- on ne sait pas exactement s’il y a de bonnes raisons de tuer quelqu’un par exemple parce qu’il a commis des atrocités, parce qu’il en a tué lui-même de nombreux autres –- une bonne raison y suffirait-elle ? -– les images perdues lors de défaillance du disque dur (on n’emploie pas disque dur on n’emploie pas ordinateur on est en soixante-quinze quatre-vingt) –- cette idée de faire don de soi à la cause comme le maréchal nous voilà –- Maurice et son canotier - qu’est-ce que tu risques, la prison ? la prison à vie ? ça a été, cette vie-là, mais pour la vieillesse, une éventualité : écrire et en vivre –- tu vois maintenant que la vie décélère grâce à cette maladie d’opérette –- aujourd’hui on affirmera qu’on parviendra à se tenir en bonne santé par la force des laboratoires -– ici nous sommes dans le laboratoire, aux murs ce sont carreaux de faïence, blancs –- on essaye de trouver une bonne raison à ce type, je lisais son histoire et voilà ce que j’ai trouvé page deux cent quatorze : « apprendre à se noyer dans la foule et à se camoufler, « des lunettes de soleil et un chapeau sont indispensables » précise-t-il, à repérer une filature et à semer ses poursuivants » –- le laboratoire et son excroissance châtrée dans fablab -– au bout du téléphone il y a votre voix et il y a les mots que je ne dirai pas – longtemps je ne me suis exprimé que par des paroles -– de chanson si tu veux si tu préfères : de même pour les adresses au lecteur, ou la lectrice (Miou miou et ses valseuses) -– ça ne veut pas partir, ça veut rester, cela ne m’est de rien -– il y a ce trio, il y a cette voix et elle se dérobe toujours : il y a bien un type qui regarde, le lundi après-midi, l’entrée du tueur dans la banque (rien d’anormal : il croise ma grand-mère et ses deux sœurs, elles sont vêtues d’astrakan, dans l’avenue sous les arcades, même si la banque est de l’autre côté ; de cet autre côté, on ne voit que des arbres, peut-être des mûriers, il n’y existe pas d’arcades ou de passage – retourner dans la rue du Vingt-Septembre et regarder les hommes en mobylettes et les femmes en robes colorées -– en profiter pour y faire quelques clichés, à reproduire dans le journal d’ici ou de là (c’est dans celui du CLAN) –- reconstituer la galerie) -– une autre chose, une autre voie, un autre atelier peut-être -– il y en avait une (de photo) du couloir, jamais au point, on y distinguait pourtant le calendrier offert à noël (elle était dans les beiges, cette photo) un peu comme les carnets de maintenant (il y a une photo au dessus, mais je ne me souviens plus) –- et la bibliothèque haute dans laquelle se trouvait les livres de science fiction, tous ces asimov van vogt matheson dick tellement d’autres brown sturgeon misère d’autres encore curval pelot cette vie à lire (que des hommes aussi) –- où se trouvent à présent les galaxies et les fictions de mon père ? –- il faut tenir le chemin, en bas ces compositions à partir des articles de « à suivre » déchirés reclassés, des albums entiers –- l’exemplaire du quai des brumes dans sa version de 27 offert par BF (j’ai toujours pensé qu’il l’avait pris dans la bibliothèque de FL rue Titon) –- il y avait d’autres choses encore, tellement d’autres choses -– sur la gauche, une autre bibliothèque (je vais chercher la photo, elle doit bien être quelque part – c’est pas de jeu (je la poserai pendant le week-end) –- c’est vrai mais on ne joue pas, si ? ici oui, aujourd’hui oui on joue un peu – on s’amuse à se souvenir : dans le canapé un peu petit (recouvert d’un tissu aux fleurs pastelles et roses et vertes) – il se dépliait en lit -– il avait appartenu à H. et à son mari, dans la salle d’attente du cabinet – mais qu’est-ce qu’il faisait son mari, médecin quelque chose ? je n’ai plus ces souvenirs -– il était psychiatre, sa consultation avenue Parmentier, sa maison à Saint-Mandé) (sa maladie, son sourire, sa disparition) – elle doit être classée à « couloir » -– elle était à « biblio » (sur l’étagère du haut, derrière les moulages et autres réalisés au lycée Henri 4 le dimanche matin, des livres un peu érotiques comme l’amant de lady Chaterley, de cet ordre) –- dans les beiges –- on aperçoit la boule de papier japonais qui faisait office de lustre – la lumière qui entre par les portes ouvertes des chambres, c’est que c’est l’après midi, l’appartement orienté sud-ouest et le soleil tous les après-midis, on avait acheté des stores, des rideaux pour les chambres, doublés occultants -– j’aurais aimé poser aux fenêtres ces toiles vertes qui recouvrent à l’extérieur les fenêtres en Italie mais non -– les fenêtres restent ouvertes mais l’entrée de la lumière et de la chaleur en est empêchée (je me demande pour l’accord) -– dans la bibliothèque de gauche à mi hauteur peut-être bien quelques cassettes vidéos hors d’âge -– osciller toujours entre cette description d’un petit intérieur et celle d’une autre image, ce cinq mille cinq cent cinq Alvarenga à Sao Paulo qui n’est pas le lieu du forfait du contrat mais celui où vivait le Josef (il collectionnait les yeux des jumeaux) -– durant quelques années, les soixante dix du siècle dernier passé terminé oublié perdu –- illusion leurre mensonge : il faudra bien que ça continue, mirages, j’aime assez cette Norma bien qu’elle ne croise jamais mon chemin, tu crois que je peux m’y reconnaître, moi-même ? sans doute le style opère-t-il, il y avait cette chanson qui disait

« Les hommes au fromage
s’enveloppaient de tabac
flamands taiseux et sages
et ne me savaient pas »

il y avait cette autre
« moi qui me traîne et m’éparpille dans les bras semblables des filles où j’ai cru trouver un pays »

un tueur qui manque singulièrement de libido –- pour les deux autres, c’est moins sûr –- « Pierre ta chanson » –
« depuis l’enfance je suis toujours en partance je vais je vis contre le cours de ma vie »

des mots stéréotypés, des idées semblables à celles des autres, des sentiments qui mentent comme dirait la psychanalyste, s’accrocher à quelque chose, des images et des musiques, surtout des musiques s’il te plaît –- l’adresse au lecteur est surtout à celui qui écrit, est-ce lui, est-ce elle, qui prend la parole, il faut bien qu’il y ait quelqu’un qui raconte cette histoire, il le faut bien : « cette chanson était la tienne, c’était ta préférée je crois, elle est de Prévert et Cosma » -– oh je voudrais tant que tu te souviennes… il faudrait élaguer, ôter enlever ajouter un article ici en ôter d’autres ailleurs, les chansons qu’aimaient les parents, le sourire de mon oncle dans le salon de l’appartement du quai sur le bord du lac, les fauteuils de cuir fauve, il écoutait Aznavour « tu te laisses aller », il me semble qu’il fumait des Craven qui étaient dans un paquet rectangulaire rouge bordé de blanc, je le vois, comme s’il était là, il y en avait en tout cas dans le vide-poche de l’auto, elle était blanche, décapotable à l’avant comme à l’arrière des banquettes revêtues de cuir rouge il y avait aussi le passage d’un de ses cousins, José-Luis de Villalonga lui était sosie, l’amant de Cléo, uniquement des chansons françaises, rien d’autre, l’alliance atlantique repassera, quelque chose avec les communistes les cocos les ritals les portos les citrons les viets ou les ricains -– parce que les années soixante, parce que tout y aboutit si on se laisse aller à cette pente, les envies de meurtres ne peuvent guère nous épargner, on avait la chance de se tenir au sein d’une famille, deux sœurs et un frère un père adorable une mère d’un même tonneau -– on avait dit autre chose que l’histoire vraie –- ça balance d’un côté de l’autre on aime à savoir que ce ne sont que des étapes, des essais, une autre image ne vient pas, regarder la taille des tableaux peut-être cette correspondance, atelier, ce F comme les fab-four : écrit, ça prend une drôle d’allure – dans le bas de cette autre bibliothèque, celle de droite cachée par le montant droit de la porte, les partitions, Abbey road et celles de Julos Beaucarne, de Jacques Higelin, de François Béranger, Patti Smith, une dizaine de Neil Young le sable le parasol « sur la plage » un morceau de voiture jaune et le gros livre des chansons définitives de Bob Dylan, coffret qui m’avait coûté un bras dans ce magasin proche des Gobelins, rue Lebrun ou de la Reine Blanche, j’y suis retourné dernière dans cette rue, le magasin n’existe plus, j’allais au séminaire à Censier écouter voir entendre comprendre comme à chaque fois – le couloir, cette image-là – les choses perdues, les disques vinyle noirs les machines à écrire – des choses, ce ne sont que des choses

Piero Cohen-Hadria
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Ce serait ou ça aurait été – pour garder la légère brume des ans – une vieille terre, des ondulations presque imperceptibles, des ruisseaux plus ou moins larges, lignes creusées derrière des haies, des prés en pente, dont seule la crispation des mollets révèlerait l’importance, couronnés par des bosquets et des fonds creusés par des bois en camaïeu de verts sombres, une impression d’humidité, des bogues et de la terre sous les pieds, une odeur d’humus que l’on transporterait avec soi, le sentiment de la vie découvert dans cette campagne en venant des pays de garrigues et pierres. Ce serait dans le pré voisin du long bâtiment de ferme un groupe de peintres plus ou moins aguerris, majoritairement des aquarellistes, qui avec application, une application modérée par des plaisanteries, des projets de promenade, quelques commentaires ironiques d’un adolescent, tenteraient de rendre ce qu’ils voyaient de tendre, parfois de chatoyant, dans le paysage ouvert devant eux. Ce serait les regarder, admirer souvent, s’arrêter, à distance pour ne pas troubler, derrière un grand dos, une main ferme recréant sur sa feuille la transparence de l’air légèrement humide de la pluie du matin, grimacer parfois intérieurement devant trop de mollesse, la stridence de certains verts, ou la façon dont ils étaient attaqués par des bruns jusqu’à évoquer la turbidité des oueds, leur tourner le dos, penser que davantage que les tons de cette nature vivante ce qui comptait c’était la terre, et sous la terre les couches millénaires qui la portaient, l’ossature du pays, se diriger vers la terrasse en contrebas, petite dépression entourée de murets, les bruits de maillets sur les ciseaux, la poussière de pierre, l’odeur du bois, le silence concentré d’un graveur penché sur une plaque de zinc pour reproduire une branche coupée, celle là même que la veille on a tenté de faire sortir de l’épaisse dalle sur laquelle on s’escrimait en très maladroit – comme on l’a jugé soi-même avec un sourire de travers, pas si mécontente d’avoir commencé à presque maîtriser l’outil – et très bas relief comme l’a dit avec ironie gentille le maître de stage, le qualifiant de beau grattage, s’arrêter à côté d’elle, se souvenir des chapiteaux vus ce matin dans l’église du bourg, leur saveur fruste, leur humilité apparente, la science qui se devinait pourtant là, la vie qui émergeait du grain de la pierre parente des visages ébauchés, s’ancrer dans son amour, son besoin des formes, s’éloigner, se planter devant un tas de pierres, relief d’un muret détruit, les toucher, en faire rouler une, caresser son beige nourri de rose, la prendre, tenter de se relever, accueillir avec un sourire reconnaissant celui qui se précipitait, opposer à ses conseils son entêtement, le suivre, le regarder la poser sur une table, la caler, prendre dans le cuveau de la terre ocre, modeler un visage plat, un crâne très rond, choisir un maillet un peu plus lourd que le précédent, soupeser deux ou trois gros ciseaux, rester plantée là, mesurer la différence qu’il y a entre modeler une forme et la faire sortir d’une masse qui semble inerte, concentrée sur elle-même, attaquer, transpirer, vouloir se faire force patiente, apprendre, continuer pendant des heures, deux ou trois jours, se réjouir des jeux de la lumière sur l’herbe, les troncs, les crêtes, de la musique des voix dans le calme, de la fusée rousse d’un épagneul lancé dans une pente émeraude devant des enfants,et brusquement comprendre le conseil dissuasif en voyant se casser un bout de sa pierre là où une veine se dissimulait au moins à vos yeux, admirer la beauté de la cassure, réfléchir.

Brigitte Célérier
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24 | La grande porte en bois


J’en ai plein les doigts. De toi. Ça me remonte même jusqu’aux yeux. Ça pique. Surtout le matin. Au moment de la bise devant la grande porte en bois. Ta joue contre la mienne. Mon bras qui se glisse discrètement autour de toi (qui caresse doucement le bas de ton dos). De manière faussement nonchalante. Faudrait pas que tu croies. Faudrait pas que tu croies. Je sais pas quoi finalement. Le sang bat dans mes tempes en tout cas. Surtout le matin. Au moment de la bise devant la grande porte en bois. Après, tout s’affole. Les couloirs, les escaliers, les heures, les rires, les feuilles, les interros, les mots glissés dans mon plumier. Même des fois de toi. Ça me fait pareil que quand ce sont ceux d’une copine. C’est ce que je dis aux copines. Toi, j’essaie de pas trop te sourire. Parce que quelque part, je sais déjà. Mes mains le savent. Elles tremblent un peu quand tu es dans la même pièce que moi. Tu ne me fais pourtant pas peur. Ni quand je sens ton parfum deux rangées devant. Ni quand tu me fais une remarque sur mon nouveau pantalon rouge. Mais je sais déjà que ta voix, je ne l’oublierai pas. Tes chaussures à scratch non plus. Mes mains le savent. Parfois, elles te dessinent sur un coin de farde. Portrait éphémère vite recouvert par un motif quelconque. Parce que faudrait pas que tu croies. Faudrait surtout pas que tu croies que c’est à toi que je pense quand j’écoute de la musique sur mon Walkman. Que c’est à toi que je pense du soir au matin. Surtout le matin. Parce que c’est le moment où tu t’intéresses le plus à moi. Tu ne me ferais pas la bise sinon. C’est aussi à toi que je pense quand je danse. J’imagine souvent que tu danses avec moi. Que tes yeux bruns croisent les miens, qu’ils deviennent couleur feu. Feu comme celui qui m’anime le bas du ventre quand tu me fais la bise le matin devant la grande porte en bois. Je pose les mains sur moi parfois, en pensant à toi. Mais je ne suis pas certaine que c’est tout à fait toi. Un autre que toi mais toi aussi en même temps. Une image de toi. Parce que toi, tu n’es pas comme ça. Tu me fais juste la bise et m’écrit un mot par ci par là. L’image de toi, elle est plus animale, quand je pose les mains sur moi. Parce que mes mains, elles savent déjà qu’elles veulent se faufiler sous ton tee-shirt le matin au moment de la bise devant la grande porte en bois. Elles veulent sentir la température de ton corps, s’y ajuster. En recherche de sensations. Je passe devant toi entre deux cours. Je sais que tu me regardes, je sais quand tu me regardes parce qu’instinctivement ma démarche se modifie. Légèrement. Mes pieds deviennent plus souples. Ma colonne vertébrale ondule. Mes cheveux se redressent. J’ai les yeux qui piquent. Tout devient jaune autour de moi. Jaune comme la couleur abricot de ton sourire. Je bataille ferme pour ne pas capituler devant ce sourire. Parce que faudrait pas que tu croies. Faudrait pas que je croie trop vite que ce sourire est pour moi. Tu le donnes à d’autres que moi d’ailleurs. Surtout à elle. Cette grande perche au prénom italien. Elle ne sait pas elle que quand je ferme les yeux, je te vois, je vois ton corps, je vois ce que je pourrais te faire avec mes mains et ma bouche. Elle ne sait pas que je voudrais fermer les yeux tout le temps. Toi non plus tu ne le sais pas. Personne ne le sait même si à l’occasion, les copines posent des questions. Tout devient flou parfois. Encore ces yeux qui piquent. Je ne discerne plus le beau du mal. Alors, je danse les yeux fermés et je sais. Je sais déjà que je danse mieux quand je pense à toi. Quand ton visage est collé sur ma rétine. Je sais déjà que je danserai toujours mieux en pensant à toi. Là, j’ai peur parce que je sais déjà qu’artistiquement, je serai toujours meilleure, j’aurai toujours plus de mouvements à danser, plus de mots à écrire quand il y aura un homme quelque part qui me fera la bise devant une grande porte en bois. Un homme qui m’embrassera et m’ignorera dans le même temps. Là, j’ai peur parce que je sais déjà que l’amour non réciproque sera ma muse. Sans équivoque.

Éléonore Dock
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Toutes mes peintures sont ratées car ce que je vois une fois qu’elles sont terminées c’est que j’aurais pu faire autrement et c’est seulement un détails alors qui m’importe et m’obsède. Une illusion que je définirais comme parfaite qui apparait ici ou là dans la composition. Le travail de recherche a donné naissance à une chose que l’on pourrait tenir dans la main, que l’on pourrait sentir et je me dis à cet instant que c’est cela la peinture, ma peinture, ces combinaisons de traces, de formes et de couleurs qui me tiennent pendant des heures, apparaissent, disparaissent, reviennent ou pas du tout, jamais, parce qu’elles ne sont plus possible à aller chercher, perdues. Si bien que personne ne voit une de mes peintures comme je peux les voir sur l’ouvrage, dans ce dialogue entre la matière et moi-même, ainsi un tableau que je partage n’est pas ce que j’ai peint, du moins faudrait-t’il que j’en raconte l’histoire pour le montrer et ce ne serait plus ce que l’on voit. Tout spectateur en repartirait déçu n’ayant pu assister au processus car c’est bien de processus dont il s’agit, le mouvement, l’interrogation par les divers médium et les possibilités infinies qu’offrent la palette et quelques outils entre mes doigts. Mes histoires les plus cruelles avec mes peintures sont celles d’avec lesquelles je dois me séparer rapidement suite à une commande, lorsque celles-ci à peine sèches sont déjà emmenées loin de mes yeux, quand l’ayant posé dans un coin de l’atelier je me prend à entrer réellement à l’intérieur et que surpris par un détail qui me fascine je dois aussitôt m’en séparer. M’asseoir devant une de mes peintures après des heures de travail, voire des jours, mais rarement car je n’aime pas trop prendre le risque d’être détourné de ce que je m’étais fixé comme objectif au départ, comme par exemple regarder une fleur puis commençant à poser quelques éléments de celle-ci sur la feuille blanche d’un papier soigneusement choisi pour que celle-ci puisse apparaître comme si la feuille elle-même en était la terre, je ne peux me résoudre à la trouver sans un certain relâchement tout entier de ma personne de ce que je suis dans la réalité de cet instant de peintre devant le papier, et n’importe quel trait prenant le caractère sacré de la création est pire qu’une crise d’arthrose, et ne me donne pas satisfaction, les couleurs se mélangent comme il ne faudrait pas qu’elles le fassent, alors je me ressaisi, et vit ainsi de tensions en tensions pendant si longtemps avant que ma maigre cervelle ne se mette dans l’état dans lequel je n’aurais soupçonné être car je n’en savais le chemin mais pourtant le prenait doucement depuis le début, tout comme la touche de pinceau n’aurait su d’où partir et ou aller pour retrouver l’illusion d’une fleur et pas seulement car dans le trait même, la couleur, le geste, tout doit y être, le touché, le parfum et surtout l’attirance, le saisissement de celui qui la regardera et ce celui c’est souvent moi, le premier, qui posant la feuille de papier dans son cadre, au détour d’un regard la perçoit au milieu de trop de chose, confusément enfermée dans le reste d’une composition qui serait tentée de la cacher. Immédiatement, je regrette de l’avoir enfermée dans mes avancées confuses. Faire confiance en la main qui pose. Voici mon barbouillage avec ses fautes et sa lumière.

Romain Bert Varlez
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C’était une première fois avec un tel corps. Il s’agissait de poser un décor d’entreprise, plus spécifiquement d’un bureau. Je ne savais pas alors que cet objet s’apprivoisait et que ça prendrait du temps. Un tel sujet d’écriture, ça se contourne, ça s’étudie, ça se regarde au travers mille outils qui ouvrent au voyage : des longues-vues, des microscopes, des loupes, tout instrument qui déforme, grossit, précise, allonge la focale. Un tel objet, ça s’examine sous tous les angles. Qui n’a pas de sextant pour éviter le naufrage, de baromètre pour évaluer la pression d’un lieu fictif, ou encore d’anémomètre pour mesurer les vents qui y circulent et font voler les papiers, le mettant sans dessus dessous, n’en prend pas le pouls. Moi je suis rentrée dans l’écriture puis dans cette entreprise ce jour-là sans instrument, la fleur aux dents. C’est nue que j’ai à nouveau passé mentalement les portes vitrées électriques, franchi l’espace qui sépare l’entrée de l’ascenseur, sous le regard de l’hôtesse d’accueil, et attendu l’élévateur. Les portes se sont ouvertes. C’était déjà un ascenseur trop réaliste. Il est monté et le cœur avec. Sortie, virage à gauche, couloir au murs nus / peinture arrachée. De plus en plus réaliste, dangereusement réaliste ce décor. Je suis entrée dans l’open space, mécaniquement, comme si je n’avais jamais arrêté de le faire, le corps se résignant aux gestes anciens. Puis je me suis assise à « mon » bureau et me suis faite avaler toute crue par la réalité. Je était à son bureau comme avant, je voyait le monde comme les autres, je était soumise à cette écrasante réalité, je n’arrivait plus à s’extraire de ce corps, à se hisser hors de cette mélasse, à sortir le cou, pour voir, pour profiter de la vue d’ensemble. Observer, sentir : ce qu’elle avait toujours fait et qui ici s’éteignait. Alors Je a écrit ce jour-là un texte réaliste : une plante verte sur un bureau, un bureau au milieu d’un open space, un open space au centre d’une pile d’open space. Un décor plat de film à petit budget, où les livres sur les étagères sont faux, où la plante est trop verte pour être vivante et remuer au vent, où les autres sont absents, où l’on ne sentirait aucune atmosphère peser sur les épaules. Elle a construit un décor désaccordé, un désaccord oublié. C’était réaliste mais pas réel. Un décor sans la vision. Ni une chimère, ni un cauchemar. Là, un chemin aurait pu s’ouvrir. Ni un souvenir, ni une scène, ni même une hallucination. Elle a juste posé les meubles dans un bâti vide comme des déménageurs l’auraient fait à la hâte, pressés d’en finir, et sans même penser à la suite. Elle a posé le décor et l’a planté. Elle ne s’en doutait pas alors mais elle y reviendrait, par d’autres portes, et cette fois avec des instruments de choix, pour y mettre cette patine qui rend désuet, une distance qui met à nu les mécanismes et les rend si comiques. Un jour, elle aurait envie de faire rire la galerie avec ses délires.

Séverine Correyeur
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27 | Bain de lune


Un bain de lune, trois silhouettes de dos, assises sur un banc, une grand- mère frêle et deux enfants, petits, cueillis dans l’étonnement, trois silhouettes serrées les unes contre les autres, les regards tournés vers une lune bien ronde et resplendissante. Dernière image, contrastes des noirs & blancs impeccables. La scène s’engramme dans la mémoire, devient impossible à oublier. Rendre l’éphémère en quelque sorte éternel. Une prouesse. Dans cette dernière image, est contenu tout un subtil rapport à la nature, toute la subtilité des relations entre grands-parents et petits enfants de cette époque, de cette culture (japonaise), et la subtilité d’un langage où n’existent ni la peur, ni l’embarras quand le silence vient à se partager. En une fraction de seconde, le spectateur retrouve sa propre enfance, le souvenir des paysages qui le faisait rêver … D’emblée, toute la sensibilité d’une remémoration intime affleure. Qui n’a jamais eu envie de courir après la lune, quand celle-ci, se reflétant dans un cours d’eau, quelques ondes pures assoupies, semblant si proche ? Rêve enfantin ou délire de grandeur adulte jamais assouvi ? Métaphore inachevée… Dans l’instant, la lune n’offre que son reflet, et l’enfant découvre un morceau de réalité. Déplier à l’infini toutes les possibilités, les cours d’eau, calmes, aventureux, les bords de mer, mer montante, mer descendante, les espaces, les grands larges, les cieux étoilés , les ciels nuageux, les moments de pleine lune, tout ce qui apparait comme unique mais aussi se dire que l’expérience pourrait être renouvelée, sans doute pas tout à fait à l’identique, mais se dire que, peut-être, cette possibilité-là existe, pourrait exister… Marcher sur les rives du fleuve de l’enfance, sentir le sable sous les pieds, se sentir un peu perdu entre le paysage qui n’est plus tout à fait le même, et les tourbillons de ses propres souvenirs, qui s’échappent dès lors qu’on voudrait bien les examiner de près. Des souvenirs vraiment ? Ou des filaments de rêves enfouis qui ressurgissent, convoqués par la nostalgie des lieux … Des images qui se superposent, vues, lues, évoquées, aussi fines que des feuilles de papier de riz transparentes, des ombres qui se détachent sur un fonds qui agit comme une lanterne lumineuse. Lorsque la lanterne s’éteindra, il ne restera qu’un léger parfum de papier brûlé… Et tout sera à réécrire à nouveau. Changer de point de vue. Passer de celui qui se remémore à celui qui invente, brode les détails, sculpte les péripéties, l’occasion est trop belle… Se sentir devenir héros, celui qui sait cueillir mille détails et raconter, ou bien celui qui écoute pour susciter un récit à rebondissements multiples ? Et qui prendra la plume pour remplir les pages encore non écrites ?

Annick Nay
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28 | L’avait


… vue sur la photo cette gueule de granit. L’avait les paupières solides cognées à l’entaille dans les trous d’arcades, pas loin sous l’œuf du crâne granuleux. Le Rapeux de Gris on l’appellerait si on voulait -– on dirait qu’il dort contre le bleu de ciel lisse, l’avait le nez en cheminée longue et épaisse dessus le noir orifice de la bouche édentée l’avait la face glacée d’exclamation muette, l’avait des coulures de vert en flétrissure d’œil, des brûlures de mousse sur la joue, son vomi de ventouses lichen en galon d’épaule l’avait, l’on dirait qu’il était mort aussi. L’avait le goût droit du froid quand on y posait les lèvres, l’avait l’écorchure de peau quand on y frôlait les doigts à petits cercles minutieux pour sentir, l’avait des os de pierre et une sorte de patience suspendue. L’avait … Je te parle d’un temps pas tout à fait d’ici pas tout à fait d’ailleurs. J’étais parti marcher de ça je me souviens. J’avais pris ces chemins étranges qu’il m’arrive sans décider mais comme c’est maintenant plusieurs fois d’inconnu à force ils inquiètent moins. Je dis seulement : « ah, c’est encore… » J’avais pris ces chemins étranges : me retrouver cette fois allongé dans le lit seul ou bien et dans le même temps un bruissement me réveille, enfin j’ouvre les yeux me vois assis la couverture de plis lourds sur les jambes, comme les manteaux royaux des statues couchées ; de là je regarde cet autre angle de la pièce nocturne – un cube de noir on dirait –- un coin où je vois tout briller murmurer glisser sans effort, mais aujourd’hui que j’écris sans dormir c’est plus trouble. Il y a la rumeur d’une fête proche et lointaine, de celles avec les petits groupes agglutinés qui sont là s’ignorent se savent se frôlent pourtant. C’est d’abord le bruit d’abeilles qui intrigue doucement, puis vient crépiter fort dans les oreilles comme un papier qui froisse -– les mots je n’entends pas distincts, survenus en vagues touffues du fagot serré des femmes ; elles rient courbées sur leur milieu d’espace vide, elles craquent leurs brindilles sèches, je sais qu’elles ricanent de moi comme on sait toujours ces choses-là. Je voudrais m’approcher appeler crier regardez-moi qu’est-ce que vous dites mais l’avait une bouche d’air qu’on ne me voit pas l’avait une peau d’eau qui file entre les doigts l’avait froid comme l’obscur d’humide d’en bas. L’avait basculé les chemins étranges. Franchi l’entrée d’immeubles sombres rayés en fils d’échafaudages, les escaliers qui tournent en rond les corridors de portes derrière les chaises d’attente vide et alignée sous les lampes opales-silence, encore tiède, s’éteint peu à peu comme la fermeture des bibliothèques. L’avait attendu encore les pieds plantés sur le dessin mouvant du tapis, écouté mes phrases blanches, l’avait levé frappé à la porte brillante muette, l’avait pensé : « cette fois m’a oublié pour toujours » — cogné plus fort encore à crever le cœur à la porte, l’avait soudain aperçu le rectangle pâle, bristol quadrillé fin, scotché transparent des quatre côtés sur le bois, l’avait approché, déchiffré de l’écriture large des pleins et déliés : « l’absente infiniment pour cause de famille » L’avait retourné dans la rue sans rien dire tête baissée à se demander. L’avait marché soudain avec celui de l’hôpital qui griffonnait toujours son rond de terre bosselée, sans les couleurs ni la rose ni les étoiles autour, les hommes posés tout maigres dessus comme des bouts de réglisse articulée, pointant du doigt comme pour la pichenette : là ceux qui restent, là ceux qui giclent en l’air sans rien des cris. Rapide a esquissé autour d’eux trois traits des vibrations, fébriles comme des moustiques agaceurs, pour dessiner les soubresauts des jambes et des bras qui s’agitent : « c’est pour faire la place » il avait ajouté. Moi l’avait pensé sans vraiment, juste une traversée de bribes d’idées, pas plus solide que le tracé des virgules pour représenter les secousses, aujourd’hui combien dedans les couches sous nous, combien plus les morts sous la croûte de terre que les vifs à tourner dessus ? — de toute façon c’est l’obligé avec ce qu’il nous en tombe depuis tous les zéros des zéros de toutes les années. L’avait marché ensuite les couloirs les chambres les lits, retrouvé la femme poisson liquéfiée dans mes bras blanche et nue comme la flaque de tout l’eau qu’elle a avalée, et ses yeux tout retournés vers le dedans de ses marées. Mais pour la dire faudrait se déshabiller des mots, se réapprendre à parler. L’avait comme ça toute ma galerie de têtes et d’images, venant visiter régulièrement, partant revenant passant, solitaire comme l’homme parapluie dans la rue des façades vertes, le petit tableau pastel et vertical accroché sur l’ocre. L’avait au moins la foule de compagnie aléatoire et lointaine. L’avait pris le chemin étrange de parler sans le clapotis des lèvres ni la secousse des yeux, l’avait dedans l’absence infiniment, comme l’écho du seau jeté dans la nuit du puit.

Jacques de Turenne
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— Il faudrait pouvoir peindre comme si l’on était assis juste à côté de soi-même— m’avait un jour raconté Zhang W., professeur de calligraphie, et tout en parlant il émettait de légers rots presqu’imperceptibles, ce qui le rendait très humain et désacralisait la solennité de ses propos. Il était à ma gauche, je regardai bêtement la chaise libre à ma droite. Depuis plusieurs années l’Institut Confucius dispensait des éléments de la culture chinoise (comment gagner une guerre sans combattre) au premier étage de l’ancien Institut d’Anatomie recyclé de manière polyvalente après le déménagement de l’Université en périphérie de la ville. Au rez-de-chaussée, l’ancienne salle de dissection accueillait une exposition d’art contemporain, une sorte de cabinet de curiosités déposées sur de grandes tables en petit granit poli, où reposèrent jadis les macchabées utilisés pour la formation du corps médical, des rigoles sur le côté rappelant l’écoulement des humeurs dégoulinant par-dessus les fossiles blanchâtres emprisonnés dans la pierre noire. Je n’ai aucun souvenir des objets exposés, cette scénographie les a engloutis. Que peut un corps ? Que peut la mémoire ? Dépeindre en l’utilisant serait-ce déjouer à côté de soi-même ? Se déségoter ? Pas sûr… Mais je m’égare à vouloir forger des mots qui n’existent pas alors que je voulais parler d’une gare qui n’existe plus, remplacée qu’elle fut, il y a une dizaine d’années, par le projet grandiose, mégalomane diront certains, de Santiago Calatrava. Pour faire le portrait de celle qui naquit en 1958 et mourut en 2007, il faudrait un format paysage panoramique tant elle paraissait large et plate. Abondamment vitrée, elle était garnie entre les étages de bardages bleu-ciel virant progressivement au gris sous l’influence d’une dépression de circulation automobile. À droite, en légère excroissance, les bureaux de la Poste, son logo rouge, une levée permanente, et c’était fascinant de voir en direct son courrier partir sur un tapis roulant vers les locaux du tri postal, parfois ça tournait à vide et l’on se gardait de glisser dans la boîte un objet incongru, puis il y avait le local de dépôt et d’enlèvement des colis, étrange concentration de paquets disparates et d’hommes en cache-poussières bleu-pétrole ; puis, plus sombre, la consigne, une série de casiers à clés et un parking pour vélos ; enfin l’entrée principale couverte par un énorme auvent surmonté d’une horloge, on entrait dans la salle des pas perdus, des clochards se chauffaient dos à dos sur des banquettes en bakélite orange, on se dirigeait du côté des guichets nationaux, on achetait son billet, on disait ticket, un rectangle de carton rose, qui servait parfois de médiator, on disait onglet, s’il fallait attendre on allait à la cafétéria, on disait buffet, son gérant luxembourgeois au menton prognathe n’hésitait pas à mettre la main à la pâte ; enfin, au bout du bout, une pharmacie dont l’enseigne verte se reflétait sur le trottoir. Pour rejoindre la voie 13, il fallait passer un premier contrôle vers le couloir principal menant aux quais, et là, juste avant, transversalement, une petite boutique-librairie de secours, ouverte le soir et le week end, sorte de grosse armoire murale à double portes-caissons dépliables en quatre séries de rayonnages, et c’est comme si la lecture sortait du mur en vous ouvrant les bras, alors on achetait en prévision du trajet une nouvelle revue de bande dessinée qui revendiquait pour ses histoires l’appellation de roman graphique : À SUIVRE…

Jean-Marie Graas
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30 | Mai au jardin


Traces roses mates ; ciment poudré de l’escalier. Pente à paliers. Dripping géant où court la sente de pierre. Voix qui appelle en tablier, longues trainées bleues sur bleu, mains peintes, mains battoir enserrant la corbeille vide, doigts tords et doux. Sécateur pendu au ruban couleur d’or. Robes fleurs. Culottes. Flou de visages enfants. Fouillis de jambes nues et de fleurs. Bariolures. Froissures. Plissures. Guipures. Toutes, odorantes. Jaunes et roses grimpants, pompons enlaçant les arches de métal distordues. Rouges débordant de pivoines. Pétales éméchés. Bleu de bleuets. Jaune de jonquille. Dentelures de tulipes bavardes coloriées. Entrelacement de feuilles et de tiges épineuses. Grappes lourdes en glycine. Grappes douces languides en lilas parme. Sinuosité verte. Calices. Marguerite jaunes ou blanches qui s’effeuillent. Voix nattée ou tachée de rousseur. « Là ! » et « Là ! » « Cherche encore ! ». Se penchent aux fleurs. Doigts qui glissent. Filent. Ecartent. Fouillent. Pressent. Caressent. Coroles. Feuilles. Froissent. Plissé tout serré de pétales kaléidoscopes en œillets de poète. Têtes violettes à gueule de loup. Miniature de fleurs. Coquilles creuses. Tessons polis. Plumes. Un rouge gorge décapité de tous les mois de mai. Un lézard furtif : trait vert acide. Le chiffre terreux sur la plaque rouillée — 205 en blanc sur bleu— quand la route changea de nom on oublia l’ancienne plaque. Petons qui se ruent à l’arrosoir gavé d’eau. Bec moussu. Un tuyau couleur d’ardoise rumine aux pieds de la céramique. La main droite dans la poche, le bonnet pointe sur le crâne. Le lutin rutile en sabots. On voit le ciel sur la pointe du soulier. Dans la goutte d’eau : le ciel. Le bleu du ciel dans l’œil écarquillé de l’enfant qui a trouvé l’œuf peint, l’œuf premier de la chasse. Le tend vers la lumière le gobe d’un trait avec toutes ses couleurs.

Nathalie Holt
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31 | L’appartement route d’Arsent


Faire le mur, le refaire ainsi qu’il fut, en fond d’écran, derrière le buste parlant. La pierre est fausse, froide, elle est douce aussi, elle obsède. Tons dans les gris-beige, monotonie, un début d’ennui puis on débordera du cadre, on ajoutera du bois noueux et des griffes sur le parquet, de la poussière dans les coins, du moisi sur le crépi. De l’autre côté de la toile, un autre cadre, des lumières découpées en carreaux variés, petits paquets de ville que la vitre atténue, il suffirait de laisser naître dans le brouillard une cathédrale coupée en deux, des lampadaires alignés, un arrêt de bus. Pour le son : craquements de planches, gargouillis de radiateurs, des pas au-dessus de ma tête, petits pas menus de jeune fille frêle. Gommer le plafond parce qu’à l’étage c’est un fatras de vêtements colorés, de timides demoiselles essayant des robes à fleurs et des pulls en laine, à l’étage, c’est une effervescence de bras nus, de chevilles et de tasses de tisane qu’on hésite à sucrer. Un vinyle grésille sous le diamant, on se croirait dans les loges juste avant le spectacle, cela doit donner le tournis, suggérer le mouvement, l’éparpillement, un vol de papillon, la peur de s’évanouir tant il fait chaud, un air de violon venu de l’étage encore plus haut, un chemisier dont on ne voit que les boutons, une jupe glissante, un rougissement, mais il est temps déjà de clore la bulle, d’éviter de tomber dans la vulgarité, de transposer dans la cuisine du bas les rougeurs du visage et de barbouiller ses buffets d’un rouge luisant mais graisseux à cause des doigts qui trainèrent sur les portes et à cause des huiles qui suintèrent de la hotte. Ajouter pour le détail un vieux balai de riz, un pied de parasol, un cendrier sans mégots, un sac poubelle bleu. S’enfoncer alors en des lieux plus sombres, plus secrets, y respirer des nuits d’insomnie, un lavabo, des coulées de dentifrice sur le miroir, quelques chaussettes dépareillées sur le sol, laisser les draps en vrac et empiler des livres épais – la bible, le coran, les Mémoires de guerre de Churchill – pour remplacer les pieds du lit. Ce n’est pas un lit où l’on fait l’amour, voilà ce que l’on doit se dire, c’est un lit trop fragile, un lit trop négligé pour cela, un lit posé là parce qu’il faut bien un lit pour dormir de temps en temps. Encore plus au fond – trouver le moyen que cela semble à la fois imperceptible et omniprésent – il y aurait des montagnes de papiers, des classeurs ouverts, des câbles rongés, tout cela dans un bric-à-brac indescriptible pour donner le sentiment que tout bouge sans arrêt, que des mains fouillent ces cahiers, ces Post-its, ces blocs de feuilles, ces livres usés, et pour donner l’impression que c’est dans ce cagibi du fond que cela se passe. Cela ? Laisser rêver le spectateur. Le contraste avec le lit, le rendre le plus vif possible : l’extase que le lit refuse, ce serait sur ces bureaux de contreplaqué qu’elle surviendrait enfin, noyée dans ces phrases écrites au stylo bille, phrases à jambes longues qui débordent du tableau pour tenter une ultime fois d’effacer le plafond, mais en vain.

Vincent Francey
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32 | Une terrasse en Picardie.


Cela fait douze ans qu’il est mort et cette image, qui me revient souvent de lui, a vingt trois ans. Parfois je ne vois plus son visage, parfois ne revient pas sa voix et pourtant quarante-huit ans ensemble. Les photos sont là, des moments pris sur le vif où je le retrouve tel qu’il était et pourtant un peu faussées modifiées par les années sans lui, comme une vision impressionniste de lui et qui n’est pas lui, le terrien, les pieds bien dans ses chaussures. Ça ressemble à quelques animations que j’ai faites voilà quarante ans, leur préparation prenait du temps incluait des détails des digressions un amoncellement de matériaux et le jour venu une toute petite partie de ce qu’elle avait voulu exprimer passait à travers ses chansons. C’est exactement ça. De plus, des tensions, des énervements auxquels je ne m’attendais pas ou même des colères contre lui ont persisté au milieu de tout le tintouin d’une vie. Comme si je lui fronçais les sourcils ou durcissais la couleur de ses yeux. Lentement je laisse, mets de côté, « Avec le temps, va, avec le temps va tout s’en va » Ça n’a plus d’importance. L’image de lui est mouvante pourtant je retourne toujours à ce moment là et je reforme un cadre plus précis : La nuit n ’est pas encore venue dans l’en-dehors de la maison mais la grande baie vitrée de la salle à vivre diffuse la lumière déjà allumée et éclaire la terrasse en bois au ras du sol, après, c’est l’herbe au vert déjà plus foncé. Ces rayons indirects éclairent la table de jardin où il lit le journal. Rien d’extraordinaire, il a gardé sa casquette sur la tête, il est calme et tranquille, je le regarde, vois et entends tous ces gens autour de lui, non il n’y a personne, mais trop de pensées m’assaillent de cette vie pleine de tohu-bohu arrête, pause, laisse, là au milieu de la terrasse, il est. Je regarde sa paisible apparence pourtant la vie l’a secoué, trimballé, contraint, une vie hachée, difficile, heurtée Il est serein, là, complètement présent à ce moment précis. À peine à la retraite, il porte un pantalon en velours côtelé beige et la veste pied de poule, il a juste abandonné la cravate, nulle fantaisie, du pratique. Les couleurs neutres de son costume se fondent dans la douceur de la lumière, le vert devenu bleu-gris de la pelouse, la terrasse brune et le ciel devenu sombre. Rien de spécial mais j’y vois un calme, une tendresse de toute une vie. C’est l’été mais une journée du nord, ensoleillée et fraîche, la légère brise est tranquille apaisante. J’ai l’esprit tellement embrouillé, toujours plein de questions, jamais très sûre de moi, l’après-midi peu avant, j’ai repris les chansons de maxime Le Forestier, son dernier disque me suit depuis un moment « Né quelque part » et surtout « Cool heure » l’heure cool, on y est complètement, c’est Maxime ou lui ?qui lui répète souvent « Si tu t’en va te frotter dans la foule, dure la houle, douleur, il n’y a pas que les bateaux qui coulent, les heures coulent autant aurais-tu peur ? » C’est lui surtout et le voir lui, ainsi, m’emplit de clarté et de paix. Je commence à discerner ses traits, une figure tranquille nullement agitée. Elle a ce sentiment d’une paix immense qu’elle n’a jamais connue d’elle-même, il apporte la stabilité.. Elle voit dérouler leur vie, une vie ensemble, c’est lui qui lui a rattaché les pieds qu’elle n’avait jamais sur terre. Je l’ai dérouté souvent mais jamais il n’a dévié de ce qui importait. Là dans ce cadre restreint où elle le cerne mieux, elle le devine prêt à rire . Ce rire qui le secoue tout entier et sans bruit silencieux comme lui, ce rire qui rendait les enfants heureux. Elle sait qu’il rira sans pouvoir s’arrêter, ils sont allés peu avant chercher un restaurant et pas trouvé, c’est lundi, ils sont fermés. J’ai préparé un repas frugal, soupe de poireaux et une tarte aux pommes toute simple. Je le regarde longtemps, il est si humain si bon, un pincement à l’estomac, la respiration oppressée, je veux rester près de lui, je veux rentrer dans le tableau. Il se mettra à rire et dira c’est un peu brûlé, mais c’est bon, viens là t’asseoir à côté de moi. Et sur la table j’ajoute une tisane fumante à côté de lui. Un souffle frais, limpide de cette soirée tranquille sans nul souci. C’est lui, tout rassemblé, là.

Simone Wambeke
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La rue. 4h15. On est sorti sur le perron, on scrute la bande sombre. Va donc voir si le taxi arrive. Faudrait pas qu’il reparte sans nous. 4h15, l’heure du départ, c’est comme ça chaque année, l’extinction. Il faut bien que ça finisse, c’est ce qu’on te dit pour te faire entendre raison, et puis regarde sur le calendrier, Noël n’est pas si loin. 4h15, c’est aussi l’heure de ta naissance et celle où tu te réveilles certaines nuits. Persistance. La rue vide et silencieuse, tu ne voudrais pas la quitter, tu voudrais l’emporter, pas la rue, ce qu’il y a dedans, ce qui s’y est passé cet été et tous les autres étés avant et les vacances de Noël et celles de Pâques, ce qui t’attache et te ramène ici. Jamais eu envie d’aller ailleurs. De toute façon ce n’est pas toi qui décides. Pas à ton âge. C’est ce monde-là que tu veux conserver, pas besoin de voyager : toutes ces cités inventées avec leurs cortèges d’embouteillages, de semi-remorques, de voitures miniatures alignées sur des boulevards, des avenues, arrêtées aux croisements, feu rouge, feu vert et des accidents parce que c’est tellement chouette de sortir la voiture de pompiers avec son échelle dessus en chantant Pin Pon Pin Pon, véhicule prioritaire, la botte pour effacer les feux rouges et les limites de vitesse déposées par les adversaires. Déjà 525 ; une hirondelle, un lapin, deux papillons, un canard et un escargot. Jeu de table pour enfants calmes. Parfois des guerres éclatent. On ne sait pas bien pourquoi, parce qu’il le faut sans doute, s’affronter à un moment ou un autre. Ça démarre souvent par un litige entre les deux frangins. Des deux c’est l’aîné le plus belliqueux, un traine rancune à la main leste, un an de plus et ce n’est pas pour ça qu’il a le dessus. Big, il sait se défendre. Ça part en volées de coups de pieds et de poings. Ça sépare la bande en deux. Pas Big et moi. Jamais. On se retranche sur le toit de la cabane sous le prunier, en hauteur, c’est stratégique, les projectiles juteux et pourris ramassés sur la tôle ondulée. Big fait souvent mouche, c’est le plus fort. Toujours ensemble. Big, c’est un surnom que lui ont donné les Grands. Dans la bande quand elle n’est pas séparée, il y aussi Mamelle, Le Moko, le Sconse, Cagoule (le frère de Big) et Péki pour Pékinois ou Ping Pong. Ça dit d’où on vient, pour les autres on ne sait pas comment c’est venu. Les Grands aussi ils ont des surnoms que les Grands d’avant ont dû leur attribuer : Ours, Chibid, Cacanne, Sydney. C’est une tradition dans la rue, tous les garçons ont des surnoms pas les filles, juste on dit La devant : La Nadia, La Catherine, La Sylvie. Les filles ça commence toujours par un La. C’est avec les Grands qu’on grandit. Le soir après le dîner, à la fraicheur de l’été, ils s’installent sur le petit muret qui délimite la cour des collectifs comme une enceinte. On se colle à eux, on les écoute, quelquefois, ils nous emmènent à la piscine, on les suit quand ils font le tour du petit chemin ou le grand tour par la voix ferrée, on saute de traverse en traverse. On se colle à eux et on grandit. Ça s’écoule comme entre des vases communicants. Un soir que j’étais assis sur le perron de La Nadia avec ses sœurs. Une voiture blanche s’est arrêtée. Elles l’ont tout de suite reconnue. Elles m’ont invité à monter avec elle dans la 504 de leur père et il nous a emmené faire un tour, au pas, dans le quartier, moi serré entre la Nadia et la Patricia, la Sylvie devant. On pouvait voir ses yeux dans le rétroviseur, légèrement bridés foncés derrière des lunettes grandes et carrées. Nos regards se sont croisés plusieurs fois. Je n’arrêtais pas de le dévisager. Peut-être même que je l’ai un peu trop fixé et qu’il a trouvé ça dérangeant parce que je ne suis jamais remonté dans cette voiture. Elles l’appelaient papa et je les enviais. Jaloux. Il aurait pu être mon père, dans la pénombre de l’habitacle, il aurait été facile de les confondre étant donné que je ne l’avais jamais vu. C’est à partir de là que j’ai imaginé qu’il surgirait un jour dans la rue dans sa grande Mercedes blanche et qu’il m’emmènerait lui aussi faire un tour. Longtemps après j’ai scruté la rue le soir, espérant son arrivée. 4h20, le taxi s’est garé devant la maison. Une Mercedes. Le chauffeur dépose les valises dans le coffre. Fin des vacances.

Christophe Ly
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Résumé de la vie :
Sortir neuf mois après la quéquette-party de celle qu’on peut appeler, même hors psychanalyse, sa mère, sa daronne, qui servira de modèle ou pas, et avec qui seul Œdipe copulera : cet interdit va sauver la civilisation, en aval des tabous qui tiennent les sociétés humaines – fidèlement aux propos tenus par Philippe de Villiers sur un plateau de télévision : « le mariage gay, et puis alors les autres tabous : la polygamie, l’inceste, tout ce délitement. », c’est la convocation des schèmes conservateurs qu’on va mobiliser, et n’en retirer que ce que le conseil d’éthique approuvera.

Il ne s’agit surtout pas de faire du surf, d’Hawaï, de la sodomie et j’en plaisante : ce n’est certainement pas la première giclée séminale telle que vous pûtes la vivre à Minneapolis ou à Manosque, c’est le tout venant qu’on astique, les grosses, les petites – ce sont des dimensions fort variables : à Rocco et ses frères, je demanderais à l’étalon de se taper Roger Hanin et que celui-ci avale, donc encore loin des performances sifrediennes.

Nonobstant, tout a un début et une fin (pensons à cette brave collègue, quand elle est au téléphone, et ses candides conversations, avec la marmotte qui met le chocolat dans le papier d’alu). Ce serait une belle maxime narrative, mais Pablo, à rebours des habitudes digestives, quiche, lui, et avec quelle maestria, jusqu’à s’évanouir dans le vertige de la flaque d’acide lactique, oui, vomissant ses muscles et son être, un homme ;

Pour mémoire, Daniel Sangouma ne sera jamais passé sous la barre des dix secondes au 100 mètres, plafonnant à 10,02. Il s’était mis au squash, pas de côté, sur la fin. Lui restera le souvenir de cette course, en finale des championnats d’Europe à Split en 90 et qui établir le record du monde du 4X100 en 37 secondes 79 centièmes, et la nique aux ricains. Ils n’avaient pas de vraiment grand coureur, tout reposa sur une technique bichonnée à l’INSEP, 10,02 mec.

La « réalité de la démocratie » : si Chevènement est sorti de l’ENA bien classé (son premier livre Les Mandarins avait fait sensation dans les milieux universitaires), c’était pour servir au mieux cette belle endormie qu’était Belfort. Charmante cité de Franche-Comté, rebaptisée Bourgogne-Franche-Comté lors de la réforme territoriale de 2015 – un mien ami gendarme considère d’ailleurs que c’est ni fait, ni à faire- la Placide, telle qu’on la surnomme quand on a la chance de résider dans le Territoire, a été gaillardement boostée par ce véritable phénomène, cette sensation chaque année renouvelée : les Eurockéennes ;

ce qu’on baise : la main de Sissi, main altière à laquelle nous enlevons un doigt, c’est une boucherie ordinaire, de la même façon qu’Héraclite ne se baignait jamais sans sa serviette ;

Ce qu’on supprime : c’est le bookmaker chinois (voir ses grilles de PMU et ses transactions sur des comptes aux Îles Vierges et sa conception à géométrie variable des statistiques ethniques)

Ce qu’on aime : c’est la séquestration du petit dernier dans la cave, due à une interprétation très libre de la geste judiciaire : d’accord on paye ses amendes pour avoir passé de la coke avec des mules, mignonnes d’ailleurs, oh et puis au fond, que les ballots de poudre éclatent dans l’abdomen c’est quand même hyper rare, et puis faut penser à Tarantino, sans, il arriverait plus à tourner. Y a bien aussi les PV pour la voiture immobilisée sur l’autoroute, mais dites ! les glaïeuls à la sortie de Pasadena ils sont quand même hyper beaux, ça vaut le coup de s’arrêter. Le carton avec le camion de lait derrière ? Les gens sont tellement normatifs… Rescolariser le petit ? Boh allez d’accord, mais qu’il continue à pédaler la nuit pour la dynamo, que je puisse quand même lire au lit !

Enfin, le pognon : pour tout un tas de raisons, plus ou moins inavouables, je vous demanderais de me filer du blé. « Mon Dieu c’est l’argent » comme avait dit cette logeuse à son locataire à Saint-Germain-des-Prés et étonnée qu’elle était, oui cela existe de gagner moins de dix mille francs par mois. Vous me direz « c’est l’euro », mais une somme monétaire ça peut s’actualiser, vraiment. L’inflation est relativement faible depuis les années 90 – et remarquez ces vieux qui parlent de « 19 » pour 2019, cette affection, cet amour des années qui passent, cette sérénité, face à nous autres jeunes gens qui craignons pour nos retraites, nous, je, lui, vivons !

On s’est mis une charge hier soir au sky, et les copines sont allées au marché acheter des huîtres, c’est la saison, Sophie te prépare de ces ptites sauces au vinaigre, il faut voir la bestiole se contracter, fascinant. On a eu une conversation sur Houellebecq, j’aimais bien à la fin de La Carte et le Territoire le « Les années, comme on dit, passèrent », tout cet accompagnement ironique. Le pote qui invitait disait que c’est un moraliste. Il a fini le gâteau. C’est un beat Houellebecq ?

Guillaume Vasseur
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Où que porte ton regard, il bute invariablement sur l’enceinte surveillée. Noir des uniformes, blanc des guérites. La verticale d’un mirador curieusement vide. Tu ne les aperçois pas tout de suite : il faut accommoder le regard, te souvenir qu’elles sont quasi invisibles de loin, c’est le premier piège. Puis tu les distingues : des lianes brillantes et acérées qui fleurissent les hauts murs. Ramassées en buissons épineux à chaque angle que fait l’enceinte, semblant reprendre des forces pour se déployer sur le mur suivant. Tu sais pouvoir faire un tour complet sur toi-même sans les quitter du regard. Elles sont partout, elles t’enserrent. Tu te souviens t’être approché d’elles, pour en distinguer les folioles pointues, appariées à leur tige. Si tu étais libre d’aller où tu voulais, si tu marchais dans la forêt primaire, un guide t’empêcherait de les toucher. Tu n’es pas dans la forêt primaire, souviens-t’en. La brume humide qui flotte dans l’air, presque un brouillard, est le seul point commun. Tu t’approches davantage, tu détailles les petits trapèzes métalliques, pleins et acérés, qui te rappellent quoi ? Une francisque, la hache à deux lames des Francs, tu as appris plus tard que la hache à double tranchant s’appelle un labrys, peu importe, cette précision n’enlève rien, n’ajoute rien à la réalité de la chose, à la structure même de ce barbelé-rasoir, indéfiniment déroulé, haubané de fils horizontaux hérissés de petites barbes biseautées. Géométrie épurée, répétitive, des anneaux de fils formant tunnel, auquel se superpose une nouvelle rangée du même dispositif. Ta vue malade ne peut ignorer le déchiquètement des chairs, leur dilacération. Prisonnier de l’enceinte, la vision quotidienne des milliers de petites francisques s’est précipitée en toi. Dépôt catastrophique. Des petits mâts frustes, barres d’acier torsadé qui saillent verticalement des murs, raidissent ces festons métalliques, relevés d’une note blanche. Ce sont des isolants en porcelaine, tu te souviens que cette découverte t’avait profondément troublé, déposant en toi un sédiment noir. Ce liseron insécable est électrifié. Bien sûr. Tu es enfermé. Tu étais enfermé. Tu arraches ta vue de ces échardes du souvenir. Tu reproduis mentalement ces ronces artificielles – quelle était la densité au mètre de rasoirs et de barbes ? Tu l’ignores encore, tu sais pourtant qu’un ingénieur a calculé millimétriquement la meilleure répartition possible – mais reviens à la réalité tangible, si l’on peut dire. Des formes humaines vaquent, marchent, montent la garde à l’entrée de l’enceinte. Une autre forme hante maintenant le mirador. Oblique noire de l’arme en bandoulière. Toutes ces formes ont des œillères. Cela leur évite de laisser le regard s’abîmer dans les révolutions et les torsades acérées. Tu es au centre de l’enceinte, tu es témoin de tout cela. Gravé dans la rétine – incisé, sans doute. L’œil cherche le point de fuite, loin derrière la rayure rouge horizontale des barrières. Il y discerne d’autres clôtures. Alors, en bête bien dressée, il revient au roncier bourdonnant et volubile. Les générateurs électriques, l’œil ne les voit pas. Tu devines la pulsation électrique à haute intensité, tu suis encore et toujours la reptation hélicoïdale du liseron. Voir de tous tes yeux, voir. Un brouillard glacé tombe et s’effiloche maintenant sur les lames. Il fait disparaître de ta vue l’image des francisques, mais ta mémoire impitoyable empêche de les oublier. Rendre sur une toile l’alignement des bâtisses n’est pas chose ardue. Tu es au centre d’un grand U : c’est le chemin qui part d’une barrière pour s’en revenir à l’autre, et qui dessert de part et d’autre de ses hampes les lieux d’habitation. Couleur uniforme, lignes standardisées. Ta toile se passe de la perspective : une représentation abstraite, en deux dimensions, telle une vue aérienne. Le U inscrit sa ligne claire dans le périmètre gris d’un rectangle. Cela suffit. Concession allusive à la présence maligne des barbelés est faite par un guillochage à l’aspect légèrement brillant. Il n’en reste pas moins que s’abstraire des limons noirs semble voué à l’échec, que tu passes par le ressassement des mots ou des pigments.

Bruno Lecat
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Avec un peu de poussière bleue sous les paupières, cela se revivifie, reprend forme, se caresse comme un rêve. En italique, comme pour souligner l’importance des images qui se font jour. Les yeux, forés d’immensité, tentent d’encercler ce paysage qui réinvente l’espace, magnifie les ciels et embrasse les songes. Sur la tonsure d’herbe, des grumeaux de granit, çà et là, émaillent le sol de leurs grains de quartz, tandis que, avec parcimonie et délicatesse, les bruyères colorent la terre d’une semence mauve. Quelques boule aux esseulés pourraient laisser croire à l’hypothèse d’une forêt, mais ils ne se dressent que rabougris et solitaires sur cette lande qui se frotte à un ciel où heurter ses obsessions. Les yeux, lavés de lumière ou absorbés de brume, s’accrochent aux squelettes d’arbres, aux blocs de granit dressés comme des étendards – ces Montjoies qui balisent les drailles – aux vols d’une buse ou d’un faucon pèlerin qui planent au-dessus du mont, prêts à fondre sur l’innocence d’une vie. Aux alluvions d’une rêverie qui s’obstine, on bricole des morceaux de néant, au coeur de quoi on n’en finit pas de rechercher son chemin. Prendre le temps de laisser glisser son regard sur les plis et les déplis de cette échappée, jusqu’aux horizons qui cernent d’une ombre bleutée l’étoffe de l’instant , avec le vent pour seul miroir. Si par hasard une sihouette se dessine sur la crête du Lozère, on pense alors à l’homme qui marche de Giacometti, hanté du désir de pourfendre les vents et de s’inscrire dans l’échancrure d’une possible avancée pour rejoindre le seuil du dicible. Tenir debout, rester en équilibre, arpenter ce sommet en pérégrin, avec une langue de lichens entre les lèvres, sèche, râpeuse, une langue d’algues et de champignons, une langue de guenilles. Pourquoi toujours en ce lieu se poser la question de savoir d’où l’on vient et le pourquoi des riens. Bruissante de solitude, la silhouette finit par s’évanouir, laissant penser à un mirage. Au bord du vacillement devant tant d’infini, on reprend la sente du retour, le pas dérive, on revient du mont Lozère comme on reviendrait d’un bienheureux royaume que l’on murmurerait paradis dans les dédales de soi , rejoint l’incise d’un ruisseau qui chuchote dans un creux, on se laisse surprendre par le chant intarissable d’une alouette qui plane très haut, et tente de rejoindre cette vie ordinaire où ni pérégrin ni langue de lichens n’ont cours. On revient de si loin. Et l’on ne peut dire plus.

Solange Vissac
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37 | J’ai peint autrefois


J’ai peint autrefois. Lorsqu’on me demande pour quoi j’ai arrêté, je dis que l’odeur, le temps de séchage et la place qu’il faut pour monter son chevalet et entreposer les toiles sui sèchent m’en ont détournée. Ce n’est peut-être pas vrai. Peut-être étais-je allergique comme ces apprenties coiffeuses obligées de renoncer par allergie aux produits, ou les apprentis carreleurs à la colle, mais peut-être pas. J’ai persisté pourtant. En dix ans de peinture, j’ai appris un peu de vocabulaire technique : les couleurs, les pinceaux et les brosses, les formats. J’ai appris à regarder mieux, les tableaux des musées et la réalité. Peindre était moins intime que dire ou écrire. Peindre, c’était un pacte de silence et d’immobilité ; c’est ce qui me plaisait, peut-être. Un acte de culture aussi. J’aimais les terres : ocre, terre de Sienne, terre d’ombre, terre verte. Il aurait fallu accepter de se lâcher, grands formats, peinture rapide sur papier kraft, gestes amples. Le dessin m’allait mieux, le modèle vivant au fusain, à la sanguine, c’était plus charnel, plus libre. Léger et vibrant. Le modelage aussi. On ne s’en mettait pas plein les doigts qu’il fallait ensuite laver au savon et ne pas oublier les pinceaux à faire tremper, décrasser et ranger, la palette à nettoyer. Et tous les chiffons qu’il fallait. Je n’ai jamais dépassé cette répugnance et aujourd’hui peindre un mur ou une porte m’est une torture. Cela empire avec le temps. C’était le mouvement qui m’attirait, pas la couleur ni la matière ; la maîtrise du geste, la justesse et la rapidité d’exécution, la cohérence de la forme, je suis restée engluée dans la lourdeur et la maladresse du mouvement et du matériau qui ne me convenait pas. Le rendu des instants, des rythmes, de la fragilité des choses, mais je ne le savais pas. Comment peut-on se tromper à ce point ? Et pendant des années ! Comme en amour ! On n’est pas vraiment bien, mais pas vraiment mal non plus, il y a des instants d’illuminations, de la fièvre parfois. On se dit que c’est comme ça, qu’il faut apprendre, persévérer et qu’on y arrivera à cet état satisfaisant et stable, acceptable. Ce n’est qu’après qu’on s’aperçoit qu’on en avait plein les doigts et qu’on détestait ça, le lourd, le figé, le poisseux. Que c’était de liberté dont on avait besoin, pas de culture, pas de référence, pas de bienséance. Je ne regrette pas, car il faut apprendre malgré tout pour trouver la liberté. À moins d’être de ces êtres libres par nature qui savent, comme Fabienne Verdier. À moins d’écouter ceux qui savent parfois mieux que vous-même ce que vous cherchez. Je fais des photos et j’écris, c’est propre et sans odeur, sans immobilité non plus. Observer le mouvant, le global, c’est tout autre chose que la nature morte et c’est ce que j’aime. Cela fait vingt ans que je n’ai pas touché un pinceau, ma dernière œuvre trône dans la montée d’escalier 1mx2m, c’est l’allée d’un jardin devant une maison bourgeoise aux volets bleus. Je ne regrette rien.

Danièle Godard-Livet (2)
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38 | Un portrait


Un seul trait suffit. Un trait ferme, venant du cœur, pour la droiture. Si c’est le trait de la joie, il illumine le front, celui de la timidité renforce le contour des yeux ; pour l’amertume peut-être une ombre dans le regard inquiet. La tristesse ou le bonheur suivent le dessin des lèvres fines. Si chacun de ces traits est bien fait, d’autres traits viendront en filigrane compléter les premiers. On pourra y voir apparaître la sagesse se confondant avec l’abnégation. Mais aussi l’audace qui bondit de la peur. Et l’élan qui ne vient de nulle part ? Pour le paysage, une casquette noire, disparaissant dans le brouillard des matins froids, une cape sombre et des bottes de pêcheur pour affronter les tempêtes. Pas de trait pour la voix, pourtant la plus importante chose, mais il y a le halo rouge des guitares, la main posée sur l’attente d’une note perchée là-haut. L’image ainsi convoquée émerge du chemin grouillant de signes équivoques. Un trait comme une trace, unique et solitaire, mille fois répété, contre le silence et l’oubli.

Helena Barroso
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39 | Un ange passe


Un lieu fragile, au bord de l’oubli, une lumière jaune depuis la cuisine révélerait ses couleurs de photo dénaturée, sépia, gris, orangeâtre. Dans l’espacement des murs flotteraient des lambeaux de peur. La peur de croiser le regard de la vitre fêlée du petit réduit. La peur de frôler l’ombre d’Antoine, ou pire celle des soldats des cauchemars de Pauline. La peur du petit couloir qu’on traverse à la hâte, baissant la tête pour éviter les visages d’ancêtres dansants sous cadres. Sur les murs du séjour il y aurait une tapisserie ornée de pivoines géantes en camaïeu d’ocres, rompue par le drapé des doubles rideaux. Un lustre vieillot éclairerait sur la table une nappe blanche, un compotier garni de frappes, des franges de mandarines coupées à la pointe du couteau. Au-dessus du damassé blanc des volutes de fumée envelopperait les visages. Tout le monde fumerait, l’homme à moustache et lunettes à l’air enjoué, l’homme frileux en peignoir beige dans son fauteuil voltaire, la femme qui froisse entre ses doigts un paquet de Gauloises bleues, la femme à peau mate qui se peint les ongles en se mordant la lèvre, une femme encore, plus longue et plus pâle, qui fumerait debout entre le buffet et la table, appuyée sur une chaise, des volutes ressortirait l’ovale de son visage aimant. On ne pourrait ignorer la masse sombre du buffet. Le buffet aux trésors, aux petits Lu. Le buffet brun et brillant. Le buffet chocolat. L’odeur du buffet. Une odeur de café, de cire, de miel de châtaignier. Le buffet, un pays. Au-dessus du buffet il y aurait la reproduction de l’Annonciation de Fra Angelico comme une fenêtre, ou plutôt une alcôve, une pièce secrète où se retrouveraient les fantômes. Un ange passe. Puis des jours. Puis des nuages. Puis décembre, dehors c’est la nuit. Un soir de Noël réchauffé de rires. Bazar de guirlandes et d’étoiles en papier doré. Dans les breloques suspendues il y a les reflets déformés de sourires larges, dans l’air ivre il y a des mains chargées de verres qui se soulèvent. On se réjouit du buffet recouvert d’assiettes en porcelaine chargées de lonzu, de tartines, de tranches de pulenta frites. On se réjouit de la grande famille réunie, oncles et tantes, cousins, cousines, chaque morceau de chaise, de vieux divan occupé, des genoux aussi. On se réjouit de rencontrer le nouveau prince de Pierrot, charmeur comme il faut, style cowboy à mèche argentée sur yeux bleus, grand, épaules solides, c’est bien pour les petits. Au pied des souliers cirés les fleurs fanées d’un jardin persan. Dans cette maison de poupée, cette boîte à chaussures remplie de monde, il y a une joie immense, l’ombre et les morts auront bien du mal à trouver leur place.

Caroline DIaz
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40


J’attendais le tram quand j’aperçus une belle lumière qui enveloppait de transparence un kiosque à musique juste en face. Ce tram devait m’emmener à la gare où je prendrai un TGV pour Paris. Mais j’attrapais mon appareil photo et me rapprochais du kiosque à musique. Je tourne un peu autour, cherchant le meilleur angle. Je prends la photo. Alors j’aperçois mon tram en train de repartir : à cause de la photo, je l’avais raté. Immédiatement je pensais que ce n’était pas grave, que j’avais un peu d’avance, que je prendrai le tram suivant. Revenu sur le quai, je m’aperçus que le suivant n’était que dans vingt minutes, ce qui était un peu exagéré de mon opinion, et me mettait dans une situation critique. Je n’avais pas d’autre solution que d’attendre. Je regardais encore la lumière, m’interrogeant sur ce que je venais de faire. J’aurais largement eu le temps de refaire une photo, d’affiner, de chercher, mais je préférais rester sur le quai, pour ne pas refaire la même bêtise. Les gens tournent autour de moi, ignorant évidemment que je suis en tension. Cette chose indéfinissable dans l’atmosphère est encore là. Était-ce vraiment utile que je m’intéresse à ce kiosque à musique ? J’aurais photographié la poubelle à côté, que la lumière aurait été la même ; la lumière est mon vrai motif, j’aurais dû y faire plus attention. Maintenant, soit j’ai de la chance, et j’ai mon TGV, je traiterai la lumière par ordinateur, soit je rate mon TGV, et il faudra que je trouve une explication pour qui je dois rencontrer à Paris. Vais-je dire que c’est à cause d’une photo de kiosque à musique ? Ce monument, même s’il est un des plus connus de la ville, n’est à la vérité qu’un édicule, qui aurait plutôt sa place dans une sous-préfecture en panne de crédits. Impossible de croire que des Parisiens y porteront une quelconque attention. Même dans l’hypothèse où ma photo aurait saisi l’ambiance de cristal, il est illusoire de croire que ça marcherait. Toujours, la lumière fragile baigne l’endroit, y compris mon arrêt de tram, mais le décompte du temps d’attente sur les panneaux informatiques occupe tout mon esprit. J’aime que mes engagements artistiques s’insèrent en lien avec la vie sociale, non pas seulement au niveau du résultat, mais encore du procédé. Je déteste les artistes qui font réfléchir, qui posent des questions, qui donnent un sens, etc. J’attends le tram, sans accidents, sans problèmes, je vois un air transparent, je prends la photo, puis je reprends le tram comme si je n’avais pas fait la photo, tel est mon idéal. C’est juste une échappée, un truc qui ne dérange personne. Je souhaite que les gens pressés continuent de courir devant. Trop mettre en avant la transparence de l’air qui arrive quelques fois, c’est prendre le risque de faire entrer des éléphants dans un magasin de porcelaine. Mais si ce tram n’arrive pas, je vais être obligé de leur dire que tel truc et tel machin c’était transparent, et que c’est la raison pour laquelle je ne suis pas arrivé à l’heure. Transparence, qu’est-ce ? J’essaie de faire un cadre assez général, avec pas mal de choses. Plutôt que de photographier une chose, j’essaie de photographier un paysage, même s’il n’y a qu’une chose. Souvent cela veut dire prendre du recul. Pour ce kiosque à musique, comme il n’est pas possible de reculer dans son axe, j’ai reculé en biais. Mais, en ce genre de cas (ce n’est pas la première fois que je recule en diagonale), quand je montre la photo, on me dit que j’ai reculé de façon intéressante, et on ne me dit pas du tout que la lumière est belle. Pourrais-je m’excuser d’avoir raté mon TGV sur cette base ?… De toutes façons je suis un peu responsable de ce qui arrive ; je fais des photos sans importance, en essayant d’en prendre soin, en prenant de la situation ce que j’arrive à y trouver, je ne veux même pas qu’on s’aperçoive que j’ai pris soin. Je ne dis pas ça pour m’excuser, je dis ça pour expliquer. Je doute de ma conscience, regardant un tram qui n’arrive toujours pas. Ce qui me permettrait en réalité de résoudre mon retard n’est pas sur la photo, alors qu’une photo est censée prendre le monde tel qu’il est ; oh il y a des déformations diront les conférenciers mais enfin, s’il y a quelque chose, ce quelque chose sera sur la photo. Dans mon cas, pour ce qui pourrait m’excuser, avec ma malchance, il n’y a sans doute même pas la lumière.

Ista Pouss
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41 | Divagation


Que penser de mon incapacité aujourd’hui de choisir une seule scène, un seul tableau dans la composition de l’atelier de vie ? Aujourd’hui, surgissement de tant d’éléments que décision prise d’évoquer humblement la figure, l’architecture de l’ensemble. Ici ils apparaissent comme emportés sur des pentes, des côtes et des chemins plats selon un itinéraire émaillé de répétitions ? Ce n’est pas ma première tentative d’approcher ces parcours et de les décrire ! Quel que soit le vécu qui a été ou est, se dessine un tracé dans un cadre, inéluctablement un anneau de Möbius sans début ni fin, flottant dans une sphère originelle contenant tout sous forme de limites et de potentialités. Vision assumée bien que confuse ! Avancer ou revenir, même se balancer en un point particulier, l’intérieur devenant extérieur puis l’extérieur, intérieur. Dessus, dessous selon un trajet en forme d’infini toujours recommencé sans similitudes absolues, sensations nouvelles ou retrouvées, sons inédits ou identiques, ou presque. Tout est fixe et mouvant à la fois et pourtant assurance permanente de retrouvailles de visages, de repères, de lieux, de sensations, mais aussi de découvertes toujours prêtes à émerger. Des nouveautés mais assorties de cohérences avec les éléments plus anciens. À chaque point des éléments joints ou disjoints, oubliés pour toujours ou retrouvés cycliquement. Aujourd’hui, ici, visible une géographie — aérienne toute de bleu, — la terrienne, verte et bleue, grise et noire, arbres, herbes et fleurs, roches, — la souterraine, brune, noire, grouillante. Tout se mêle aussi, l’eau, la terre, l’air et le feu jamais loin comme un soleil levant ou couchant. Et tout se renverse. Premier cri de naissance, premier cri d’amour, premier cri de douleur, première maison, perdue, retrouvée, revisitée la nuit dans les rêves, chocs de tous les éléments puis chacun reprend sa place. Je revois aujourd’hui le chemin arpenté avec légèreté et passion amoureuse près d’une maison-ferme d’autrefois, entourée d’érables et de pins noirs, senteur boisée de la terre, celle des fraises des bois, puis le chemin tout près d’un plateau fouetté par le vent, corps aspirés, poumons gonflés, forces intérieures enivrées, décollage, atteinte immédiate d’une autre zone sauvage, autre région, ici des hêtres, des chênes, des buis puis des roches dolomites dressées telles des crocs acérés de dragons. Comprendre la permutation de chaque lieu traversé. Avancer, tourner, se déplacer revenir, repasser, avec des temporalités différentes, être le même et différent à la fois. Traversée possible aussi de champs de conscience différents. J’observe aujourd’hui la roche au-dessus des gorges rouges, visage minéral de profil d’un homme imposant, du hêtre foudroyé, sans feuillage, plus loin du tapis de feuilles, du léger crissement audible à chaque passage sur l’anneau, passage géographique et intérieur. Grande table familiale héraultaise ou ariégeoise au fumet de civet de lapin, tables amicales pleines d’épices. Émotions, tremblements, les bruits de la vie. Et deux musiques hantent ces pérégrinations incessantes, des extraits de l’Offrande musicale de Bach, version sonore de l’anneau, exécution simultanée de deux chemins d’aller et retour pour deux voix, canon qui monte à l’infini, un autre qui redescend, une marche en avant puis une en arrière, à l’envers, et deux lignes mélodiques qui se superposent. La deuxième celle de Giacinto Scelsi dans ses Quattro Pezzi dont le fa bleu enivre. Dans un coin du cadre une capitelle, des rires, des mots se succèdent. En haut à droite un vélo bleu appuyé contre l’établi du grand-père, la couleur bleue est fixée, récurrente, compagne d’expériences intérieures, méditatives, rêveuses endormies. Voyage dans les sensations, la couleur, les sons, l’écriture. Recherche de sa note dans ce cadre, cet espace défini où tout est pareil et métamorphosé à la fois. Quand l’anneau s’affaissera, se posera et ne se relèvera plus, il restera sur le tableau — les lignes du parcours, le bleu et toutes ses variations, des notes de musique, des lettres. Les vibrations s’éloigneront.

Hughette Albernhe
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42 | Peindre


Brouillard, brouillard hasardeux à travers la nuit, brouillasse, elle brouillée, de fatigue, brouillée avec lui, avec sa vie, un brouillard sans phares, presque gluant comme une huile en couche trop épaisse, à creuser au couteau, à la lame de sa vision qu’il faudrait aiguiser, sans fard, le ruban gris de l’autoroute glissant sous les roues qui la ramènent, un ruban gris pris dans la bulle éteinte minée par les faisceaux faiblards des phares, un retour au point de non-retour, un retour en impasse, impair et passe, strié de filaments rouges avalés par la bruine qui se condense sur l’écran du pare-brise, forant obstinément un après invisible, effaçant les lettres, mangées par la nuit, des bretelles de bifurcations, elle obstinément collée aux basques gris cendré d’un segment qui fuit devant elle, elle, aveuglée par les spectres blêmes, les silhouettes polymorphes dont elle s’était extirpée et qui glissent muets devant ses yeux qui piquent, et la main passe un chiffon qui les chasse, elle en proie aux désirs déformés de chemins de traverse, ramenée sur le sens unique d’un horizon égaré, … que dire au sortir de la nuit, lorsqu’apparaît le fleuve immense qui exhale sa vapeur, nappe argentée, poussée par l’énergie puisée à la source, hérissée sur ses bords de touches presque violettes dans la pénombre arasée du petit jour, lorsque parallèle à elle toujours assise dans ce siège qui lui creuse le dos, glisse, à peine plus vite que le courant qui la soutient, une longue péniche lestée d’on ne sait quoi, comme un tronc d’arbre arraché par une tempête et qui, léger maintenant, se laisse aller à la dérive, mais cette péniche-là garde le cap et vise l’intervalle entre la balise verte et la balise rouge coiffée d’une griffure cachou, un cormoran en sentinelle, et elle, comme au sortir du tunnel de la nuit, se passe la main sur les yeux, prend la courbe qui s’offre devant elle et disparaît dans la ville engourdie.

Liliane Laurent
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43 | Salle de travail


Une seule porte. Pas de fenêtre. Comme une cellule. C’est une table pas un lit ; on y est allongé, arrimé à une petite machine qui émet des clignotements et des sons : ligne acoustique ténue. Battements. Battements s’amplifiant, d’un cœur — au galop, un cheval court la steppe neigeuse. Sa crinière blanche. Ce sont les images d’une plaine livide et du cheval puis celle de vagues immenses et d’une plaine sans le cheval, d’une mer encalminée. Elles s’imposent — De simples cloisons. Salles contre salles de travail. Un cri. Une voix. De presque loin. On ne mesure pas la distance. De là où l’on couché, cette longue pièce nue, étroite, blanche qui se fait silence. Qui se fait souffle. Aveugle aveuglante. Sans ombres. Dans un cercle les aiguilles sont noires ; le temps grappille et cependant qu’il avance il semble qu’il s’en va à rebours. Puis stagne. Brusquement il revient sur ses pas. Reprend sa course à grandes enjambées, il bouscule tout sur son passage. « Elles accouchent à cheval … le jour brille un instant puis… » On y pense : qui n’est pas encore advenu et porte déjà sa fin — D’où vient cette lumière qui ne produit pas d’ombre ? Quelque chose d’opaque de lancinant se resserre. Se cabre. Bondit. En soi toute la houle du monde. Des visages passent. Les têtes portent de drôles de chapeaux en forme de méduse, elles se penchent. On voit des mains caoutchouteuses, les doigts s’allongent de métal. On voit bien les yeux derrière la paire de lunette, les grands cils noirs soulignés d’un trait, entre les jambes. Froissement de matières. Papier-tissus. Le souffle s’accélère. La houle gronde. La voix se presse. Elle ordonne. Il semble qu’on ne tient qu’à un fil. Et pousser hors de soi une chose invisible pour soi. Pousser. Hors de. Pousser de dedans vers dehors une petite pelote glaiseuse qui se déplie à bouts de bras. Pousse un tout petit cri. Se déplie. Vit.

Nathalie Holt (2)
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Peut-être parce que, avant qu’on l’étouffe ad vitam, il y avait là du feu. Le rebord au-dessus de la cheminée, avec son bois lisse de pas les bûches rêches. On a déposé, le long, le crayonné d’une petite danseuse de Degas, la tête fourrée dans ses chaussons, et le cliché, photoshopé façon dessin, d’un village comtois. Avant, ici, chaque soir, on cadrait le feu. Dans le coin de la pièce, comme, après qu’on ait acculé un animal, l’animal s’adoucit entièrement, et c’est par la douceur, alors, que l’animal regagne ce qu’il a perdu. Tout est calme aujourd’hui, autour de la cheminée éteinte : les chaussons de la ballerine, deux clochers retournés, et le village comtois perché sur ses pointes, en légère cime. Une branche serpentine tient au mur, entre quatre clous. Comme avoir tenue vive, tout ce temps, une flamme immédiatement de bois. Dans la cheminée d’aucune cendre, la poupée d’un ramoneur, les joues noires, un foulard rouge noué au cou, comme un sourire brûlant, sous les joues de suie. En fermant les yeux, on entend l’animal gronder, le feu recommencer à vivre et crépiter.

Milène Tournier
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45 | Entre France et Belgique


Un long ruban se décline, rigoureusement monotone et changeant, sensible à la lumière, réactif aux frimas comme à la douceur de l’air, méticuleusement régulier et éphémère. C’est une fresque dormante dont le format permet le temps, le temps du pas qui s’inscrit, le tempo des arbres plantés à égale distance les uns des autres, le tracé de la ligne droite, à perte de vue, à peine interrompue par de timides bâillements du chemin de halage. Les écluses égrainent des passerelles métalliques, taches d’encre noire sur eaux profondes. Officiellement interdits au public, les passages grillagés laissent passer les récalcitrants à la règle et leurs chiens qui s’y échauffent les coussinets. Les anciennes maisons des éclusiers, elles, sont murées. De l’une d’elles on a fait une guinguette. Les autres gardent dans leurs entrailles les secrets des gardiens de l’eau. Le canal s’étend, s’alanguit aux confins de la ville et des terres labourées et fertiles qui regorgent de poireaux et de choux. Le chemin que l’on suit, on pourrait le suivre toujours, comme les parallèles de rails déterminés. À contresens, ou parfois nous surprenant à se déplacer dans notre sillage et à nous doubler, une péniche. On s’arrête. Son chargement intrigue, les plus jeunes font signe à d’hypothétiques mariniers qui les croiseraient du regard. L’eau vaguelette, les poules d’eau se laissent porter. Sous le pont, les voitures qui passent au dessus de nos têtes font vibrer le béton. Sur les piliers et au creux de la soupente une flore foisonnante à la Douanier Rousseau, exubérance onirique qui contraste avec les parois sales qui lui servent de cadre. Des aérosols de peinture sont encore posés là, au pied d’un petit échafaudage. Au retour à l’air libre, de l’autre côté de la nationale qu’on a traversée en creux, l’infinie longiligne trouve ses points de fuite. On l’abandonne là, on a assez marché, et on revient nonchalamment à la guinguette devant laquelle on est passé tout à l’heure. Un ciel lourd menace de craquer mais on s’installe quand même à l’extérieur, se régalant, avant qu’elle ne nous soit servie, d’une bière aux accents ambrés.

Elisabeth Saint-Michel
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Anne-Sophie Dumeige
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C’était à ce moment là où le ciel était si jaune qu’on aurait dit qu’il avait été peint exprès de cette couleur surnaturelle par un artiste qui refusait de se plier à la convention du bleu pour un ciel, c’était un jaune Sénégal non dilué dans l’eau, c’était tellement jaune que toutes les figures qui se détachaient alors de ce ciel ne pouvaient plus qu’être d’un brun vert qu’on ne peut qu’opposer au jaune dans ces cas-là, cette couleur sombre que tout trait, toute silhouette prend parce que le jaune est tellement écrasant que le reste s’assombrit et s’affine, comme des sculptures de Giacometti : un réverbère se tend sans romantisme, il est de ceux qui plus tard porteront la lumière du soir qu’à la fois ils protègent et diffusent en modestie, mais pour l’instant ses contours sont dévorés, il n’est plus qu’un trait maladroit tendu à la verticale, des arbres inquiets tremblent leurs doigts maigres dans la lumière, la lumière en absorbe les feuilles, on ne voit plus que leurs formes tourmentées qui s’élèvent de ces carrés de terre tirés à l’équerre au milieu de l’asphalte en bande grise, un gris de peine tendu fin et sans soin sur le bord de la toile, s’il en peignait les racines en transparence à travers le gris, l’artiste les aurait faites serrées et fragiles avec un pinceau très fin, tirées rassemblées vers le bas plutôt qu’étalées en surface, par manque de place au milieu de toutes les couches qui fondent le trottoir et la chaussée, s’il les avait peintes elles auraient dû déborder les limites de la toiles pour les rendre crédibles mais la toile a ses limites ; je m’en souviens, de ce ciel et de ce qu’il surplombait, l’univers sous le ciel, plus silencieux qu’une toile de lin, les oiseaux tus, le vent retenait son souffle, les voitures avançaient sur la pointe des pneus, les conducteurs sans s’en apercevoir tendaient les muscles alors qu’ils jouaient de l’accélérateur et de l’embrayage pour rendre leur passage aussi tranquille que possible, intimidés par le silence et la couleur, passer inaperçu sous ce ciel dément, les chats rentraient chez eux en rasant le sol et les murs avec leurs yeux jetés de tous côtés comme s’ils s’apprêtaient à fuir, le ciel dévorait l’espace, aplatissait les bâtiments alentour, rongeait les arbres et les réverbères et faisaient taire les animaux ; il n’y avait dans ce tableau qu’une seule figure humaine, debout bien droite, fine, noire et dévorée à la manière des arbres et du réverbère, qui semblait comme eux prise au piège de l’asphalte et jetait sa tête dans le jaune du ciel, sa tête disparaissait dans la lumière.

Claire Lemoult
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48 | Ainsi court le réel au fil de ses nuances


Il y a des instants fragiles qui se réveillent de l’oubli et évoquent quelque chose dont on ne soupçonnait même pas l’existence. Un reflet, une tache sur la nappe, un regard perdu dans un cadre, une pomme entamée, c’est comme une mécanique qu’on ne peut suspendre sans qu’on puisse toujours en saisisse le sens. Alors, dans cet espace si familier et si méconnu à la fois peut-être ces moments sont-ils, même s’ils n’en n’ont pas l’air, une tranche de réel déconnectée de notre existence, mais étroitement liée à d’autres dont l’expérience nous manque, leur vécu nous échappe et en même temps nous nourrit. Ce pourrait être un ailleurs incertain, mat, opaque, presque insondable, transposé dans un quotidien muet. Il y aurait une photo endommagée aux quatre coins et punaisée au mur, une odeur sucrée de cannelle errante en haut de l’escalier, une douce lumière de printemps comme un appel à sourire. Il y aurait le frottement du vent entre les feuilles de l’érable, la paire de lunette déposée sur le bras du fauteuil, la petite cuillère en argent et son tintement sur le rebord de la tasse comme un écho au temps enfui. Il y aurait la fissure sur le mur, le mouvement désordonné du voile du rideau dans le courant d’air, le sifflet du train au loin comme si le monde urbain s’invitait dans cette histoire. Le pont qui nous relie à ce réel peu à peu pourrait se disloquer. Il faudrait le retenir. À bien y regarder, il faudrait que quelque chose de plus se révèle, accrochant ce temps lointain qui n’appartient à rien à ce qui pourrait venir d’une extrémité de la pièce. Il faudrait accélérer le prisme du réel et ignorer l’absence des reflets du miroir et se glisser dans le lit de la rivière sans cesse creusé par le flot d’une mémoire instable. Il n’y aurait plus l’usure du temps sur les murs, mais la fierté de laisser derrière soit le souvenir d’un papier peint parsemé de fleurs printanières aux tons chauds de jaune, orange, rouge. Il n’y aurait plus les chaises à rempailler, mais l’assurance de la lumière qui déferle sur le canapé en croûte de cuir. Il n’y aurait plus ce vide de la nuit, mais la certitude de fermer les yeux pendant des années. De l’observation attentive de ce réel en parallèle, on a longtemps cru que de son absence rien ne pourrait être imaginé, c’est ainsi. Il a fallu creuser, trouver des liens, des lieux connus, métamorphoser les images amassées, effriter la mélancolie aux teintes de tourbe et de fougère, violenter ce lieu lointain qu’on croyait invulnérable, saisir l’errance, recréer la matière, découper l’espoir alors qu’à son tour il disparaissait, changer les couleurs, retourner la terre, souligner la rupture avec la vie d’avant, absorber les rayons du soleil, se révéler au processus de disparition, occuper un territoire, s’approcher des couches les plus profondes de ce camaïeu de gris, rassembler ses forces, traverser les détails de la vie, deviner les senteurs du soir, retrouver quelque chose de ce réel irréel. C’est donc d’ici que tout a commencé.

Dominique Estampes Paillard
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À l’heure dénudée de la sieste, refuser la chambre, imprégner ses pieds nus dans la fraîcheur du carrelage. Long couloir sombre. Franchir le seuil, c’est se frayer un chemin dans le rideau de porte en perles de buis, cinq perles ovales brunes, une perle ronde rouge, cinq perles ovales brunes, une ronde bleue, cinq ovales brunes, une ronde verte, cinq… la lumière vibre à travers la petite cascade de bruit sec. Pieds nus sur terre battue, clignement des yeux en pénétrant sur la véranda. Lumière tamisée pourtant par un voilage, il bat dans le vent, gonflement du ventre de toile qui se creuse à la renverse, puis reprise du mouvement, gonfle creuse, gonfle creuse, gonfle… avec parfois un arrêt dans l’air chaud, suspension de la blancheur, vue dégagée sur le bleu. Bleu compact, intense. Au très loin le trait de l’horizon. Que l’œil le cherche, l’oublie ou l’efface, c’est lui qui ordonne, ordonnance le paysage, de jour comme de nuit. Passée la balustrade les pieds reconnaissent la chaleur du bois, beau bois doux grisé blanchi par le soleil le sel le vent le sable, auvent abrité d’un toit de canisse, les rayures tremblent sur deux fauteuils aux ressorts fatigués qui ne tendent plus l’assise, sur les toiles rouges des chaises longues devenues ocres pâles sous les rayons dévorants même à travers les roseaux, sur une longue table tâchée par la cire des bougies des soirées prolongées. Cligner des yeux pour multiplier l’effet kaléidoscope. Continuer le chemin vers l’air libre, libre enfin. Les pieds à même la caresse chaude, entre douceur et brûlure. L’espace immense de la plage que l’on pourrait croire uniforme au premier regard. Clarté autour, brillance de l’air et du sable, mouvance des milliers millions milliards de grains sous les pas, trace allongée des serviettes et des corps, creux des jeux de ballons ou des courses vers l’eau, ruines des châteaux de sable, vestiges de chemins de pierres et d’algues, varech retenu au ressac. Immensité plurielle, vivante, changeante. À la lisière de l’eau, écritures minuscules des crabes ou des oiseaux, laisser parmi elles l’empreinte de ses pas, trace qui s’évanouit puis renaît, s’amuser de ce chemin à reconstruire sans cesse. Tourner son regard vers l’infini, avancer, avancer lentement. Les chevilles se parent d’ourlets translucides, la mer si bleue en son lointain n’est ici que clarté, transparence, évanescence sous la lumière crue, les yeux clignent sous les scintillements. Ceux qui n’ont pas peur de l’insolence du soleil prêtent leurs silhouettes au paysage, au bord un jeune homme court, étincelles irisées dans sa foulée légère, plus loin une autre course, deux femmes poussent l’eau de leurs cuisses, mêlent voix et rires au vent en maintenant leurs chapeaux de paille. Avancer encore, se laisser cerner avec délice jusqu’au moment de bascule ou l’apesanteur gagne, où le mouvement devient nécessaire pour ne pas sombrer. Sentir le dessin, le volume de son corps dans la masse translucide, le vertige de la profondeur qui augmente en dessous, au fond la lumière moirée sur le sable compact, un coquillage, un oursin blanc, les traits argentés de quelques poissons dérangés par votre ombre. Respiration, rythme calme, accordés entre le ciel et l’eau, vers l’outremer sombre de l’horizon que se dérobe, haltes au jaune vif d’une bouée, le temps de repérer sa voisine. Nager. Nager, perdre parfois la notion de l’espace, se perdre. Et puis enfin, là où précisément vous amènent votre désir, votre force, votre fatigue d’aujourd’hui, se reposer, s’allonger sur elle, elle, cette mer qui vous porte, vous berce, vous raconte l’histoire du temps aboli. Vous ne parviendrez jamais à l’horizon, mais vous goûterez à des siestes somptueuses, peuplées de votre solitude, ancrées dans la confiance, accordées aux rondeurs du monde.

Mireille Piris
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50 | Formes du soir


Ce cône de lumière glissant de l’abat-jour brun. Ces éclats argentés jetés au plafond par le lustre un instant allumé. Cette ondulation bleue dans le petit carré du chauffe-eau. Cette blancheur uniforme que dispense le néon des WC. Cette pulsation orange du charbon brûlant derrière la vitre encrassée du poêle. Ce halo, gris et mouvant, du téléviseur noir et blanc. Ce filament rouge qui glisse le long des stations Grandes Ondes. Cette couronne bleue sous la casserole rouge qui fume. Cette pâleur au néon sur les trois miroirs de l’armoire à pharmacie. Cette blancheur brumeuse que donne l’appartement d’en face à la chambre sombre. Cette inquiétante pénombre des couloirs qui reprend toute chose quand on a le dos tourné (les motifs des papiers-peints qui s’animent alors). Ce faible bleuté à l’intérieur du frigo plein. Cet alignement de bouteilles vertes consignées. Ce haut cylindre de carton marqué Skip. Ce crucifix en ivoire écaillé. Ce vase en grès, ventru et rugueux, d’où sortent des fleurs sauvages. Cette lame argentée qui souligne la porte d’entrée quand un voisin allume la minuterie du palier. Ce chien roux qui dort devant la salamandre. Cette ovale jaune sur le livre ouvert, sur le long rectangle de l’Huma, sur les épluchures de carottes. Cette lumière verte de la lampe de chevet qui rebondit sur le miroir et éclaire, atténuée, le mur blanc derrière le lit. Toutes ces clartés qui, une à une, disparaissent quand vient l’heure de se coucher, livrant notre foyer aux noirs épais de la nuit.

Xavier Georgin
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51 | deux propositions


Tâcher enfant

Une tache rouge. Les parlants l’appelleront Chaperon. Une tache rouge, un instant saisie. Soudain tout contre le nez. Le monde est rouge. Sitôt après, perdue de vue. Saisie à nouveau, une autre fois, un autre jour, cinq minutes plus tard. Un vague cercle rouge au centre du monde. Lâché, perdu… Tout est quadrillé dans ce cirque chaque maille du filet découpe un morceau du soleil qui pleut par les grandes vitres, le bruit amical de l’eau sur les pensées, la douceur sauvages des poils noirs du chat.

Un bloc de glace, de ceux bien rectangulaires que les parlants glissent dans la glacière jaune moutarde les jours où le monde à un fond d’herbe. Derrière ça chauffe, ça chauffe froid. Si on voit ça, c’est qu’on dort là, c’est qu’on est fiévreuse et quand les yeux s’ouvrent dans l’obscurité de la grande chambre grise sans contour, ils sont captivés par le long rideau turquoise derrière quoi le monde aussi à la fièvre. Il irradie, il uranium Star Treck, il anesthésie un moment le bois et les bonbons au pin au fond des tiroirs vernis des tables de nuit jumelles, encastrées dans la niche du lit comme deux petites Saintes Bernadette. On croit au rideau turquoise dur comme fer. Le sommeil est un drap chaud et doux qui flotte.

(…) des mondes anciens

le rituel, perverti par une foule de détails discrets, n’avait plus opéré et il s’était perdu. Il pouvait alors encore en dresser la liste exhaustive, les scruter, les questionner (…). Un bas-relief de petites figures, corps d’hommes et de femmes, les visages sont très précis, les bouches très dessinées, la direction des regards sans équivoque, les gestes très nets, bras ou mains bien distincts du tronc. C’est une base, constituée à la fois d’une suite d’action et de personnages ayant la charge de ces actions — tendre une clé, ouvrir une porte, regarder l’interlocuteur absent de la frise, qui par conséquent devient quiconque la regarde… —. Selon que la mémoire l’éclaire par le haut, le bas ou les côtés, selon que les personnages et leur action sont considérés individuellement ou par groupe, selon le degré d’érosion de la frise (la mémoire ne grave pas le marbre, mais l’argile, le plâtre, friables par nature et exposés à tous les vents des discours, des fantasmes, des mythologies), Osmin relit l’épisode de son dernier départ. Globalement, les ombres s’accentuent qui n’en finissent pas d’ajouter fatalité, conspiration, tragique à cette suite de petites bonnes femmes et de petits bonshommes saisis assez naïvement dans la routine du Sérail.

Nos nuits se sont peuplées de chants et de légèreté et le rêve du perroquet et de la cage d’or nous visite tour à tour (…) Là, il s’agissait de peindre d’abord une cage d’or, qui a elle seule (sans qu’il soit besoin de déployer tout l’arsenal des descriptions par le menu du mobilier de la maison, de ses grandes fenêtres aux vitres toujours propres, de sa domesticité donc, nombreuse et attentive, d’épais parfums des armoires pleines, des fleurs chaque jour changées dans les hauts vases), dirait la richesse du marchand et l’opulence dans laquelle vit le perroquet derrière ses barreaux. Pour l’oiseau, du vert seulement, ce vert frais de jeunes pousses tendres, et la rondeur exceptionnelle de l’œil noir et roux — la rondeur, sans que je sache dire pourquoi, est pour moi un signe d’intelligence mêlé de vitalité et de joie. Je pense particulièrement en disant cela à la tête merveilleuse d’un petit garçon de ma connaissance, si parfaitement ronde et légère — . La cage d’or suffit également à dire la misère de qui est enfermé. Le voyage du marchand n’est pas intéressant à raconter, puisqu’il ne le change en rien. On peut considérer qu’il est téléporté dans un deuxième tableau, en pleine forêt, où des centaines de perroquets verts tombent raides morts à ses pieds, les uns après les autres, un moment de percussion, sur une simple caisse en bois, aléatoire, terrible, prolongée au-delà du supportable, au-delà de la compréhension. Retour à la case départ, le perroquet du marchand tombe raide mort dans sa cage d’or. Dernière vignette, il s’envole par la grande fenêtre en riant du chagrin de ce celui qui s’était cru son maître et qui reste avec ses fleurs de deuil dans la main. Des tubéreuses.

Emmanuelle Cordoliani
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52 | Nuit redoutable


Une fois passée les portes du conservatoire, la nuit est partout, totale, infinie, déjà. Le froid saisit aux mollets, d’autant plus mordant après la chaleur des salles de cours remplies d’élèves médiocrement inspirés et puant la transpi. Escaliers luisants, équilibre rattrapé de justesse, pierres usées par les pas pressés de fin de cours. Atterrissage dans l’eau du caniveau, chaussure gauche trempée. Merci à la pluie fine et glaçante qui vient de s’arrêter. Nuit noire, personne ne m’attend sur le trottoir d’en face. Je commence à avancer ou j’attends ? Je dois longer le stade, c’est plus court et je connais ce chemin par cœur. Le mur qui ceinture le stade est embusqué comme un ennemi, sombre, haut, difficile à cerner, muet. La lumière livide des lampadaires a du mal à percer le rideau de pluie glacée qui a repris et m’envoie ses lames acérées. Sensation de douleur aigüe quand ma main rappe les pierres disjointes de la muraille. Quelle maladroite ! La peau est arrachée au niveau de la pliure des doigts, merde, ça fait mal. C’est la faute à la nuit, au froid, aux aiguilles d’eau qui tambourinent sur ma tête baissée. De l’autre côté du mur, les branches dénudées des arbres cinglent le ciel de stries profondes, un peu comme les lanières du martinet sur la peau des petites filles pas sages. Je vais sûrement prendre une rouste quand je vais rentrer trempée comme une soupe. Plus il fait sombre plus je me colle au mur, se fondre dans l’obscurité, ne pas se faire repérer, progresser sans se retrouver à découvert. Les faisceaux des phares des voitures fouillent l’obscurité à la recherche d’une petite victime imprudente à embarquer sur le siège arrière. J’aurais dû attendre devant les escaliers, il y avait encore des bruits de voix à l’intérieur, du monde, quelqu’un. J’ai interdiction absolue de rentrer seule du conservatoire le jeudi soir, surtout l’hiver, il fait nuit tôt. Des pas sonores, des talons de femme qui tapent le trottoir d’en face en rythme, rapides, ça va, pas de danger. L’ombre du pont de chemin de fer est encore plus noire que ma trouille, je me fais un sang d’encre, cette expression débile bloque mes pensées. Je voudrais tant être une pieuvre qui crache de l’encre ou change de couleur comme on change d’humeur. Des monstres difformes sont tapis dans l’obscurité, accélération, course éperdue, ouf, de l’autre côté du pont. Le trottoir est plein de nids de poule, défoncé, mal entretenu, sale, je trébuche, je me tords les chevilles, manque de tomber. Le lampadaire allumé est mon ami, même s’il clignote par intermittence. On est dans le 93, ça se voit que le département n’a pas les moyens. Les gouttes de pluie de plus en plus lourdes apparaissent et disparaissent dans l’ovale de lumière. Pourquoi sont-elles si nombreuses alors que je suis si seule, l’eau vicieuse réussit à passer le col de mon manteau et dégouline dans mon cou, lainage détrempé. De petites flaques d’eau miroitent comme des yeux de félins enragés, la nuit est une ennemie redoutable quand on a 11 ans. C’est tellement loin la maison. Ca me sort par les yeux le solfège ! Et les larmes aussi, chaudes sur mes joues glacées . Je ne veux plus aller à ce foutu conservatoire, plus jamais, j’arrête le piano ! Une ombre au loin, s’approche, grandit, la canadienne en cuir noir scintille au clair de lune. Mon père vient à ma rencontre, il est venu me chercher, enfin. J’ai presque chaud tout à coup. Miracle de l’amour ! « Excuse-moi d’être arrivé en retard, grouillons-nous de rentrer sinon ta mère va encore faire la gueule ! »

Catherine Marchi
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53 | Sur la route, 2020


Confinement, interdiction de bouger, restriction des déplacements, le voyage ne peut plus se faire que dans le souvenir. Essayer de se remémorer le chemin tant de fois refait, tenter de faire défiler les images mentales, faibles traces des trajets désormais proscrits. S’évader quand même en se remémorant. Des souvenirs reviennent. L’autoroute d’abord, laide, mais nécessaire pour s’éloigner de Paris. La vigilance requise, malgré l’impatience d’avaler les kilomètres monotones, rester concentrée, faire attention aux radars, par chance, ces dernières années, certains emballés ou peinturlurés par les Gilets Jaunes n’ont toujours pas été remis en service. Deux heures de route, la première est la plus longue, celle qui permet de s’extirper progressivement de la hideur urbaine. Dépasser Dreux c’est commencer à s’éloigner d’un magma infiniment gris, l’air devient différent, plus léger, moins encombré, enfin respirable. Petit à petit on se rapproche, les routes plus petites, moins linéaires, traversent des espaces boisés, les vastes champs aux formes géométriques disparaissent au profit de petites parcelles plus vivantes et diversifiées. On arrive progressivement dans la vraie campagne, avec ses petites routes qui serpentent entre les haies, ses bosquets d’arbres, ses verdoyants pâturages, ses maisons éparpillées, c’est enfin le soulagement, la libération. Quelle est la plus belle, la route d’été parsemée de maisons fleuries comme autant de petits cailloux qui nous chantent que l’on arrive bientôt, ou la route d’hiver aux paysages blanchis et étincelants, figés dans un calme feutré ? Faute de pouvoir quitter le sinistre béton gris, se repasser le défilé des maisons normandes à pans de bois, aux teintes douces et apaisantes, aux abords fleuris d’éclats de couleurs qui égayent le chemin et réchauffent les yeux et le cœur. S’avancer en pensée sous la voûte resplendissante des arbres qui se rejoignent au-dessus de la route bordée de fougères. Parfois surprendre une buse postée sur un piquet surveillant impassiblement les environs, se laisser charmer par l’élégance d’un biche trottant au loin, apercevoir un renard s’aventurer sur le bord d’un chemin ou le vol des papillons autour des fossés herbeux. Toutes ces apparitions enchantent et justifient la fatigue de la conduite, fatigue qui s’évanouit à l’aller mais ne fait que s’accroître au retour. Route combien de fois parcourue, dans un sens puis dans l’autre, parfois dans la même journée, de nuit, comme de jour, en toutes saisons, mais plus souvent aux beaux jours. Un trajet refait mille fois, est-ce un seul trajet ou mille trajets, un souvenir ou mille souvenirs ou simplement un nombre indéfini de bribes de souvenirs qui s’additionnent, se mélangent, se fondent et se confondent et dont il ne reste finalement que quelques vagues clichés inaccessibles ?

Laurence Baudot
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C’était peut-être ça sur le mur un cadre de bois et la terre. Peu importe les boursouflures, travail souterrain des formes naturelles indépendantes de la volonté de créer, il lui avait fallu les laisser bouger, les prendre ensemble, s’adapter à toi cette terre qui aquarelle, qui bruisse, qui fendille l’agglomérat de la tendresse et de la force, il lui avait fallu apprivoiser cette distance impalpable entre lui et toi, prendre l’arc en ciel témoin de l’invisible pour une palette de couleurs, te raconter d’où il vient de si loin, ne pas s’embarrasser, faire corps avec toi dans le silence, te remercier pour tes cicatrices, les caresser, les ressentir, en frémir, laisser ses larmes rouler sur tes blessures, tu lui as dit le sel de la mer venu de si loin, il a fendillé ta toile d’incertitudes, il a désespéré d’y arriver, cherché ton regard, tenté de t’apprivoiser, tenté de te parler pour enfin vous rencontrer, il sait, il ne voit que toi, il est prêt à oser le geste, te caresser de toute la paume de ses mains, doigts écartés pour mieux t’épouser, entendre ta musique, légère, courbée, froide elle le surprend, ses doigts se crispent, tu te fais tiède pour ne pas le laisser s’échapper, alors de l’ocre de ton sol une femme jaillit le regard éperdu, la pluie des nuages traverse son soleil, un éclair d’orage illumine sa bouche boréale. C’était peut-être ça le tableau sur le mur dans le cadre de bois.

Marie Moscardini
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Dans le sillage du grand homme à l’allure à la fois souple et dégingandée... décrire le marcheur sans l’immobiliser...

Que ce soit à travers la véranda ou depuis la terrasse de la brasserie du grand angle, dans le paysage du boulevard qui s’anime et s’élime par tant de passages, étrangers ou journaliers, mon regard a trié et s’est fixé sur une démarche aussi familière qu’indescriptible. Pourtant rien de notable ; certes une taille plutôt légèrement au-dessus de la moyenne, peut-être aussi que nos emplois du temps ont une tendance à légèrement coïncider, lui dans son trajet qui semble tout tracé dans ce quartier où il semble avoir empreintes et repères et moi dans mes errances qui me blottissent un peu plus haut que ce cœur de ville avant qu’il ne me réexpédie avec son train fantôme, ligne de métro D sans chauffeur. Avant de retrouver grisaille et verticalité bétonnée je veux graver un peu de lumière et chaleur humaine, joyeuse agitation de cette foule bigarrée et colorée. Mais rien ne se fixe, tout se défile, les images se délitent, s’effacent ou dégoulinent comme les dessins à la craie tracés sur les trottoirs devant le square. Comment m’intégrer à cette ville si je n’en retiens aucun souvenir visuel ? aucune image lorsque je m’en éloigne, alors que c’est un besoin avant de pouvoir trouver une réelle attache - fixer l’ambiance en une palette d’images rémanentes - mais aucune n’éclot, aucune sauf l’idée déjà bien ancrée de suivre cette silhouette qui se détache dans le patchwork citadin... Habiter un lieu c’est se constituer un album non amicorum (la fréquentation régulière de cette brasserie de quartier m’a permis de tisser les liens d’un réseau d’amitiés à venir ou rattacher à d’anciennes qui cherchent à me motiver pour venir m’établir en ce lieu où ma présence a été sollicitée ) mais c’est mon album locarum qui doit s’étoffer. Alors pour bien commencer, m’accrocher à ce passage, régler mes pas sur les siens, emprunter ne serait-ce qu’un fragment d’itinéraire du grand homme à l’allure à la fois souple et dégingandée...faire défiler la ville en instantanés rythmés par les variations de ses enjambées particulières ou d’abord tenter d’appréhender son vagabondage en pensées ? Comment même esquisser sans l’entraver cette fragile et sûre déambulation, que j’intègre en multiples variations dans mon angle de vue : du platane bientôt condamné dont il semble s’extraire pour se mêler au flux des passants floutés camouflés et mieux profiter du tracé qu’il dessine, piétonne ou piétine, jusqu’au réverbère de l’angle où il bifurquera. Insensible aux allées-venues des autres passants, je peux recueillir les effets de la lumière sur sa traversée, ce qui est mis en relief en valeur, diffracté ou absorbé, (et que dire de toi qui laisses tant de mots croupir dans ton puis sans fond) le velours d’une veste, un éclat de reflet sur les verres de probables lunettes, je ne saurais donner aucun indice d’un quelconque trait de son visage, alors de là à envisager si rides et ridules se plaisent à le parcheminer... Ne l’observer que de dos ou de trois-quarts à la rigueur, lui garder sa part de mystère... l’ouverture de l’inconnu vers lequel il se dirige, ce qui le happe. Quelques accessoires l’accompagnent fidèlement, une écharpe ou un foulard qui parfois amplifient le délié de cette démarche, une vieille sacoche en cuir élimé, quelques rebonds centrifuges ou de balancier... se laisser porter par son mouvement , perpétuer la recherche de l’équilibre entre sol et pied posé ou l’écho du crissement de semelle...quelles couleurs pourraient être utilisées pour coder les infimes variations, les rebonds ; différeraient-elles les jours gris ou bleus , mouillés venteux ? Seraient-ils visibles dans la poudre du pollen jaune semée à tous vents ? L’irisation peut bien attendre, colorimétrie de l’atmosphère en chantier...ou mouvement colorifuge (caresser l’ombre ou l’empoigner) Peut-il entrer en résonance avec le tourbillon de lointains samares ? Broder des humeurs pour draper l’allure sans effleurer le marcheur... un lavis de sépia pour son entourage, ses alentours, mais quel médium pour incarner l’empreinte de la démarche du passeur dit-visible que pourtant d’ailleurs personne d’autre ne semble ni remarquer ni éviter ou imiter, transpasser pourrait être une façon de nommer sa manière d’agir sans en dévier l’allant...rattraper sans troubler ni dépasser, urgence de ne pas influer. Suivre ou fuir, vaciller dans le sillage du marcheur que l’on voulait décrire sans l’immobiliser... ne pas émouvoir : laisser filer.

Sophie Grail
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56 | Nuages


Le tableau est grisaille, journée de novembre à coup sûr. Tout est gris, mais dans des tons dégradés. Les nuages s’étalent, tourmentés par le vent. Ou la brume. Plafond bas, baldaquin pesant comme un tissu lourd et distendu, gris anthracite, gris pigeon, gris bleu, gris lavande, traversés de striures blanches, effilochées. Et pourtant il vit, ce ciel, il échange avec les vagues sous lui qui reflètent ces ombres sombres, qui valsent, bougent, avancent, reviennent sur une plage de sable clair. Il faudrait peu pour que les couleurs chantent. Un coup de pastel bleu canard, de l’indigo et du mauve pour animer des lignes trop tristes. Et dans les vagues des coups de blanc sur les crêtes, des dentelles de craie claire pour l’écume. Une silhouette noire de pêcheur sur la grève. Et, à la réflexion, un léger trait rouge sur l’horizon, juste entre le ciel et les vagues, rouge carmin avec un soupçon d’orange feu, témoin d’un coucher de soleil éclatant, promesse d’un lendemain joyeux.

Et la joie revient sur un tableau du mois d’août, nuages toujours, un ciel bleu saphir qu’envahissent de gros amas cotonneux qui s’entrechoquent, s’entremêlent, de gros nuages d’un blanc éclatant sortis d’une peinture de Michelangelo, cumulus qui bourgeonnent, moutons qui cavalent, tours qui montent, tours d’Abraham, comme disent les anciens par ici, ces tours de beau temps qui promettent la chaleur, qui encerclent le soleil, effilochent ses rayons, contours de dentelles étincelantes, le soleil regagne, c’est lui le plus fort, la journée est belle, rien à rectifier, sur la plage, les enfants courent derrière des cerfs-volants, les amoureux s’embrassent, c’est vacances, c’est bonheur.
Et dans un automne radieux, avant de retomber dans la grisaille, un tableau où tout est couleur, le ciel envoie du vert émeraude, de l’indigo, du bleu lavande, du rose, les vagues répondent du turquoise, du violet, de l’outremer. Le tableau est une fête, les mouvements du pinceau copient le talent du peintre Nolde. Le feu est dans le ciel, joyeux plutôt que menaçant, étincelle, feu d’artifice céleste, les couleurs se fondent, tombent dans le rouge sur l’horizon lointain,
embrasent la mer et les terres voisines, des touches de soleil sublimant sa descente, des reflets orange qui chantent dans les vagues… Plein les yeux, plein le cœur, un tableau pour retrouver énergie et confiance, chaleur pour faire des réserves jusqu’au printemps.

Monika Espinasse
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57 | Une vie formicable


… d’une table de cuisine rectangle en formica, d’une couleur jaune, encadrée d’un joint en plastique noir souple, un peu collant, et collante également la surface en formica jaune pâle de la table quand elle est sale, alors que le joint en plastique noir lui reste collant même propre. Ce joint noir n’est par ailleurs jamais vraiment propre. Quand je passe la pointe d’une dent de ma fourchette dans la crevasse entre le joint et le plateau de la table, j’en fais toujours ressortir un filet de crasse alimentaire et je tire un fort plaisir à tirer ce fin ruban de déchets solidifiés en un seul voyage autour de la table, comme une charrue ferait le tour du champ. Mais la surface de la table, elle, est bien propre, naturellement laquée, elle est toujours parfaitement propre et nettoyée plusieurs fois par jour. Elle est pourtant jaune pâle. Son éclat renvoie une lumière blanchie. N’allez pas croire qu’elle soit usée de javel. Sa lumière simplement pâlie du fait que cette couleur jaune est d’un jaune moucheté de milliers de toutes petites taches blanches qu’il est impossible de compter même en les regardant de très près, la joue ou le front collés à la surface de la table. La table de cuisine en formica n’en reste pas moins propre par essence. Elle est donc nécessairement vide et rangée de tout objet de cuisine après chaque repas pris d’abord à deux puis trois depuis que je mange tout seul et qu’on tire dans la longueur les deux rallonges auxquels sont suspendus les deux étroits tiroirs à couvert. Je ne sais pas encore tirer les rallonges. Mais je sais ranger les couverts. Tirer les rallonges j’aime bien. Cela a pour effet immédiat de doubler la surface colorée, mais aussi de tripler les possibilités de faire jaillir avec la fourchette l’impressionnant filet de crasse alimentaire des joints dont le circuit est alors augmenté de deux rectangles noirs supplémentaires. Tirer les rallonges de sous la table a également pour effet de baisser de deux bons centimètres le niveau de la surface la table de la cuisine à propos de laquelle j’ai d’ailleurs oublié de préciser qu’un objet de cuisine magique y reste en permanence caché. C’est un objet caméléon. C’est un dessous-de-plat exactement de même forme, de même matière et de même couleur que le plateau de la table, sorte de miniature sans pieds de la table elle-même. Quand mon père ne le laisse pas sécher à la verticale de l’évier sur le rebord de la fenêtre, ma mère le remet toujours au centre de la table où il se fond. Souvent je le détache de la table et l’emporte pour jouer. Cette plaque de formica jaune pâle est mon plateau de jeu préféré. J’y pose des soldats de plastique vert militaire de faible qualité. Ils sont sur ce morceau de formica comme sur une base insulaire échappée dans d’autres territoires, d’autres pièces que celle de la cuisine, motif de formica jaune glissant comme un bateau sur la moquette bleue unie autour de mon lit, ou volant comme un vaisseau spatial détaché de la carte des motifs du grand tapis persan, ou bien un lieu magique et protégé, une zone sans risque posé dans les dunes de velours noirs de l’immense canapé du salon, à l’endroit où un jour s’est assis le géant cousin qui n’est jamais revenu. Ce canapé d’ailleurs est d’un noir fané dont les ombres grisent dans les parties usées. Quand je passe et repasse le rectangle de mon détecteur formica sous les coussins du majestueux canapé, j’en remonte toujours un sable de poussière sale, des cheveux et des pièces de centimes en cuivre, un trésor. La vie familiale est formicable et je tiens cette théorie depuis l’enfance… d’une table de cuisine rectangle en formica, d’une couleur jaune, encadrée d’un joint en plastique noir souple, un peu collant, et collante également la surface en formica jaune pâle de la table quand elle est sale, alors que le joint en plastique noir lui reste collant même propre.

Codicille (pour se lancer à dire quelque chose en zoom) Un album de Fabcaro a pour titre Formica. Il est formidable. C’est très bien pour les fêtes sous covid.
Notre table de cuisine en formica était blanche mouchetée de noir, je crois. Pourquoi faut-il que le peintre la dessine en jaune ? Parce qu’il n’a que de la gouache sur un format raisin. Il lui faut à tout pris une tache de couleur différente du canapé gris.
Antoine Hégaire
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58 | Terre d’ombres brûlées


Ce chemin toujours barbouillé de feuilles, tu l’as pris tous les jours, deux fois par jour pendant quatre et trois, sept ans. Collège et lycée. Tunnel de nature entre la scène de l’école et la scène de la maison. Parenthèse, respiration, rappel à l’ordre du vivant. Pierre de fiel, ocre jaune, ocre d’or, or, bitume, marron pérylène, terre de Sienne, pourpre Hélios, terre de Sienne brulée, orangé de chine, terre d’ombre naturelle, terre d’ombre brulée, garance, terre verte naturelle, ocre jaune clair, rouge carmin, terre de Sienne naturelle, … Ce chemin c’est une histoire d’anticipation et de souvenirs. Les feuilles ont à peine quitté le vert de l’été, qu’elles tombent dans les couleurs de terre, des couleurs d’elles en décomposition, des couleurs d’elles décomposées, des couleurs d’elles qui nourriront le sol, qui nourriront les feuilles du prochain été. Ces couleurs tu peux les voir, que tu sois là ou ailleurs. Tu les voies, les yeux fermés, voire même les yeux ouverts sur d’autres paysages, elles se superposent même au bleu des lointains. Elles se posent et s’étalent sur toutes les autres réalités tant tu les as vues et vécues. Tous les matins, descente pour aller à l’école et tous les soirs, montée pour rentrer de l’école. En été il en restait toujours un peu, de ces feuilles mortes à l’ombre des jeunes pousses fringantes, même chose en hiver pour peu que la neige ne soit pas trop épaisse. Ce chemin tu l’as dans les yeux, tu l’as dans les pieds. Tu sais quand il faut prendre un peu à gauche pour éviter le caillou ou plutôt le rocher affleurant, celui qui glisse, toujours humide, perfide, pervers, sous les feuilles mortes. Avec ses veines dans le sens de la glissade, de ces roches sans tenue, qui se délitent, se défont, se désagrègent, les mêmes qu’en face, sur l’autre versant de la vallée, à la Roche Pourrie, ces pierres qui tombent, sur et sous les humains, qui blessent, qui tuent, qui assassinent, qui ensevelissent par leur manque de tenue. Mais là, tu t’égares, rien à voir avec la montagne d’en face, dans le chemin il y a des arbres, pas juste des cailloux. Des troncs. Des lisses, des râpeux, des granuleux, des boursoufflés, des ridés, des épineux, des résineux tout collants, avec des branches ou tout nus, droits, courbés, pliés, vieux ou jeunes, morts ou vivants. Pourris, friables, désagrégés, grignotés ou dévorés par les champignons et les mousses. L’odeur, tu peux la voir aussi, l’odeur d’humide toute brillante et poisseuse, le mouillé épais qui capture la lumière dans ses gouttes et dont le blanc avale toutes les couleurs, le mat en velours ras du sec de l’été, anguleux et ombreux. Tu vois même les bruits, tes empreintes de pas si nettes quand la neige légère fait son bruit de coton, le craquant translucide de la glace, le vitreux de la neige qui se transforme lentement au grès des alternances de réchauffements et de regelées, la succion mollassonne de la soupe à moitié fondue des jours trop chaud. La pire pour les boules de neige qui, les jours plus froids, feront des points blancs, boutons d’acné et pustules sur les troncs quand tu as bien visé. Le craquant des feuilles encore jaunes et déjà sèches, le frou-frou des feuilles déjà marrons et encore souples. Ce chemin, tu l’as dans tes yeux, dans tes pieds, dans ta peau, dans ton nez, dans tes oreilles. Ce chemin, tu l’as en toi. Couleur terre d’ombres brûlées, y compris sous la neige.

Juliette Derimay
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59


Sans histoire
Au bout de mes doigts entre lesquels se consume une cigarette, je tiens une lettre, dépliée, deux pages dactylographiées. La première page porte en en-tête un logo bleu blanc rouge. La seconde, je peux à peine la déchiffrer à cause de la fumée et de l’obscurité, on voit un tableau imprimé, des lignes et des colonnes tracées par une imprimante. Sur la colonne centrale en plein milieu on devine des lettres en capitale, séparées de points, un sigle, à la droite de cette cellule, d’autres caractères qui semblent être des chiffres pour désigner des années ? Temps long, répété. Me revient encore cette image, ce temps où je restais des heures dans une grande salle salle, j’étais entouré de vieux, assis dans des chaises hétéroclytes, immobiles et la tête dodelinante difficilement soutenue par un dos voûté, autour d’une longue table ou devant la télé, parfois ils s’engueulaient, souvent ils paraissaient se taire. Une dame tricotait une écharpe violette. Mon souvenir se trouble. Mon souvenir se répète. L’écharpe parfois est longue parfois vient à peine d’être commencée, la dame est entourée d’autres vieilles revêches, ou bien elle est seule, les cheveux en bataille, courbée, sur un ouvrage irrégulier, tâché et dont l’extrémité traîne par terre. Une dame, la même ? sur quelques tableaux, palpe la laine à pleine main, avec un délice silencieux, sa chaise est posée de travers devant la grande table, son corps dans une robe unie part vers le côté, mais ses yeux se tournent vers moi, elle cherche mes yeux de spectateur, inquiète, à la recherche d’un lien dans le passé ou d’un avenir à partager. Si je tire le fil de mes souvenirs, me reviennent aussi la cime d’arbres verts qui s’agitent dans le silence immobile le temps d’un moment de méditation. Me reviennent les mailles violettes qui se nouent grossièrement autour de mon cou dans le miroir sale d’une vitre griffée, taggée au couteau, derrière lequel un paysage de murs blanc cassé qui défile rythmé par des piliers métaliques. Me reste à l’esprit la lumière d’un écran de télé bientôt éteint.

Il ne faut pas se raconter d’histoire.
La nouvelle m’est parvenue sous la forme d’une lettre, comme tout ce qui nous arrive d’important dans le cours d’une existence. "Vous allez partir à la retraite". Devant les écheances qui se rapprochent on m’envoie un décompte. À partir de la page deux, un tableau, factuel et exhaustif, qui résume dans une grille chaque période de ma vie dont l’administration a gardé trace. Il est tard, il fait déjà nuit. J’ai bu au bar des amis, dans la ville d’à côté. Je me laisse tomber dans le cliclac qui me sert de lit, allume une cigarette, mes yeux piquent, parcourent sans arriver à les lire les lignes du tableau imprimé. Vers le milieu de la page, quelques mots me redonnent le goût d’un temps passé, chômage trois ans, entre deux contrats de travail comme serveur à Roissy-Charles de Gaulle. Je me souviens rarement de cette période, elle me donne l’impression que j’allait tous les jours à la maison de retraite à Créteil, visiter mon père qui restait collé devant l’écran de la télé, cloué sur une chaise après son AVC et ma mère un peu plus loin dans la salle commune qui tricotait une écharpe violette. Elle avait recommencé à tricoter après un atelier d’éveil organisé par des bénévoles, elle semblait ne jamais finir ni ne jamais s’arrêter, un jour elle s’est faite engueuler par sa voisine de table, sa voisine lui a arraché l’ouvrage et l’a jeté dans la soupe aux choux. Il fallu qu’elle recommence de zéro, ce qu’elle a fait malgré ses mains tremblantes. La seconde fois qu’elle a dû recommencer son ouvrage, elle en fut moins affectée. Elle avait perdu son oeuvre en cours. Elle recommença encore une fois ou deux. Je lui apportais de la laine très douce pour qu’elle ait le plaisir sans cesse renouvelé de toucher quelquechose de soyeux. Je m’installais devant elle et avant qu’elle ne commence à tricoter, elle me tendait la pelote et me disait : Touches, ce que c’est agréable n’est-ce pas ? C’est ma fille, elle m’envoie de la laine d’Écosse. Sa fille, ma soeur, était disparue, disait-on noyée, à Ibiza, en réalité on n’avait plus eu de nouvelles et nul n’avait plus trace d’elle, ni les ambassades, ni la police locale. Chaque jour en ces années quand je voyais ma boîte aux lettres j’espérais trouver une bonne nouvelle que je pourrais amener à ma mère. Chaque jour je partais prendre le train, les mains vides, dans les poches. Quand le train sortait des tunnels de Paris, je regardais les vitres des HLM d’un blanc cassé, sali, noirci par les ans, de grands trous carrés séparés par un trait de crasse oubliée et je revoyais en pensée les mailles de l’écharpe que ma mère tricotait, je voyais bien que les mailles s’espaçaient, devenaient irrégulières, parfois lâches, parfois trop serrées comme des noeuds dont le pourpre se perdait dans le sombre au fur et à mesure que les mailles se recouvraient l’une l’autre et que s’accumulait la noirceur des doigts et des tâches. On a enterré ma mère en juillet. Mon père ils l’ont amené au cimetière, il est resté à regarder la terre meuble, j’ai levé la tête vers la cime agitée d’arbres dont je ne connais toujours pas le nom. Je me souviens des parois zébrées, griffées, du train de banlieue, de ses wagons vides du milieu de matinée. des vitres si salies par les pluies d’automne, par les neiges, puis les giboulées et le soleil qui revenait sans cesse, que mes yeux se troublaient de plus en plus à simplement essayer de regarder. L’écharpe violette, j’avais fini par l’adopter, dans ses plis s’accumulaient les tâches de vin, les sauces industrielles blanchâtres. Je gardais son extrémité inachevée cachée sous mon manteau, à l’abri des regards, des remarques personnelles et des salissures du monde extérieur. Lors de la mort de ma mère, une infirmière m’avait proposé de terminer proprement le rang de mailles, mais j’avais refusé, je préférais le contact du fil qui se défaisait, les mailles libres, irrégulières. Malgré ma vie quasi en arrêt, me reste à l’esprit quelques zébrures sur une glace et de tâches sur des vêtements, l’écharpe s’est effilochée assez vite, à la fin de l’hiver, elle ne couvrait plus même le tour de mon cou et je l’ai perdue je ne sais pas quand, je ne sais pas où.

Gabriel Kastenbaum
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60 | PRENDRE (LE TEMPS) – 3 – PHYSIQUE DE L’EMPLOI


Dix ans… Près de dix ans que j’suis dans cette fichue structure… Faudrait que je m’barre moi aussi. Comme toi, Jack. Faudrait que j’me tire. Faudrait se casser de là. Cette foutue structure. Dix ans. Dix années. Mais j’irais où après ? J’sais rien faire d’autre moi. Toi tu sais, Jack. Toi, tu t’es tiré avant que ça tourne mal parce que tu sais faire autre chose. Le retour à la terre, ça t’as pas fait peur. Toi, ça t’parle, la terre. Mais moi, mon pauvre vieux, moi c’est que dalle la terre. Que dalle ! Oh, tu vas m’dire : « Mais mon p’tit, et tes arbres fruitiers ? OK, t’en as pas beaucoup, mais tu t’en occupes et t’as des fruits. » OK. Mais c’est quand même là où tu t’plantes. Parce que de la terre, les arbres, c’est bien la seule chose dont j’peux m’occuper un peu comme toi, Jack. Mais c’est surtout parce qu’y a moins à faire. Et surtout, surtout, parce que ça pousse haut. Jack, les arbres, ça pousse plus haut, ça pousse en l’air, dans le ciel. Et c’est ça moi, que j’vois dans les arbres, que c’est des fruits du ciel, que ce qui pousse c’est l’air, les nuages. Après tout, toutes ces feuilles, et regarde bien comment ils dessinent ça les petits : un beau feuillage, c’est comme un gros nuage. Toi c’est la terre qui t’parle, Jack, mais moi j’suis dans les nuages. Moi, c’est la tête en l’air. La lune ! — Pourquoi tu crois qu’en entrant dans la structure je m’suis mis à noircir des pages de journal ? Il y avait le travail, parce qu’il faut bien "gagner sa vie", comme on dit. OK. Mais moi j’crois que j’voulais en gagner une autre. Parce que ça veut rien dire "gagner sa vie". En tout cas, ça veut rien dire d’autre que ce que On en dit, que ce que On en pense. Et On, il en pense quoi de la vie ? Gagner, donc perdre aussi. Et alors jeu, au mieux. Sinon sport, compétition, concurrence. Sport de combat. Conflit. Guerre. Et gagner son pain, sa croûte, son bifteck, son bœuf. Au milieu la vie, comme si ça aussi c’était un fruit de la terre qui se mange. Bref ! D’un côté le travail qui vous ronge, de l’autre, celui qui essaie de dire ça, que ça t’travaille, et comment ça t’travaille, et si ça t’travaille vraiment et jusqu’à quel point, et si c’était pas justement ça le travail sur le travail qui t’ronge aussi, plutôt, en fait, petit à petit, jour après jour, page après page, et comment, et pourquoi, et qu’est-ce qu’on y gagne, et qu’est-ce qu’on a à perdre, et rien. Rien à perdre. Et rien à faire. Fallait le faire, c’est tout, Jack. Fallait qu’j’le fasse. Et j’l’ai fait. Et même avant d’entrer dans la structure. Avant d’être en poste, j’ai commencé à noircir toutes ces feuilles qui sont encore là, à deux pas. Des centaines de pages au fond du placard. Étage du bas. — J’ai commencé avant, Jack. Comme si c’était fichu d’avance le travail qu’je cherchais, la foutue structure à venir. Comme si j’voulais déjà une autre vie de travail, avant le travail. Comme si ce qu’je recherchais vraiment, c’était le travail sur le travail que j’allais chercher. Merde, Jack ! J’ai commencé avant la structure. C’est sûrement comme ça que j’l’ai trouvée. Comme ça qu’j’y suis entré. En la cherchant, en notant ce que j’trouvais dans ma recherche. Y avait pas Internet à la maison à l’époque. J’notais tout à la maison, dans la chambre sur le vieux Compaq. Comme j’l’avais fait durant des années d’étude. Ah les études… avec Barthes à la fin… écrire l’intime pour sujet… ce que ça veut dire dans un Journal de deuil… ou dans le cadre de « simulations romanesques »… J’suis pas sûr d’avoir bien compris, Jack. Pas sûr d’avoir été claire dans mes réponses ni dans mes questions. Mais il a bien fallu en finir. Mais quand ça a été fini, je m’demande si j’ai pas continué, Jack. Oui, j’ai continué, Jack ! Ou bien j’ai recommencé. Après la théorie, la pratique. Devait y avoir de ça, Jack, non ? Après l’étude de cette écriture, son travail. Fallait s’y essayer, la travailler. Quelque chose comme ça. C’est comme ça que ça a commencé. Sous l’espèce du journal d’abord. Ou plutôt non, des notes. Le journal, en fait, avec les entrées chronologiques, ça vient après. Ça vient avec la structure. Avant, avant d’être en poste, c’est des notes. Des notes sur c’que j’cherchais, sur c’que j’trouvais. La structure en devenir. — Pas d’Internet à la maison, j’effectuais mes recherches au Pôle Numérique du centre aquatique. Tu connais pas ça, Jack. Ce grand centre blanc, en forme de cocon géant pour on ne sait quel insecte godzillesque, où il fait toujours chaud et ça crie et ça pue le chlore. J’y allais juste pour l’accès gratuit à Internet. Le pôle numérique, à droite en entrant. Juste à côté de l’espèce de paillote pleine de maillots de bain, de lunettes de piscine, de serviettes de plage, t-shirts, bermudas, bouées, palmes et tubas, tous plus flashy. Un gars à l’entrée, dans un réduit, derrière son écran. Seul. Et puis à la maison, les notes de ce que j’avais cherché j’les prenais dans la chambre à l’étage. Au bureau, à côté de la petite fenêtre par où j’jetais régulièrement un œil. Et c’est ce que j’aurai fait de mieux, Jack, jeter un œil dehors. Durant toutes mes années d’étude, là-haut dans la chambre, le coin bureau où le toit retombe, le coin mansarde. C’est ce que j’aurai fait de mieux : relever, tourner la tête, regarder par cette espèce de lucarne qui donnait pour moitié sur une haie, un mur, un toit, un feuillage, et pour autre moitié sur un vaste champ, et voir le temps qu’il fait, le soleil écrasant, la pluie battante, le champ inondé, la neige trop rare, plus que l’idée qu’on ne comprend pas, l’expression qui vient pas, le mot sur le bout de la langue, le pourquoi et le comment de la chose, le pataquès, les patati et blablabla, et va voir ailleurs si j’y suis, et le vent, les rafales et la grêle comme aujourd’hui, les feuilles mortes volantes, avec un moteur qui hurle ou le chien qui gueule. Et même si le lieu et la fenêtre ont changé, c’est sûrement c’que j’fais encore de mieux. — Mais c’est quoi ces notes d’avant le travail ? Il y a quoi dans cette espèce de journal sans date ? Passons sur les toutes premières pages constituant, après-coup, le préambule des trois années de journal. Même si, à les feuilleter, tu retrouves plus directement l’intention du faux journal de départ, Jack, et dès la citation de Neal Cassady en ouverture : « P.P.P.S. Post, post, post-scriptum, continue à travailler dur, finis ton roman & trouve dans la solitude, via la connaissance, la force & non le désespoir. Au fait, je commence un roman aussi, “que tu le croies ou non”. » Les notes, Jack, c’est un ensemble d’une vingtaine de pages que j’ai intitulé, et j’avais oublié, Physique de l’emploi. Évidemment, il s’agit d’un jeu de mots insignifiant. Sous l’expression courante où physique s’entend au masculin, valant pour physionomie ou profil de façon plus générale, il faut entendre aussi le nom féminin, la « science des causes naturelles qui rend raison des phénomènes du ciel et de la terre », comme dit Robert. Enfin quelque chose de cet ordre appliqué au travail, à sa recherche. Mais peu importe. L’essentiel se trouve dans les vingt-cinq notes composant l’ensemble, Jack. C’est-à-dire dans presque rien. T’imagine bien qu’avec tout ce qui a passé depuis devant ma fenêtre, y a plus grand-chose à se mettre sous la dent. Si j’avais songé une seconde gagner ma vie avec, j’aurais perdu un temps précieux. Quand tu penses que j’ai passé quelques années avec ce fichu journal ! Mais faut pas se retourner pour y penser. Karl, tu sais l’homme de La Grange, Jack, Karl l’a dit aussi y a pas si longtemps : « Pourquoi se poser la question du temps quand on réalise ? » J’l’ai pas fait pendant, ou alors j’ai oublié, pourquoi je l’ferais après ? Et puis on aura tout le temps pour ça dans la tombe, Jack, non ? — Alors les notes, c’est quoi ? Qu’est-ce qu’on garde, Jack ? Parce qu’il y a beaucoup de blabla rhétorique aussi. Dès la première page, citations à l’appui, Conrad, Marx, Barthes, Ricœur, excuse du peu, on a l’impression de lire un brouillon pour un mémoire. Tu m’diras : « Normal, tu sortais du moule estudiantin. » OK, mais à ce niveau-là c’est avec de l’aliénation. Et tant pis pour ce qu’en dit Ricœur, justement, de ce mot qu’il dit malade, parce qu’il aurait perdu de son sens. Et la question se pose de « savoir s’il faut le tuer ou le guérir ». Mais c’est pas le mot le malade, c’est son "moteur", si tu m’permets ce genre d’images idiotes, Jack. C’est celui qui le dit qui y est. C’est lui, le "beau parleur", qu’on abattra comme une bête devenue folle, incurable. Alors qu’est-ce qu’on garde, Jack ? Qu’est-ce que j’garde ? C’est quoi la substantifique moelle du chien enragé qu’j’étais, Jack, et qu’t’as été toi aussi, un jour ou l’autre, non ?

Il y a le jour où j’me suis inscrit à Pôle Emploi. Le jour de la rentrée. ME avait emmené les petits à l’école, son tout premier, moi la petite à la garderie. Je l’saurais pas si c’était pas écrit, Jack. J’m’en souviens pas du tout. Tu crois qu’c’est parce que j’étais pas là pour la rentrée du petit, pour son tout premier jour ? J’m’en souviendrais sûrement si j’avais été là, pour sa grande rentrée à la petite école. Parce que c’est quand même quelque chose, ça, la rentrée des petits à l’école. Parce que ça y est, c’est parti. C’est quand même quelque chose ça, lire, écrire, et conter. T’étais là pour ma première rentrée, Jack ? Tu t’souviens ? Moi pas. Comme je m’souviendrai pas de la rentrée du petit. J’étais pas là. Et j’pouvais pas être là. J’pouvais pas à cause de Pôle Emploi. Inscription à telle heure. C’était écrit sur le papier que j’avais imprimé au Pôle Numérique. Le temps de déposer la petite à la garderie, pour moi aussi c’était une sorte de rentrée. Après toutes ces années d’étude de puis l’école, Pôle Emploi. J’y suis allé avec ma vieille Fiat. Et j’me souviens bien être resté un moment dans la voiture, sur le parking. Il y avait des gens qui discutaient. J’les voyais dans le rétroviseur. Ils s’en allaient pas, ils discutaient. Et j’voulais pas descendre tant qu’ils seraient pas partis. J’voulais pas descendre avant. Et ils avaient pas l’air de vouloir partir. Et ils m’emmerdaient à pas partir. Et ça m’emmerdait ce rendez-vous. J’voulais pas y aller. Et eux ils voulaient pas partir. Et j’étais en retard. Et ça m’emmerdait ce retard. Et ils m’emmerdaient à parler au cul de la voiture, comme ça m’a emmerdé de parler derrière son bureau à l’agent du Pôle Emploi. Et ça m’a emmerdé d’attendre mon tour parce qu’il y avait du monde. De faire la queue pour se retrouver dans un de ces box où l’autre, derrière la cloison, dans le box d’à côté, semble répondre à la question que l’agent vient de t’poser ou va t’poser. Parce qu’on t’en pose des questions, Jack. Et tu sais pas toujours quoi répondre. Surtout quand tu t’demandes ce que tu fais là et qu’t’essaies de noter sur ton calepin, en même temps que l’agent sur son clavier, deux ou trois choses vues, entendues. Quelques mots comme ça, qui t’serviront plus tard, quand tu rentreras, pour une note sans date et sans trop de blabla. Les faits, rien que les faits, Jack. Ça notamment, histoire de combler le vide de l’attente, et de la rentrée du petit ? Le local n’a pas l’air grand. Et néanmoins, en entrant, vous vous retrouvez dans un hall assez spacieux, et ouvert sur trois espaces : « offres d’emploi », « documentation », et un autre dont je ne me rappelle plus le nom (mais qui participe de la rencontre, j’imagine). Dans le premier, à droite, une rangée de postes vous permet de consulter en ligne ; sur l’un d’eux, un jeune et un vieux (un père et son fils ?) se tassaient. Le deuxième, sur lequel débouche la porte d’entrée, est une petite bibliothèque remplie de brochures et de magazines (et de quelques rares livres) ; une vieille, calée dans un fauteuil, patientait la tête haute (la mère ?). Dans le dernier, sur la gauche, en partie masqué par une cloison, je ne voyais rien et il ne se passait rien, a priori. Face à moi, le comptoir de l’accueil, un couloir tout sombre et, excentrée, l’imprimante sur laquelle l’hôtesse s’affairait. Le temps de prendre une note, et elle était à moi pour me signaler, en un instant, la démarche dont j’ai parlé. Quelle démarche, Jack, j’sais pas et on s’en fiche. C’est de l’administration et c’est sûrement noyé dans le blabla. Comme l’agence, envolée. Aujourd’hui, c’est un bâtiment de Service de l’économie et de l’énergie.

Il y a la police Garamond avec laquelle j’écrivais, plus fine et plus légère que celle que j’utilise aujourd’hui. J’m’en rends compte en recopiant. C’est que mes yeux supportent mieux Georgia, qui ressemblent d’ailleurs beaucoup à Garamond en version gras. Mais tu t’fous sûrement de mes goûts typographiques, Jack. Passons. — Il y a cette tentative de comprendre ce que veut dire le mot pôle, aussi galvaudé qu’aliénation à force d’être employé, c’est le cas de l’dire, Jack, à toutes les sauces, et de se noyer dans son jus, et que l’idée elle peut plus dire son nom parce que le nom, fantoche, il en a plus l’étoffe, c’est plus qu’une vague idée. Est-ce que ce sont encore des mots, Jack, dans le Pôle Emploi ? Ou dans le Pôle Numérique du cocon géant ? Ou le Pôle Mécanique de La Génetouze, tu sais le circuit automobile en pleine forêt ? Et le Pôle Nature du marais de Vitrezay, où tu vas t’promener et faire des photos des oiseaux ? — Au fait, merci pour les cygnes. Hormis dans les parcs ou les zoos, j’aurais jamais pensé en voir dans la nature, et surtout pas autant ! — Mais impossible de savoir où j’ai voulu en venir. Passe encore le relevé des consignes au moment de m’inscrire en ligne comme chômeur, ou "demandeur d’emploi" selon la formule consacrée, qui va dans le même sens que la liste : on est pas là pour chômer. « J’ai travaillé à travailler » chante Bertrand Belin. Eh bien c’est de ça, Jack, qu’il s’agit quand tu t’inscris en ligne comme chômeur : une espèce de contrat de travail pour du travail. C’est juste que t’es pas payé. Enfin moi, j’avais droit à rien. Rien d’autre qu’à travailler pour mon futur travail. Et ça, j’l’ai fait en notant ces phrases sans nom qui t’martèlent en tête que t’es pas là pour chômer. Écoute ça, Jack : « La recherche d’un emploi est plus qu’une condition, elle en est la raison… Pour s’inscrire comme demandeur d’emploi, il est nécessaire d’être à la recherche d’un emploi… Nul ne peut être inscrit sur la liste des demandeurs d’emploi, quelle qu’en soit la catégorie ou y être maintenu, s’il n’est pas à la recherche d’un emploi… Certaines conditions sont exigées pour l’inscription : - la recherche d’emploi… » Ça, c’est pour l’inscription. Et dans la déclaration sur l’honneur, on se met à ta place Jack : « mon projet personnalisé d’accès à l’emploi (PPAE)… toute proposition d’aide ou d’action de nature à favoriser ma reprise d’emploi… tout changement de situation au regard de ma recherche d’emploi… » Mais c’est qui ce moi qui se déclare sur mon honneur, ou qui m’déclare moi sur son honneur à lui, Jack ? C’est un moi aliéné, Jack ! Au moment où ma responsabilité doit s’engager, on m’la retire… Merde, Jack ! Faut pas s’étonner si, à côté de ça, j’ai halluciné la nouvelle de Poe Une descente dans le Maelstrom ! Même si j’y comprends plus rien, Jack. Parce que j’sais plus, j’sais plus ce que ça vient foutre là. Je l’dis pourtant, j’m’explique, j’le vois, mais c’est rien que du blabla. Le passage du bateau avalé par le vortex de Godzilla, censé expliquer ce que ça veut dire ce mot de pôle, qui veut plus rien dire ? Du blabla c’était. La seule chose, peut-être, la seule chose qu’on peut éventuellement sauver là-dedans, qui ait un peu de sens, c’est la volonté de tirer du sens, justement, d’une réalité qui m’échappait totalement avec une fiction purement imaginaire, mais clairement réaliste une fois cette condition acceptée. C’est ça, c’est ce rapport de force. Et une forme de croyance dans la fiction pour du réel. — Il y a aussi un entretien de Confucius : « Ne vous souciez pas d’être sans emploi ; souciez-vous plutôt d’être digne d’un emploi. Ne vous souciez pas de ne pas être remarqué ; cherchez plutôt à faire quelque chose de remarquable. » — Il y a aussi la structure des Champs de la Main. C’est un centre d’apprentissage pour jeunes. J’avais trouvé une offre d’emploi sur le site de Pôle Emploi, sans les coordonnées parce que j’étais pas encore inscrit, mais j’ai fini par les trouver moi-même en cherchant un peu sur la Toile. Je m’suis rendu à la structure directement pour m’renseigner. J’ai rien noté sur le lieu, mais j’me souviens d’un hall sombre et vitré. Par contre, je m’souviens pas de la réplique de l’homme à l’accueil, derrière son écran : Nous, on fait pas dans l’social, mais dans l’bâtiment. — Il y a cette note sur la voix au téléphone la première qu’j’ai appelé la structure, l’impression de parler dans le vide : Je n’entendais pas le souffle que l’appareil produit en général pendant que vous parlez et que l’autre vous écoute. Comme si l’appareil était éteint. Et puis il y avait ce décalage. Ce léger retard de la réponse, suffisamment long pour que vous vous demandiez, chaque fois, si l’autre est encore à l’autre bout du fil, ou si ça n’aurait pas coupé, par hasard. — Il y a le premier rendez-vous avec un conseiller Pôle Emploi. J’en ai déjà parlé, Jack, avec la conseillère dans le box. Mais là c’est plus précis et il y a même des détails surprenants. Le fait que c’est une femme entre deux âges de taille moyenne, cheveux mi-longs, ni blonds ni châtains (quelques blancs), visage de teint neutre, l’œil marron, vert, gris (mais je n’y vois pas très bien), petits sourcils arqués, pommettes saillantes (léger), joues tirées, creusées par son sourire, le fait qu’elle porte un petit haut bizarrement assorti au vert anis des dossiers de fauteuil et des pieds de table de la salle d’attente, le fait que nous nous trouvons dans une sorte de box, séparé des autres par des panneaux de fibres de bois stratifiés (d’un ton clair de bouleau — un choix prémédité ?) percés de petits trous ronds et noirs, et le fait que dans le dos d’Isabelle (son prénom apparaît sur l’écran), la fenêtre, piquetée de zones de verre dépoli carrées, donne sur le parking et j’aperçois ma vieille Fiat. Et tu crois ça, Jack, le même prénom que l’actuelle directrice de la structure !? — Il y a LE BEAU RÊVE DU TRAVAIL STABLE de Jorge Riechmann. J’avais lu ce poème dans la revue Po&sie. J’ai jamais rien lu de plus de Riechmann, Jack. — Il y a cette réflexion sur un signe étrange, un ü, introduisant à la fin de l’accusé de réception de la structure, où j’venais d’envoyer ma candidature, une petite consigne écologique pour éviter d’imprimer : pourquoi cet accent sur cette lettre, le signe n’existant pas dans notre langue a priori, sinon dans un mot inconnu venu d’une autre ? — Il y a la recherche sur la Toile de quelques renseignements sur la structure, et la preuve de ce que dit Jacques Alain Miller du moteur de recherche : « C’est le mot dans sa matérialité stupide qu’il mémorise. C’est donc toujours à toi de trouver dans le fond des résultats l’aiguille de ce qui fait sens pour toi. » Parce que j’suis tombé sur une autre structure. C’était le même sigle, mais pour une structure très différente. L’Aircraft and Aviation Insurance Service Company. Avec sur la page d’accueil du site un ciel splendide vu par-dessus le coton d’une vaste couverture nuageuse. Et ça, Jack, j’l’ai noté après mon petit blabla. J’l’ai bien mis à l’écart dans un nouveau paragraphe, bien protégé par le bouclier des parenthèses. C’est ça qui faisait sens pour moi. Et ça l’fait encore, cette image du ciel, de l’air, du vide. Même si c’est qu’un stéréotype, Jack, j’suis en partance pour la lune !

Il y a quoi d’autre, Jack ? On pourrait continuer. J’pourrais. Mais qu’est-ce que ça apporterait de plus maintenant ? Qu’est-ce que ça change, le message de la structure écouté sur le répondeur, ma réponse laissée sur la messagerie de la structure, pour un prochain entretien ? Qu’est-ce que ça change, ces appels manqués, et le petit temps mort, dans la voix, relevé entre deux mots ? Et la longue note sur l’entretien, dont je m’souviens à peine. Juste qu’en entrant dans la structure, y avait personne. Que j’ai appelé, attendu. Que j’entendais des voix. Que la directrice, JC, est finalement arrivée, dans une robe noire à petites fleurs rouges qui faisait ressortir ses formes. Un sourire. Un café ? — Non merci. Elle repart avec la cafetière. Qu’est-ce que ça change tout ça ? Qu’est-ce que ça apporte de plus, de savoir que l’entretien j’le revois dans la grande salle de cours au fond, où il fait plus frais et plus sombre, sous la lumière blafarde de la moitié des néons, comme si dehors c’était la nuit, comme si c’était l’hiver, tandis que JC, au sujet du rôle de l’Atelier, en appelait à l’esprit des Lumières ? Qu’est-ce qu’on en a à faire que JC ait perdu son sourire et mené l’entretien l’air tendu, comme si c’était elle qu’on interrogeait, avec une autre à côté qui disait rien, qui prenait des notes ? Qu’est-ce que ça signifie, qu’Aurélie, le jour où j’l’ai rencontrée, était en noire, et que la déclaration de cessation d’inscription reçue du Pôle Emploi était froissée, tachée ? Tu sais ce que ça veut dire ça, Jack, tout ça ? Eh bien rien, au fond. Rien. J’te l’dis, en vérité, ça change rien. Ça apporte rien, Jack. Et tu sais pourquoi ? Parce que l’essentiel, en fait, c’est pas là. Plus va dans ces notes et plus je m’dis qu’au contraire l’essentiel est ailleurs. Il est à côté, dans tout c’que j’ai laissé. Dans tout c’que j’ai déblatéré à en délirer tant ça m’semble aujourd’hui illisible. Dans ce qui s’est écrit pour rien parce que c’est mauvais, il faut bien l’dire, Jack. C’est mauvais, nul. Non-sens. Et pourtant on l’a écrit. J’l’ai écrit ça, Jack. J’l’ai écrit et j’me suis pas retourné, ou alors juste un peu, mais sur le moment pour que ça ait du sens, que ce soit lisible. Mais ça l’est pas finalement. Je m’suis pas retourné mais bien ramassé. Et relevé. Et j’ai continué. J’ai continué, Jack, sans savoir où j’allais. Sans lumière, sans date. Journal hors du temps. Journal aveugle. Pour rien, ou juste pour écrire. Écrire sans écriture, Jack, parce qu’on est pas lu et on l’sera jamais. Et qui voudrais-tu qui lise, Jack, quand on peut même pas se relire soi. Et quand on y voit rien, Jack. Parce qu’on y voit rien et j’y vois toujours pas mieux. Avec mes notes que j’crois essentielles, bon sang c’est s’fourrer le doigt dans l’œil. Grave. Je m’ramasse encore une fois. C’est encore du blabla tout ça. Ma parole, c’est ça, j’arrête pas d’déblablatérer. Mais c’est tant mieux, en vérité. Tant mieux, Jack, parce qu’il est là l’essentiel, de pas savoir où on va et d’y aller quand même, une fois, deux fois, trois ans, sans date, sans rien y voir, d’y aller dans l’illisible. C’est ça qu’il faut creuser. Grave et profond. Déblablaterre, Jack, déblablaterre. Et c’est ça qu’il conseille au fond, le vieux Char que j’retrouve dans mes notes sans nom quand il se demande : « Comment vivre sans inconnu ? » C’est là qu’j’allais, au fond, Jack, parce que c’est là qu’il est le travail. Le vrai travail, l’inconnu, l’illisible. C’est avec ça qu’on la gagne sa foutue vie. En les creusant en elle. En les déblablaterrant. Et c’est même sûrement ça que j’fais, Jack, que j’arrête pas, depuis dix ans. Dix ans, Jack, que c’est comme ça, que j’avance sans rien y voir, que j’piétine, que j’tourne en rond et blablabla… Illisible, depuis une dizaine d’années, sans compter le reste, l’école et ces fichues études qui m’y ont préparé… Dix années de blabla mini…

1. Tout vient à point pour qui sait attendre.

2. Avec les notes de Jean Hélion sur ses œuvres inachevées, voilà l’occasion de revenir sur le journal tenu il y a une dizaine d’années, durant trois ans — après j’en ai eu assez, il m’semblait que cette forme d’écriture courante, jour après jour, comme "diaréique", ça n’allait plus —, au moment où j’entrais enfin dans le monde du travail (comme si mes missions d’intérim et les boulots d’étudiant ne comptaient pas pour apprendre à le connaître ; ce que la directrice, JC, n’a pas manqué de m’faire remarquer). Mais juste le début, la phase de recherche de travail et la période d’essai, entre la fin des études et le moment où l’on commence vraiment à travailler — avec cette drôle d’intuition que si Michaël Glawogger devait donner une suite à La Mort du travailleur, il irait filmer dans les agences d’intérim, les pôles pour l’emploi, les centres de formation : il filmerait tout ce qui relève des préparatifs du travail (comme un autre genre de noce ?). Juste le début, en commençant simplement avec : Dix ans…

3. Autre intuition, Jack : cette espèce de faux frère qu’on ne ménage pas, et qui nous le rend bien parfois, avec cette voix très orale, très familière, qui ne s’embarrasse pas autrement du langage que de dire ce qu’elle a à dire, à lui dire (me dire) — et ce n’est pas si simple de sortir de l’embarras.

4. Je sais, une voix, de l’oral, pour des « rémanences visuelles », ça tient de la folie. — À voire.

5. Jack, je ne m’en étais pas rendu compte avant le texte du chien fou qui se barre, mais oui, depuis, Jack, c’est peut-être bien en grande partie les traits de mon père. Un père à qui, comme moi, en Will, j’ai coupé la queue. Comme Samson et ses tresses, nous avons perdu nos forces et on n’y voit rien. Mais sans cela, que pourrait-on se dire ? comment se parler ?

6. Thèse, est un mot que je m’interdis.

7. Le petit passage du coup d’œil dehors, par la fenêtre de la chambre-bureau, je l’ai emprunté à un petit texte déjà écrit et en ligne sur le carnet web, moyennant quelques retouches.

8. Ce qui m’échappe : si les traits de Jack je les tire de la figure paternelle, ou si en fait je les projette sur elle à travers le personnage ?

9. J’aime bien aussi, dans le préambule du journal, la citation sur le travail de Joseph Conrad, dans Au cœur des ténèbres : « Non, je n’aime pas le travail. Je préfère flâner en rêvant à toutes les belles choses qu’on pourrait faire. Je n’aime pas le travail — personne n’aime ça —, mais j’aime ce qui est dans le travail, l’occasion de se découvrir soi-même, j’entends notre propre réalité, ce que nous sommes à nos yeux, et non pas en façade, ce que les autres ne peuvent connaître, car ils ne voient que le spectacle et jamais ils ne peuvent être bien sûr de ce qu’il signifie. »

10. Je retarde le moment de me retrouver devant les notes du journal sans date. J’ai le sentiment qu’un mur va se dresser, qu’il va bien falloir traverser, escalader ou contourner. On essaiera plusieurs fois, on s’y échouera autant de fois. Mais on recommencera. Et chaque fois : Il y a… Il y a…

11. Je me débats avec les coupes et les ellipses pour faire oral et familier. J’veux pas, j’en sais rien… c’est facile, assez courant. Et certainement suffisant. On pourrait aller plus loin, aligner l’écrit sur l’oral à mort pour faire naturel. Mais ce ne serait jamais qu’un comble de l’artifice, et certainement moins lisible. Sans forcer, quelques coupes, quelques ellipses. Juste pour donner le la au lecteur.

12. La liste risque d’être longue. Pas nécessairement dans la quantité des notes à retenir, mais dans le temps, dans l’énergie qu’elles me demandent.

13. Les images élémentaires, genre coucher de soleil, lever de lune, le ciel pommelé, etc., sont-elles de véritables stéréotypes ? J’imagine qu’on s’est tous arrêtés devant ce genre de phénomènes, depuis la nuit des temps comme on dit, et peut-être aujourd’hui encore certains grands primates. Et si, au-delà du stéréotype, qui est un mot récent, gros de toute notre imaginaire moderne, technique (typographie) et scientifique (didactique, psychologie, linguistique), il s’agissait d’un trait simplement humain, du genre homo, voire de la famille des hominidés ? — J’exagère ? Oui, le plus sérieusement du monde. Avec cette histoire de Michel Serres rapportant comment, d’une expérience menée avec une chimpanzé nommée Sarah à qui on avait appris à communiquer avec les hommes avec la langue des signes, on peut se demander par où passent les voies de l’humanité lorsque Sarah, à qui on demande de séparer les photos des animaux avec qui elle vit de celles des hommes qu’elle connaît, classe sa propre photo du côté humain. — Il y a des fois où je me demande si ça tourne rond.

14. Ma liste compte une dizaine de notes et il me reste une dizaine de pages du vieux journal sans date. J’écris avec ce que j’ai déjà écrit, comme par-dessus mon épaule à dix ans d’intervalle, avec cette tonalité orale plus ou moins débridée à la recherche d’éléments visuels noyés dans la masse du vieux blabla. Épuisant. Moi qui croyais que c’était facile l’écriture sans écriture. C’est plutôt de la méta-écriture.

15. En rester là. Balayer les pages restantes d’un trait. Il y a quoi d’autre, Jack…

16. Les coupes, pour un style oral, qui mange les mots : seulement pour les pronoms, avec je, avec tu (me et te). Seulement autour de la voix, pas trop loin, précisément au moment où elle se signale.

17. Et pas de premier adverbe de négation, ou rarement, parce qu’il se prononce, ou pour l’euphonie (« qu’on comprend pas » : concon, c’est pas jojo).

18. Dans ce genre de texte, difficile de s’arrêter. En fait, c’est impossible. En creusant un peu ici ou là, on trouvera toujours matière à amplifier le texte de l’intérieur. Et c’est peut-être comme ça que ça se conçoit, l’écriture : l’écriture en acte, l’instant de l’écriture : on est toujours à l’intérieur, toujours au milieu, même à l’extrême fin du texte c’est l’extrême milieu — un peu comme les limites de l’univers gardent en elles le milieu même de son apparition, sans quoi nulle expansion. Le seul moyen d’en terminer, c’est de faire un tour sur soi, de faire une boucle : c’est de revenir vers quelque chose qui renvoie au début. — Le début de la fin ?

19. Les passages tirés du vieux journal, ici en italique, j’ai évité de les retoucher. Mais je n’ai pas pu me retenir. Juste un petit peu, ici ou là, juste une petite correction ou modification.

20. À chaque Il y a… un paragraphe. Le texte se déploie en de nombreux paragraphes. Mais ils se fondront dans un seul grand paragraphe, avec pour seule trace un tiret cadratin. Je ne conserverai que les parties, dont les axes d’écriture se sont révélés en chemin, chacune portant un titre (recherche, pôle, offres, entretien) et se soutenant d’illustrations — vue aérienne du lieu de recherche, comme un grand cocon blanc dans la ville ; le bâtiment Pôle Emploi en street view il y a une dizaine d’années, devenu aujourd’hui celui du Service de l’Énergie ; le ciel et les nuages de la page d’accueil du site de l’Aircraft and Aviation Insurance Service Company ; et la dernière que je ne connais pas encore.

21. Parfois, mes citations, même sous un air de ne pas y toucher, c’était du sérieux : « La réforme que nous avons esquissée consiste à développer dans les entreprises et les administrations une authentique rationalité humaine qui restaure la communication entre les secteurs compartimentés et autorise à la fois les initiatives créatrices et une participation de tous à l’ensemble du résultat. » (S. Hessel et E. Morin, Le Chemin de l’espérance)

Will
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61 | La toilette.


L’eau froide coulera longtemps sur la main qui attend la température adéquate, avant de l’inviter à franchir le seuil de la douche qu’elle rejoindra avec d’infinies précautions, mouvements calculés au millimètre près, prise par prise. La poignée. Le rebord en faïence. Et puis l’eau chaude bienfaisante, généreuse sur la peau si ténue mais qui sous l’effet aquatique se régénère comme ces salades reprenant allure après trempage. La pluie de la douche se dépêche en filets serrés sur la chair qui présente des petites lentilles rouges, surface très douce protégée par les vêtements tout le reste du temps, tissu intact étonnamment préservé des rayons du soleil. Les seins lourds libérés de tout harnachement, toujours l’ont empêché d’avoir une silhouette convenable mais libérés de tout oripeau, retrouvent leur sens. La servante - la scène rejoint les études de nus, autorise ce nom ancien- soulève la poitrine pour passer le gant de toilette. Mouvements circulaires pour ranger les organes dans le ventre en coquille. En contrepoint la main noueuse balaye la pomme de douche en métronome, monte et descend, monte et descend. Il faut se faire violence pour sortir de ce mouvement ensorcelant . Peut-être que les éclaboussures qui finissent par former une mare, une inondation qui dépasse la frontière du pas de douche pour tremper le tapis de bain, la buée de plus en plus prégnante couvrant maintenant le miroir de la salle de bain, les vitres, appellent vite la suite. Ranger la pudeur dans un gant de toilette. Laisser la vieille dame laver ses parties intimes et vite réchauffer son dos. La servante verse l’eau maintenant sur le dos courbé, elle lave toute la colonne enroulée sur elle même. La huitième dorsale saillante comme un manche de violon, prête à sortir de son ornière, pour passer à la mollesse des fesses, suivre les jambes qui ont gardés leur ligne d’origine mais avec une peau si fragile qu’elle laisse deviner le circuit de toutes les veines. Les courants savonneux se laissent entraîner jusqu’au siphon. Les passages sont toujours violents. La main tourne le robinet et passage au tableau suivant, au second mouvement : la sortie,. Serviette ouverte prête à la recueillir l’aider à passer d’un élément à l’autre. Elle frictionne, réchauffe, et essuie toute cette eau qui maintenant pourrait la refroidir. Avec les mêmes précautions d’escaladeur, la vieille dame s’accroche au lavabo pour enfiler sa culotte, sur laquelle une petite serviette aura été posée. Les seins sont soulevés pour être poudrés de talc de Venise, prêts à être rentrés dans les bonnets, rangés pour la journée dans ce soutien gorge dont elle aura ajusté la fermeture en rajoutant une patte de boutonnage, elle qui modifie toujours le prêt-à-porter pour l’adapter à sa mesure. Mais déjà la respiration s’essouffle avec tous ces mouvements. Vite la combinaison. La robe. S’asseoir pour le troisième acte : la cérémonie des bas. Tour de passe - passe. Retourner le bas sur l’envers jusqu’au talon pour qu’une fois le pied introduit, revenir sur l’endroit et dérouler le bas jusqu’en haut des cuisses et trousser ses jambes. Elles entameraient presque un air de French Cancan si un gémissement ne rappelait pas à l’ordre.

Hélène Boivin
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62 | Tourmente


Dans un parc, une longue allée court entre des platanes et de l’herbe. Nous sommes le 24 novembre, c’est toujours l’automne. Il fait doux, un vent du sud impétueux agite par rafales la ville. Sa présence se laisse deviner par les variations de couleurs des lignes de toits mêlées à la part de ciel blanc-gris de l’horizon. Des colonnes de feuilles mortes s’enroulent et s’élèvent par tourbillons. Elles sont légèrement courbées par rapport aux troncs verticaux, comme si elles venaient les effleurer. Au sol, des courants et des répits animent leurs mouvements, feuilles cahotées à la manière du bois de flottaison sur l’eau. Un amas a réussi à se former sur le bord de l’allée, circonscrivant un espace au calme. Assis sur le derrière en plein milieu, les jambes tendues en avant, un jeune enfant est occupé à jouer avec des feuilles mortes. Une par une, il les empile : celle qu’il regarde dans ses mains à la magie d’une étoile de mer. Il est présenté de trois quarts face, deux couleurs distinctes d’habits, et légèrement tourné vers le côté de l’allée et de la toile, de sorte que sa concentration nous soit apparente. Quelques mètres plus loin devant lui, plus proche de nous et près de l’autre bord de l’allée, suspendue par cet inédit phénomène, ne tournant ni le dos ni ne faisant face à l’enfant, une jeune femme attend de biais, la poussette désertée en avant. Elle est suffisamment éloignée de lui pour que quelqu’un venant à contre sens, comme le regard du spectateur, puisse passer entre eux, presque sans les gêner. Son attention n’est pas fixée exclusivement sur l’enfant. Plutôt qu’être dans la seule attente temporelle, elle-même est absorbée par le spectacle des éléments, qui à ses yeux s’étend hors-champ vers le côté gauche et au-delà en arrière du spectateur. Elle, l’enfant et ce tas de feuilles sont les seuls à être calmes et immobiles dans la tourmente, pause joueuse quand tout voltige autour de leur balade interrompue.

Laurent Hollow
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François avait sur son smartphone les photos d’une série de petits tableaux dessinés au pastel par Élise... il lui semblait voir sa main impulser les mouvements tournoyants du vent dans les nuages, faire trembler la lumière à travers les traînées de pigments dispersés au bord de l’océan, transférer à l’eau les couleurs du ciel et au ciel le mouvement des vagues, faire naviguer les étoiles, s’envoler les voiles des navires, traverser les formes du monde réel, tenter de saisir l’invisible, l’impalpable, de dessiner peut-être un rêve plus grand que la réalité... la gestuelle qui avait été la sienne en manipulant les bâtonnets de pastel rendait Élise étonnamment présente, une mystérieuse alchimie paraissait avoir matérialisé son âme, la poussière colorée des pigments avait déposé sur les dessins une image de son monde intérieur... François aimait aussi les formes circulaires de couleurs vives, non figuratives mais souvent surmontées d’une sorte de chapeau, que les doigts d’Élise faisaient virevolter de façon récurrente, comme un motif musical invitant à la danse, au milieu de grands espaces blancs qui amplifiaient les vibrations de la couleur... il avait envie de lui dire son émotion, elle ne répondait pas...

Françoise Gérard
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Je recule. Doucement. Ondulations des pans verticaux du rideau de plastique épais. Reflet des feux arrière de la remorque sur la masse gélatineuse du caoutchouc. Les rétroviseurs de droite captent les jeux d’ombres et de lumières. Derrière les lames souples du rideau le quai de chargement est violemment éclairé. Des néons comme des fusées entravées dans le plafond crachent de l’électricité blanche et crue. C’est un théâtre de nuit, avec du bruit des chocs sourds dans les travées derrière, comme une répétition générale cachée organisée à l’insu de son metteur en scène. On entend très nettement le cliquètement des roues des transpalettes sur le sol de béton brut de béton nu, malgré le ronronnement du Webasto et la musique bleue qui sort de l’autoradio. Clignotements rouges des chiffres de l’heure dans la nuit de la cabine. Rectangle verdâtre du chronotachygraphe, mouchard consenti, machine de compagnie dans la chaleur ouatée de la cabine du Scania. À gauche à droite des remorques sur béquilles, parallélépipèdes énigmatiques à cul des quais, scellées déjà, mais sans secrets à l’intérieur. Sur des amoncellements de produits technologiques couteux et impersonnels irrigués d’électronique et de science. En attente. Moi aussi je suis en attente. 45 minutes de pause baignées de l’odeur du gobelet froid de café bu. J’attends. Nuit de la rocade traversée de phares anonymes et silencieux et à gauche au-delà de la couche d’ombre de la zone de manœuvre, les lueurs froides des projecteurs braqués sur le grillage à losanges métalliques. Puis le panache de fumée blanche de l’incinérateur qui veille toute la nuit toutes les nuits poumon sans tache sur la ville au loin.

Isabelle Dartiguelongue
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Je sais ce que je vais peindre et je l’ignore complètement. Vision de lignes, construction d’un espace 3 dimensions sur un plan qui n’en a que 2, il faut un travail de reconstruction : construction à partir d’une sensation, une aide-mémoire...telle sensation que j’ai envie de prolonger tiens, telle couleur, telle atmosphère, ou bien pire quel concept ? ET QU’EST-CE QUE VEUX DIRE . Le temps ? le mouvement ? RECONSTRUCTUIRE A L’AIDE DE COULEURS : tiens un ciel rouge une première étape de déconstruction : pourquoi pas. Ciel rouge. Reconstruction en 2 D, d’un souvenir qui en a 3. Un souvenir, c’est dire une origine, pour le peintre : Car il ( le peintre)cherche à peindre le monde à son origine. Parce que c’est sa potentialité qu’il veut représenter, l’invisible, le non encore créé mais qui était là. Tel personnage sort de la toile, ll est inachevé, il est l’incréé, qui surgit, on le laisse en l’état de non fini un temps, le temps d’exister, le temps de déployer ici son existence, le temps d’une stance intime, la stance est dans l’image : immanence du verbe, verbe logos création, c’est ici qu’il ex-iste, ex-il... qu’il exil aussi son créateur. * J’ai l’air de dire une leçon non ?

Représenter un être, Car au début etc...Je me lance dans les formes . Mais d’abord, des visages s’imposent : il faut d’abord les cartographier. Qu’est-ce qui dans ce visage en premier lieu va emporter mon attention ? sans perspective, dans ce mouvement de dessiner ...la carnation, l’analyse de la couleur...des ombres des formes, des volumes La déconstruction du sujet, Sa reconstruction inachevée .. Je sais ce que je vais peindre (certitude), les signes d’où me viennent-ils ? Un visage un portrait. Le reste je l’ignore (incertitude). Aller au plus précieux, celui-là, pourquoi de celui-là, je reçois quelque chose : une energie : je la restitue. Souvenir autobio : des paysages des arbres, des déserts, des forêts. Des fois, immobiles sur une photo, des bois des forêts, des visages, des corps, leur énergie...

Peindre l’invisible.

Isabelle de Montfort
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66 | Perspective


Quelques minutes devant soi. Là, entre l’édredon et le matelas à mémoire de forme, on se dirait déposée dans sa propre empreinte, comme coincée dans la mémoire du corps. A tâtons, dans l’enfoui de soi, tracer une géographie de l’enfance. Tracer, pister, tirer des fils bord à bord, des lignes à haute tension, des traits rectilignes, entre les villes, les gens. Des droites. Des points. Peu de courbes, des à-coups, des perpendiculaires, des parallèles, des lignes tracées, et d’autres invisibles qui soutiennent l’architecture d’une ville, d’une rue, d’un immeuble, d’une chambre. Suite et emboitements de figures géométriques à angles droits. Tracer jusqu’aux confins de la ville, ce territoire entre l’habité et l’inhabitable, entre la pelouse rase, pâquerettes décapitées et le chiendent brûlé de Roundup, ces lointains où l’on dresse les quartiers au cordeau. Toutes les lignes droites d’où qu’elles partent, fuient à l’horizon et déforment tout sur leur passage, comme si l’horizon aspirait le monde jusqu’à ne devenir plus qu’un point qui sans cesse recule à mesure qu’on avance. Le crayon gris crisse. Mal assuré, le trait ne suit pas la règle, dépasse l’intersection. Fausse route. Débord. Va-et-vient de la gomme, le gras gris de la mine s’étale et floute. Au milieu des essais successifs, on cherche la ligne droite ou le point de fuite. Crayonner. Tâtonner. Gommer. Raturer. La ligne qui barre le mot. La barre d’immeuble qui biffe la vue. Deux parallèles pour l’avenue. Une perpendiculaire pour la route qui se barre à l’horizon. L’univers connu s’arrête à l’enfilade de magasins sur la droite, et à l’immeuble sur la gauche. Un gratte-ciel gris couché. Une brique de Légo, deux picots par huit, traine dans un angle de la chambre.

Codicille :
Il me reste cette phrase sans savoir où elle va. Elle synthétise le processus à l’œuvre pour moi dans l’écriture de ce fragment. Je la pose ici. Un pavé jeté dans l’odeur de la nuit.
Eva Carpentey
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1ère mise en ligne 24 décembre 2020 et dernière modification le 1er janvier 2021.
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