figures libres #1 | au cinéma, sans histoire

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l’atelier reprend avec la #11 sur les pages auteur habituelles.
merci à tou.te.s les contributeurs.trices !

Cette page rassemble provisoirement les contributions reçues pour la proposition #10, et sera effacée après livre imprimé pour les participant.e.s qui le souhaitent. Le PDF du livre, à disparition de cette page, sera disponible pour tou.te.s les abonné.e.s Tiers Livre.

Les contributions sont présentées ici par ordre alphabétique d’auteur, avec index. Chaque texte inclut un renvoi à la page personnelle de l’auteur.e.

Merci, lors de vos envois, de bien vouloir prêter attention particulière à correction du texte, pour limiter le travail de reprise. Voir ici la rubrique trucs & astuces pour les italiques, doubles tirets, guillemets anglais, saut de ligne pour paragraphes ! Nous rendent aussi service : majuscules accentuées, nombres en lettres et non chiffres. Préférer les italiques pour les titres de films (mais on homogénéisera dans le livre). Titre et codicille évidemment.

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 retour sommaire général des propositions.

avec des textes de

Huguette Albernhe _ Sébastien Bailly _ Romain Bert Varlez _ Helena Barroso _ Céline Bernard _ Sylvia Boumendil _ Muriel Boussarie _ Annick Brabant _ Cécile Camatte _ Laurie Chevallier _ Roselyne Cazanave _ Brigitte Célérier _ Béatrice Claire _ Piero Cohen-Hadria _ Emmanuelle Cordoliani _ Grégoire Darasse _ Anne Dejardin _ Juliette Derimay _ Caroline Diaz _ Claudine Dozoul _ Françoise Durif _ Monika Espinasse _ Dominique Estampes-Paillard _ Geneviève Flaven _ Vincent Francey _ Marie-Caroline Gallot _ Jennie Gellé _ Xavier Georgin _ Françoise Gérard _ Danièle Godard-Livet _ Antoine Hégaire _ Marie-Paule Henri _ Laurent Hollow _ Nathalie Holt _ Gauthier Keyaerts _Liliane Laurent _ Claire Le Goff _ Philippe Liotard _ Christiane Mansaud _ Pierre Ménard _ Isabelle de Montfort _ Vanessa Morisset _ Marie Moscardini Amélie Navarro _ Annick Nay _ Ugo Pandolfi _ Laurent Peyronnet _ Mireille Piris _ Sylvie Pollastri _ Géraldine Queyrel _ Nathanaëlle Quoirez _ Françoise Renaud _ Marie Roger _ Michaël Saludo _ Marlen Sauvage _ Catherine Serre _ Françoise Sullivan _ Jérémie Tholomé _ Vincent Tholomé _ Martine Tollet _ Milène Tournier _ Jacques de Turenne _ Valentina Viettro _ Simone Wambeke _ Will.

 

En deux temps


par Huguette Albernhe, retrouver sa page

Si elle pouvait tourner un film mettant en scène sa première salle de cinéma fréquentée plusieurs décennies en arrière et sa première séance de spectatrice, sans nul doute elle tournerait celle qui offrit un dimanche d’été voilà plusieurs décennies, à 17 h une projection dans une ambiance truculente, inoubliable, jamais retrouvée, au sein d’un village du Sud de la France, près de l’Étang de Thau. Il faudrait capter bien des éléments, la queue bruyante et désordonnée devant le grand bâtiment qui jouxtait l’école, l’ouverture de la grande porte en bois, la précipitation vers la salle des fêtes aux dix fenêtres recouvertes de rideaux épais, transformée chaque semaine en cinéma, la disposition devant l’écran blanc de plusieurs chaises pliantes en fer sur vingt rangs et sur deux travées, l’occupation des cinq derniers par des bancs de bois. Voilà, la salle se remplit à grande vitesse, les jeunes se précipitent au fond vers les bancs. Les décibels augmentent à chaque seconde qui passe. Chacun se bat pour obtenir la place qu’il souhaite soit pour une meilleure visibilité soit pour être à côté de la personne choisie ou même soudainement celle qui focalise tout l’intérêt. Les bandes rivales s’installent, à gauche de la travée la bande des modestes, originaires des familles les plus simples du village et à droite le groupe des petits bourgeois du village, à l’allure plus hautaine. Mais enfin ils viennent. Parce que dans le village il y a aussi ceux, méprisants, qui ne viennent jamais dans ce lieu trop populaire. L’excitation monte, le chahut joyeux s’installe, le projectionniste tarde un peu, l’impatience augmente quand enfin, la lumière s’éteint, le fond sonore diminue, seuls quelques gloussements, quelques chuts, sont perceptibles. Puis un quasi-silence se répand, seul le bruit du projecteur installé tout près dans une cabine provisoire est perceptible, il est le signal que l’aventure commence, l’image des Actualités apparaît. C’est l’Éclair Journal d’une durée de dix minutes environ. Attention soutenue pour les occupants des rangs de chaises, agacement pour ceux des rangs des bancs, sauf pour la course de voitures. Toujours la même musique d’accompagnement, toujours la voix du même commentateur, aiguë et un peu nasillarde. Voilà, c’est fini. L’espace d’un instant, l’écran est noir, dans la salle plongée dans l’obscurité, des ouh impatients et des sifflets éclatent. Mais un dessin animé de Tex Avery s’annonce. Aujourd’hui c’est Le Loup qui devient fou devant le petit chaperon rouge. Un chaperon rouge très sexy en vérité et transposé en chanteuse de cabaret. Chahut, dès son apparition. Quelques personnes âgées assises au premier rang semblent choquées par cette métamorphose du conte aux connotations sexuelles. Le fond exulte à chaque présence du petit chaperon rouge. Hilarité générale sur les bancs, rires plus feutrés devant. C’est l’entracte maintenant pour quelques minutes. Certains se lèvent en prenant la précaution de faire garder leur place ou d’y laisser un signe de propriétaire ! Des cigarettes s’allument, des voix fortes et des rires animent l’ensemble. Des senteurs d’eau de Cologne et de poudre de riz émanant des premiers rangs s’associent et créent un nuage odorant au-dessus des têtes. Retour en trombe, vacarme, le film va commencer. La lumière s’éteint, quelques secondes dans le noir. Sas de la métamorphose générale. Un silence presque complet envahit à nouveau la salle. Voilà, le titre du film attendu et le générique explosent sur l’écran sous des cris jubilatoires : Les hommes préfèrent les blondes de Howard Hawks avec Jane Russell, Marilyn Monroe et Charles Coburn. Marilyn Monroe en blonde explosive, avide de diamants et Jane Russell en brune foudroyante attirée par les beaux hommes s’embarquent pour la France. La plastique des deux femmes et la musculature irréprochable des hommes, athlètes américains de l’équipe olympique sur le paquebot, satisfont le public de plus en plus émoustillé. La musique du film, les chansons concourent à accentuer l’excitation générale. La chaleur a envahi la salle et plus le temps passe et plus celle-ci devient suffocante. On entend les bruits caractéristiques des bouteilles de limonade que l’on ouvre, un pschitt explosif, et le crissement de l’ouverture du papier cristal entourant les bonbons. Des soupirs, des cris d’exaltation à chaque baiser ou simple rapprochement des corps, inondent de leur intensité la forme fantômatique et animée de sortes de soubresauts ou de vagues, du public, inspirent les flirts confirmés et libèrent les nouveaux. Il n’y a pas seulement les baisers. La participation à toutes les émotions des héros est manifeste. Des vibrations se répandent dans toute la salle, ce ne sont plus des spectateurs, mais des fervents du culte de la séduction et de l’amour. Même les premiers rangs se sont détendus. Quand surviennent des scènes comiques, plus rien n’est audible sinon les rires, les gloussements, les agitations de bras. Le film se poursuit, les aventures se multiplient et le final, le mariage des deux héroïnes triomphantes, clôt la projection. L’écran s’éteint. Le fond replonge dans le brouhaha. Les spectateurs des chaises, à la sortie, clignent un peu des yeux, quittent un monde à part, et un peu hébétés regagnent, mais sans conviction et enthousiasme leur maison. Ceux des bancs sortent en se bousculant, en gesticulant, en chantonnant, en dansant. Mais déjà chacun pense à dimanche prochain et au prochain film, un western. Durant une dizaine d’années, chaque dimanche, l’été, rituellement cette manifestation joyeuse se renouvellera. Mais depuis longtemps déjà le cinéma a disparu du village.

Tous les samedis de ses années de lycée, elle fréquenta à Lyon un tout petit cinéma, un cinéma de poche étrange. Elle aimait s’y rendre seule et en même temps elle appréhendait un peu cette situation ; pourtant c’est cette fragilisation consentie qui lui permettait de savourer chaque seconde. Elle n’aimait pas parler quand elle allait au cinéma surtout après le film. Elle attendait avec une certaine fébrilité la petite file d’attente puis l’entrée dans la salle. Elle se mit dans la file, ne chercha pas à croiser un regard, prit son ticket machinalement, puis plongea dans un état d’absence au monde, prit une grande respiration avant de pénétrer dans l’unique salle de ce vieux cinéma après un parcours un peu labyrinthique de couloirs recouverts de moquette rouge cramoisi. Elle imaginait entrer dans une sorte de grotte mystérieuse, elle ressentait chaque fois une sensation d’étouffement, de claustrophobie, d’étau qui oppressait ses côtes et fragilisait ses pas amortis par une sombre moquette tâchée. Puis passage dans les travées de la petite salle peu éclairée, aux murs marron foncé, aux sièges parfois brinquebalants, recouverts de velours bleu fané, choix d’un fauteuil presque au fond toujours en bord de travée, plongée du corps dans ce réceptacle peu confortable, mais qui rendait prête la réception du film tant attendu. Peu de public, des gens seuls souvent, silence donc avant même la projection. Attente fébrile. Quand la lumière générale s’éteignit, de petites veilleuses au bas des travées s’éclairèrent, le spectacle allait commencer. La sensation d’oppression s’évanouit alors et dès que l’écran noir devint lumineux, le décollage mental s’opéra. L’œil magique du projecteur que l’on entendait à peine, la fumée blanche, opaque, chargée de particules prometteuses attiraient, comme des mouches sur un ruban recouvert de colle, les regards jusque-là un peu dispersés. Projeté sur l’écran blanc, virginal, qui s’illumine de noir et blanc, le film enfin. Le décollage mental se confirme, s’amplifie, emprunte une spirale ascendante du sol au ciel comme ouvert à nouveau, magie dont l’effet durera deux heures environ. Un souvenir, celui de M le Maudit, film troublant et visionnaire de Fritz Lang. À la fin du film, le générique se déroule encore, personne ne bouge, et même à la toute fin, lorsque la lumière de l’écran disparaît et que la salle s’éclaire, personne ne se lève sauf une personne qui s’en va discrètement. Combat des ombres et des lumières. Abasourdis, en peine à revenir à la réalité de l’instant, aux retrouvailles de la salle sombre et comme vidée de son âme. Sortie des uns et des autres par la porte unique. Les têtes un peu baissées, accablées, ailleurs. La lumière éclatante du jour agresse, clignement des yeux assaillis, les visages sont pâles, et ont peine à se réanimer. Elle avance, des images plein la tête, le regard épouvanté de Peter Lorre la hante, et l’air qu’il sifflote continuellement résonne encore dans ses oreilles. Elle traverse la rue et a failli être heurtée par un cycliste. Elle s’arrêta alors un instant et regarda couler la Saône.

Deux images de cinémas bien ancrées dans ma mémoire, deux lieux, un de fête et de débordements, l’autre d’intimité et d’émotions. Rejet des grandes salles multiplexes confortables mais si impersonnelles fréquentées très rarement. Reprise de quelques éléments écrits dans un texte de l’atelier 2018, la ville pour le premier texte, l’exemple ne pouvait être remplacé. En écrivant ces textes, le souvenir devenait tellement présent que j’ai essayé de le traduire par l’utilisation d’abord de l’imparfait puis du passé simple et enfin du présent. Les souvenirs deviennent des remémorations.
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Cinéma


par Sébastien Bailly, retrouver sa page

Le mur était blanc. Fenêtre ouverte, c’était l’été, et les rideaux épais qui protégeaient des rigueurs de l’hiver rejetés sur les côtés. L’idée était de laisser entrer dans la chambre la fraîcheur nocturne. Les volets, c’était le jour qu’on les fermait. Parfois, un rayon de lune en profitait, se faufilait à travers les branches de l’arbre tout proche, et c’était ça le spectacle : le mouvement de l’ombre des feuilles qui s’agitaient dans la pièce. Cinéma sans début ni fin, histoire à écrire comme elle s’animait, autant de personnages, d’objets, de mouvements de foule, de hoquets. Ici, c’étaient un père et ses enfants qui avançaient, là une foule d’animaux disparates, un troupeau de gnous, peut-être. Burlesque muet des entrechoquements impromptus.

Du lit, Philippe avait vue sur le plafond tacheté de papillons d’ombres en arabesques et circonvolutions aléatoires, et autour d’un cadre au motif effacé, des cowboys et des indiens se poursuivaient : flèches décochées, fusils dégainés. Une bataille, de la poussière. Cris de ralliement, cavalcades, stratégies d’encerclement. Peaux-rouges et chercheurs d’or, squaws interdites de saloon, grizzlis massifs, bisons paisibles.

Philippe ne bougeait pas. Tout juste s’il clignait des yeux. Immobile, enfoncé dans son matelas. Il donnait des noms aux personnages qui revenaient soir après soir. Et c’était Plume agile, Louve triste, Jo Kassidy, Mick O’Brian… Et chacun jouait son rôle dans la farandole lente décidée par la brise. Philippe, la tête à la conquête de l’Ouest jusqu’à ce que les ombres s’estompent dans la nuit devenue noire.

Au rez-de-chaussée, le tic-tac d’une horloge.

Et un soir, Philippe s’endormit avant que la lune se couche. Yeux fermés. La cavalerie arrive et chasse les papillons. Les cow-boys dansent autour du feu de joie, les bisons enterrent la hache de guerre et le père est délivré, avec ses enfants grizzlis. Ce ne sont plus des ombres : le chef indien est là, et sa voix chantante loue la lune : loulalune, loulalune... Avant que tout disparaisse pour de bon.

Comment faire du cinéma, s’il n’y a pas de cinéma dans l’histoire ? Si ce n’est pas la bonne période, pas le bon lieu ? Comment répondre à l’exigence de la proposition et rester dans ce manoir surplombant la Seine ? Je n’ai pas voulu quitter ce fil narratif, du coup, il a bien fallu réinventer le cinéma. Et voilà. Du coup, il y a peut-être trop de narration par rapport à l’objectif initial, mais ça vient comme ça, qu’y peut-on ? (Ah et quelques éléments liés aux propositions précédentes sont bien là). Deux idées : la mise en abyme et la caverne de Platon.
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À tous les maîtres qui


par Helena Barroso, retrouver sa page

Je l’appellerais plutôt la maison des images ou des souvenirs silencieux, ce qui revient au même. Son appellation officielle surplombe en noir et blanc le grand portail en fer forgé, exactement comme dans les ranchs à l’entrée d’un western américain. Aujourd’hui, elle est en deuil. Toutes les séances ont été annulées, sauf une, celle qui est destinée à rendre hommage à sa mémoire. On entre en silence, on laisse de l’espace aux autres, ceux qui nous précèdent et ceux qui nous suivent. On n’est pas pressés. Ce film que dans quelques instants on va voir ou revoir, « son » film, est une façon de ne pas le quitter encore. De le retenir ne serait-ce que pour quelques instants, puisque nous ne sommes plus assez forts, assez honnêtes, assez audacieux pour le faire ressurgir parmi nous. Nous, qui sommes encore vivants, croyons-nous encore à la vie ? Saurons-nous encore soutenir un regard, entrevoir nos peurs pour calmer nos détresses ? Pour l’instant, je fais comme tous ces fantômes qui, dans la pénombre, attendent que les portes de la grande salle s’ouvrent pour les laisser à nouveau dans le noir. On saisit chacun une feuille de salle, la dernière, lui qui en a rédigé des milliers, parfois plusieurs, différentes, pour un même film. On a un jour demandé à un de ses collaborateurs de le définir, d’expliquer ce qui le distinguait des autres. La réponse fut toute simple : il faisait des films écrits. Que pouvait-on donc lire sur ces feuillets légers, allègrement offerts, comme le bonbon favori dans la main ouverte d’un enfant ? C’est très simple aussi : on y découvrait qu’au départ comme à l’arrivée le film gagnait toujours, et nous avec. Bien sûr, il eut ses détracteurs, comme tous ceux qui sont plutôt qu’ils ne deviennent. On lui reprochait une certaine immobilité de goûts, son aversion pour les ambigüités gratuites, ses réticences envers des réalisateurs cultes, ceux qui, précisément, ne cessent de devenir et qui, à force de changer, retournent au point de départ sans s’en apercevoir. On lui en voulut de vouloir offrir un nouveau lieu à cette énorme arche d’images dont il était le gardien. Je ne vais pas le défendre ici, il a su le faire lui-même en menant tout à sa guise. À son image. Comme ce dôme étoilé que je regarde en ce moment, détesté par presque tous parce que soi-disant kitch, imprévisible et déconcertant. Pour moi, vais-je savoir pourquoi, il est tout simplement le dôme des mille une nuits où chaque étoile peinte est une histoire qui attend de voir le jour. J’ébauche un sourire presque malgré moi, parce que déjà j’essaie de rattraper les moments heureux. Ces longs après-midis qui parfois ne terminaient qu’avec le mot fin de la dernière séance, ce temps où j’avais tout le temps que je désirais perdre en échange d’un bonheur certain. Qui s’épanouissait bien au-delà des salles de projection, grimpait quatre à quatre jusqu’au premier étage, s’attardait dans la librairie « Ligne d’ombre », un choix exact pour le plus beau roman de Joseph Conrad, savourait la compagnie des amis autour d’un verre, au restaurant « Les 39 marches », puis redescendait, contournant le pilier immense fait de boîtes de bobines de toutes les couleurs, au son de « Somewhere over the rainbow », le code d’entrée dans une autre dimension. Quand le temps le permettait, ce même bonheur s’étendait jusqu’à la terrasse dont les portes étaient grand ouvertes, une paroi blanche émergeait du sol et c’était dans la tiédeur des nuits d’été qu’on voyait le crépuscule se repeupler d’images ; si le film était muet, la mélodie continue des grillons en accentuait l’éloquence. Et, pendant tout ce temps, il était là, tellement là qu’on oubliait sa présence, qu’on n’y pensait même pas, sauf quand parfois on le rencontrait dans un couloir, quand on l’apercevait dans une salle, regardant seul et inlassable une pellicule qu’il voulait remettre à l’affiche ou sur laquelle il voulait écrire ; parfois encore, c’est au moment même où nous arrivions pour la séance du soir qu’on le voyait partir, probablement parce qu’il nous savait sauvés d’avance par un écran qui renvoyait ailleurs, hors de nous et pourtant si près de nous, tout ce que nous sommes. Ce même écran devant lequel nous nous trouvons maintenant pour cette veillée incrédule et muette. Devant moi, une grande silhouette trapue va pendant toute la durée du film oblitérer une partie de mon champ de vision, me donnant à voir ce qu’elle veut, me permettant de regarder ce qu’elle veut. Je fais semblant de l’oublier car Sterling Hayden arrive déjà dans le décor aride et hostile. Déjà il est le témoin d’un meurtre dont il ne connait pas les auteurs. C’est un western pas comme les autres. Critiqué par des critiques déroutés, adoré par le public. À chaque fois qu’il est à l’affiche, la salle est remplie. De ce film, il disait qu’il suffisait de l’ouvrir à n’importe quelle page pour y retrouver la phrase juste, qu’il suffisait de le voir pour la énième fois pour y découvrir la réponse exacte à ce que l’on était en train de vivre. Aujourd’hui, la page de ma vie que j’y vois transposée est tout entière concentrée sur ces souvenirs enfouis au fond de nous-mêmes, qu’on ne révèle pas, qu’on ne réveille pas, de peur qu’ils ne deviennent dangereusement présents, qu’on cache par paresse ou ignorance. Ce sont précisément ces souvenirs incompris qui ravagent les traits de l’odieuse Mercedes McCambridge, si dévorée de colère et de haine, de douleur et d’aveuglement, qu’elle finit par tuer l’homme qu’elle désire. Combien de visages réels, d’envie et de ressentiment, ne vois-je pas défiler dans ses yeux minuscules et avides ? De combien de boucs émissaires ont-ils besoin pour rassasier leurs rancœurs ? De quel leurre s’alimente leur tristesse ? Ne s’aperçoit-elle pas qu’elle est dominée d’avance par la non moins implacable Joan Crawford, qui la regardera toujours de haut, même quand elle est sur le point de succomber aux mains de ses adversaires, même quand elle voit sa vie détruite par les flammes de la jalousie ? Si, elle s’en aperçoit, mais cela ne l’empêche pas de poursuivre sa quête infernale. Celle-là non plus ne devient jamais, mais, pour le coup, c’est tant pis pour elle. Le duel final ne vaut que pour ce long moment où toutes deux se dévisagent et se mesurent en silence, leurs regards disant l’une à l’autre quelles sont leurs vraies limites, ce de quoi elles sont effectivement capables, ce que leur honnêteté leur permet véritablement d’atteindre. L’une d’elles vaincra, mais à quel prix ? Un prix aussi lourd que les pierres qui bâtissent les murs de toutes les défaites. Les trois lettres finales apparaissent trop tôt. Jamais le mot fin à la fin d’un film n’a eu un sens aussi définitif. Un long silence dans la salle prolonge une complicité qui a du mal à se défaire, puis, un à un, les applaudissements résonnent, tout le monde se lève presque à l’unisson, quelques toussotements traduisent la pudeur ou la honte qui nous empêche de pleurer. On ne veut pas partir, pourtant il est urgent de le faire car, comme dans le film vu tantôt, cet endroit vient de prendre feu aux mains d’un ennemi puissant duquel il faut fuir, fuir… Je parcours le long couloir qui mène à la sortie, ignorant encore, le sachant peut-être, que je ne reviendrai qu’occasionnellement dans cette maison, qu’elle deviendra étrange et étrangère à mon regard, dépourvue d’élan, démunie de grâce. L’air frais de la nuit me surprend dans la cour où quelques groupes de personnes s’attardent. De l’autre côté de la grille, j’aperçois la masse sombre qui tout à l’heure a perturbé mon regard, m’a caché ce que voulais voir dans toute sa splendeur. Il fume une cigarette, accoudé aux barreaux de la grille, et je sais qu’il m’attend, et il sait que dans quelques instants j’irai le rejoindre. Juste un moment encore, juste le temps de regarder vers le haut et de lire à l’envers le mot qui forme un arc au-dessus du portail : acetamenic. C’est ainsi qu’elle s’appelle, et si à présent je peux lui rendre son nom c’est parce qu’aujourd’hui elle vient de perdre son âme.

P.S. 1 : Je ne sais si ce texte pourrait figurer dans un roman. J’y ai intégré un élément qui pourrait faire amorcer une possible histoire. Mais peut-être y est-il de trop. Avec du recul, je le saurai.

P.S. 2 : J’ai essayé d’éviter les comparaisons, je n’en ai laissé que deux (je crois), une nécessaire et une gratuite.

P.S. 3 : Comme on est au tiers de l’atelier, je me permets de faire un petit bilan. Bien que les exercices proposés deviennent de plus en plus complexes (et heureusement qu’il en est ainsi), et que je ressente bien des difficultés à les réaliser, je trouve aussi que l’amas d’idées et d’images que j’ai dans la tête est plus facilement pétrissable et traduisible en mots et en phrases. Cela compense drôlement. Ce que je trouve vraiment difficile c’est de leur trouver une structure adéquate et des raccords qui permettent de glisser le plus aisément possible d’une idée à une autre.

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Le Stella


par Céline Bernard , retrouver sa page

Le premier cinéma.

Celui où l’on entre sur la pointe des pieds, que l’on connaît déjà avant même d’y avoir vu le moindre film. Celui qui fait partie de nos paysages quotidiens, de nos parcours à vélo, des repères parentaux, autour duquel s’organisent les premiers cercles autour de la maison, en rêvant à ceux que l’on voudrait toujours plus vastes.

Le cinéma Stella. Installé au coeur du quartier historique de Baume-les-Dames, au 14 rue des juifs. A deux pas de l’église Saint Martin et de la rue des fruits, si souvent empruntée, à pied ou à vélo.

Toutes les deux semaines un nouveau film, parfois plus. Ça joue le vendredi samedi dimanche. Ensuite il faut attendre jusqu’à la prochaine projection. Quand on passe dans la petite rue du cinéma Stella, on dit aux parents de ralentir, de laisser tourner le moteur, on scrute les vitrines, il y en a deux, avec les affiches des prochains films et la mention prochainement. On passe devant le cinéma pour rejoindre la cure et les après-midi de patronage, on y retourne pour trainer à l’abri des regards, on passe devant les appartements aux fenêtres basses, aux enfants criards qui jouent sur le perron, on s’assoit sur les marches du cinema obstinément fermé pendant la semaine et pendant l’été, on voudrait ici retrouver ses héros préférés, manger des glaces et se blottir dans la fraicheur de la salle, plafond haut et scène à l’italienne.

Du dehors c’est un bâtiment plutôt banal. Une inscription gravée dans la pierre témoigne pourtant quelle a été la fonction du lieu depuis pas mal d’années. Les grandes portes vitrées signalent l’entrée tandis qu’une affichette annonce les prochains événements culturels de la ville. Situé rue des juifs on imagine que l’innocence de ce nom de rue n’en est pas une. La rue des juifs est étroite et comporte des habitations de part et d’autre, qui ne doivent pas recevoir beaucoup de lumière. Elle se cache sombre derrière ce qui fut peut-être une artère principale et commerçante de la rue, comme l’on cache en arrière plan ce qu’on ne veut pas voir, ce qu’on préfère oublier. Elle se termine par la localisation du cinéma Stella sur la droite, et un fleuriste sur la gauche, le jardin de Mélanie, remplacée aujourd’hui par un chinois ou un kebab, les coupes florales ont fait leur temps, l’église s’éloigne avec les années et on ne vient plus à pied jusqu’au jardin de Melanie pour ensuite descendre au cimetière, on ne fait plus le crochet, c’est un peu loin. On imagine que des familles de confession juive ont peut-être habité ici, venues s’installer là au gré d’un exode, chassées ensuite par les événements qu’on connaît, après s’être réfugiées longtemps dans un bâtiment dont le plafond haut les protégeait de l’été caniculaire 1943, et qui deviendra le cinema Stella. Du nom de cette petite fille, Stella Rosenberg, dont l’esprit flotte encore dans les lieux, caresse la nuque de ceux venus déposer ici leur fatigue et s’immerger dans d’autres histoires, plus légères que leur vie.

Trois rangées de fauteuils bleus, dont la courbe douce remonte jusqu’aux sorties de secours. Deux niveaux. On accède au second par un escalier qu’il faut emprunter juste après la caisse, une volée de marches. Dans la salle principale, la plus grande, une scène à l’italienne fermée par un lourd rideau. Quand ses bras s’ouvrent, on aperçoit sur le parquet noir, bosses en nombre, impacts de coups, égratignures qui laissent apparaître la chair tendre du bois. Parquet dont la peau s’est ridée, rivières à force de larmes, absorbant disputes et désespoirs, petites défaites et premières révoltes. N’a pas seulement assisté semaine après semaine aux projections des films les mieux classés ou aux classiques de Disney. Se souvient des justaucorps roses, des figures en poirier, des roues à faire blêmir un paon. De l’impatience dans les coulisses, répétitions à n’en plus finir, musique qui s’arrête net, on recommence, vous êtes pas en place, on recommence. Cris d’oiseaux qui résonnent, chignons serrés, épingles qui raclent le cuir chevelu, ongles rongés. On a peur, on s’inquiète, on a le coeur à cent à l’heure, à l’assaut d’une plaine immense où il faudra glisser, se lancer, s’arracher à soi-même. Champ de bataille sur lequel est tombé nombre de flamants sans grâce, à l’espoir trop grand. Tant de petites filles aux joues roses, boudinées dans des robes à galons et bottes blanches, qui ont jeté d’un air de défi leur bâton de majorette un peu plus haut que prévu et l’ont vu ensuite se précipiter sur elles, et effrayées, ont fui en coulisses, le visage en feu, de honte et de transpiration.

Avant les séances, les weekends de projection, on fait la queue un peu excité, on attend son tour, on a les cinq francs dans sa poche, on est libre, on va au cinéma seul, ce qui veut dire sans les parents, on a une autorisation de sortie, une heure à ne pas dépasser, on a bien pris sa montre, on a deux heures de libre, on a retrouvé deux francs aussi, on attend d’être installé, on attend les bande-annonce, on guette les portes d’entrée, on attend de voir la fille remonter l’allée, son grand plateau en osier autour du cou, on viendrait rien que pour ça, regarder cette fille remonter l’allée, remonter l’allée avec elle, avancer lentement et balayer du regard toute la salle, lire les convoitises et les envies, remonter l’allée encore plus lentement, attendre le moment où quelqu’un l’apostrophera, lui demandera un paquet de chips, une barre de chocolat, s’il vous plaît mademoiselle, un paquet de smarties, on prendra les smarties, on adore les smarties, on a jamais droit aux smarties à la maison, on a deux francs, juste ce qu’il faut pour un paquet de smarties. On la connaît la fille, elle vit à trois maisons de chez nous, elle est déjà au lycée, on ose pas lui parler, lui dire qu’on fera comme elle plus tard, travailler dans un cinéma, avoir un grand panier en osier, et remonter lentement l’allée sous les regards. Quand on sort du cinema on a pas envie de rentrer, on a envie de rester là devant, à regarder les gens partir, à tenter d’apercevoir la fille au panier, alors on traine, on tourne un peu en rond, jusqu’à ce que la femme qui vend les billets vienne fermer les portes, elle passera sa tête juste avant par l’un des battants, demandera vos parents viennent vous chercher, on hochera de la tête, bien sûr, on dira rien d’autre, on la regardera fermer, dire bonsoir et s’effacer dans la nuit.

On assista à la projection des Nuits Fauves. Balcon haut, rangée de gauche, deuxième ou troisième rang. On se souvient de l’obscurité tombée d’un coup. On se souvient de leurs visages à eux sur l’écran, les ombres qui les traversent, qui entaillent leurs peaux, creusent leur désir, font exploser leur amour. On a 14 ou 15 ans, on est remuée par cette histoire, on sent la mort rôder, on sent l’amour enfler, on a bien entendu parler du sida, mais on sait pas encore grand-chose de tout ça, on se contente pour l’instant de baisers chastes dans des coins sombres, on se contente pour l’instant de se glisser dans les désirs des autres, à défaut de savoir quels sont vraiment les nôtres, et s’ils existent au moins.

On est revenu rue des juifs. La nouvelle municipalité a fait rénover le cinéma. Quand tant d’autres ferment, le Stella a fait peau neuve, deux salles, on ne reconnaitrait plus les lieux, et un nombre de séances décuplées chaque semaine. La rue est rénovée, éclaircie, nettoyée. Plus rien de la rue noire où on pouvait s’imaginer faire une mauvaise rencontre, où on fumait sa première cigarette, où on cherchait à se confronter a la noirceur du monde, trop encombré de l’amour parental. Les herbes folles qui poussaient entre les lézardes du trottoir ont disparu, et une fois assis, on ne retrouve plus ce petit geste machinal, qui consistait à faire glisser autour de son doigt l’extrémité sauvage d’une herbe haute, l’enrouler, l’entortiller, et tirer d’un coup sec, l’emportant ensuite avec nous, comme une promesse de sauvagerie, une promesse de départ, une rupture annoncée.

Codicille : J’ai commencé par faire l’inventaire des cinémas fréquentés, des souvenirs qui y sont liés. Je les ai listés, en cherchant ce que ces lieux m’évoquaient, quelles histoires y étaient associées, sans creuser forcément du côté des souvenirs de films. Et j’ai très vite commencé à écrire sur ce premier cinéma, le Stella, autour duquel se sont construits des fragments qui mêlent des souvenirs, des sensations, des projections, s’appuient sur quelques-unes des propositions que nous avons expérimenté cet été, et ouvrent aussi des possibles de fiction...
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Boîte noire


par Romain Bert Varlez, retrouver sa page

Les spectateurs sont passés à la caisse. Ils ont traversé le hall entre bonbons et peluches de toutes les formes et de toutes les couleurs, ce sont laissés entrainer par un escalier mécanique, ont patienté et vu défiler les spectateurs de la séance précédente, lesquels ne laissèrent rien transparaitre, n’affichèrent aucun sentiment sur le film qu’ils venaient de voir, par respect, ou par plaisir de cliquer sur le bon nombre d’étoile sur internet. Un talkie-walkie crache, les portes s’ouvrent. Ici et là quelques pourparlers pour avoir une meilleure place. Les spectateurs maintenant sont assis dans la salle. Des publicités sautent sur l’écran dans l’obscurité. Quand enfin, elles se terminent : NOIR. Pas une couleur mais un état au cours duquel plus rien ne se manifeste. Une suspension, un passage de la vie d’avant vers le film qui va commencer. Il est déjà trop tard pour retirer sa veste, pour s’organiser. Tout disparait, le public, la salle tout entière. C’est très court, furtif. Puis le noir d’avant toute création se laisse percer par la lumière. Depuis le fond de la salle s’avance, au-dessus des têtes, un faisceau lumineux. Il survole les rangées de sièges avant de s’étaler sur l’écran. Alors les visages s’illuminent. Les regards sont encore neutres, les bouches perplexes. On est prêt ou pas pour l’expérience. On se réincarne peu à peu. De nouveaux espaces de mémoires vont s’ouvrir pour se joindre aux anciens, pour les augmenter. L’intense activité de zones neuronale encore inexplorées se déploie en rayon. Les expressions commencent à changer, des sentiments s’y posent, s’y écrivent. Les spectateurs bien qu’encore, peut-être, à leurs préoccupations, sont au coeur de l’expérience. Ils ne peuvent pas beaucoup bouger, tout juste remuer les jambes, se gratter le nez, se détendre les cervicales. Les bouches parfois baillent, se plissent, s’ouvrent. Les yeux se serrent ou s’écarquillent. Les joues gonflent ou se creusent. Le corps dans ce voyage immobile, court, baise, marche, rampe, tombe, se relève. Les mains à plat sur les cuisses ou croisées devant le ventre, caressent, frappent, saisissent. Le coeur bat. Le système nerveux se manifeste dans un frisson, une poussée de larmes, un picotement sur la langue. Les traces de vies antérieures se perdent. Les trajets jusqu’à cette salle de cinéma, les conversations, suspendues, d’avant le noir, cessent leurs mouvements, se diffusent dans l’arrière plan des boites crâniennes.

Codicille : Je n’ai pas choisi le meilleur des cinémas. Le texte à l’origine était plus long. J’ai dû le raccourcir pour ne pas raconter une histoire. Même si tout est une histoire finalement.
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Ce train que tu ne prendras pas


par Sylvia Boumendil, retrouver sa page

Tu ne prendras pas le train. Tu iras au cinéma. Tu prendras un billet pour un film au hasard. Tu débarqueras quelque part. Tu passes devant ce cinéma que tu connais depuis longtemps. Tu te décides. Tu te ranges dans la file. Tu attends, vous êtes plusieurs à attendre. Vous avancez lentement, à petits pas. C’est une voie sans voiture, la file se déploie largement sur le pavé. Tu observes le dos de cet homme devant toi. Il porte un blouson de cuir tanné, le genre de blouson qui a vécu tant d’histoires avec son propriétaire qu’il serait indécent qu’il soit porté par quelqu’un d’autre. Le blouson a pris la forme du dos, un peu vouté. Le blouson et le dos de cet homme se sont voûtés ensemble. Tu regardes souvent le dos de la personne qui te précède. Combien de fois as-tu attendu quelque part, combien de dos as-tu considérés, combien d’attentes as-tu supportées ? Tu ne sais pas qui est derrière toi mais tu sens un parfum qui t’émeut, un parfum de lilas qui te rappelle des souvenirs d’enfance. Tu ne veux pas savoir qui porte ce parfum car ce qui compte, là maintenant, c’est juste le rappel d’odeurs de ton enfance. Tu serais déçu de savoir qui. Tu avances maintenant. Tu regardes rapidement le film qui sera projeté sous peu. Tu as préparé ta monnaie, tu es prêt. À la caisse ça débite, à peine le titre prononcé que la caissière à tiré les billets, qu’elle a rendu la monnaie, qu’elle indique le numéro de la salle. Merci, salle six, bonne séance. Dernier contrôle, le type garde la moitié de ton billet, t’indique de nouveau la salle la six en haut de l’escalier, (tu as déjà eu le temps de repérer l’endroit au moment du passage en caisse). Tu montes les escaliers le billet à la main. Sur les murs, une succession d’affiches de films, les Quatre cents Coups, Cléo de 5 à 7, les Parapluies de Cherbourg, les Demoiselles, (normal, on est au pays de Demy), des portraits, Catherine Deneuve, Isabelle Adjani, Marilyn, des reproductions agrandies d’articles de magazines (les contestations de Godard et Truffaut à Cannes en 68), d’une couverture de Ciné-Revue avec une photo de Bardot en nuisette, boudeuse et impertinente. Tu aimes cet univers de stars. Tu entres dans la salle. C’est éclairé, tout en douceur, l’ensemble est pourpre, feutré, calme. Tu cherches ta place, montes trois marches, regardes l’écran, trop loin, pas assez, rajustement. Fauteuil central si possible. Tu trouves ta place. Tu envisages la perspective. Devant toi le crâne dégarni d’un homme vieillissant. Ce crâne ne te gêne pas, tu as de la hauteur, de la marge. Tu as le sentiment de surplomber les choses. Tu te trouves à la juste distance, au bon endroit. Confort. Tu as posé ta veste à droite, ton journal à gauche de sorte à maintenir un intervalle qui te semble nécessaire et indispensable pour vivre pleinement la suite sans être gêné par quiconque. Tu ne veux pas de contact. Tu viens de construire une frontière, cet endroit t’appartient, c’est ta résidence secondaire, ta provisoire habitation, ta transitoire attache. Maintenant, ce qui se passe dehors n’a plus d’importance. Tu attends. Pendant que FIP débite, tu penses à ce train que tu ne prendras pas, à ce film dont tu ne sais rien, à ces choses d’une vie qui t’échappent. Il te revint le rideau-réclames que tu as connu dans les années soixante. Statique, avec des noms de boutiques que tu as oubliées. Il te revint « Balzac 00 01. Jean Mineur Publicité ». Le petit bonhomme et son lancé de pic en plein dans le mille , le mille du numéro de téléphone à l’envers. Tu esquisses un sourire. Après quelques publicités pour de grosses marques (Canal +, Samsung, Coca Cola, où les moyens sont mis pour nous prouver que le bonheur est à portée d’un clic ou de bulles explosives et sucrées partagées avec une bande de copains jeunes, beaux et riches), les « réclames » locales, celle du concessionnaire Volkswagen de la zone industrielle de la ville attenante, celle des magasins de meubles et cuisines sur mesure, à deux ou trois pas de chez toi. Vieillot et démodé. La mise en scène, le jeu des acteurs, la bande-son te font penser à des vidéos que tu faisais dans tes années d’après lycée. Tu voudrais le silence, tu voudrais le générique. Quand enfin les lumières s’éteignent, tu enlèves discrètement tes chaussures, inclines le buste, allonges les jambes. Tu ne prendras pas le train.

Celui-là (le #10), par quel bout le prendre ?

J’ai baigné dans le milieu du cinéma, j’ai beaucoup d’histoires, de souvenirs, d’anecdotes sur le sujet. J’aime beaucoup le cinéma. Mais pas question de raconter mon histoire, pas question de nostalgie. Et puis ce n’est pas le lieu. Je voulais rester dans l’idée du roman. Après plusieurs tentatives pour trouver une entrée distancée, j’ai repris le personnage qui sillonne plusieurs textes depuis le début et toujours ces histoires de gares et de trains. Je me suis dit qu’il y avait des similitudes entre un cinéma et un train, entre un siège de TGV et le fauteuil d’un cinéma. On se met dans la posture du départ. On balise un petit espace. On évite la proximité, on s’approprie un petit carré. On cherche un confort maximum. On a envie d’être tranquille.

J’ai commencé le texte au futur et glissé deux passés simples (sur le principe des propositions précédentes).

J’aime bien aussi écrire en me mettant dans la tête d’un homme.

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Kaléidoscope


par Muriel Boussarie, retrouver sa page

Des flocons de duvet voletèrent dans le ciel. Ils arrivent dont on ne sait où, ils flottent sur le fond bleu du ciel et s’envolent vers des femmes vers des hommes qui les attendent comme une bénédiction, neige de printemps accueillie les mains ouvertes avec des cris de joie dans le film, des sourires des exclamations dans la salle, car ici tout le monde s’exprime haut et fort durant la projection sans que personne y trouve à redire. Nos yeux se rencontrèrent. Les paupières baissées sur quelques taches de rousseur, Solange ramasse les cahiers que son petit frère a jetés dans la rue quand d’autres mains rencontrent ses mains, elle relève ses yeux graves vers ceux de Gene Kelly ou comment une rencontre si orchestrée entre une demoiselle de Rochefort et un américain de passage peut faire jaillir tant d’émotion. Mon regard frôla ton visage. La caméra nous offre des visages et nous succombons à leur mystère. Nous voilà aspirés par la beauté exténuée d’Anne-Marie Stretter, par la grâce inquiète de Tony Leung dans les ruelles d’In the mood for love, par la mélancolie de Marcello ou la candeur de la jeune fille qui lui sourit sur la plage à la fin de la Dolce Vita. Mais le visage premier c’est le visage rond de Giulietta, notre Gelsomina éternelle dans sa simplicité, son humanité. Une limousine blanche s’arrêta face à l’océan. Le conducteur vêtu d’un costume blanc et d’un chapeau texan descend. Il regarde la mer en tirant sur son cigare. Il remonte dans sa voiture et redémarre avec la 7ème symphonie de Beethoven, c’est beau la 7ème symphonie de Beethoven dans le sillage d’une limousine qui longe l’Atlantique, même si elle appuie un peu fort sur les aléas du hasard quand il croise les destins ou retarde les rencontres. Elle chercha une indication pour se perdre. Un chant s’élève, en hindoustani paraît-il, des intonations si lointaines pour nous, puis des voix, très jeunes, un dialogue en français qui raconte l’histoire de la mendiante de Savannakhet tandis qu’un soleil mourant s’évanouit dans l’obscurité avant que résonnent les premiers accords de piano d’India Song. La nuit tomba enfin. Nuit d’une forêt obscure, où s’affairent des libertins emperruqués, insectes aux corps segmentés se démenant à désarticuler leur désir, utopie blafarde. Je vois ton profil long, ton regard perçant l’obscurité, j’entends le bruissement des feuillages, le ruissellement des seins aspergés, le claquement des chairs fouettées. Je regarde la cime des grands arbres qui se balance dans le vent, j’aime ta voix italienne dans une chaise à porteur au velours râpé. Nuit dans la salle obscure du Reflet Médicis où se projette Liberté d’Albert Serra, que des silhouettes traversent régulièrement pour fuir des images prétendument pornographiques ou un ennui hypnotique qui nous emmène loin dans notre obscurité. Un paquebot illuminé traversa la nuit. Il surgit scintillant de toutes ses lumières, fait sonner sa corne de brume tout près de l’embarcation sur laquelle nous nous sommes tous serrés pour venir à sa rencontre. Nous crions, nous lui faisons signe en agitant nos mains, nous lançons des baisers dans le vent à celles et ceux qui partent vers un monde nouveau. Car je retournai voir Amarcord. Bonheur de s’asseoir au cinéma dans une attente fébrile. Puis une jeune femme, sans doute bien intentionnée, monte sur l’estrade de la grande salle de la cinémathèque et se croit obligée de préfacer le film par une explication didactique si pesante que je finis par boucher discrètement mes oreilles pour ne pas être accablée par son discours, impatiente qu’elle laisse enfin la place au générique. Tu entras dans le bar qu’elle venait justement de quitter. Vous êtes faits l’un pour l’autre mais ma caméra multiplie les caprices du hasard car tel est mon plaisir de démiurge, vous n’arrivez toujours pas à vous rencontrer, seuls les spectateurs savent à quel point votre rencontre –- si éphémère soit elle –- serait merveilleuse et elle le sera si ma chorégraphie qui œuvre à reporter votre histoire veut bien disposer les circonstances où vous vous croiserez. Le chant d’une mendiante s’éleva dans le crépuscule. Nous aussi, nous aimons nous perdre et glisser dans d’autres univers. Il suffit d’une simple mélodie qui enroule le fil des séquences, un motif parfois entêtant qui ancre l’imaginaire, la valse de Shigeru Umebayashi et Michael Galasso, les accords de Carlos d’Alessio, les ritournelles de Nino Rota, autant de compositeurs que je cite pour le plaisir d’écrire leur nom qui est déjà une musique. Haut perché sur un arbre, l’homme hurla qu’il voulait une femme. Je ne sais pas comment j’ai pu oublier un temps que cette scène incroyable provenait d’Amarcord. Avec ton cri animal dans Liberté, tu entres dans mon cercle des hauts cris du cinéma à côté de la supplique de l’oncle Teo, à côté du cri du vice-consul. Une année s’écoula. Et de nouveau, les manine voletèrent dans le ciel.

Codicille : beaucoup bataillé pour arriver à ce kaléidoscope qui tourne principalement autour de Fellini et de Demy, très vite j’ai appelé à l’aide la magie du passé simple…
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C’était — jour 1/5


par Annick Brabant, retrouver sa page

SCÈNE 1

La robe de mariée de ma mère.

décor

Une pièce de deux murs qui représente une cuisine. Surface de 4m2. Couleur des murs : vert vif usé, tâché. Le long de l’un des murs, il y a un petit frigo blanc aux formes arrondies, et au-dessus, deux bocaux en verre à jeter dans lesquels il reste un fond de sauce tomate dans l’un et un fond de jus d’orange dans l’autre, et une large corbeille à fruits en osier beige clair garnie de deux pommes, une banane avec des tâches noires sur la pelure et quelques reines-claudes. Il y a aussi un meuble beige foncé qui sert de plan de travail et dans lequel est intégré un évier en inox à un bac. Sur le plan de travail, il y a une planche à découper en inox griffée par les usages répétitifs, un couteau d’office à manche noire, une cuillère en acier, un oignon et un poivron rouge coupé en deux. Il y a un tiroir à couverts qui ne coulisse plus très bien sous le plan de travail et, en dessous, dans toute la longueur du meuble sans portes, de la place pour ranger les deux verres à bière, les trois assiettes en porcelaine à motifs de maisons en bord de rivière, la poêle antiadhésive et l’insecticide. Sur l’autre mur, le plus petit, qui fait face au public, il y a une robe de mariée blanche en dentelle suspendue à un clou et une fenêtre entrouverte. Au plafond, non loin de la fenêtre, il y a un carillon à vent en bambou.

didascalie

La comédienne, debout, enlève les pépins du poivron avec la cuillère. Elle débute la scène en silence puis déclame son monologue en poursuivant sa tâche, adressant quelques regards au public, puis en l’arrêtant et en s’avançant vers lui au moment où elle dit ‘Nous, pour changer d’air l’été... ‘.

monologue

C’était la robe de ma mère. Je dis c’était parce que ma mère n’est plus là. Ça fait longtemps déjà. La police a dit que c’était un accident. Moi, je n’y ai jamais cru. Mais c’était plus facile, plus rapide. Et vu le contexte dans lequel on vivait, on ne s’opposait pas à ce que disait la police, on s’inclinait. Ma mère aimait cuisiner. Sa spécialité, c’était le chili con carne, mais elle s’en sortait aussi très bien avec la bouillabaisse et la moussaka. Elle aimait la cuisine du monde. Et le vin rouge, le Beaujolais. Alors, sa robe, je l’accroche là, c’est ma manière à moi de la garder près de moi et de lui rendre hommage, comme je n’ai pas pu lui offrir un enterrement avec des fleurs qui débordaient de partout et le cimetière de son choix. Elle aimait ça, les fleurs. Les bégonias, les jonquilles, le muguet et tant d’autres. Et quand elle n’était pas en cuisine ou à la lessive à laver le bleu de travail de mon père, elle plantait, déracinait, enracinait ailleurs. Les fleurs, c’est comme les grives, elles ont besoin de changer d’air. Avec ma sœur, pour changer d’air l’été, on allait jouer aux échecs dans un champs au milieu du maïs qui poussait, on ramassait des escargots et on les faisait cuire à la poêle avec un peu de beurre et aussi, on frappait aux portes des maisons voisines avant de courir, celle qui se faisait prendre devait son sou de la semaine à l’autre. Parce que voyager, c’était pas pour nous. On n’avait pas l’argent. Alors, on se construisait une boîte à souvenirs autrement qu’à la mer ou à la fête foraine. Il nous fallait ça avant d’entrer dans la cour des grands, avant que ça cogne trop et qu’on oublie les belles choses de la vie. C’est ce que ma mère répétait tout le temps.

didascalie

Silence. La comédienne se déplace jusqu’au plan de travail, prend l’oignon, va jusqu’à l’évier, le passe sous l’eau, puis retourne devant sa planche à découper, épluche et émince l’oignon. Un instant plus tard, elle passe l’avant de son bras sur son front, soupire, le corps légèrement courbé, arrête tout mouvement. On entend une musique : Ederlezi de Goran Bregovic.

Codicille 1/5 : j’ai décidé de travailler avec les mots du théâtre plutôt qu’avec les mots du cinéma. J’en ai envie depuis très longtemps. Je triche, assume, m’épanouis. L’écriture, après une léger refus de, semble plus docile, aussi bien pour décrire le décor que pour poser les didascalies et écrire le premier monologue. A ce propos, en parlant de l’écriture qui refuse de, noter que c’est là que je dois travailler, là où il y a deux possibles. Soit prendre la fuite. Ça peut être en prétextant un truc à faire (la vaisselle, une course à l’extérieur...), une envie de (regarder une série, appeler une amie…), une fatigue. Soit, me confronter, un temps bref, le temps de passer passer le barrage de ce qui m’effraie (ne pas avoir d’idées ou n’en avoir que des mauvaises, écrire des phrases moches, ne pas pouvoir pousser le texte...). Aujourd’hui, j’ai franchi le barrage, j’en suis très contente, forte de cela. Demain, il faudra recommencer. Je suis en train de donner de l’ampleur à deux personnages de mes précédents textes -– la femme avec les ‘je me souviens’, l’autre qui ne pourra pas avoir d’enfant –- qui n’en font qu’un. Ou alors s’agit-il de deux sœurs ? Tendresse de plus en plus marquée à son / leur égard. Il y a peut-être matière à creuser l’idée de l’accident, le rapport à la police, le contexte qui poussait à s’incliner plutôt qu’à s’opposer. Et raconter le mariage, en dire quelque chose. Parler du père. Je mélange des éléments nouveaux et aussi deux ou trois petites choses des textes précédents et des textes que je n’ai pas encore écrits, juste des notes, des départs sans suite. Comme, par exemple, la robe de mariée suspendue à un clou au mur de la cuisine qui devait trouver place dans la proposition avec les décors intérieurs et extérieurs. J’ai utilisé Google pour trouver le motif des assiettes et choisir le vin.
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Avant, les photos


par Cécile Camatte, retrouver sa page

Au sol, entre le bitume et le mur, un brin d’herbe. Un peu plus loin, une tige avec un bourgeon. Anonyme, on ne sait trop encore quelle fleur s’en dévoilera. Le mur est recouvert d’un enduit blanc, à tendance grisâtre. D’étranges figures émergent des tâches et des lignes présentes sur ce mur. Il faudra peut-être envisager de le rénover prochainement. Elle marcha dans cette rue, enfant. Marcha le long de ce mur. Très tranquillement. Marcha le long de ce mur avant que d’en découvrir son charme propre, sa magie. Elle remarque au bout d’un moment qu’il émerge, plus loin, un quelque chose, une ligne horizontale. Au-dessus de cette ligne on y devine des rectangles, plus ou moins colorés. Arrivée à la hauteur de ceux-ci, elle découvre le trésor. Quelques photos de films. Des photos extraites des films à l’affiche actuellement, sous une vitre. Tentations offertes au regard, tentations qui se prolongent plus loin au cœur, à l’intérieur, même, du cinéma. Elle fît rapidement de ce mur et de ses photos un rituel supplémentaire de ses plaisirs ludiques d’enfant. Au même titre que de marcher sur les rebords des trottoirs en évitant de mordre sur les jointures des pierres. Ou que de monter sur le petit muret qui fait le coin de la rue, cette rue qui va monter, monter jusqu’à leur jardin. Sur ce petit muret on peut s’inventer mille histoires avant que de sauter ensuite sur le trottoir pour en créer mille autres. On peut aussi chanter en marchant, bras étendus comme un funambule, sur un autre muret. Celui-ci est le long de la barre du petit immeuble de la montée. Il y a tant de jeux à se créer, à réinventer. Tant d’émerveillements dans la ville, lorsqu’on est enfant. Avec ces photos sur ce mur, on peut se faire encore plus de scénarios imaginaires, de films intérieurs supplémentaires.

Avoir neuf ans. Découvrir émerveillée dans la salle rouge le Royaume de Takicardie. Son roi Charles V-et-trois-font-huit-et-huit-font-seize qui louche, puis qui ne louche plus. Sa bergère et son petit ramoneur « de rien du tout, de rien du tout ». Ses cages aux oiseaux. Ses oisillons charmants. Sa petite danseuse délicate. Ses prisons d’été et de printemps. S’enflammer avec la révolte de ses fauves. Craindre son étrange robot. Être émue à en pleurer des délicieuses musiques naïves de Joseph Kosma, comme du lyrisme mélancolique de Wojciech Kilar. Être émerveillée incroyablement par la poésie de Prévert et de Grimault. Avoir neuf ans et désirer revoir immédiatement ce film d’animation. Au sortir de la salle — l’a-t-on vraiment vu trois fois d’affilée comme certains le diront des années plus tard— vouloir revoir encore les images du film pour raconter au frère et à la mère, avec passion, ce que l’on a tant aimé dans cette scène. Ou à ce moment précis du film. Échanger ardemment sur le choix — bon ou mauvais— des images du film dans le couloir du cinéma ( flash rouge ) et sur le mur de dehors. Rêver de casser les cages, ensuite, toute sa vie. Connaître la poésie des répliques du film par cœur encore adulte. Faire découvrir ce joyau à d’autres, enfants ou non. Être toujours émue : par leur émerveillement, par la passation de la poésie. Comme par ce message de la capacité à délivrer, à casser les prisons. Puis grandir, avoir dix ans. Un autre jour, elle marcha encore le long de ce même mur. Bientôt, il y aura les photos. S’apprêta à découvrir celles de la semaine. Cœur battant. Surprise anticipée, tant aimée. Excitation. Elle posa alors son regard sur les photos. Choc. Visages exsangues, maladifs. Cernes sombres. Corps amaigris. Carreaux crèmes, sales, tristes. Mauvaises ambiances. Glauque. Malaise. Suivra la découverte, cependant, de toutes les photos du film. Impressionnée. Fascinée. Étrangement hypnotisée par les photos de ce film — qu’elle ne voudra jamais regarder, plus tard, adulte — en ignorant (ou voulant ignorer ?) qu’il est interdit au moins de seize ans. Découvrir à la maison qu’il y a le livre du film. Le piquer pour le lire en douce dans le lit, par curiosité. À l’époque elle lit plein de livres en douce de ses parents. Avoir dix ans et rencontrer ainsi par effraction — sans tout bien comprendre... quoique, si, en fait, car des amis de sa mère parlent également de ce film sans prêter attention au fait qu’elle écoute — rencontrer donc, par effraction, la cité Gropius et le Berlin glauque de Christiane F. Avoir mal au cœur, avoir peur et être si triste pour elle, au fond de son lit, la nuit. Avoir l’horrible impression de lui ressembler : il y a une photo sur la page de garde de l’édition du livre de poche qui appartient à sa mère. Ne plus parvenir à brosser les cheveux de ses poupées. Depuis ce livre se rappeler qu’on peut se gratter jusqu’au sang avec une banale brosse à cheveux, lorsque la drogue vous manque. Comment ce qui adoucit le cheveu peut devenir cela, peut vous faire saigner. Autre ville, autre temps. Avoir treize, quatorze, quinze ans et plus. Longer d’autres murs pour aller au collège, au conservatoire, puis au lycée. Aller et passer forcément rue des Ursulines. Plus de photos de films. Mais désormais là, rêver devant les affiches. Attendre ardemment le changement du mercredi. Surtout si la programmation a déçu, la semaine auparavant. Les affiches attirent, donnent envie d’en savoir plus. De lire les résumés, les critiques, ou de suivre simplement les copains. C’est aussi le temps des séances scolaires. Être malade de Nuits et Brouillard. Être agacé par Depardieu dans Molière. Premiers baisers, et premières ruptures autour des salles. Films qui permettent de mieux pleurer. Ou de mieux s’embrasser. Incompréhension d’une scène de cinéma où Kaprisky brise un verre, en le mordant à pleines dents. Un jour avoir 18 ou 19 ans. Salle quasi-vide. Pourquoi Bodhi-dharma est-il parti vers l’Orient . Vu deux fois, peut-être même trois. Mais bien sûr pas comme dans l’enfance : maintenant pour revoir un film c’est à d’autres séances, sur des jours différents. Émerveillement. Lenteur, symboles. Temps qui passe, égrené comme une méditation visuelle légère mais cependant très intense. Souvenir du silence si présent dans ce film, et du son incroyable de l’eau, du crépitement d’un feu.

Enfin continuer de cheminer adulte avec le cinéma. Dévorer les films comme les livres. Pour des voyages, des rencontres, des imaginaires variés, différents. Pour éprouver des émotions étranges et fortes. Besoin de cela, régulièrement, souvent. Flashs . Le noir et blanc incroyable d’ Ida . Les superbes plans, comme une succession longue de photos. Des photos qui s’animent pourtant, et sont même accompagnées de bruits, musiques et paroles. Sensation identique — mais dans une stylistique bien sûr on ne peut plus différente — dans le diptyque des films japonais. Shokusai . Regarder, guetter toujours avec curiosité les affiches, mais regretter le temps des photos. Constater être devenue moins attentive aux murs avec le temps.

Je ne me rappelais plus comme j’aimais regarder ces photos. Ça m’a fait grand plaisir de me le remémorer soudainement. Peut-être même qu’elles jouent un rôle dans mon goût pour la photographie, au fond. Voilà que me sont revenus en pleine face des souvenirs très personnels, forts, reliés aux photos de films. Films que pourtant, souvent je ne voyais pas. C’est le cas par exemple du premier épisode de Star Wars, dont je me bien rappelle avoir vu uniquement les photos, enfant. Et malgré les conséquences de ces découvertes, car c’est absolument vrai que ma perception de l’objet banal « brosse à cheveux » a irrémédiablement changé depuis ma lecture du livre qui a inspiré le film, lu bien bien jeune... Malgré ces conséquences, j’ai la nostalgie de ces photos qui donnaient le goût, selon moi, d’aller découvrir un film. Sinon j’ai vaguement gardé un lien avec les consignes : il y a un peu de Passé simple, un moment de ton plus dur (et peut-être un ton plus doux avant), également un bout de description de lieu de quelques lignes comme dans la huit... Mais surtout bien sûr tout cela n’a plus rien à voir avec mon Hortense, c’est clairement autobiographique. (Ceci dit je pense que ce morceau de texte pourrait cependant être intégré avec les autres) Mais un entracte, après tout, c’est ainsi. Un moment à part, entre les Actes d’une pièce ou d’un Opéra. Ou lors de « la Dernière Séance ». Donc j’ai trouvé cela logique, finalement. Bon par contre, je constate que les murs sont récurrents. J’ai dû abuser du village des damnés , mais de l’original, hein, en noir et blanc.
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L’ange de l’abîme


par Laurie Chevallier, retrouver sa page

La lourde porte au bas de la salle s’ouvrit qui invitait les spectateurs à sortir. Lumière puissante contrastant avec la centaine de minutes sombres qui avait précédé. Mort d’une nuit apocalyptique tombant sur un sol molletonné rouge. Elle savoure les dernières lignes du générique, quand la musique s’estompe et que chacun dans la salle s’extirpe, amorçant de brefs commentaires autour de ce qu’on vient de voir. Les silhouettes des spectateurs des premiers rangs se dessinent sur le bas de l’écran à mesure qu’ils se lèvent direction la sortie. FIN. Les lumières de service chassent le noir. Une porte est poussée en haut de la salle. Entre une ouvreuse au visage d’ange qui vient contrôler l’étendue des dégâts. Canette papier canette. Madame il faudrait sortir s’il-vous-plaît. La voix de trompette l’extrait de son fauteuil. Elle se lève, attrape sa veste et parcourt la rangée qui mène à l’escalier latéral qu’elle descend direction la porte. D’un pas mécanique, pensive, comme mue par un besoin d’air et de lumière, elle s’arrête au bas de la dernière marche. La porte s’est refermée au passage du dernier spectateur. Elle la pousse d’une main déterminée. JOUR. Le soleil écrase sa rétine et elle plisse les yeux. Lumière étourdissante d’une étoile tombée du ciel. La rue est animée. Va-et-vient des voitures, piétons prenant des libertés, feu rouge, cyclistes engagés et motos prêtes à démarrer. Plus qu’un pas pour sortir mais elle reste là, cantonnée dans le dormant de la porte, sa main empêchant la lourde tôle de se refermer sur elle. Dans le temps où ses yeux acceptent la nouvelle ambiance, elle devine, traversant la rue en contre-jour, ceux qui étaient dans la salle. D’autres détachent un vélo ou longent le trottoir, en groupe. Elle aimerait entendre ce qu’ils ont à dire sur ce qu’ils ont vécu. Mais déjà les groupes se diffusent, et elle, comme enivrée sur le pas de la lourde porte, dans un flottement sur une barque trop grande, se demande avec quelle émotion ils rentreront chez eux. Elle aimerait en inviter sur sa barque, continuer un peu, prendre l’écho, ressentir, à côté d’eux. Mais comme ils se dispersent déjà dans la masse uniforme des passants, elle sait qu’elle les perdra et elle accepte, finalement, que tout à un moment prend fin, et qu’il faudra recommencer, revivre le film avec de nouveaux spectateurs, ressentir à nouveau. Alors résignée à la conclusion qu’elle rentrera seule et se contentera des pages de commentaires critiques de blogueurs cinéphiles avertis, elle se décide à passer le pas. MUR. Une force l’empêche de se mouvoir. Elle voudrait lever un pied mais ils sont lourds et comme ancrés dans l’épaisseur du seuil. Elle tente de lâcher la porte pour que le poids pivotant du métal déplace un peu son corps et l’éloigne de cette immobilité. Mais son bras retient étrangement la poignée métallique. L’obscurité de la salle derrière elle devient comme attirante. Un courant irrépressible absorbe son dos et tente de l’aspirer vers l’arrière, dans le coeur de la salle. Comme si la gravité venait de ce lieu qu’elle avait tenté de quitter. Si un puits, derrière elle apparu, appliquait en cet espace ses propres lois de la physique, bousculant sa verticalité. Elle résiste à cette force inouïe mais son corps engourdi est au bord de céder. Une dernière pensée à tous les voyageurs qui ont quitté le seuil et maintenant dissipé leurs couleurs dans la vague en noir et blanc de la rue à double-sens. Feu vert. Une fumée immense s’élève au démarrage qui vient tout mêler. Elle lâche doucement, happée vers l’intérieur des murs. Pas de sortie. LIBéRATION. L’Ange Exterminateur l’appelle. Abaddôn, l’ange de l’abîme, de son nom qui sonne comme abandon, saisit cette main tenant encore la porte qui maintenant lentement se referme. Elle, retrouvant la mobilité de ses membres, cherche mécaniquement un coin discret dans lequel elle se cache tel un animal effarouché. Ce sera sa quinzième séance. Combien d’heures de jours semaines qu’elle n’a pas quitté la salle ? Bientôt elle ne se souviendra plus y être jamais entrée. La lourde porte claque. NOIR. Celle du haut s’ouvre à nouveau. Vague coup d’oeil de l’ouvreuse qui ressort aussitôt. Nouvelle séance et tout recommence. Entrent les nouveaux spectateurs, comme une nuée d’êtres hybrides venus s’alimenter, armée de sauterelles remontée des entrailles du puits. Face à cette vision terrifiante mais qui pourtant lui semblait familière, lui apparut un fragment du livret 9 de l’Apocalypse, héritage d’une éducation religieuse forcée. Ces sauterelles ressemblaient à des chevaux préparés pour le combat. Elles avaient sur la tête comme une couronne d’or, et leur visage était pareil à celui d’un homme. Elle attend un instant que ces êtres se dispersent dans la salle, puis tout naturellement rejoint sa place. Au coeur de la salle, troisième rang pour voir grand sinon, à quoi bon un tel écran. Le film recommencera, elle rejouera la scène, retrouvera ses sens et enfin, répétant sa sortie, espère quitter les lieux avec qui voudra se joindre à son ivresse et les soubresauts d’après-film. Mourir s’il le faut mais quitter cette salle. Rejoindre l’air du dehors et la lumière même si c’est pour s’éteindre. L’éclairage de service se coupe. Pénombre. Les silhouettes des êtres qui l’entourent se dessinent à la lueur verte des panneaux d’indication des sorties de secours. Ils sont bien réels. Lui revient alors le souvenir glaçant du verset qui précède. Apocalypse 9–6 : En ces jours-là, les hommes chercheront la mort, et ils ne la trouveront pas ; ils désireront mourir, mais la mort les fuira. GÉNÉRIQUE DE DÉBUT DE FILM.

Codicille — J’ai voulu travailler sur l’espace — élément de l’écriture scénaristique qui m’est cher. J’aimais bien l’idée de l’éblouissement à la sortie du cinéma, de la violence que c’est parfois de quitter une salle. Puis m’est apparu l’Ange Exterminateur de Luis Buñuel, en lien avec les espaces. J’ai alors tenté de suivre la piste surréaliste, tout en la mêlant à la référence au livre de l’Apocalypse. Bon, au final, je n’ai pas pu m’empêcher d’écrire une histoire !

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Fermeture à l’iris


par Roselyne Cazanave, retrouver sa page

Tu cherches une salle perdue.

Son nom fait bloc avec celui de ces Odéon, ces Pathé, lus tant de fois comme en passant dans d’autres villes. Leur image est muette mais tu peux l’appeler. Un soir en te relevant un peu vite d’une banquette en skaï collant aux cuisses tu as revu le hall de l’Hollywood ses ors et son rouge intacts.

Il y eut aussi un Madeleine. Jeune fille tu as souvent regardé sans la voir, bloquée dans les embouteillages du boulevard Sakakini, sa silhouette de paquebot. Tu as vingt ans. Tu vas rejoindre ton amour et les rues ne sont que décor. Plus tard tu apprendras sur un écran d’ordinateur le nom de l’architecte . Tu liras sur ce même écran que la salle a failli fermer. Son architecture complexe empêchait une mise aux normes.

La salle perdue est sur une place. On fait la queue les pieds sur un trottoir fraîchement arrosé les jours de marché. Elle avoisine des baraques. Théâtre de Guignol, comptoir éphémère de jus de raisin et une autre minuscule d’où sortent aux heures d’ouverture des flopées de voitures à pédales et de petits chevaux dont le guidon grince. En levant les yeux chacun peut voir les visages immenses des acteurs à l’affiche .

Enfant tu n’entres pas dans les palais du centre. Dans ta famille comme un exosquelette subsistent quelques règles éducatives censées vous préserver du mauvais genre. Ni chewing-gum ni BD ni ciné. Les amies de ta mère suggèrent les délices que l’on goûte dans ces endroits. Clark Gable, Tyrone Power. Prononcé Tirone sans complexe avec des mines de pécheresse. Un jour enfin tu entres. Un peuple de mioches mangeurs de glace applaudissent à une histoire de chiens .

Il y eut un France, un Gyptis, un Breteuil. Cinémas d’art et d’essais. Tu les exploras sur la pointe des pieds en cette toute fin d’enfance solitaire. Tu n’avais pas les codes et une jeune fille qui t’avait guidée dans le noir ferma sa main sur le pourboire que tu tentais de lui donner.

Les parents fréquentent une ouvreuse de la salle perdue. Une Tatie David. Elle vient parfois boire le café dans sa tenue de travail noire et blanche. Toute petite elle a toujours l’air de sortir de chez le coiffeur. Contrairement aux autres amies de ta mère elle n’a pas d’histoire sentimentale à raconter sa parole est rare et comme lestée par quelque chose qu’elle ne dira pas. Tu sais aujourd’hui qu’elle fait partie de cette armée dispersée de cette foule jamais rassemblée des femmes qui travaillent en ville au tout début des années soixante. Une vue aérienne permettrait de voir les chemins fermes et tremblants qu’elles seules dessinent dans la ville. Quand on les croise on voit leur cheveux laqués leur jupes tulipes enserrant les fesses. Mollets rendus saillants par les talons aiguilles, elles marchent droites, attentives.

Tu n’es plus seule au seuil des salles et dans les rues. Tes camarades ont beaucoup lu ; on parle. Les films font partie des enjeux. Un soir vous vous rendez en groupe dans un palais du centre. On y projette un film qu’il faut voir. Peut être le Spartacus de Kubrick. Les nuits sont courtes. Quand les stencils craquent ou qu’une faute d’orthographe a échappé, il faut recommencer. Les tracts doivent être prêts au matin. Alors lovée dans le moelleux du velours rouge ton corps s’abandonne hébergé dans cette ville que tu parcours le jour avec à l’épaule une sacoche pleine de papier. Kirk Douglas soulève la foule esclave sur l’écran. Tes amis veillent. Tu t’endors.

La salle perdue se dérobe. Dans ce retrait on entend rire des jeunes gens qui frappent fort dans un ballon . Les grands visages des affiches regardent encore ceux du marché et les petits enfants passés juchés sur des chevaux de fer. Une fois de plus tu apprends qu’il n’existe de dernier mot que triomphant factice sur l’écran juste avant que les sièges claquent, que les corps se lèvent et marchent vers la lumière autre de la rue.

Codicille — Il m’a fallu un certain temps pour m’approprier la proposition. Cette idée de rendre conscient le rôle du cinéma dans l’écriture me parlait mais je ne savais pas par où commencer. Les fragments se sont imposés et la découverte du film de Dziga Vertov m’a donné le titre. Le vers de Cendrars, En ce temps-là j’étais en mon adolescence, m’a accompagnée, comme souvent.
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Le cinéma dans ses salles


par Brigitte Célérier, retrouver sa page

Dans la file assez courte qui commence devant la seconde table installée dans le jardin, se forcer à la patience indifférente, puisque là il s’agit d’être présente dans la salle pour ce petit film militant, jeter un pont par dessus toutes ces dizaines d’années où les films n’étaient que désir, assez vite chassés finalement –- un manque de plus dans la construction d’une créature cultivée est-ce vraiment important pensait-elle pour ne pas regretter ce qu’il pouvait y avoir d’essentiel, de vrai, dans la construction, dans une image (il n’en manquait pas d’images surgissant à l’énoncé d’un titre même s’il renvoyait à un autre temps), une voix, une phrase, que l’on ramenait comme des cailloux chargés de tout un monde, parfois, de ces plongées –-, refuser la crainte des regards qui d’ailleurs ne vous regardent pas, refuser la sensation de solitude dans cet alignement de petits groupes, s’amuser d’une conversation et regarder le ciel et puis viendra le soulagement en pénétrant dans la pénombre, gagner le premier rang, la gauche, et puis parce qu’il y aura débat, pour éviter la gêne d’être nez à nez avec l’auteur, son représentant ou quiconque porteur de micro, passer au second, et s’invite dans l’esprit la salle Garance dans l’ancien Pompidou -– avant les réaménagements –- et ce même recul pour laisser à Jean Rouch sa place... reviennent aussi les séances qu’elle pouvait caser dans son emploi du temps, pendant la semaine –- était-ce une semaine ? qu’importe.. –- du « cinéma du réel », la beauté de ces films, surtout ceux venus d’Asie centrale qu’on ne voyait que là, qui lui faisait renouer avec l’envie de cinéma qu’avait rongée la détestation des horaires fixes, l’obligation de prendre un film à son début, par leur beauté plastique, la lenteur qui laissait l’espoir de percer ce qu’il y avait derrière les visages, les objets, la nature et ces mots qui s’affichaient trahissant vraisemblablement ceux qui n’était que musique inintelligible, et puis la dernière année où Rouch présida (ou du moins c’est ce qui lui semble) le « Cinéma du réel » l’émotion de cette soirée d’hommage, où était-ce donc ? à Chaillot lui semble-t-il mais elle se méfie de sa mémoire –- Cette timidité, cette importance stupide donnée aux autres qui la chassaient des salles, et pourtant... autrefois, entrer, s’avancer derrière la loupiote de l’ouvreuse, devant un magma d’images qu’on ignore parce que les pieds priment, s’asseoir et prendre dans les yeux la vibration dure des casques surmontés de cornes, de becs d’oiseaux de proie, de bois de cervidés, la méchanceté somptueuse se détachant en images palpitantes sur la glace, la messe des chevaliers teutoniques, rentrer son estomac sous le choc, se rassurer devant les puissantes épaules d’Alexandre Nevski, c’est faire injure à la construction du film, à l’intelligence d’Eisenstein mais c’est parce que le premier contact fut celui-là qu’elle est entrée avec force, comme en plongeant, dans le film avant de le redécouvrir dans son ordre à la séance suivante, œil neuf, devenu presque intelligent, du temps où c’était encore possible. C’était où ? dans son souvenir érodé par les dizaines et dizaines d’année, ce devait être au Mac Mahon où elle allait surtout pour les films de Boetticher... ce plaisir d’être membre d’un petit clan de fans -– ah le souci d’enterrer les morts –-, c’était donc du temps des films de fin de semaine, de la philo ou de la première année d’école d’archi, avant les films cueillis en sortant de la faculté de Médecine, sur le chemin du retour vers sa rue de Sévigné, dans les cinémas de la rue Saint-André-des-Arts (c’est de là que lui est venu son amour pour Fellini, même pour certains des films de la fin comme La voce della luna qui étaient considérés comme mineurs, mais.. l’entrée dans Rome et dans Roma.. la pinède de Juliette des esprits et la tendresse qui vient en se projetant intérieurement la petite silhouette blanche, le sourire timide et fier sous le chapeau blanc, de Giulietta suivant l’opulence de sa voisine et puis... les grands, mais là c’était au temps du 14 Juillet Bastille et de l’obligation d’arriver au début qui a fini par lui être insupportable, physiquement, l’ennui de la file d’attente réveillant chaque fois ses douleurs... là pourtant certains Godard, La rose pourpre du Caire, cette surprise, qui n’était pas encore banalisée, de la traversée de l’écran, et les Woody Allen suivants, les deux ou trois Rohmer qu’elle aime et ceux dont elle est sortie en cours de film, exaspéré, par ce qu’ils contiennent à ses yeux de mauvaise littérature, et surtout, parmi les Kurosawa, ces deux splendeurs de la fin –- les DVD sont dans une pile pour lui permettre de s’y blottir, même si certaines scènes la secouent toujours –- Ran le gigantesque et Dreams avec les soldats morts sortant du tunnel, deux ou trois films de Raoul Ruiz qui ont créé un besoin qu’elle assouvit avec une série de DVD, regardant surtout la beauté, l’onirisme de La Ville des Pirates et de son écho dans le mystère en blanc éblouissant et gris, ou qui semblent gris, de Point de fuite, mais ce sont films pour petites salles recueillies ou pour contemplation solitaire... alors pendant que la file, maintenant, s’ébranle, va pénétrer dans la véranda d’Utopia, elle s’échappe encore, retrouvant l’envie, le besoin de cinéma –- pourvu que le film engagé vers lequel elle avance en contienne un peu ! -– et c’est au Champo ou un autre des cinémas de la rue le visage radieux de Monika ou La nuit des forains et le boulevard Saint Michel parcouru avec une amie retrouvée après la philo en cherchant le courage de quémander à un passant les quelques sous qui leur manquent pour acheter leurs billets.

Codicille : ce qui a fini par sortir là, parmi ma collection d’impressions d’une qui a aimé il y a très longtemps le cinéma, s’en est lassée avec l’obligation des files d’attente qu’elle fuit toujours (y compris pour les expositions quand elle n’avait pas un pass ou sa carte des Amis du Louvre pour les éviter) et puis l’a remplacé par la musique et le théâtre qui prenaient tout le temps que lui laissaient les heures de bureau et les chantiers et une notable partie de l’argent qu’elles lui rapportaient. Ce qui s’était ratatiné humblement devant les échanges Facebook avec leur culture et leur sérieux, avec la présence parmi les contributeurs de ceux dont c’était à un titre ou un autre le métier (par contre l’envie de lire ce qu’ils pourraient en livrer) jusqu’à ce qu’elle retrouve la naïveté de son rôle (indispensable, comme au théâtre) de membre de cette masse, le public.
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Art & essai


par Béatrice Claire, retrouver sa page

Elle descendit à la station Trocadéro, traversa la place. Elle monte les marches, traverse en droite ligne l’esplanade des Droits de l’homme, longe l’aile gauche monumentale. Devant elle, les jardins du Trocadéro descendent en pente douce vers la Seine ; au-delà le pont d’Iéna, la tour Eiffel, le Champ de Mars ; au-delà Montparnasse, les Catacombes… Elle marche d’un pas vif, tout en elle-même au milieu de l’architecture grandiose. Au détour du mur, enfin l’escalier. Juste au-dessus, une affiche rectangulaire « Cinémathèque française » : on y voit le visage joufflu et souriant d’un homme brun, aux mèches longues, qui vous regarde dans les yeux, une pile de bobines de films dans les bras. Elle descend rapidement la dizaine de marches qui mène à une porte constituée de quatre vantaux de verre. Les deux vantaux de gauche sont ouverts, elle s’engouffre dans l’entrée. Elle y est presque. La salle de projection est son antre son secret son royaume. Une partie essentielle, sensationnelle de sa vie s’y déroule. Elle vient aussi souvent qu’elle peut, dès qu’elle sort du lycée ou quand elle n’a pas de cours (ou qu’elle les sèche). Cet escalier mène à une plongée hors temps, hors lieu qu’elle n’aurait jamais pu imaginer. Dans les entrailles du grand Paris, le monde lui est donné. Elle regarde des landaus dévaler des escaliers, des hommes en pardessus aux yeux exorbités offrir des sucreries à des fillettes, des contes dans des châteaux se transformer en vampires, Eisenstein, Lang, Murnau, Godard à bout de souffle, Truffaut aux quatre cents coups, Cassavetes sous influence, Tarkowski, Andreï Roublev, Raspoutine, Godzilla, les samouraïs (sept), la lune vague après la pluie, le goût du Saké, La Strada, Le Décaméron… une ronde d’images, de paroles, de personnages, de titres, de situations, de décors, de paysages ; elle se laisse envahir.
Le père fut le passeur. Dans la salle à manger, il déroule l’écran sur son trépied métallique et projette des courts-métrages de Charlie Chaplin. Les images tressautent, les films sont muets ; on n’entend que le ronflement du projecteur et les rires. D’autres fois, il emmène tout le monde au cinéma de quartier, Le Regina, de l’autre côté de la route de Toulouse. On regarde d’abord les actualités, ensuite, il y a l’entracte. L’ouvreuse arrive avec son panier d’osier rectangulaire, rempli de glaces et de bonbons. Le père n’achète jamais rien. Il ne supporte pas qu’on l’incite à consommer quoique ce soit. Il aime les films historiques surtout. Par la suite, il ne supporta plus les acteurs et n’aima plus le cinéma, sans doute parce que le cinéma était devenu « l’industrie cinématographie ». Il regarda encore quelques films à la télévision (des reconstitutions historiques). A chaque scène d’amour, il lève les yeux au ciel et pousse un soupir exaspéré. Ou il diagnostique chez tel personnage un genu valgum, une jambe plus courte que l’autre, une légère hémiplégie faciale, une scoliose, un strabisme (divergent, convergent, de l’œil gauche ou droit). Lorsque sur l’écran, apparaissent des animaux, il ironise « il joue bien le chien… (ou le chat, ou le cheval…) ». Le dernier film qu’elle va voir avec lui au cinéma est bien sûr une reconstitution historique : « Les Damnés » de Visconti ; heureusement, il s’endort avant les frasques du bel Helmut Berger en nazi dépravé. A la fin de la séance, se levant de son fauteuil, il déclare : « c’est remarquable ».

Elle fréquenta sans relâche les cinémas d’art et d’essai. Au centre ville il y en a deux, proches l’un de l’autre, Concorde 1 et Concorde 2, et le jean Vigo un peu plus loin. Un jour, rentrant chez elle en fin d’après midi, elle passe devant le Concorde 1. Sur une impulsion, elle décide de rentrer dans la salle sans faire vraiment attention au film programmé, comme ça lui arrive souvent. Le film est long, elle a très faim, son estomac réclame mais elle ne peut pas lâcher les pas lourds de l’homme qui traverse des paysages de fin du monde, des terres lunaires. Son désespoir l’absorbe comme une ventouse. Elle se souviendra de « Stlalker ». Plus tard, toujours des cinémas d’art et d’essai. Elle va de l’un à l’autre. Fréquenter les cinémas d’art et d’essai est chez elle un signe de bonne santé, d’une humeur stable, d’un mode de vie personnel.

Codicille : L’atelier a fait remonter le souvenir oublié de la cinémathèque de Chaillot ; J’ai cherché à retrouver les sensations du lieu : l’immensité du palais de Chaillot, puis l’escalier qui descendait à la cinémathèque. Contraste entre l’un et l’autre : lieu d’apparat et cave à trésors enfouis. J’ai fait une recherche sur internet pour les images.

J’ai réutilisé une partie ce que j’avais écrit lors de la proposition « j’ai trois souvenirs de films » qui dessinent en creux un portrait du père.

La suite a été plus embêtante à écrire : comme j’avais écrit « les escaliers de ma vie », est-ce que j’écrirai « les cinémas de ma vie » ou plutôt « les cinémas d’art et d’essai » ? En lisant les échanges du groupe sur facebook, m’est venue l’idée d’adopter la forme des fragments que j’ai finalement abandonnée, préférant la fluidité d’un seul texte. J’ai usé et abusé du passé simple + présent qui permet les décalages temporels.

j’ai davantage écrit sur le cinéma que sur tel ou tel film en particulier ;
j’ai pensé à l’aleph de Borges : on pourrait écrire un aleph cinématographique : « je vis…. Je vis…. »

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On va voir quoi ?


par Piero Cohen-Hadria, retrouver sa page

on va voir quoi ?

dans l’avenue

quatre ans, je tourne autour des fauteuils, les doigts dans la bouche (majeur annulaire main gauche), les suçant pour ne pas avoir peur –- pour avoir moins peur -– ne pas regarder l’écran et cette bête boueuse venue d’un autre monde –- on a été recueillis par un oncle qui est venu nous chercher — la première salle
et des milliers ensuite – on n’en peut faire l’inventaire

celle où on entre et tout à coup, c’est la nuit et le plafond s’ouvre sur les étoiles (le film est inutile, on pensera à ce restaurant de l’avenue Roosevelt qui pratique de la même manière, addition à l’avenant — le pigeonneau « à la Malraux » (ça rime) y est servi pour un peu moins de quatre-vingts euros) (c’est une entrée) –- c’est un cinéma de Mégara faubourg de Carthage, c’est au cinéma que ça se passe, les velours, les fauteuils, les accoudoirs mal commodes, hier il y faisait un froid de gueux –- on passe sur la climatisation, sur l’entrée/sortie du Balzac, juste à côté de l’entrée réglementaire mais c’est toute la rue qui est dédiée à l’Honoré (l’image comme souvent est foireuse) –- la projection de l’intégrale en neuf heures, je me souviens des deux ou trois entractes d’un quart d’heure, une espèce de souffrance incrédule j’étais seul (octobre 85)

j’ai beaucoup aimé le cinéma même si, au début, je n’y allais guère (au Pax, au Caméo, au Picardy, au Family) (les noms des cinémas avaient quelque chose, en ont-ils maintenant ? je regarde alentour, les adresses connues, les lieux, les salles multiples, mais les affiches surtout, et les photos, et les acteurs et les actrices) (Guy, Dulac Lupino et Méliès, Lumière Renoir -– Alice Germaine et Ida, Georges, Louis et Jean) mais la mélancolie est con, les souvenirs sont bruts, et les habitudes ont changé je m’en fous, l’étrange lucarne et ses feuilletons, les fausses reprises et les directs, il y a des choses qui s’en vont et qui passent, tant pis

dans ce temps-là il faut vous dire monsieur –- le studio de Claude B. à Cannes, les escaliers et les tapis rouges et les flashs et les cris et les rires et les poitrines des starlettes les smokings des arrogants les cigares des idiots

les sorties de ce cinéma de l’Odéon rue des Quatre Vents où on attendait le spectateur pour lui demander son avis -– ça marchait aussi avec la spectatrice -– mais ça ne marchait que mal et peu, on a abandonné assez vite –- parler du film entre soi, passe encore, mais avec quelqu’un d’autre c’est niet -– les projections de presse avec le charme qu’on faisait aux attaché.es (les radios n’étaient pas libres, les animateurs n’avaient pas de carte, on avait nos ami.e.s voilà tout), les salles à quinze fauteuils club champagne canapés, les demandes aux caissières pour des exos, les rigolades plutôt à plusieurs, les pleurs plutôt seuls, ou alors il était tellement bien qu’on allait se cacher quelque part, on ressortait pour le revoir à la séance suivante, puis le revoir encore et encore jusqu’à l’oublier, ne se souvenir que des belles choses et oublier les autres (il a été permanent, on pouvait y fumer – ça s’est réglementé, administré, optimisé)

l’entrée à un franc, Albert de Mun (je n’ai pas connu Messine, je n’ai pas connu Ulm, j’étais encore en Afrique à cette époque) et Langlois en costume qui présente s’excuse des sous-titres en suédois, de la copie striée, du son défectueux

cette ouvreuse qui vous jette à la figure vos pièces jaunes en beuglant « je ne demande pas l’aumône non mais quoi » –- eskimos chocolats glacés -– Sylvie qui ouvrait au Saint-André (on entrait ou pas), le Saint-Lambert au fin fond du quinze, les salles combles ou les vides, les « il y a quelqu’un à côté de vous ? » les rires et les pleurs puis plus tard les papiers de chocolats puis les pop-corns puis les abrutis et les connards, ceux qui sortent avant la fin, ceux qui se plient en deux pour ne pas empêcher l’image, ceux qui rotent ceux qui rient ceux qui commentent ceux qui pleurent ceux qui dorment -– le type qui arrive juste avant le commencement qui enlève ses chaussures et s’assoit au premier rang à l’extrême droite de la salle, ceux qui commentent le film précédent de la salle d’à côté qui n’est pas le meilleur mais qu’il fallait quand même voir on ne le passe jamais –- il y a chez ce type dont le portrait a été retracé à la radio cette façon de dire « je suis allé voir le film parce qu’il était un peu interdit » on l’avait donné, ici, en France, la fille aînée de l’Église comme tu sais, on a fait brûler un cinéma parce que ce film ne plaisait pas aux fumiers et autres ordures de même obédience -– le cinéma clive un peu, puis s’éteint doucement, le mot fin pour une industrie ignoble les êtres sont pris puis jetés quelle importance, l’usine à rêves, à cauchemars, j’aime quand il parle de lui-même -– le type qui nous donnait des cours dans sa cabine de projection, la croix de Malte et la colleuse, « passez votre C(ertificat d’)A(ptitude)P(rofessionnelle) de projectionniste, vous aurez toujours du travail » oui, oh pourquoi pas ? je montais les boites poussant un caddie sncf du 4° sous-sol à la sortie par les plans inclinés pour les voitures jusqu’à la rue Baudricourt où attendait la camionnette, le mardi, parfois le vendredi, le matin, j’en étais là dans l’écriture de « vivre » et puis ça s’est tari – innombrables salles, celle où on s’est réfugiés, à Venise parce qu’il pleuvait, pourquoi pas, c’était la nuit, c’était là

après si le cœur en dit, on peut aller manger une pizza en face et au plafond de la salle des images des stars, des étoiles, des comédiens acteurs interprètes les histoires, les people, les suicides -– les amours d’une blonde, les haines tenaces des brunes, les gifles, les heurts, les coups

mais les amours aussi

et les baisers de cinéma

les salles des boulevards où on donnait des films de culs, ceux détournés d’agitation propagande, ceux musicaux tous les samedis soirs, les gens grimés les sourires figés les soirées gâchées réussies rieuses gracieuses aimantes
on peut aller boire un verre quelque part ou rentrer à pied, c’est juste comme on veut –- s’il fait jour, c’est moins marrant, s’il fait nuit, on parle doucement en marchant « ah oui ? j’ai pas compris ça… » -– on connaît les tenants, les postes, les fonctions, on connaît les sujets, les genres, les histoires, on classe, on compare, on s’amuse à croire qu’on pourrait en être mais non, vraiment non : un monde infecté, des salaires à n’y pas croire, du chômage en or et des indemnités en platine, des conventions collectives et des passe-droits et des connaissances, des injonctions et des assistants, « il n’y a que ceux qui travaillent qui travaillent » qui résonne comme « les affaires sont les affaires », les budgets les plannings les rôles les places les équipes les horaires les textes les costumes et les maquillages

comment on en fait je n’en parle pas, c’est l’omerta, les filles ou les garçons les rôles les choix les demandes les ordres les pleurs ouvrir les jambes se donner se vendre pour sourire à l’écran, pour exister éphémère et glacé pas seulement les actrices, eux aussi, et les autres aussi, les assistants les dirphotes les réals les prodes les autres, cette cohorte cette lutte le cinéma, c’est quoi ? c’est la jungle

en pire

mais non, on n’en parle pas

une ménagerie des dompteurs un cirque un orchestre des cages des ballerines des jongleurs des gens qui se balancent dans les airs sur des trapèzes et qui volent, sans filet nains sœurs siamoises femmes à barbe Hercule Cléopâtre et tout autour des gens qui regardent rient pleurent se tiennent les mains

le cinéma, la salle, on chantait « éteindez la lumière/commencez le cinéma » scandant on attendait, on frappait des pieds, s’il n’y a pas le point on siffle et on siffle encore, on peut aller jusqu’à crier parfois il y a là un rideau qui vante telle ou telle boutique — il n’y a plus de rideau, il n’y a plus d’entracte, il n’y a plus d’ouvreuse –- trois ou quatre fois par jour

ici, là ailleurs « oh non, pas ça ! » et se cacher le visage dans les mains
l’amphi de la rue Michelet est un peu le même que partout, des bancs de bois qui se relèvent (si on s’en va, les retenir pour le bruit, ou ne pas les retenir pour le même effet), des pupitres de bois qui ne bougent pas mais une espèce d’estrade et puis un écran douze par six, immense, et puis tout à coup ça s’anime – on descend quelques marches, la salle est en pente, au sous-sol la table de montage, moviala dans les kakis, les gris, les heures et les heures plan à plan le découpage, le minutage, la taille, les dialogues ou les intertitres

trois heures pour celui-là on avait mangé des gâteaux dans lesquels on avait mis de l’huile, celle rapportée de voyage par ce chauffeur poids-lourds international qui venait d’Iran, d’Irak d’Afghanistan où alors il n’y avait pas la guerre, le cinéma de la place de la Contrescarpe écran timbre-poste

est-ce qu’on sait seulement combien de fois on a pu le voir celui-là, encore une fois en avril, encore une fois trouver des trucs qu’on n’avait pas vus,l’écran de la télé, le petit canapé bleu, les murs blancs et dehors personne ne bouge
pas si loin, les raretés, les incunables, les boites qu’on va récupérer aux anciennes usines Kodak de Vincennes, tôt le matin comme des voleurs de ce dimanche-là, l’entièreté du feuilleton, une douzaine d’heures, ça commençait à huit pour finir à neuf le lendemain matin café croissants –- le mieux, c’est de prendre un rendez-vous téléphonique pour en parler –- celui en plein-air et les gens qui amènent leurs pliants, leurs chaises-longues, les sièges arrières de voiture, celui en auto on est rangés comme des harengs, le petit merdique en avion,

des films des milliers et des milliers des films et des visas de contrôle, des recettes et des box-office, des chiffres d’entrées, des nombres des comptables des taxes, des cris des humeurs, des pleurs des angoisses « on ne m’appelle plus » on voudrait mourir, on donnerait sa vie « et tout à coup, le téléphone a cessé de sonner » – c’est vrai pour tout le monde, mais c’est plus blessant ici, et puis non, finalement, non, le rideau se lève, les lumières s’éteignent, on soupire un peu, « ah quand même » génériques, musiques, couleurs, cadrages, mouvements d’appareils de sentiments morale éthique mensonge illusions –- deux heures qui passent « comme un rêve », on se prend la main, on se serre, on s’embrasse, si on allait au ciné ? oui dak mais on va voir quoi ?

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Nos fêtes


par Emmanuelle Cordoliani, retrouver sa page
Phonoscène

C’était une de nos fêtes. À l’exception d’une comédie musicale de Hollywood, dont nous devinions les passages chantés grâce aux ballets qui soudain peuplaient l’image, nous connaissions d’avance ce qui serait projeté sur l’écran en préambule : nous, nous dans les salons, près du bar, dans les couloirs, nous en statues de sel comme pour la séance de photo annuelle et tout à coup bougeant gauchement après un écarquillement des yeux inquiets de satisfaire à l’ordre du maître d’œuvre. Nous, ne sachant plus rien faire de ce que nous avions toujours fait : arpentant les couloirs, frappant aux portes, les entrouvrant dans un empêchement d’animaux habillés, complexifiant à outrance les gestes les plus familiers, transformant la routine en marelle excentrique… Et puis plus tard, aux alentours de la septième minute, nous encore, incapables de réprimer un sourire de désarroi quand tombait le deuxième commandement : Faites comme si je n’étais pas là ! Comment faire justement cela quand tout tournait autour de lui avec sa tignasse des longues absences et ce drôle d’engin mécanique auquel il collait son œil et qui s’interposait dans nos retrouvailles. C’était en ce temps-là une toison d’or, un mythe, une chose que nous ne connaissions que de loin, vaguement, par l’intermédiaire des grandes affiches aux décors de Sahara, de piraterie ou d’Amérique, qui ornaient le toit voisin en alternance avec des réclames pour les savons ou l’alcool. Sur le nom de cette chose qu’il avait rapporté comme un trésor, un malentendu persista durant de longs mois où nous l’appelâmes l’Obscure, ce diminutif ajoutant encore à notre fébrilité dans le temps passé sous son joug.


Pourtant très vite après que nous avons compris son nom pour ce qu’il était, la caméra avait été cassée, ou perdue, ou peut-être qu’il en avait été déçu, que l’image qu’elle lui renvoyait de son monde semblait dérisoire à celui qui en connaissait les fondations, les secrets, les mécanismes. On dit qu’il a détruit tous les films — il le faisait des photos, en dépit du soin passionné qu’il mettait à ces prises de vues, fermant l’établissement toute une journée, nous équipant de nouvelles tenues, faisant venir de très loin parfois une photographe exigeante et excentrique qui nous menait un train d’enfer jusque tard dans la nuit pour immortaliser le Sérail — mais quelques films ont échappés à la purge et parfois, les jours fériés, on annonçait pour le soir une projection et la nouvelle, vraie ou fausse, se répandait comme le son des cloches à la Pâque, mettant en branle une armée de petites mains sans la moindre concertation préalable, comme pour éviter le mauvais œil, une censure de dernière minute dont nous ne connaissions pourtant aucun exemple : la buanderie empesait le drap de lin blanc qui servirait d’écran, le chasseur ressortait une antique fronde pour dégommer méthodiquement les lampadaires de la rue, l’air de rien, nous passions un gros coussin sous le bras qui se retrouvait négligemment oublié à même le sol de béton du toit… On n’allumait pas l’enseigne là-haut puisqu’on y accrochait le drap entre le C et le E et comme par hasard tout le monde portait ses vêtements de nuit dès la tombée du jour. Il aurait été tellement plus simple de s’installer dans un des salons clos, mais même à l’hiver parfois, c’est sur le toit que ça se passait, le cinéma, et nous nous serrions les uns contres les autres prétextant le froid en dépit de grosses couvertures que nous avions traînées là pour nous en protéger et des grands verres de vin aux épices qui passaient de main en main.

Nous avions perdu depuis longtemps tout intérêt pour le pauvre spectacle que nous offrions sur le film, mais inlassablement nous regardions, médusés, le cinéma. Et ce que le cinéma était en train de faire de nous, de faire avec nous, alors que les images avaient été prises des mois, puis des années auparavant, lui toujours au présent de notre passé, toujours en mouvement, s’activant pour donner l’illusion de la vie. Nous regardions le cinéma comme des mammifères, des omnivores devant cette technologie qu’on ne sait ni comprendre, ni reproduire, ni réparer. Et quand cette première partie était achevée, nous observions un silence superstitieux en attendant la suite, redoutant le jour où ça ne fonctionnerait plus, où la lourde mécanique de fer du projecteur aurait raison de légère transparence des films. (Nous étions loin de comprendre alors que nous pouvions tout aussi bien regarder l’écran blanc, ou la lune puisque nous portions la marque de ce cinéma dans nos regards comme nous portons la marque du Sérail dans nos voyages à présent). Ça reprenait : nous regardions le désert en noir en blanc qu’il nous avait rapporté d’une très longue absence, une photographie presque, tant la bande du ciel et celle du sable s’obstinaient à conserver leur mesure. Le silence pesait son poids d’or et toujours les larmes finissaient par monter aux yeux du Gardien — celui-là même qui en avait vu d’autres, des films, et qui quelques heures plus tôt affirmait avec aplomb qu’il fallait aimer se faire peur pour croire qu’il y avait là une locomotive, pour prendre une baraque en bois pour une gare, qu’il n’y avait pas plus de locomotive que de fée aux choux et qu’on avait mieux à faire de son temps que de s’illusionner à de pareils enfantillages —, alors une voix s’élevait et chantait une berceuse à la lune sans relation aucune avec ce désert, le zénith où il l’avait trouvé et la langue que l’on parlait dans ces pays chaud, mais qui était devenue pour nous la musique de cette image, de ce moment, si bien que s’il arrivait qu’ailleurs quelqu’un la fredonne, on s’épongeait instinctivement le front.

Super 8

Parfois il y avait la soirée spéciale. Une de ces petites sorties de route du quotidien, comme les pique-niques, l’achat d’un nouveau livre, un petit-déjeuner en guise de dîner. Carotte crue œuf du et Tintin gagne à la fin, rien de bien spectaculaire puisque nous savions d’avance ce qu’on y verrait — nous, à l’exception de deux dessins animés, nous assis dans un pré autour d’une nappe, jouant à la corde à sauter, titubant sur une route craquelée —, n’empêche, c’était la fête : l’écran qui se morfondait tout raide entre l’armoire à trois portes et la tapisserie aux petits bonshommes bleus était de sortie. Ça sentait le pyjama en éponge et le bain du shampooing assis par terre sur le dos de la moquette éléphant. Il fallait une bonne dose de patience pour supporter la gaité bébête des adultes pendant la première partie où ils repassaient les petits films de vacances toujours déjà floues dans mémoires éphémères de papillons blancs dans l’été. Qu’est-ce qui pouvait bien leur plaire là-dedans ? « Oh tu as vu ? Tu as vu Sacha comme il est drôle avec son short/bonnet/ballon ? » Nous attendions Super 8 qu’on nous avait promis et donc le chiffre s’inscrivait couché comme l’infini sur son torse plein de biscottos et il n’en finissait pas d’arriver, si bien qu’on s’endormait toujours avant, comme à Noël. L’impatience me traînait jusqu’aux genoux d’Alice, qui préférait nous regarder regarder l’écran. Regarde-les, petit Gnou, c’est le cinéma qu’on voit. On fait des images pour les garder et on finit par les croire à force de les regarder… Malgré l’ennui, l’incompréhension, l’attente déçue, c’était la fête. Quelque chose le disait et les enfants acceptent mieux la distance entre le nom et la chose que les adultes (ils ficellent les deux ensembles avec un bout de Bolduc ne pouvant plus servir à rien, un playmobil-fakir à dos de hérisson Spontex, un carton défoncé de Butterfood et un chaton bouffé aux mites rescapé d’une portée non désirée…). La fête : on pouvait se coucher plus tard. Et en deuxième partie, il y aurait un dessin animé qu’on connaissait par cœur : Blanche-Neige sifflant en travaillant ou la Panthère Rose avec un loup noir de cambriole. Ils passaient à la télévision aussi, mais là, c’était tout de même autre chose, c’était le branle-bas de combat, le bivouac : les gros fauteuils de velours canard déplacés pour l’occasion, et les rideaux et doubles rideaux fermés transformaient la chambre de grand-mère Alice. Sa chambre sacro-sainte avec sa vierge qui brille dans le noir comme pour indiquer la sortie de secours, sa chambre immuable où il ne faut pas aller jouer, mais qui accueillait chacune de nos graves maladies en fontaine dans son grand lit à tête et pied de satin, la lumière de la rue filtrée en Voie lactée par les fins rideaux blancs. Avec le temps, Alice deviendrait très diserte sur les dessins animés et elle pourrait rester assise de longues heures à contempler les circuits laissés par les fauteuils sur la moquette grise dans les jours d’après les séances, et son petit-fils qui manœuvrant dans leur boucle une petite auto jaune avec des bruits de moteur à explosion, de coups de freins, de klaxons.

Codicille : j’ai listé mes histoires de cinéma — pas mes histoires avec les films, ç’aurait été trop long, un livre en soi —, mais il fallait un cinéma sans histoire, c’était pour m’en débarrasser, pour que ne demeure plus que certains principes. J’ai écrit à côté. Deux textes sont venus simultanément d’un même constat — c’est une fête — et d’une même introduction ainsi que deux lauriers n’ont souvent qu’une racine. Je les ai travaillés simultanément, en pensant à ces doubles textes que nous avons écrits plus tôt dans l’été, en creusant leurs différences, sans perdre de vue leurs frontières communes.

J’ai vu un extrait muet d’un tournage d’Alice Guy intitulé Phonoscène : le son manquant me fascine, sous toutes ses formes d’absence. Le deuxième texte s’appuie davantage sur un des Trois Souvenirs de Cinéma qui ont donné lieu à la publication collective d’Une histoire parallèle du cinéma. Voyager dans les temps et les modes, comme expérimenté dans la #7, me libère du carcan de la mémoire fidèle, me rappelle que rien n’est plus plastique que notre perception du temps (et les souvenirs qui nous en restent).

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Notes pour une nuit en plein jour


par Grégpoire Darrasse, retrouver sa page

Le trait commence par un point. La figure provient du trait. La figure devient picturale, une fois. Un dessin apparait, plusieurs fois. Répété vingt quatre fois à travers une projection, l’image révélée devient persistante. Continuité d’une discontinuité, l’histoire n’existe que parce qu’il y a superposition, empilement. Noir sur blanc. Blanc sur noir. Contraste permanent d’une représentation de soi à travers les autres, la projection en salle n’est qu’un processus répétitif d’une accumulation de récits effaçant le précédent. Oser l’instant. Passage d’un état négatif à une présence positive, le cinéma n’est alors qu’une copie d’une copie d’un copie rendant la nouvelle séance encore plus nécessaire que la précédente, déjà oubliée. Le renouvellement n’étant qu’un prétexte pour entretenir la corde sensible. Cette nécessité de cultiver un état fictionel permettant à la réalité de s’ancrer dans un réel subjectif. Faire corps avec la matière. S’autoriser l’expérience du soi. Se regarder. Regarder le monde. Trouver l’excuse d’une histoire qui nous attire pour rencontrer ses émotions. Désirs et possibilités encore permisse par seulement quelques films qui réussissent à échapper à l’imagerie télévisuelle grandissante. L’usure du gros plan comme témoin d’une mutation destructrice de l’écriture cinématographique. L’exploitation de son utilisation pour les besoins du petit écran a épuisée la force de sa modération pourtant si essentielle. Quelle concerne le geste, la parole ou l’explication narrative, la sobriété est somme toute absence chez les promoteurs du néolibéralisme qui structurent un monde garni de divertissement permanent étouffant la possibilité de penser. A travers l’idée de la salle de projection, la pensée cinéma comme socle de l’image en mouvement guide vers cette fragilité commune de partage qui permet l’écriture de nos vies et la construction d’une réflexion libre et analogue. Nous projetons nos peurs et nos désirs dans ce qui nous rend humain en complétant l’histoire qui se déroule sous nos yeux. Enfoncé dans son siège, le spectateur de cinéma est à bonne distance de l’écran pour construire et déployer le hors champs du film dont lui seul à la capacité d’une possible interprétation. Trouver de l’universel dans le singulier. Projeter ses propres obsessions dans les failles des personnages. Trouver son hors champs. Au milieu de cette correspondance entre le récit du filmeur qui tient la caméra et le filmé qui joue la comédie se tient le spectateur, unique témoin de cette relation, qui permet par conséquence au film d’exister en tant qu’oeuvre collective, artistique et philosophique faisant contre poids fasse aux visées commerciales et scientifiques qui imposent une accélération du temps. Le cinéma a ce pouvoir de recréer la nuit en plein jour. Reclus alors dans la salle, le spectateur n’a que le temps du film pour subsister avant de redevenir mortel. Element qui devient de ce fait libre et uniquement rattaché à la propre durée de l’oeuvre. Ce hors temps projeté sur grand écran est à l’opposé de ce que propose la série télévisuelle, le jeux vidéo ou tout autre contenu audiovisuel, en réduisant la pensée à sa matérialisation tout en faisant de l’émotion un produit de commande récupérable au Mcdrive un lendemain de soirée arraché à la vodka bas de gamme dans une boite de nuit de rase campagne. Le perpétuel recommencement que propose le cinéma est ancré au plus profond de son processus de création. Après s’être noircie, la page blanche du scénario s’efface pour laisser place à une nouvelle interprétation de la mise en scène. Dans ce deuxième lieu d’écriture, acteur et actrice projettent la vision du réalisateur en se plaçant au bon endroit de l’émotion, chargés de leurs propres et singulières interprétations, comme pour commencer à souligner une incontrôlable présence au monde. Dans un nouvel espace de création, la caméra fixe sur la pellicule vierge un morceau de cette fenêtre en cours de fabrication. Ce regard vierge est déjà un accomplissement très éloigné de la pensée scénaristique. Les suites de mots deviennent à cette étape des images et des sons a-synchronisés déjà autonomes. Ultime grande étape, la post production réinitialise une nouvelle fois les fondations en autorisant la possibilité de tout ré-écrire. Une fois de plus, tout est là mais rien n’existe. L’écran blanc n’est qu’une nouvelle continuité de la page blanche. La diffusion comme étape finale ouvre la possibilité qu’un tangible devienne concret. Le palpable émerge. L’expérience commune de la découverte. La disposition physique et mentale du spectateur permettra alors l’immersion dans un dispositif dont seule la salle peut en permettre les conditions. Chaque image et chaque son apparaitra beaucoup plus concentré. L’espace alors ouvert entre le film et le spectateur abime autant qu’il nourri. L’essence du cinéma permet l’extraction vers un temps suspendu qui restera en nous une fois l’état hypnotique clôturé. Le cheminement des émotions permet de développer une pensée à travers une suite d’idées. Alors seulement, la fragile reconstruction du souvenir de l’expérience sensorielle de la salle est éventuellement possible chez soi devant un écran plus petit, en recréant les conditions propres à une entière disponibilité qui permettra de retrouver l’état d’abstraction. A chaque nouvelle projection et à travers la fragilité de la toile blanche, notre propre reflet nous renvoi vers la découverte d’une nouvelle facette de nos émotions toujours plus intime. Les rires qui effacent les larmes ne sont que le bruit sourd des images aveugles. Nous sommes alors fasse à une partie impuissante de nous même, parfois qui élève, parfois terrifiante, mais qui symbolise avec grandeur notre existence. Nous découvrons nos propres repères et fabriquons une lenteur de l’instant propre à la fiction de nos vies. Affronter le passage du temps dans un sentiment unique que l’on aime faire durer dans cet après projection qui n’est plus le film et pas encore un retour à la réalité. Ce court espace temps n’est autre qu’un re-calibrage nécessaire d’une expérience vécue communément dans laquelle la perte de repère spatio-temporel a fait entrer en nous tout un tas d’images en mouvement, alors même que nous étions immobile, et dépossédé de nous même. Enclin à l’inévitable fulgurance de la séparation, il ne nous reste alors que les ondes latentes des regards inconnus qui ont ricoché sur l’écran le temps du film pour échapper à nos solitudes et prolonger les dérives de notre pensée en attendant qu’elle intègre l’intérieur de notre propre imaginaire.

Codicille : Attente, Espérance, Projection, Transposition, Déception, Dégoût, Surprise, Découverte, Retrouvaille, Cassure, Froideur, Réparation, Questionnement, Fragilité, Noirceur, Légèreté, Animosité, Amour, Haine, Cheminement, Perte, Confrontation, Joie, Chaleur, Elévation, Peur, Crainte, Appréhension, Réaction, Lâcheté, Anxiété, Terreur, Effroi, Dédain, Panique, Inquiétude, Frisson, Plaisir, Envie, Tentation, Désir, Espoir, Exigence, Félicité, Amusement, Délice, Distraction, Impuissance, Impudeur, Pudeur, Volupté, Ivresse, Enivrement, Débauche, Excitation, Communion, Effervescence, Trouble, Emoi, Agitation, Incitation, Colère, Fureur, Explosion, Hargne, Rancoeur, Indignation, Exaspération, Mécontentement, Rage, Révolte, Tristesse, Impatience, Mélancolie, Affliction, Douleur, Deuil, Abandon, Nostalgie, Plénitude, Platitude, Chagrin, Souffrance, Abandon, Déprime, Récession, Epuisement, Torpeur, Lassitude, Force, Désespoir, Détresse, Regret, Désolation, Allégresse, Fierté, Jouissance, Gaieté, Découverte, Consolation, Réjouissance, Retrouvailles, Jubilation, Hilarité, Rigolade, Tourment, Douleur.
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C’était des histoires


par Anne Dejardin, retrouver sa page

Elle a trois ans ou quatre. Pour la première fois au cinéma à hurler si fort qu’il faut lui faire quitter la salle en plein milieu du film ou plutôt juste après que le chasseur a tué la maman de Bambi. Ramenée à la lumière, elle entend mieux ce qu’on lui dit.
On lui expliqua que c’était des histoires. Que les histoires, ce n’était pas la vérité.

Soixante ans plus tard, elle a bientôt cinq ans. Attachée dans son siège d’enfant à suivre le doigt pointé, regarde, tu l’as vu, juste devant l’auto, qui traverse la route, voilà il est passé, tu l’as vu ? On lui dit c’est Bambi. Et elle avec de la joie plein la voix : « Mais je ne savais pas qu’il existait ! » Le soir à sa maman au téléphone elle dit : « On a vu Bambi ! »
On hésita à la détromper. Et on n’en eut pas le cœur.

Elle n’a pas choisi le film, mais il veut le voir. Les critiques sont excellentes. Les yeux ouverts face à Apocalypse now, ça ne dure pas plus de cinq minutes. Tout le reste du film, les yeux serrés sur le noir. Les oreilles restent offertes aux abominations, meurtries à chaque explosion déflagration cri hurlement. Ses images à elle qui s’agglutinent à sa rétine derrière le noir que perce les variations de lumière et c’est peut-être pire cinéma que celui de Francis Ford Coppola, elle ne le saura jamais.

Elle s’acheta une caméra comme on se débarrasse, pour surcharger son disque interne, avec l’espoir que ça effacerait quelque chose au-dedans, comme elle, sa mère, utilisait les ciseaux.

Elle découpe les photos, un coup de ciseau et il disparaît ou elle, c’est selon le grief, mais c’est définitif. Elle a subtilisé l’album de famille de son mari. Lui un seul quand dans sa famille ils vont par dix et lui quelques pages pour vies de plusieurs générations. Elle a détruit aussi ce que de mon enfance il avait filmé. Tout ce dont je me souviens, c’est sa voix qui me dit, regarde, c’est toi, tu as trois ans. Je revois la pièce d’eau circulaire au milieu d’un jardin en noir et blanc. C’est Chasse-Pierre. Alors je sais qu’il y a tout ce qu’on ne voit pas, le vieux moulin aux murs roses et au balcon de bois qui surplombe la Semois et derrière plus haut la Grotte aux Fées et dans un pré pas très loin Mitsi, le cheval alezan qui attend mon père toute la semaine pour être monté, sortir avec lui en balade, parce que son propriétaire n’a pas le temps, le moulin non plus ne lui appartient pas, et savoir que Mitsi se suicidera en se jetant sur la clôture de fer barbelé et à mes pourquoi d’enfant on répondra tu sais il était un peu caractériel, et toujours à me demander s’il est possible qu’un cheval décide de sa suicider et c’est bien sombre histoire, le sentir dès l’enfance, et ce que ça fait dans la tête de devoir grandir avec ça sur le cœur, puis dans le carré lumineux vient ma cousine, chancelante sur ses jambes de bébé d’un an que soutient sa maman avec son joli chignon à la Brigitte Bardot mais le film n’existe plus, ni les albums nombreux avec les Saint Nicolas, les anniversaires et les cadeaux, l’arbre de Noël et la famille réunie. Mon père se passionne un temps pour les montages de film. Je me souviens des jolis titres et des dates avant qu’apparaissent les personnages et les traits noirs et blancs qui dansaient sur le mur blanc où il projetait, des livres qu’il disposait sous les pieds, mais peut-être était-ce plutôt le rétroprojecteur et l’époque des diapositives, le coffre rigide plus haut que large couleur marron assorti à la caméra pour ranger le projecteur. Toutes les bobines ont disparu. Parfois je me dis que j’écris pour ça, pour qu’elle ait détruit tout cela pour rien et pouvoir lui pardonner. L’album de la famille de mon père avec sa couverture cartonnée d’un rouge victorieux et ses quelques pages reliées par une grosse spirale couleur ivoire, c’est tout ce qui me reste. Je l’avais trouvé et le lui avais volé.

Elle écrivit des fictions pour ne pas écrire comme on assène. Comme racontaient les femmes d’avant elle. Se demanda si le « a » privatif a-scène, ne contenait pas une clé, à propos de ces femmes dont elle était issue, chair de leur chair, grandes tragédiennes qui n’avaient jamais pu monter sur scène et la dernière d’entre elles qui n’avait eu pour seul instrument que des ciseaux pour rendre compte de l’histoire, la réécrire à sa façon.

Violence à l’écran. Il tient l’enfant par les pieds et il commence à tourner. Lentement d’abord. Sans ce qui précède, on pourrait penser qu’il joue à l’avion sauf qu’il le tient par les deux pieds. Mais on a vu ce qui s’est passé avant et le raconter avec des mots on ne pourrait pas. Et l’écrire non plus. Ça ne se laisse pas. On sait que ce n’est pas l’avion. Il tourne plus vite et les murs de pierres de la cabane où il l’a attiré, les murs de pierres se rapprochent de la tête de l’enfant. Puis les yeux serrés sur volonté d’obscurité mais toujours dans la tête la même déflagration. Et quelque chose toujours visible malgré le noir et qui reste à s’y agglutiner, collant, poisseux comme résine sur les doigts quand on a tronçonné un conifère. Dans sa tête c’est plus moche que les mots écrits, derrière ses yeux, plus effroyable que sur l’écran. Les mots sont la chose et rien à y faire, c’est comme ça. Pareil pour les images de cinéma. Le réel et l’irréel à se mêler, marier, se confondre et c’est malédiction.

Il fallut bien qu’elle vive avec.

Qu’est-ce que le corps garde comme strates de ces basculements dans la fiction ? Depuis le moment où s’éteignent les lumières sur le velours rouge des dossiers devant et génériques reconnus des grandes productions hollywoodiennes et avec eux rester encore un peu dans le connu jusqu’à celui où elles se rallument, quel changement en lui. Même après le corps ramené dans la réalité, le plancher des vaches, ce qui est vérité et qu’on peut toucher, pas images de film, pas fiction sur écran, un instant pour quitter et aussitôt tête ailleurs mais combien de temps pour inverser le mouvement. On voudrait comme projecteur en marche arrière et le corps quitte l’eau, les pieds d’abord puis les jambes et en dernier les mains pour traverser les airs jusqu’à revenir, atterrir en douceur sur la pointe des pieds, bras tendus sur l’extrême bord du plongeoir, le corps revenu en position de départ mais quelque chose en lui imprimé qui ne sera pas visible au dehors. Le retour intact n’est pas possible après certains films.

Il lui fallut des années pour nommer le symptôme : corps poreux, c’est ce qui lui sembla convenir le mieux. Annie Ernaux avait d’autres mots pour un peu la même chose. Elle écrivit : « Je suis traversée par les gens, leur existence, comme une putain. » Mais chez elle c’est plutôt corps poreux, imprégné de leur souffrance, de leur traumatisme.

Une plage du sud de la France, paysage de carte postale et peut-être existe-t-elle ainsi et encore longtemps à être envoyée par des touristes aux amis avec bons baisers de... Crique isolée, vue plongeante sur la mer, c’est l’été. Filles faciles, ça se voyait, se baigner toutes nues, camper seules sur la plage, pas froid aux yeux. On leur a donné du plaisir toute la nuit. Bien sûr qu’elles avaient consenti. D’ailleurs au matin quand le jour s’est levé et avant de partir j’ai voulu leur faire la bise, la brune a dit, en Belgique c’est trois. La preuve qu’elles étaient consentantes. C’est ce qu’il dit lorsqu’il est arrêté.

Son avocat, Grollard, axa toute sa plaidoirie là-dessus, ses clients s’étaient mépris sur le fait qu’elles étaient consentantes.

Couchés sur des lits parallèles leur corps revêtus de blouse d’hôpital ouverte à tout vent, juste un cordon fin pour la nouer dans le cou derrière et sans culottes, elles sont prêtes. Ils entrent. Lui d’abord. Il y a toujours un meneur. Ici c’est lui. Derrière viennent ceux qui obéissent. Les larbins. Dès la porte on sent qu’ils font dans leur froc. Le professeur et ses étudiants en médecine. Jeunes et ce à quoi chacun va assister, ce que chacun va leur faire subir, ça s’ancre profond et ce que ça va leur arracher d’humanité sera pour toujours à manquer dans tout acte pratiqué plus tard. Il faut qu’ils s’endurcissent. D’abord ils regardent. Les deux mains du professeur empoignant les genoux pliés et de toute son autorité appuyer et c’est ainsi ouverture des cuisses et dans un geste précis il viole à nouveau avec juste une phrase que les autres à sa suite répèteront geste et phrase comme élèves ânonnant le vagin accepte le doigt et c’est viol à répétitions après les cinq heures dans la nuit sur la plage par trois hommes et à nouveau ici à l’hôpital.

Il n’y eut pas d’autres mots adressés au visage ensanglanté, boursouflé d’ecchymoses au-dessus du vagin.

Elle a mal. Ce n’est plus pour elle. Elle a mal pour l’autre et déjà dans la nuit, avoir mal doublement de ce qu’ils lui faisaient subir à elle aussi, la fille qu’elle aime. Dans le lit parallèle au sien, visage moins tuméfié parce qu’elle était sortie de la tente pour essayer d’en détourner au moins un sur les trois, comme on se sacrifie, et alors son corps pénétré à répétitions, chair meurtrie contre les galets de la plage et fouaillée du dedans mais dans la terreur s’accrocher à la vie pour qu’ils ne les tuent pas et ça va durer 5 heures et avec leurs mains à eux en blouse blanche à nouveau sentir pareil avec les deux mains forçant les genoux écartés et ouverture des cuisses pour accéder avec aucun mot prononcé qui donnerait existence à elle forcée encore ne s’adressant qu’à eux autour de lui avec même phrase privée de sens humain comme code entre initiés le vagin accepte le doigt.

Elle eut mal pour elle, quand ils passèrent à l’autre couchée à côté d’elle.
Elle plus jeune mais ça n’excuse (n’explique) pas tout. Maintenant elle est assise dans ce cinéma et le titre encore présent dans son cerveau troué tant d’années après, L’amour violé, à se demander si on peut parler d’oxymore, parce qu’elle ne maîtrise toujours pas leurs figures de style mais plus personne pour lui dire que c’est un préalable pour avoir le droit d’écrire. Elle est assise dans le noir avec les mains serrées comme des poings sur le bois froid des accoudoirs et les mâchoires verrouillées comme refus de plus sur paupières doublées par le haut des joues pour davantage de noir devant les yeux. Elle ferme les yeux comme fermer ce qu’on peut quand dans la camionnette blanche... D’abord il y a le pare-chocs du fourgon qui pousse le vélomoteur de la fille dans le ravin dans la nuit qui tombe. Les murs de la camionnette sont doublés de panneaux d’aggloméré comme le sont les camionnettes fourgon des artisans et c’est comme capitonnage, crier ne sert à rien, sinon hurler le refus, sortir la rage et la terreur aussi comme réflexe tant que le corps le peut et finalement le laisser se taire. Et les yeux fermés c’est tout ce qu’elle peut fermer quand le reste on ne le peut pas. Le corps de la fille bafouée, fouillée, c’est elle tout entière devenue objet et c’est écho de quelque chose qu’elle connaît bien.

Elle fut utilisée.

La douceur de sa voix, la vraie, pas celle de cinéma, incarnation de là-bas, au-delà de la Méditerranée, emmenée avec elle, et ça surprend dans un tribunal, avec ses mots d’avocate, des mots à écorcher les oreilles à donner la chair de poule la nausée à avoir envie de se lever et sortir des mots à briser une fois de plus les deux corps des filles assises dans le box de l’accusation, une voix si douce que c’est comme tartiner de miel une plaie pour cicatrisation. Une sensualité suave de femme épanouie qui s’invite dans une salle où tout résonne saleté et désastre. Elle compare ce que ces deux filles avaient subi à de la torture et ce ne pouvait pas être pris pour un consentement, arguant que le résistant qui avoue sous la torture de la Gestapo n’est pas consentant, que ses aveux ne sont pas la preuve qu’il consent à l’idéologie nazie.

Elle plaida dans ce tribunal. Sa voix étonnamment douce fut comme souffler sur une plaie d’enfant pour prévenir la piqûre du désinfectant.

Le garçon amoureux qui aimait la fille au vélomoteur poussé dans le ravin par la camionnette blanche est patient au début, attend qu’elle aille mieux, qu’elle se remette du traumatisme, que ça lui passe. Il est compréhensif, veut bien lui laisser du temps, embêté de sa tendresse devenue inutile il lui semble qu’elle lui reste un peu sur les bras, parce que son corps de femme à rejeter le sien, se dégager de sa main sur ses seins comme si c’était brûlure, il ne peut pas comprendre, je t’aime moi il dit, je ne suis pas eux, on ne peut plus te toucher, son corps à rejeter le sien, et son désir d’elle qui l’encombre et qui vient buter contre tout ce fermé en face, verrouillé, sa queue qui lui fait horreur, il finit pas perdre patience, l’impression d’aimer dans le vide, de payer pour les autres juste parce qu’il est un homme, il hurle, il est à bout. Pour elle c’est juste violence qui recommence.

La douceur lui fut refusée parce qu’elle aimait un homme.

La douceur de la mère au début, de l’entourage aussi. Puis peu à peu la douleur de la mère cogne contre son impuissance à aider son enfant, à la consoler, la guérir car sans effet tous les mots qu’elle dit et toujours en face même souffrance et rien n’y fait. Alors peu à peu essayer d’autres phrases comme tu peux arrêter d’y penser, tu ressasses, il y a prescription, non ? Tu tournes en boucle. Oublie. Si déjà tu commençais par ne plus en parler. Rester avec elle, ça ne t’aide pas. Elle te tire vers le fond. Tu te fais du mal. Il faut passer à autre chose. Essayer d’oublier. Je sais que ce n’est pas facile mais fais un effort. Tu te détruis. Va boire un verre d’eau. Oui, je ne raccroche pas.

Après toute cette douceur de mère, famille, amis qui reste sans effet réparateur s’éteignit peu à peu face à l’impuissance à effacer ce qui avait eu lieu et continuait à faire mal et se mua en exhortations de tout genre. Ce fut autre violence.

Il n’y a qu’elle pour la comprendre, savoir ce qu’elle a vécu. Elle qui peut envelopper dans son étreinte comme emmaillotter nouveau-né d’autre fois pour contenir son petit corps lâché dans l’immensité effroyable du sans limites à peine expulsé du cocon et c’est rassurant pareil, lorsque son corps sanglotant a abandonné au-dedans pour glisser sur le carrelage de la salle de bains à ne plus sentir le froid sur sa peau mouillée, recroquevillé sur ce ventre qu’un barbare a empli d’un truc qu’elle ne peut purger seule comme elle le voudrait, là dans l’immédiateté, l’arracher il faudra attendre la canule illégale mais salvatrice pour racler le dedans. Alors il n’y a qu’elle pour la prendre dans ses bras, ramasser ce corps qu’elle abomine, le serrer, le bercer comme nouveau-né, lui parler à l’oreille, à consoler celle qui a vécu même nuit sans fin et ce faisant réparer aussi en elle comme en reflet.

Dans cette histoire-là contrairement à celle de l’autre film il y eut la douceur d’être en couple avec une autre femme.

Codicille : Une 10 en plusieurs morceaux, dont certains passages rassemblés ici. J’ai cru lire « écrire déplier », alors j’ai écrit sans savoir où j’allais et toujours quelque chose de nouveau émergeait et toujours à relire ça avait du sens, entrait en résonance avec ce que j’avais écrit avant ou que j’écrivais ici dans Outils du roman. Même Madeleine a pris prétexte du Cinéma pour se rappeler à mon bon souvenir, Madeleine que j’avais laissée en plan... Références : Le viol rediffusé suite à la mort de Gisèle Halimi et L’amour violé, ce dont je me souviens...
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L’œuf-film


par Juliette Derimay, retrouver sa page

Liberté, égalité, fraternité et un buste de Marianne, à l’antique, en plâtre véritable régulièrement repeint. Le cinéma Gambetta est logé dans un monument historique, un ancien théâtre, rue Gambetta. Si le regard s’attarde sur le fronton, on s’interroge. Bâtiment officiel ? Dès que l’œil descend, le doute se dissipe. Un peu. Sous la devise républicaine, le mot « cinéma » est écrit en blanc, police de caractères moderne et épurée sur un fond gris sombre, tendance lui aussi. Pour ceux qui auraient encore un doute sur la destination du bâtiment, les affiches montent la garde de chaque côté de la porte. Chaque affiche a sa place, bien calée au fond d’une loge et éclairée de derrière par un néon en haut et en bas. Au milieu ? rien, du sombre et un film. Affiche prémonitoire, lumière avant, lumière après et au milieu une histoire intérieure, dans l’ombre extérieure. Depuis la rue, une fois montées les trois marches, retour à l’ambiance théâtre. Une seule salle sur deux niveaux, en bas on sera devant la scène, en haut, au balcon. La scène est nue et dépouillée, mais elle est toujours là, prometteuse et cachotière avec son rideau sombre. Dans la salle, la lumière est artificielle mais c’est encore de la lumière. Fauteuils fatigués, vigies immuables, muettes et indifférentes de nos petites histoires de films. On s’assied, en fonction des habitudes, des handicaps, des affinités, des souvenirs doux de rapprochements du bout des doigts, ou irritants de grignotteurs frénétiques, sangloteurs compulsifs et autres parfums pompeux, voire remugles étouffants. Avec un peu de chance, le siège d’à côté sera libre pour y poser la veste. On s’installe, on se cale, on se prépare, on se blotti. Bientôt l’éclairage de la salle va s’éteindre, ne resteront plus que les voyants réglementaires de sécurité, les marches et les portes de sortie. On les oubliera vite. Maintenant que le théâtre est cinéma, les trois coups ne résonnent plus de la même façon : le rideau s’ouvre dans un long « chut » de rail en manque d’huile, l’écran blanc apparait, extinction des feux…

Puis vient le film. Mais ça, c’est une autre histoire.

À la fin du générique, on rejoint sa propre vie. On sort de la salle, puis on sortira vite, doucement ou jamais, du film. Pour aider à la transition, la lumière s’est allumée et certains se sont déjà levés sans attendre l’hommage en blanc sur noir à tous ceux qui étaient du côté obscur de la caméra. On a ri, on a pleuré, on a fait prendre l’air et la lumière à des sentiments qui ne sortent pas si souvent. Les émotions sont encore là, présentes en vagues plus ou moins violentes qui s’écrasent sur la digue du quotidien. Il en restera des éclaboussures vite séchées, des flaques plus ou moins profondes, ou des brèches irréparables. La lumière artificielle de la salle calme les tempêtes, le trajet vers la sortie également. On se lève, on s’habille, on s’assure que les clés sont toujours bien dans la poche, on fait le crabe jusqu’au bout de la rangée, escalier, la porte qu’on tient pour le suivant ou qu’un précédent à tenue pour nous, bientôt ce sera la lumière du jour ou celle de l’éclairage public, les odeurs de la rue, gaz d’échappement, restaurant indien, ou les fleurs colorées des bacs municipaux tout proches. Parfois il pleuvra, on pataugera dans la neige fondue ou on sera raplati par la chaleur à la sortie de la salle climatisée. Mais toujours, le rationnel fera son retour. « Alors, ça t’a plu ? » « Comment t’as trouvé ? » Analyse… Les autres sens se remettront en route, alors que le temps du film, on n’était plus qu’yeux, oreilles et émotions. On sera sorti du cinéma, sous l’œil indifférent de la Marianne en plâtre.

Ni le lieu ni le thème, je sais. Vous n’aurez donc pas mon avis sur l’état et la culture, l’état de la culture, la culture d’état, ni sur quoi que soit de tout ça. Mais la présence de cette Marianne et de la devise officielle à l’entrée de ce cinéma m’a toujours chatouillée, voire gratouillée : faut-il y voir un simple hasard ? un symbole ? Si oui, de quoi ? En tout cas, quelles que soit les réponses, je trouve que ça donne un côté unique à ce cinéma, à la coquille-bâtiment qui protège l’œuf-film.
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Au fil du temps


par Caroline Diaz, retrouver sa page

La première fois dont je me souvienne, j’avais neuf ans. Nous étions allés en bande à l’Estival, le cinéma de la station balnéaire voisine qui n’ouvrait que l’été à l’heure des vacanciers. C’était une sortie exceptionnelle, l’autorisation d’aller le soir au cinéma sans être chaperonnée par un adulte, la bande insolite que nous formions, filles et garçons, petits et grands, et cette chaleur d’août que rarement on avait ressenti à Edenville. Nous marchions sur la route nationale, combien étions-nous, six ou sept gamins, ma sœur de treize ans était la plus âgée qui veillait sur le groupe. Nous chantions le tube de l’été, une chanson d’amour triste un peu ringarde dont on nous rabattait les oreilles à la radio, dans les jukebox, à la salle de jeux du coin de la rue, nous n’avions que deux kilomètres à parcourir, mais ça nous donnait de l’élan. En mon for intérieur je dédiais les paroles de la chanson à Pierre qui marchait devant moi, silencieusement amoureuse de lui, nous c’est une illusion qui meurt ... Sur la route nous jouons avec nos ombres, hallucinés par nos silhouettes allongées dans les rayons du soleil du soir, nos mains forment des chimères, je remonte à la tête du groupe, je suis alors la plus grande dans l’ombre projetée sur l’asphalte sablonneux, et puis je me rapproche de Pierre, je joue avec l’ombre encore, mon profil tourné vers lui, la bouche à son oreille me fais croire que je lui chuchote mon secret. La salle est presque neuve, à l’abri d’un parallélépipède sans fioritures, façade de moellons en granit, toit ceint d’un large bandeau de tôle ondulée bleu azur, sur lequel se détachent, en lettres cursives de Plexiglas blanc dont la tranche est colorée d’orange vif : L’ESTIVAL. Dans la grande salle les murs sont couverts de moquette côtelée, on compte près de quatre cent fauteuils en mousse synthétique corail, une odeur de sable humide imprègne l’air. Sur l’écran géant, l’émerveillement fugace, le prince et Cendrillon dansent, couple minuscule dans le cadre, ils s’échappent du bal en tournoyant, tandis que leurs ombres immenses sont projetées sur le mur du palais en un lent mouvement décalé. Je me souviens du film sans doute de l’avoir revu avec mes filles, bien des années après, mais ce que je retiens de cette première fois c’est la marche du retour par la plage dans la nuit d’août, mes tongs dans les mains pour sentir le sable frais sous mes pieds, le bruit des filins cliquetant sur les mâts en passant à la hauteur de la cale à bateaux, la nuit à peine tombée éclairée d’une lune pâlotte, le vent lugubre qui amplifie le ressac alors que les plus grands racontent des histoires à faire peur, et au fond de ma poche le petit ticket rose à neuf francs devenu talisman, sa douceur de buvard sous mes doigts.

Cet été-là nous étions venus en famille passer des vacances à Paris, des cousins corses nous avaient prêté leur appartement avenue du Maine, Paris alors presque inconnue me semblait vaguement hostile, j’avais treize ans et n’aurais osé faire un pas sans être escortée. C’était un mois d’août écrasant de chaleur, le soir nous nous promenions longuement dans le quartier pour éviter la touffeur de l’appartement, espérant un de ces violents orages d’été avant la nuit, la pluie et son parfum de route mouillée, mais le ciel ne cédait pas. Un de ces soirs vagabonds ma mère s’est arrêtée net devant le Montparnasse Pathé, en découvrant Julie Christie et Omar Sharif hauts en couleurs sur l’affiche géante du Docteur Jivago. Son visage s’est éclairé d’un sourire plein d’envie, il faut ABSOLUMENT avoir vu ce chef-d’œuvre, on ira demain. Elle se souvenait sans doute avec une nostalgie heureuse de l’époque où elle avait découvert le film avec mon père, lors de sa sortie en 65, presque vingt plus tôt, Omar Sharif y est tellement merveilleux. Elle brandissait ce film, avec d’autres trésors— les concerto de Rachmaninov, Crime et châtiment, jusqu’aux chants traditionnels russes d’Ivan Rebroff (qui en réalité était allemand pas sûre que ça elle le savait, elle l’aurait certainement moins aimé alors) — comme des trophées, elle clamait son adoration pour ces œuvres, affirmant avec une emphase déconcertante, que voulez-vous, j’ai l’âme russe ! Elle cultivait cette histoire d’âme russe au milieu d’autres légendes dont personne ne semblait douter. Dès le lendemain nous sommes allées ma mère, ma sœur, et moi, voir Le Docteur Jivago, au Pathé de la rue d’Odessa, ça ne s’invente pas. Est-ce que la salle était climatisée, ou bien était-ce d’avoir traversé une trentaine d’hivers russes au son de la balalaïka, nous sommes sorties grelottantes de la séance, alors que dehors la ville hoquetait un air chaud et moite. J’ai le souvenir d’avoir été bouleversée par le regard triste de Jivago, d’avoir enragé de la cruauté de ce rendez-vous manqué, impuissante, cramponnée au fauteuil, suppliant intérieurement Lara de se retourner enfin, en vain, Jivago s’effondre terrassé par une crise cardiaque. Je découvre alors la force des mensonges qu’on se raconte pour se consoler, en nourrissant l’espoir absurde que les amants se retrouveraient ailleurs. J’ai regardé ma mère, son sourire avait disparu, j’ai senti qu’elle était un peu triste, j’ai imaginé qu’elle avait sûrement pensé à mon père pendant le film.

Le 31 décembre, avec Alice et Philippe nous voulons éviter les invitations à la fête. Au Louxor il y a le dernier Jarmusch, Paterson. Nous traversons joyeusement le pont Lafayette pour rejoindre le cinéma où nous nous rendons pour la première fois, l’air est glacial. Il y a un bar avec balcon au troisième étage, nous commandons une coupe de champagne, c’est assez inédit pour nous faire rire, nous profitons de la terrasse en surplomb du métro aérien, au spectacle du carrefour de Barbès, sa brasserie qui parait un peu déplacée, le vichy rose et blanc de Tati, le Sacré-Cœur, la circulation dense des voitures. Puis nous rejoignons la grande salle où est projeté le film, avec ses deux balcons, ses décors égyptiens en trompe l’œil, son plafond illuminé, nous sommes à la fête dont nous avions envie. Je me laisse glisser dans la lenteur du film qui égrène les rituels de Paterson, chaque matin il se réveille amoureux aux côtés de sa femme, chaque matin il monte dans le bus, chaque matin il écrit un petit poème dans son carnet avant de prendre le volant, puis le jour se replie sur d’autres rituels, et chaque jour se répète, à peine troublé de petites oscillations. Le film est merveilleux, doux, drôle, en sortant nous ne parlons pas trop, nous rejoignons une cantine indienne de la rue Cail, nous sommes sûrs de n’y trouver ni paillettes ni orchestres, seulement un poster géant sur le mur du fond qui nous transporte sur une plage exotique aux couleurs surannées. Nous étions encore plongés dans la poésie du film, quand il est entré dans la salle du Dishny, sa longue et haute silhouette reconnaissable entre toutes, sa chevelure blanche, son regard doux, l’écharpe rouge qu’il porte toujours en hiver. Claude Royet-Journoud habite le quartier, nous le rencontrons souvent, mais le voir arriver le soir du 31 décembre dans notre petite cantine c’était vraiment surprenant, un écho troublant au film que nous venions de voir, nous nous saluons discrètement. Le lendemain, jour de l’an, d’anniversaire, je n’échappe pas à la mélancolie qui m’étreint chaque année. Je suis un peu honteuse d’être encore sujette à ce cafard, j’aurais dû depuis longtemps renoncer à l’enfance, mais cette fois je pense aussi à mon père, oublié, mystérieux, hantée par la voix absente. Soudain j’ai pensé que mon père avait un peu de ce Paterson en lui, de cette douceur, de cette obstination quotidienne. Peut-être que chaque matin, une fois monté à bord d’un appareil pour instruire un élève il prenait le temps de noircir quelques lignes d’un minuscule carnet qu’il rangeait dans la poche intérieure de sa veste, le carnet aurait disparu avec lui lors de l’accident. Je ne savais rien encore mais Paterson avait ouvert une voie, la voix que je n’entends pas, ce serait peut-être celle-là, celle du poète.

Codicille : des films il y en a eu beaucoup, des qui émerveillent, questionnent, fascinent, des qui offrent l’oubli, mais sans y penser vraiment, ce sont ces trois moments de cinéma qui se sont imposés, et c’est toujours une surprise ce qui se révèle, au fil des mots.
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La bascule


par Claudine Dozoul, retrouver sa page

Indéniablement il ressemblait à Denis Hopper dans L’ami américain, son allure, ses traits, son regard. Une pluie torrentielle le surprit en pleine errance. Il poussa violemment le battant de la porte en verre de ce cinéma à portée de jambes, et une fois à l’abri, prit le temps de regarder autour de lui. C’est une entrée étroite et vieillotte avec une caisse unique, tenue par un jeune à la dégaine de Rami Malek dans Bohemian rhapsody. Deux films sont à l’affiche, annoncés sur un présentoir un peu bancal, Hotel by river de Hong Sang-soo et Visages Villages d’Agnès Varda. Il se secoue et laisse sur les pavés ternes la brillance d’une légère flaque d’eau. Il prend le temps de lire le synopsis de chacun d’eux quand Rami Malek l’interpelle en lui disant que la séance de Hotel by river va commencer. Il sort lentement un portefeuille de la poche intérieure de sa veste, jette un coup d’œil vers la caisse, déplie une liasse de billets usagés, compte la monnaie et va prendre un ticket jaune aux bords crantés tandis que Rami Malek lui fait remarquer qu’il ressemble à Denis Hopper et qu’on doit le lui dire souvent et qu’à la fin c’est agaçant et qu’il est désolé parce qu’il n’a pas pu s’en empêcher. Il le regarde en glissant le portefeuille dans la poche intérieure de sa veste et hoche la tête, un sourire amusé aux lèvres. il allait lui répondre quand une femme, cheveux courts poivre et sel, accompagnée d’un parapluie rouge sang qu’elle essaie de fermer avec quelques difficultés pousse la porte d’un coup de fesses. Elle secoue le parapluie et cherche du regard un endroit où le poser. Rami Malek se tourne vers elle et lui demande si elle vient pour Hotel by river, parce que la séance commence. Elle lui sourit, fouille dans son petit sac à mains en bandoulière et en sort une carte cornée qu’elle lui tend. Si vous voulez, je vous garde le parapluie. Bonne séance ! Elle range consciencieusement la carte et se dirige vers les toilettes.

Denis Hopper entra dans la salle et promena son regard le long des rangées presque vides. Seulement trois personnes installées. Un jeune homme au dernier rang qui semble somnoler, les yeux fixés sur les genoux. Il tient un téléphone sur lequel il joue au poker. Il en a besoin. C’est devenu une addiction depuis que Lola l’a quitté. Il ne veut plus sombrer. La douleur, celle qu’il va retrouver dans le film, incarnée par la très belle Kim Min-Hee, il va l’apprivoiser. C’est la deuxième fois qu’il vient voir ce film. Pour elle, pour la douleur, elle cachée sous une gaze, incision sur le poignet de l’actrice, et elle, ouverte dans sa poitrine, qui l’empêche de respirer. Tentative d’esthétisation de la douleur. Il a essayé l’alcool. L’alcool enlaidit la douleur. Leur histoire était belle, la douleur doit être belle.

Le regard de Denis Hopper tomba sur la jeune femme rousse au milieu de la salle. Elle a quelque chose d’Isabelle Huppert dans la pianiste, les cheveux peut-être, tirés en un chignon strict, l’allure frêle et le chemisier clair au col rigide. Elle se retourne à plusieurs reprises dans sa direction, un sourire figé sur les lèvres finement maquillées, le regard inquiet, comme si elle craignait/désirait qu’il ne s’installe près d’elle. Dans ses mains le programme qu’elle agite de temps en temps en guise d’éventail. Elle vient ici tous les mardis briser sa solitude.

Denis Hopper la quitta, distrait par le bruit sec de la porte. Il compta les rangées jusqu’à la troisième personne. Elle est trop près de l’écran. C’est un homme avec de grosses lunettes, cheveux gris assez fournis, épais sourcil noirs, yeux clairs et bouche charnue. Il n’est pas cinéphile. Il a besoin d’évasion, le temps de digérer le diagnostic. Leucémie lui ont-ils dit, et pas une gentille. Avec sa compagne ils s’étaient longuement regardés sans broncher. En sortant il a voulu aller au cinéma. Là, ils n’auront pas besoin de parler. Ils n’ont pas choisi le film, juste la séance qui les basculerait le plus tôt possible dans une autre histoire. La femme au parapluie rouge vient de rentrer dans la salle. Elle se dirige vers lui. Tu en as mis du temps… il la regarde l’œil inquiet. Elle enlève sa veste et s’assoit à sa droite. Il glisse sa main dans la sienne. Il la croit forte. Elle ne sait pas comment réagir pour ne pas s’effondrer. La musique se met en route, l’écran affiche une publicité pour le cinéma, l’intensité de la lumière baisse d’un cran.

Denis Hopper soupira et alla s’installer au centre de la pièce, vingt)cinquième rang, dixième fauteuil. C’est un défi qu’il se donne quand il va au cinéma, depuis le jour de son premier baiser. Il s’était installé avec la fille –- très jolie, la fille –- pile poil au centre de la salle, le centre du monde avaient-ils dit en riant. Il était timide et c’était la première fois qu’il embrassait une fille. Contre toute attente elle avait répondu à ses avances. Depuis il considère le fauteuil au centre d’une salle comme un porte-bonheur.

Le noir se fit dans la salle. le silence aussi. La séance commença. L’air est plus ample. Les respirations se modifient. Les pupilles s’élargissent, les jambes se détendent, les corps sont légués à l’obscurité. L’écran absorbe ennuis, chagrins et souffrances. L’écran abolit le présent. Les nœuds se défont au creux du ventre. A la première note de musique, à la première image, je, est un autre

Codicille : C’est en reprenant les consignes d’écriture que m’est venue l’idée de développer ce moment où on entre dans un cinéma, dans une salle, et on bascule dans le film. J’ai joué de la ressemblance des personnages avec des acteurs pour leur donner un nom. J’ai utilisé la consigne du passé simple qui pour moi est une découverte que j’apprécie beaucoup.
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Sur l’écran noir de ses nuits blanches…


par Françoise Durif, retrouver sa page

Des centaines d’îles marécageuses ont été reliées entre elles. Aujourd’hui, la ville — toujours soutenue par une forêt sous-marine de milliers de poteaux — est en plein naufrage. Elle traverse des campi, certains encore inondés par endroits, comme une assiette trop remplie que l’on aurait penchée. La marée a fini son avancée, elle n’ira pas plus loin en cette fin d’après-midi. Sur la grande place, les terrasses des cafés sont vides, et les serveurs attendent, bras croisés sur leur long tablier blanc. Bientôt, il sera l’heure de la passeggiata, la promenade quotidienne qui rassemble tous les âges, depuis le bébé en landeau que l’on promène en bavardant avec les autres parents du même âge, tout en surveillant les plus grands qui, en une équipe rapidement formée, jouent au ballon — les buts matérialisés par les deux seuls cyprès du sestiere, que l’on dirait poussés là tout exprès contre l’abside de la chiesa — ; des petits échappent aux mains qui les guident et jouent à faire gicler l’eau des flaques restée dans les creux des larges dalles gondolées. Le plan serait mis en place, un cadre serait posé, la lumière installée, puis l’ensemble de la scène serait répétée et, ensuite, le premier assistant prononcerait le mot Silence !. Installé derrière son écran, le réalisateur demanderait le Moteur !. Il attendrait le lancement de l’enregistrement. L’assistant réalisateur relayerait la demande, s’assurant que tout le plateau l’a bien entendu. Il le dirait aussi à travers le talkie-walkie à l’attention des personnes proches du plateau, et afin que cesse tout travail. Ça tourne !, serait annoncé par le chef opérateur du son qui indiquerait avoir lancé l’enregistrement — ce serait lui qui commencerait d’enregistrer en premier, pour des questions d’économies, la bande magnétique étant moins couteuse que la pellicule —. La claquette, une simple planche sur laquelle seraient inscrites des informations concernant le plan, émettrait un son bref, synchronisant la prise de son et le départ de la caméra — lors du montage il faudrait retrouver l’image sur laquelle entrent en contact les deux parties de la claquette, et le début du son correspondant —. Le son tourne ! et, à la déclaration orale, la caméra tournerait, filmant l’annonce écrite. Le machiniste sortirait alors rapidement du champ. Le cadreur s’assurerait de la libération du cadre choisi, et de sa position de début, à condition que la netteté soit bonne. Il signalerait alors qu’il est cadré. Action !… On verrait alors apparaitre Björn Johan Andrésen — éternellement âgé de quatorze ans, éternellement vêtu de son costume marin —, à l’un des côtés de la place rectangulaire, près de la Scoletta en pierre d’Istrie, pourquoi pas ? Et il se retournerait pour jeter un œil au bas-relief de Pietro Lombardo Saint-Marc guérissant le cordonnier et la scène le ferait sûrement sourire, pourquoi pas ?… Et, bien sûr, au même instant, les cloches de San Tomà retentiraient et des volées de pigeons aux reflets bleu, gris et noir s’envoleraient, décrivant une même ample courbe avant de revenir se poser et, entre les coups frappés par le battant — poids mort retombant sur la lèvre du vase sonore — il verrait depuis la place, à travers les ouvertures du petit campanile, les deux cloches se balancer et il en ressentirait certainement les vibrations retentir sourdement au creux de son ventre. Entre les coups frappés et leur résonnance, la voix inquiète d’une femme appellerait : Tadzio… Tadzio… éclaterait alors le Coupez !  marquant la fin de la scène et Luchino Visconti de Modrone, assis dans un coin de la place, raconterait aux journalistes venus l’interviewer, sa recherche du jeune comédien à travers de nombreuses villes d’Europe. Il tairait sans doute le fait qu’il ait forcé le trop jeune garçon à entrer dans un bar gay. Il parlerait plutôt de Wladyslaw Moes, de sa ressemblance avec l’acteur choisi, évoquerait l’inéluctabilité de la vieillesse et de la mort, et la quête de la beauté idéale et toujours, éternellement, inaccessible, y compris dans cette ville magique, progressivement enlaidie, abîmée par les mesures sanitaires dictées par les services de santé, alors que se répandrait une épidémie… Et Tadzio se retrouverait au Japon, et le novice héros blond aux yeux bleus envahirait sans le savoir les mangas pour filles adolescentes pures et innocentes.

Des groupes, hommes ou femmes, bavardent tout en marchant et font des aller-retour à travers l’étendue de la place. On les reconnait aisément à leurs bottes en caoutchouc. Les visiteurs et les touristes de passage, eux, ont les pieds mouillés. Les façades des maisons — les Ca’ — sont de plus en plus lézardées et les crépis colorés qui les recouvrent, en partie mangés de larges taches plus sombres. Les puits sont désormais condamnés, mais les ponts enjambent toujours les ruelles liquides et les pavements de briques des places ont tour à tour accueilli les étals des marchés des pauvres, les foires et les grandes réunions des fêtes publiques, les jeux et la course de taureaux. Les palazzi gothiques ou Byzantins sont fermés, leur vaste porche donnant sur les clapots de la lagune, leurs mâts d’amarrage rongés par l’eau salée.

— Tadzio… Tadzio… Ooooh….sorry….sorry….

Elle sursauta. Un mouvement de coude de son voisin vient de la réveiller. Elle se retrouve dans cette salle plongée dans l’obscurité. Assise dans un fauteuil confortable, très légèrement incliné vers l’arrière. Ses pieds touchent à peine le sol. Et là, devant ses yeux, sur un écran géant, s’étale la ville de Venise de son rêve — de grands pans de murs clairs, un escalier, un petit pont —. Mais c’est Woody Allen qui apparait sur l’écran — silhouette comique d’un homme maigre en short, les jambes malingres à moitié cachées sous de longues chaussettes blanches, il trottine —. Il vient de rencontrer Julia Roberts. Elle connait la ville par cœur et entreprend d’identifier les endroits filmés, mais les scènes sont trop fugitives, les cadrages trop serrés. Au terme de la séance, elle quitte la salle, à la toute fin du générique — tentant de capter le nom des lieux qui défilent à toute vitesse, en caractères minuscules — après que l’éclairage se soit ravivé, doucement d’abord puis plus intense à mesure que les spectateurs se dirigent vers la sortie sous le clignotement de la flèche verte. Elle est toujours légèrement irritée lorsque l’un d’eux, assis près d’elle, se lève trop tôt et masque momentanément l’écran de toute la masse de son corps déployé, elle veut tout voir, tout lire, et jusqu’au bout. Il s’agit, pour elle, d’une politesse à rendre au cinéaste et à toute l’équipe du tournage. Puis, elle sort lentement de la pièce immense, presque vide déjà. La lumière du dehors aura baissé sensiblement en cette fin d’après-midi, la chaleur aussi peut-être. Elle n’aura pas envie de se hâter, il lui semble que les mouvements trop rapides, la réinsérant trop brusquement dans la réalité feraient se dissiper le sentiment précieux de dépaysement, d’apaisement et de drôlerie procurés par le film. Et, à travers les rues animées de la ville où elle réside, il lui paraîtra encore que c’est dans Venise qu’elle marche.

Post-scriptum - Pensée pour le cinéaste Théo Angelopoulos, qui, lors d’un tournage raconte que toute l’équipe se trouve surprise par un craquement formidable. Un arbre, brutalement déraciné, vient de tomber. Les personnes présentes se penchent sur la cavité ainsi mise à jour et, à l’endroit de l’enracinement de l’arbre, ils ont la surprise de découvrir la tête d’une statue antique. Théo Angelopoulos veut absolument prendre des photos de cette scène incroyable et réalise plusieurs clichés à l’aide d’un Polaroïd qu’il a sous la main à ce moment-là. Sous ses yeux, les photos développées presque en instantané, resteront toutes désespérément et incompréhensiblement « blanches ». De cet évènement naitra pour le cinéaste le doute, la crainte, d’avoir perdu son « regard ». Et dans le film Le regard d’Ulysse Angelopoulos enverra son personnage principal en quête du premier regard du cinéma dans les Balkans, en pleine guerre de l’ex-Yougoslavie — on verra apparaitre plusieurs fois dans le film la scène recherchée, ce premier regard, en noir et blanc, scène de paysans au travail.

Je pense aussi à Emir Kusturica et son film Chat blanc-Chat noir, dans lequel l’un des gitans visionne plusieurs fois la scène finale du film Casablanca et répéte de sa bouche plantée de dents en or, imitant Humphrey Bogart « Louis, I Think this is the beginning of a beautiful frienchip ! »

Dans Jour de fête de Jacques Tati, la scène du cinéma.

Dans Inglourious Basterds, film de Quentin Tarantino, la jeune juive poursuivie par les allemands est devenue propriétaire d’un cinéma à Paris. Lors de la projection d’un film de propagande réunissant tous les dirigeants nazis, elle va saisir cette opportunité pour venger sa famille à la fin de la projection.

Vies rêvées


par Monika Espinasse, retrouver sa page

La sortie donnait dans une rue à l’écart des grandes artères. La neige tourbillonnait. La nuit était déjà tombée. Elle sentit le froid cingler son visage. Quel contraste avec la chaleur qu’elle venait de quitter ! Un petit nid, cette salle du cinéma d’art et d’essai qu’elle affectionnait. Elle s’était pelotonnée dans son fauteuil rouge tout en haut des gradins, au dernier rang, et bien au milieu pour être en face de l’écran. Arrivée en avance. Elle aimait déguster cette ambiance d’attente avant le film, monter les marches éclairées par des loupiotes sur les contremarches, s’appuyer sur la rampe de bois, sentir les odeurs de cire et de velours poussiéreux, voir l’éclairage cru s’éteindre petit à petit, prendre sa place, toute la place, pas de chapeau devant, pas de sacs envahissants à côté, elle prenait la mesure du fauteuil, des rangs, des gradins qui descendaient au fond de la salle devenue sombre, comme dans le ventre d’une grotte, coupée du monde. Elle était prête, le film pouvait commencer. Un film qu’elle avait déjà vu il y a longtemps, pendant ses études, un film en v.o., elle aimait regarder les scènes, les images, en écoutant d’autres langues, elle faisait des efforts, La Strada en italien, ou, comme cet après-midi, The third man d’Orson Welles en anglais. Elle aimait ces séances de l’après-midi, moins de monde, moins de bruit, déjà à l’entrée, en descendant l’escalier raide et étroit, le guichet tout juste ouvert, pas de queue, pas de commerces, que des affiches, des affiches souvenir, Bergman, Fellini, Hitchcock et les autres, des affiches plus modernes, plus colorées, plus dans l’air du temps. Elle aimait les films des années 50-60, le noir et blanc lui allait, elle avait suivi avec beaucoup de joie des cycles de films de Wilder, Lubitsch ou Chaplin, les comédies américaines à danser et à chanter, Singing on the rain et la vie était tout de suite plus gaie.
Le projecteur se met en route, ronronnement, l’écran s’éclaire, s’anime. Image sombre, noir et blanc, action d’après-guerre, immeubles en ruine, les rues de Vienne étincellent sous la pluie, le suspense se met en place, lentement, très lentement, elle a déjà vu ce film, mais elle découvre des lieux connus sous un jour différent, des porches secrets, des silhouettes qui se faufilent dans l’ombre, elle ne se rappelle pas tout à fait l’histoire, mais elle reconnaît les coins de Vienne, les palais, les places, elle descend dans les égouts avec l’acteur, c’est la course, la poursuite haletante dans les méandres lugubres, la cithare d’Anton Karas écrase le suspense avec sa musique trop présente, lancinante, Orson Welles domine, trace, chemine dans une ville fantasmée, jusqu’à la Grande Roue au Prater, non, vraiment, elle ne se rappelle pas, juste des flashs, et il y a la langue étrangère, les sous-titres utiles, et gênants en même temps, elle ne peut pas tout embrasser d’un seul coup d’oeil, mais l’ambiance, les lumières et les ombres, elle ne les oubliera plus.

En sortant, elle aussi chemine, suit la trace d’Orson Welles, sillonne les rues enneigées, traverse les places sombres, aperçoit des silhouettes à travers les fenêtres éclairées, se laisse porter par les impressions, les émotions, elle revoit le paysage quarante ans plus tard, reconstruit, embelli, modernisé, c’est son monde, le monde d’aujourd’hui. Au cinéma de célébrer le passé, l’histoire, les histoires, de raconter, d’inventer, de montrer. De créer une autre vie, une vie de rechange, de peindre ombre et lumière, rose et bleu, soleil et orage, elle prend, elle marche, elle aime, le cinéma, c’est sa bulle, une fois dans le noir, pelotonnée dans le fauteuil rouge, elle se fond dans l’écran, dans l’histoire, dans les personnages, elle respire, rit, pleure avec eux, souvent, le plus souvent possible, elle choisit, elle se documente, elle connaît les acteurs, les réalisateurs, même la musique, c’est une accro au cinéma. Vies d’ailleurs, destins d’aventuriers ou de reines, pour remplir un pan de vie en lambeaux, réconforter une âme en peine, faire oublier une journée morose. Émotions, rêves, évasions, transfigurations, tout pour créer un autre monde qui pourra effacer pour un moment le poids du présent. Ce qu’elle ressent dans son fauteuil rouge, dans son cinéma, ces sentiments d’empathie, de midinette, de doute ou de rébellion, c’est un répit, une parenthèse, une récréation, une respiration, avant d’affronter à nouveau le monde du dehors.

Une seule facette pour traiter du cinéma, il y en a beaucoup d’autres, d’autres pistes, qu’il a fallu négliger, mais celle-là, je la sentais bien, elle est venue en premier… Le plus dur, trouver un titre, pas d’immersion, pas de voyage, mais le rêve, ça me va… toujours… En relisant les consignes, un peu tard, je pense que je ne suis pas dans les clous, l’histoire est là, en pointillé, à travers les moments passés dans le film, devant l’écran, revécue en promenant dans la ville réelle. Mais les images se joignent à l’histoire, se superposent, se fondent et créent un moment inoubliable. Vive le cinéma !

Joue-moi ton cinéma


par Dominique Estampes Paillard, retrouver sa page

Il y a ce regard du mercredi jeté au-dessus des devantures de cinémas. Une prise en traveling latéral sur un alignement d’affiches prometteuses. Debout, la tête en extension et les yeux écarquillés, à la recherche du film sélectionné, de la confirmation du nom du réalisateur, de l’horaire de la projection ou du choix opéré par le seul fait du hasard, une affiche attrayante, un titre enjôleur, un simple « va le voir, il est bien ». Le résultat est inattendu, on n’aurait pas cru à cette précision d’images, à cette lumière poudreuse coincée en arrière-plan, à cette grâce renouvelée.

Entracte 1 : Play Misty For Me

Il y a ce ticket de cinéma froissé, roulé, pétri machinalement entre des doigts impatients. Le ticket emporté par une rafale de vent qui virevolte au-dessus des piétons, des voitures, le pied déterminé d’un passant qui l’écrase sans aucun état d’âme puis son ultime course dans le caniveau. Le ticket passé à la machine, papier mâché ratatiné extirpé d’une poche de jean. Les tickets entassés sur la console à l’entrée de l’appartement. Les tickets collés avec passion dans un cahier d’écolier remémorant une succession d’images anciennes sur le fil tendu des souvenirs. Dans tous les cas, il ne sera pas épargné.

Entracte 2 : Jacky Brown

Il y a la foule devant le guichet. Un ruban compact dans le lointain qui s’étoffe et serpente jusqu’au coin de la rue. C’est la projection tant attendue d’une première programmée à 20 heures ce mardi. À chacun sa manière de patienter, certains commentent le dernier article des Cahiers du cinéma, d’autres brodent de plausibles histoires à partir du synopsis. Des silencieux on retiendra l’image de leur isolement, les écouteurs dans les oreilles, le nez penché sur le portable, ils se taisent longtemps. Des bavards on gardera en mémoire l’annonce de l’inévitable séparation entre Zoé et Clémence, les dernières vacances d’hiver à Courchevel gâchées par l’intoxication du yorkshire de tante Pierrette ou l’impossible entente entre grand-père Albert et son infirmière. Ils ont soigné la mise en scène.

Entracte 3 : Laurence Anyways

Il y a cette odeur si particulière, si veloutée, si onctueuse qui embaume le hall d’entrée du cinéma : le pop-corn, incontournable des salles de projection, mais néanmoins une anomalie de la chaîne alimentaire. Conditionné dans des boîtes cartonnées de 250cl ou 500cl, l’abondance. Et c’est une main déterminée qui plonge à maintes reprises dans cette substance légère et volatile, souvent capricieuse au point de se déverser, au moindre geste incontrôlé, sur la moquette rouge bordeaux. Pire, il crisse sous les chaussures, il craque sous la dent, s’approprie l’espace, exaspère. Il a ces deux visages, celui de la jouissance pour ceux qui en profitent et celui de l’irritation pour ceux qui le subissent.

Entracte 4 : Aquarius

Il y a l’attente de la fin de la séance précédente derrière la porte capitonnée et le son filtré des bribes du générique de fin. Encore quelques minutes, quelques secondes. Un écran muet, une salle vide, et une autre séance en devenir. Chacun prend sa place aux quatre coins de la salle, s’isole, change de siège une fois, deux fois, reste indécis, préfère celui du rang du milieu, râle dès qu’une tête imposante s’impose devant lui, parle fort pour couvrir la bande son des publicités. La salle se remplit, pardon, excusez-moi, le siège est libre, j’attends une personne, non, votre veste ne me dérange pas. Le souffle du voisin d’à côté. Les coups de genou de celui de derrière. Le baiser langoureux du couple de devant. Fin des publicités, toutes les têtes convergent vers l’écran.

Entracte 5 : Les délices de Tokyo

Il y a l’obscurité de la salle juste avant le début du film, les bordures de l’écran s’écartent, la toile englobe tout le champ de vision et le silence tombe, puis la dernière toux, le dernier raclement de gorge. Le temps en suspension devient un territoire en expansion. Peut-être n’est-il qu’artifice. Peut-être que d’avoir existé, juste quelques secondes si remarquables aura fait entrevoir un peu de sa réalité. Et c’est ce morceau condensé d’adrénaline aussi imparfait soit-il, lové au creux du plexus, ravivant à chaque fois le souvenir grisant, captivant, palpitant des débuts de films, qui éclate dans un silence saisissant, un froissement à peine perceptible, quelques secondes avant la première image.

Entracte 6 : Lost in translation

Il y a ceux qui partent avant la fin du générique. Les phobiques des salles qui se vident et déversent dans la rue un flot de personnes sonnées par les dernières images, hésitantes ou pressées de rentrer chez elles, de retrouver des amis au pub Le Connemara. Les phobiques des parkings encombrés, des queues qui se forment dans les souterrains, l’odeur entêtante des pots d’échappements, les coups de klaxon. Ceux-là se lèvent, angoissés ou désinvoltes, empoignent leurs affaires personnelles, font lever toute la rangée sans aucun scrupule, écrasent les pieds des récalcitrants et avalent les marches de l’escalier la tête dans les épaules.

Entracte 7 : 7.Cogustaki Mucize

Il y a ceux qui ne veulent plus sortir, lisent le générique jusqu’au bout, jusqu’à l’épuisement, à la recherche d’indices sur le lieu du tournage, sur une bande son non identifiée, sur la responsable du casting, la maquilleuse de l’actrice principale. Ceux-là ne sont jamais rassasiés, toujours dans l’attente d’une dernière image, d’un bêtisier, d’un ultime clin d’œil du réalisateur. Si le numérique n’existait pas aujourd’hui, ils entendraient encore la bobine du film tourner dans le vide devant les yeux engourdis du machiniste. La salle s’éclaire, l’agent de sécurité passe et c’est le moment déchirant où il faut quitter les lieux, suivre la flèche, puis sentir la porte se refermer derrière soi sur cet espace magique, longer le long couloir sombre et étroit et prendre l’escalier extérieur baigné par la lumière piquante du jour. Quelques secondes d’aveuglement et ne plus savoir si c’est la réalité extérieure, dans une forme de violence qui viendrait percuter le corps, le meurtrir, qui réapparait soudain ou un cauchemar de fin de partie.

Entracte 8 : Douleur et Gloire

Il y a l’après séance, celle de l’abandon des doutes, celle du présage d’une découverte intime, celle de la réconciliation avec demain, et ce temps condensé qui se joue encore dans la tête des semaines après. Des images incrustées à jamais, sourires, regards, répliques, un plan fixe sur un paysage endormi dans la brume, la perception d’une caméra en mouvement, à l’épaule, au plus près de l’acteur. Des scènes de nuit, de jour, de l’après. Des images en flash et le désir d’y retourner, revoir, revivre, retrouver la sensation unique de la première fois.

Entracte 9 : Je ne sais pas si c’est tout le monde

Il y a le souvenir de certains titres de films, ceux qui restent longtemps après la projection, lovés dans la mémoire, ceux qui ponctuent et accompagnent les différentes strates de la vie. Les titres se bousculent, s’accumulent, se superposent, s’invitent dans la mémoire lointaine ou plus présente vers un moment de grâce : 21 grammes, Annie Hall, Blade Runner, Roma, Tesnota, une vie à l’étroit, Gallipoli, The Big Lebowski, La vie est belle, Les Neuf reines, Fargo, Voyage au bout de l’enfer, 3 Billboards, 12 hommes en colères, La Vie est un miracle, Personne ne sait que je suis là, Depuis qu’Otar est parti, Good bye Lennin !, un réservoir inépuisable, un feu d’artifice même si il y a aussi, tout au bout de la bobine, le mot « FIN » et c’est peut-être parce que la fin brise le rêve éveillé que procurent les images fictives que ce mot apparaît, seul et unique en plein écran et assume sa position, sa violence.

Démarrage difficile, pas trouvé le point de départ tout de suite, recherches, tensions, interrogations, la réflexion se déplie lentement, puis le souvenir du poème « il y a » de Guillaume Apollinaire. Un essai, le verrou se débloque, il n’y avait plus qu’à écrire, laisser faire.
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Année Lumière


par Geneviève Flaven, retrouver sa page

En 1981, ma famille a déménagé à Lyon. Ma mère, moi et mon frère avons débarqué pour la rentrée scolaire de Septembre, en attendant que notre père nous rejoigne à Noel. Nous avons vécu trois mois dans un meublé de l’avenue Edouard Herriot payé par l’employeur de mon père. De l’autre côté de l’avenue, il y avait une salle de cinéma d’art et d’essai de couleur noire appelé le CNP Terreaux. Ma mère était cinéphile façon Cahiers du Cinéma. Elle adorait Lubitsch, Truffaut et les néoréalistes italiens. Elle racontait que Le voleur de bicyclette de Vittorio de Sica avait décidé de son engagement politique. Pendant trois mois, nous sommes allées au ciné tous les soirs après l’école. Après la séance, ma mère nous achetait des cheeseburgers au fastfood de la rue de la Ré. Je me rappelle de deux films de cette époque : Charulata et Reviens Jimmy Dean, reviens. Ce sont des films effroyablement mélancoliques qui ne correspondent pas à la confiance dans l’avenir qu’on peut espérer d’une fille de onze ans. Mais en 1981, je n’avais aucune confiance dans l’avenir. Je vivais dans tout entière dans un présent opaque et inconsistant. Deux souvenirs de films donc. L’un, indien en noir et blanc, parle d’une femme mariée Charulata qui s’ennuie, rêve d’écrire et tombe amoureuse d’un homme plus jeune qu’elle. L’autre, Reviens Jimmy Dean reviens est américain et en couleur ; il met en scène trois femmes dans une petite épicerie 5 and Dime du côté de McCarthy, Texas. Fans inconsolées de James Dean, elles attendent un homme qui ne viendra plus. Pourquoi ces deux films m’ont-ils marqué ? Ils me semblent qu’ils m’avertissaient par anticipation d’erreurs que j’allais commettre et puis, peut-être, corriger. Ces films me parlaient d’un futur qui allait pouvoir ne pas exister.

Le meublé de la rue Edouard Herriot était minable. Il y avait dans le salon des fauteuils en rotin, les mêmes que celui qu’on voyait sur les affiches du film Emmanuelle, d’un érotisme plus miteux qu’exotique, une table en verre et une lumière jaunâtre qui filtrait d’épais rideaux de velours qui sentaient les corps mal lavés et la poussière. Dans l’immeuble vivaient deux prostitués qui travaillaient le soir. Une brune, une blonde, les deux moulées dans des mini shorts blancs, les jambes serrées dans des collants nylons couleur bronze, chaussées de santiags basses blanches et cloutées, le maquillage appuyé, du fond de teint ambré, de la laque et aussi un soupçon d’Eau Jeune, vanille ou patchouli. Elles attendaient les clients appuyées sur le chambranle de la porte d’entrée et quand nous rentrions du cinéma, elles s’écartaient pour nous laisser passer. J’avais compris qu’elles faisaient le tapin mais je n’osais pas prononcer le mot pute ou prostituée devant ma mère. Je me souviens que j’étais gênée d’avoir à frôler fugacement leurs chairs lustrées, que je trouvais vulgaires leurs shorts de nylon blanc brillant, que je me demandais aussi ce qu’elles faisaient dans la journée quand nous étions à l’école. Je sentais plus vivement l’aura du sexe tarifé quand le maquereau passait relever les compteurs. Ce type-là me faisait franchement peur : il avait des cernes noires et bouffies qui descendaient jusqu’au milieu des joues et tenait en laisse un pitbull blanc dont les ruades puissantes secouaient son corps adipeux.

Ma mère voulait-elle nous faire oublier le lupanar pisseux où nous vivions en nous emmenant tous les soirs au cinéma ? C’est possible. Mais ce premier automne lyonnais fut pour elle et pour nous une trêve fragile et douce arrachée à la quotidienneté, trois mois d’oisiveté, de flottement et d’oubli avant, nous le pressentions déjà, de reprendre le cours douloureux de la vie pour de vrai. Dans le meublé de l’avenue Edouard Herriot, en face du CNP Terreaux, entre deux séances de cinéma, nous vécûmes des jours heureux.

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Lunettes 3D


par Vincent Francey, retrouver sa page

Les deux frères sont assis l’un à côté de l’autre. Il a fallu – c’est le rite – acheter des popcorns et du coca, le plus petit n’aurait pas eu sinon l’idée qu’on était au cinéma, parce que le cinéma c’est avant tout des popcorns et du coca, voilà ce que pense le petit frère quand le grand frère y dissèque des plans-séquence et des travellings optiques. Le grand, le savant, a réfléchi à n’en plus finir aux questions d’illusion référentielle et de distanciation brechtienne ; le petit, le simple, s’est contenté de constater que cela se passe dans une sorte de jungle avec tout un tas d’animaux hostiles, tant et si bien que les deux frères l’un à côté de l’autre, personne ne donnerait sa main à couper qu’ils sont frères, le grand et le petit –- dix-huit ans d’écart -– ne se ressemblent pas, ils sont juste assis l’un à côté de l’autre et c’est le seul indice qui laisse penser qu’ils sont frères. Leur point commun ? Les lunettes 3D. Point commun avec l’ensemble de la salle : familles alignées sur fauteuils rouges avec lunettes 3D, petite fille rousse robe citron jaune avec lunettes 3D, grand-maman sac à main avec lunettes 3D, petit couple appareils dentaires avec lunettes 3D, vieux beau à moustache avec lunettes 3D, ménagères de plus de cinquante ans avec lunettes 3D, bande de potes mode glandouille avec lunettes 3D, tout un peuple avec lunettes 3D qui regarde fixement le soleil ou la mort ou l’écran –- une jungle de pacotille gribouillée à l’ordinateur, pense le grand frère, avec des bestioles mal imitées qui ne songent qu’à bouffer les pauvres humains venus troubler leur sauvage quiétude -– tout un peuple assis en rangs d’oignon avec lunettes 3D qui regarde dans la même direction et soudain on est dans le film, on en devient le héros – une montagne de muscles avec un puissant regard de tombeur – mais ce n’est pas tout à fait un film, c’est un jeu vidéo dont ces gens derrière leurs lunettes 3D sont aux manettes, sauf que la différence avec un jeu vidéo c’est qu’on peut mourir pour de vrai dans ce film à cause des lunettes 3D qui nous donnent l’illusion qu’on est là-dedans et qu’on pourrait se transformer en n’importe lequel parmi ces personnages, celui qui dit il faut se serrer les coudes, celle qui lui répond que se mordiller les lèvres, c’est la base, meuf ou l’autre qui ajoute roule ma poule, parce que dans le film il y a des avatars hors de contrôle qui tentent de se dépêtrer d’une sale situation dans un univers hostile et que bien sûr ils sont en fâcheuse posture, nos braves avatars, et que derrière nos lunettes 3D on aimerait bien les aider, donner un coup de main, résoudre les énigmes à leur place– quand vous verrez l’éléphant, commencez à grimper – mais les gens derrière leurs lunettes 3D restent vissés dans leur fauteuil, ils n’ont aucun moyen d’influer sur le déroulement de l’histoire, ils ont beau tout piger plus vite que ces attardés qui gesticulent de l’autre côté des lunettes 3D, pas moyen de leur souffler quoi que ce soit à l’oreille, à eux de se débrouiller tout seuls, nous on n’est là rien que pour la galerie. Le petit frère croit à tout, il sursaute quand surgissent des crocodiles, il soupire de soulagement quand les types tombent du ciel, il explose en mangeant des gâteaux, parce pour lui l’aventure est réelle, il est collé à l’écran et quand un acteur dit bon sang les gars, c’est mortel que vous soyez là, il est persuadé que c’est à lui qu’on parle ou en tout cas il réagit comme si c’était à lui qu’on parlait, mais sait-il que tout cela, la fille qui dit je préfère les geeks, celui qui lui répond vas-y princesse, toute cette agitation, ce n’est au final qu’un subtil – pas si subtil que ça, pense le grand frère – jeu d’ombres et de lumières sur une toile blanche ? Se rend-il compte, le petit frère, qu’il est vissé sur son fauteuil derrière ses lunettes 3D et qu’il n’est pas poursuivi par une horde d’autruches en colère ? Le grand frère triche, il n’est pas concentré sur le film, il s’interroge sur ce garçon à côté de lui, son petit frère, de dix-huit ans son cadet, et sur ce qui se passe dans sa tête, à ce garçon, il aimerait enlever ses lunettes 3D, le grand frère, et regarder, plutôt que le film, son petit frère trembler pour les héros, son petit frère rire de bon cœur aux plates plaisanteries de ceux-ci, son petit frère plonger sa main dans le sachet de popcorns, son petit frère siroter son coca, son petit frère vivre comme si tout cela, ces personnages, ces décors, ces effets spéciaux, c’était pour de vrai du réel véritable, mais ce qui est véritablement réel, ce sont ces deux frères si différents l’un de l’autre qui regardent le même film derrière leurs lunettes 3D et la distance qui les sépare l’un de l’autre, celle à l’intérieur d’eux, leur proximité aussi, la complicité des mots secrets – chocolat froid, panneau solaire – et les mots que le petit frère ne parvient pas à énoncer quand le grand frère étouffe sous le trop-plein de paroles d’un monde qui pérore à tout va sans jamais dire quoi que ce soit, mais les deux frères sont derrière leurs lunettes 3D, le vrai monde est ailleurs, la réalité, ce sont ces hologrammes – le petit frère ne le saurait pas, ce mot-là, il n’arriverait pas à le prononcer, il préfère dire noix de coco ou turlututu – la réalité, ce sont ces fantômes sur l’écran, la réalité, c’est ce jeu vidéo dans lequel on aurait droit à trois vies ou à sept – comme les chats – mais le grand frère n’y arrive pas, il a beau s’accrocher à ses lunettes 3D, il n’est pas dupe de la supercherie, tout ça c’est du cinéma, rien que du cinéma, pire, du mauvais cinéma. Grand-maman n’est pas dupe non plus, elle a peur pour la petite à côté, elle trouve que c’est quand même un peu violent pour les enfants, ce film ; elle tient la main de la petite pour la rassurer mais c’est elle qui panique, l’enfant s’amuse, elle est comme le petit frère de l’autre, elle est dedans – c’est à elle qu’on dit qu’il faut qu’on trouve la partie manquante – elle vit une aventure, l’enfant, elle s’éclate, mais grand-maman ne s’éclate pas, elle aurait préféré un film vraiment pour les petits, un joli dessin animé avec des nounours, des fées ou des écureuils, et en plus c’est la première fois que grand-maman porte des lunettes 3D, elle n’a pas l’habitude, elle a l’impression de ne pas être au cinéma, elle n’entend pas le son de la bobine qui tourne, elle est perdue, elle ne comprend rien au film – pourquoi ce gros type parle-t-il avec un voix de gamine en disant j’ai l’impression que depuis que je suis sans téléphone mes sens se sont genre aiguisés ? qu’est-ce que c’est que cette histoire de double réfrigérateur inversé ? – elle se dit, grand-maman, que finalement, le cinéma, ce n’était pas une si bonne idée pour occuper la petite, mais maintenant qu’on y est, qu’est-ce qu’on peut faire ? Elle enlève ses lunettes 3D pour observer l’enfant qui n’a pas l’air d’être terrorisée et mieux vaut en effet qu’elle regarde le film plutôt que ces deux ados qui se tripotent, mais à tâtons, parce que pas question d’enlever les lunettes 3D, je l’embrasserai à l’entracte – ou j’essaie maintenant ? –- les épaules elle se laisse faire, la taille aussi, la cuisse presque, mais la bouche, est-ce qu’elle voudra, et est-ce qu’en l’embrassant je n’aurai pas l’impression d’embrasser la fille du film qui est vachement plus sexy que la fille en chair et en os à côté de moi, la fille du film à qui le héros dit genre tu me fais carrément craquer et qui est en effet super craquante, est-ce que c’est pas celle-là qui me fait envie et pas l’autre ? Faut pas rêver, ce genre de nana, tu vises trop haut, alors que l’autre, bien sûr que c’est pas une bombe mais elle est gentille et elle a quand même -– j’enlève les lunettes pour voir ? –- une sacrée paire de nichons qui m’occuperait les mains un bon moment mais si je l’embrasse là maintenant je serai déçu, il faut attendre que ce soit fini et que l’autre dans le film on arrête d’y penser ; mais pourquoi, s’étonne la fille, a-t-il enlevé sa main de mon épaule, est-ce qu’il ne veut plus sortir avec moi, est-ce que je ne suis pas assez bien pour lui, est-ce que j’ai fait quelque chose de travers ? Tout avait pourtant si bien commencé, un verre après les cours, un slow serré, une virée en scooter et maintenant cette invitation au cinéma, tout se passait comme ça doit se passer, la main qui s’égare, moi qui fais semblant de résister juste pour le principe mais qui me laisse faire quand même, puis l’épaule puis la taille puis la cuisse –- pas trop haut, pas le genre à coucher le premier soir – et ensuite ma tête à moi qui s’appuie sur son épaule à lui et qu’est-ce qu’ils sont mignons, pense le vieux beau à moustache, il lui rappelle des séances anciennes, sans lunettes 3D, il y a bien longtemps, au temps où on s’habillait les soirs de cinéma comme si on allait à la messe, au temps où c’était mal dans les films de montrer un bout de cheville, au temps où l’écran était noyé derrière un nuage de fumée et où on pouvait deviner en embrassant la fille si elle fumait des Lucky Strike ou des Craven A ; c’était la belle époque, on ne faisait pas autant de manières qu’aujourd’hui – pourquoi tu as enlevé ton bras ? – on attendait une scène de nuit avec voiture garée sur une esplanade et vue sur la ville endormie, une de ces scènes où il ne se passe rien mais qui fait peur aux filles à cause des bruits dans les branches, une de ces scènes propices à commencer par le cou, puis la joue, puis les lèvres et le tour était joué, la B.O. sortait les violons, on se prenait pour Burt Lancaster ou pour Alain Delon, l’écran affichait The End, les lumières se rallumaient, fondu enchaîné sur jeune fille en pleur, un dernier verre, une chambre d’hôtel, on ne se rendait compte que le film était terminé que le lendemain matin en quittant la chambre sur la pointe des pieds pour ne pas la réveiller mais voilà que l’autre ne la touche plus, elle ne sait pas trop pourquoi, qu’est-ce qui lui déplaît chez moi – mon appareil ?— il en porte un aussi – mes kilos en trop ? -– j’ai bien vu comment il regardait mes seins tout à l’heure, alors pourquoi soudain plus rien, pourquoi cette impression qu’il n’est plus avec moi et pourquoi ce mec qui dit pendant que vous êtes là en train de vous faire des papouilles, j’ai trouvé le jaguar, de quoi tu te mêles, connard ? De toute façon, il est pourri, ce film, des dialogues à deux balles style on a toujours qu’une seule vie mon pote, des gros clichés genre la fille hyper timide qui tout à coup s’affirme à cause du mec qui était déjà secrètement amoureux d’elle parce qu’elle est différente des filles superficielles genre la star sur Insta qui se la pète dans ses stories mais qui du coup découvre que la vie c’est pas seulement shopping et crèmes de jour et à la fin elle veut des trucs pire louches genre partir en randonnée, méditer dans un ashram, sauver les bébés phoques, bref c’est de la sacrée daube, ce film, et en plus ce mec qui se dégonfle pile au moment où elle s’était décidée à sauter le pas, ça craint, non le cinéma, bof, et la vie réelle aussi, bof, c’est quand qu’on peut les enlever, ces putains de lunettes 3D ?

Codicille : Ma rare fréquentation des cinémas m’a laissé peu de choix quant aux souvenirs à convoquer. Celui-ci, assez récent, m’a cependant permis de mettre en scène plusieurs personnages de spectateurs et, grâce à l’artifice des lunettes 3D, de réfléchir à la porosité des rapports entre réel et fiction et au degré d’adhésion des divers individus au spectacle proposé par le cinéma. J’ai repris pour cela la technique du narrateur capable d’entrer dans l’esprit des différents personnages et y ai ajouté, après avoir revu le film, grosse machine commerciale à but purement divertissant, quelques répliques qui viennent s’insinuer dans les réflexions des personnages pour brouiller les frontières entre la salle et l’écran.
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maison Phénix®


par Marie-Caroline Gallot, retrouver sa page
Je ne voulais pas raconter une histoire avec un début, un milieu, une fin ; je voulais prendre une situation, la manipuler, l’attaquer, l’expérimenter, la faire réagir par une approche qui relève aussi bien des techniques de caméra que des techniques de rapport avec les comédiens.
Jacques Rivette, à propos d’Un amour fou.

Nous voyons ces jeunes gens encore tout sanglants du génocide à peine passé, s’arquebouter, plier leurs gros corps noueux pour composer des vers, comme des petits origamis de marbre, pour tenter d’être aimé, fût-ce de ses ennemis, fussent de ceux qui nous fuient, fût-ce de morts.
Matthieu Cruciani, à propos de sa mise en scène d’Andromaque (Un amour fou).

On avait déjà songé au quai de gare. Arrêter la caméra au moment où elle enjambait entre le quai et le wagon. Lui au loin, pas eu le temps d’arriver. Coupez. Non, trop classique. Ça n’avait rien donné, deux jours pour rien. Essai à supprimer. Un huis clos serait mieux . Faire monter la tension dans un lieu froid, plus raccord, essayer alors de poster les personnages dans le décor aseptisé de la maison Phénix®, Claire- Hermione avec son tailleur et son chignon banane sur un canapé blanc, très bien. On renommera. Il faudra songer à renommer contemporain, quoi que Claire, ça va encore. Plus atemporel que Sébastien. Penser à bien marquer le contraste entre les deux femmes, niveau actrices, dans les traits, sans tomber dans les caricatures type une blonde une brune, être plus fin, les opposer ailleurs, par exemple reprendre ce noir et blanc du décor, mais avec finesse. L’affaire des costumiers, ils trouveront bien un truc, pas de masses uniformes de couleur, mais des dominantes, suffisamment marquées pour jouer sur le choc des styles, des vies, des amours. On essaye. Non, pas face à face, toi Thierry, tu te mets à côté de Sophie, tu es Pierre, son mari, oui tu es à côté, vous ne vous regardez plus, il faut que cela se sente dans la scène, ces années passées à ne plus vous regarder. Que cela se sente mais que la fissure s’installe. Tu vois ? On essaye. Plus près. Pouvoir entendre malgré tout le souffle de l’autre. Penser aux réglages sons pour entendre arriver ces souffles à bout.

Pourquoi tu me gardes près de toi ? Pourquoi tu te débarrasses pas de moi ? C’est facile puisque je suis folle… Sébastien je vais partir, je vais partir demain matin, faut pas t’inquiéter pour moi tu sais, j’t’assure, c’est la seule chose à faire, il le faut, il le faut…

Il ne faut pas

Il le faut

Non, j’veux pas

Passer du calme à la tempête, pour arriver à ce moment où tu lacères le canapé blanc. À voir : ciseaux, couteau, oui peut être un couteau en céramique pris sur le porte couteaux du marbre de la cuisine. Dans la scène du mariage, la tante vous l’a offert. Rappel symbolique. La céramique sur le cuir ça ira ? Couteau à lame blanche, blanc sur blanc, vie dans le vide. Gros plan sur les mains.

Arrête, arrête , Sébastien, arrête. …arrête …arrête …arrête.

Là on a réécrit, elle n’est plus seule, elles hurlent à deux voix , puisque l’autre est là aussi. Vous n’êtes pas d’accord sur la répartition des rôles, tu ne sais plus quoi dire, alors tu lacères avec entêtement, il ne faut pas que tu les regardes. Pense à fermer ton regard. Vide-le . Vous les filles, videz vos voix. Elles crient mais la musique masquera progressivement les sons de leurs chairs désespérées, plus qu’un étourdissement, un assourdissement, des corps noueux qui se tordent mais qui ne s’entendent plus. Pas pour rien qu’on avait casté des danseurs. On n’entendra plus que la mélodie. Lente, voire même un peu gaie. Tchaïkovsky, mélodie pour violon et piano. On coupera là, sur le canapé éventré, les corps déchirés, les désirs éparpillés, dans la maison Phénix® aseptisée.

On est comme des poissons, on passe à côté l’un de l’autre, puis on se frôle, puis on s’endort… Puis au petit matin… Contact, genoux, mollets, talons, pointes du pied, on est là. Viens, viens plus près de moi…

Codicille : j’ai choisi de commencer à rédiger le codicille avant le reste, parce qu’il s’est imposé, étant lui-même à chaque exercice, cette mise au point sur les conditions de réalisation de nos textes. Consigne du 10 écoutée, me vient à l’esprit l’aventure du film Un amour fou de Rivette. Un film dont le contenu s’impose moins que l’aventure du film en lui-même., et que ces autours qu’il met en scène… Vertigineuses mises en abîme. Quelques extraits sur You tube, la scène de rupture surtout. Partie de là. Continuités et ruptures, temporalités… 4h12. Réception chahutée, puis tentative peu fructueuse et imposée de le réduire à 2h, et enfin cette Compression de l’Amour fou, de Gérard Courant, en 10 minutes. Rapport au temps. Deux vies de femmes qui se superposent avec toujours aussi les Choses de la vie en échos. Oui, quelque chose à faire sur les rythmes de tournages et de vies…Et puis cette pièce de Matthieu Cruciani, vue deux fois il y a quelques années, une représentation en plein air (Bâtie d’Urfé), une représentation en dedans (Comédie de St Etienne), à deux mois d’intervalle. Dedans , dehors, sur scène, hors scène, lent, rapide… Ingrédients pour une 10. Au milieu du texte, des répliques du film, posées là, en écho, en abyme, ou ce qu’on veut y voir. Pas de cohérence temporelle dans le tournage, l’écriture du scénario, comme dans le film initial, essayer de montrer un « en train de se faire ».
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Icare


par Jennie Gellé, retrouver sa page

Icare, sans doute, fut de même ébloui quand il s’éleva, délesté, hors du labyrinthe. Et le vieux philosophe à son tour qui gravit la pente sèche, sortit de la caverne. La porte lourde poussée, les yeux aveuglés, on n’y voit rien, plus rien, seulement le soleil en sa gloire, tout n’est plus que lumière et fournaise, la sortie du dédale gris est enfer, d’un cercle climatisé trop froid, murs sales et escaliers infinis, sortie de secours, vers la rue, depuis le velours faux des fauteuils rouges, les vestiges de sucre et de boissons jonchant le sol. Quand la lumière se rallume, on la croit vraie, on se pense revenu au monde, à la vie comme elle est, on se tourne vers son voisin, gêné, mais pur simulacre, artifice. La lumière retrouvée est encore du cinéma, comme les images rémanentes sur la rétine, les larmes pas encore sèches sur les cils, la chair de poule de la musique finale. Le temps d’un labyrinthe, la sortie par ici s’il vous plaît, les larmes disparaissent, les oreilles bourdonnent, on est encore choqué. C’était plus réel que le réel. Il te faut la lumière crue du soleil vengeur pour te ramener à la vie. Ta peau redevient lisse, le duvet bien peigné, tes pupilles se rétractent et tu ne comprends plus. De quel monde es-tu ? Les passants te heurtent, tu perçois un ballet de fourmilière, et les klaxons des voitures t’agressent. La plus grande force du cinéma n’est pas de te faire croire à la réalité d’un monde pour une poignée d’heures, mais de te faire découvrir l’étrangeté du tien. Les sorties de secours sont toujours alambiquées, tu dois passer de coudes en escaliers, tourner encore, suivre une ligne droite puis tourner à nouveau, dans un espace impersonnel, neutre et froid. Sans cela, le choc serait insurmontable, il y aurait des malaises, des morts peut-être. Tu te tiens sur le seuil de ce qui fut ton monde, tes yeux clignent, tu as chaud, les bruits te font mal, et tu n’es plus que nouveau-né effrayé. Le chemin que tu as suivi n’a pas suffi à te faire oublier le paradis déjà perdu. Tu flottes dans la lumière du jour, regrette le ventre obscur dans lequel tu as pleuré, aimé, ri, frissonné. Tu as connu la vie intense, dénuée de la peine d’exister, tu t’es laissé flotter et là tu as tout reçu en partage. À présent, tu vois ces hommes, ces femmes, qui arpentent la ville, qui ont continué de vivre pendant que tu disparaissais dans l’écran. Leur ignorance te bouleverse, ils ne savent pas ce qu’ils ont raté, ils sont vides de ce qu’ils n’ont pas connu et tu ne peux te sentir semblable à eux, tu serais plus proche des créatures fantastiques, des héros de pellicule, qui sont tes frères, pas eux. Tu es seul et il va te falloir du temps pour surmonter la perte. Les immeubles sont des chemins, tu pourrais marcher sur les murs, danser dans la rue, chanter la tête en bas. Si tu tiens un enfant par la main, tu peux le faire, tu peux courir, sauter, fredonner et rire. Si tu es seul, adulte et raisonnable, tu ne le peux pas. Alors tu prendras ton plus beau cerveau pour discuter et débattre avec tes pairs, qui du montage, qui de l’intrigue, qui des personnages, et ce sera intellectuellement satisfaisant, une manière de réabsorber l’image en ton corps, de la faire tienne d’une façon socialement acceptable, pour te nourrir et nourrir tes débats. Si tu es amoureux, c’est encore mieux. Tu garderas la main aimée dans la tienne, plongera tes yeux dans les siens, et sans un mot, vous partagerez vos étoiles et vos chants. Sans même t’en rendre compte, tu t’envoleras et vous rentrerez dans la bulle de chez vous, les pieds soulevés du sol. Tu n’auras pas à parler, tu pourras garder les larmes aux yeux, le film continuera encore et encore dans vos baisers, dans vos caresses, ce sera la meilleure façon d’ouvrir une brèche dans le réel. Ensemble, vous recréerez un monde possible, la vie telle qu’elle mérite d’être vécue.

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34 boulevard Saint-Michel


par Xavier Georgin, retrouver sa page

Au 34 boulevard St Michel se trouve Gibert Joseph. Au rez-de-chaussée une librairie de Bandes Dessinées, au sous-sol un encombrement de vinyles classés par genres. On y accède par un escalator étroit. Tout au fond Funk et Rap, puis Jazz, Metal, Variété Française, Bandes Originales de Films, enfin Pop et Rock. Ce sont surtout des hommes, vendeurs et clients, qui fréquentent ce magasin. On y trouve un peu de tout avec un fonds Classic Rock plus important que celui des nouveautés, ce qui correspond sans doute à la demande.

Dans le temps, Gibert Joseph était un cinéma porno, le dernier du VIe arrondissement. Il a fermé en 1988, 1989. Les alentours n’ont pas tellement changé. La librairie Compagnie, le cinéma Champo, la brasserie Balzar sont toujours là. Les PUF ont été remplacées par Prêt À Manger, d’autres librairies sont devenues Gap, Monoprix, Marks & Spencer, Benetton, La Brioche Dorée mais la physionomie générale du quartier est restée la même. La boutique de gants et de parapluies, côté impair, est même toujours là, face à ce qui était, jusqu’en 1988, 1989, le Latin.

À l’époque on allait beaucoup au cinéma. Les séances de 22h45 ne nous effrayaient pas. On fréquentait l’Accatone de la rue Cujas, le Saint-André-des-Arts et son écran Cinémascope, l’Escurial, la Clé, la Pagode, l’Entrepôt. Tout, alors, était à découvrir : Pasolini, Jarmusch, Wenders, Cassavetes et, avec pépé (mais du côté de l’Opéra) l’intégrale Hitchcock enfin visible après des années de VF et de mauvaises copies.

Les cinémas porno n’étaient pas autorisés à exposer sur leur façade les affiches des films qu’ils projetaient. Je me souviens que le Latin avait toujours trois longs-métrages au programme. Placards blancs, lettrage manuscrit, titres explicites. Il s’agissait, la plupart du temps, d’infirmières ou d’étudiantes.

Les lycéens de 1988, 1989 descendent le boulevard, le 38 le remonte direction Porte d’Orléans, les serveurs du Balzar plient les nappes en cônes, les cinéphiles font la queue pour voir Stranger than Paradise et, place de la Sorbonne, il y a cet homme sans âge qui, depuis des années, harangue les foules (il ressemble à Walt Whitman et, j’y pense, un documentaire lui a été consacré mais tout ça est si loin que je ne me souviens ni de son nom ni du titre). Pendant ce temps, au 34 du boulevard, des hommes en imper poussent les portes du Latin.

Dans les années 1940, 1950, Joseph Mitchell publiait dans le New Yorker de longs reportages où il suivait pendant des semaines des personnages « hauts en couleur » de Manhattan. Dans un de ces textes il s’installe plusieurs jours à la caisse d’un cinéma de Washington Square, le genre de salle qui passe des westerns en continu. La caissière était l’âme du quartier. Elle connaissait tout le monde et tout le monde la connaissait pour offrir l’entrée aux clochards les jours de pluie, pour suivre les peines de cœur de chacun, pour donner une pièce à ceux qui avaient faim. Tout ça sans jamais cesser de tricoter. La caissière du Latin était pareille. Elle tricotait derrière son hygiaphone, rendait la monnaie sur le plateau tournant, levait à peine les yeux de son ouvrage. Pour qui tricotait-elle ces écharpes, ces gants, ces bonnets ?

Le carrelage du hall était toujours brillant. Il n’y avait pas de stand de bonbons (quel client du Latin aurait eu l’idée de bouffer des Chocoletti pendant la séance ?) Derrière les vitrines du hall les photogrammes censurés des films à l’affiche. Deux portes battantes conduisaient à la salle.

Je pense souvent à l’esprit et à la configuration de ce lieu quand je me balade dans les rayons de Gibert. J’imagine qu’à la place des escalators se trouvait un escalier étroit et sombre, que la salle était en sous-sol, basse de plafond. À moins qu’en 1990, 1991, quand les lieux ont changé de fonction, elle ait été séparée afin de créer deux étages de commerce. Impossible de dire aujourd’hui ce que le cadastre sait peut-être encore.

L’entrée coûtait 29 francs -– le tarif de n’importe quelle séance en 1988, 1989. À ma connaissance les trois films s’enchaînaient sans qu’aucun Jean Mineur ne vienne lancer son piolet.

2020, projection : les fauteuils sont rouges, attachés par rangées. Des appliques en faux cristal sont fixées aux murs. Les films sont diffusés dans une pénombre qui permet de garder un œil sur ce qui se passe dans la salle. Lueur verte des sorties de secours. Moquette râpée sur le sol en pente légère. Combien de sièges ? 100, peut-être 150. Combien d’hommes installés ? 30, peut-être 40 les soirs de grande solitude. Col d’imper relevé, échappée, détour sur le chemin de la maison, liberté, culpabilité, sans doute. Qui se trouvait là, juste là, à la place du bac X/Y/Z où je cherche « Harvest » pour remplacer mon 33-Tours rayé ? Et les toilettes, quels gestes sur quels corps dans cette obscurité-là ? La réalité des lieux ne dépend pas seulement de leur affectation présente mais se compose de leurs usages successifs accumulés. Ici flotte encore l’espoir et la solitude, l’assouvissement et la frustration, la peur et l’extase, le plaisir et la honte – toutes choses dont parlent les chansons d’amour.

Codicille : le souvenir d’un reportage de 1980. La caméra suit Patrick Modiano dans un Prisunic du XVe arrondissement. Ce supermarché avait, vingt ans plus tôt, été une grande salle de cinéma que Modiano fréquentait chaque semaine. On le voit arpenter les rayons au milieu des clients qui poussent leurs caddies et chercher, entre le rayon des nouilles et celui des sodas, la trace du cinéma disparu.
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La réalité de la rue avait des allures de fiction


par Françoise Gérard, retrouver sa page

Les cinémas étaient de nouveau ouverts au public, après trois mois de fermeture. Isabelle Vrignod avait quitté la terrasse où elle avait l’habitude de s’installer tôt le matin et se dirigeait vers la salle la plus proche pour y trouver de la fraîcheur. Un thermomètre géant au fronton d’une vitrine affichait déjà 32° ! Peu importait le film, se soustraire à la canicule serait un but en soi ! Un an auparavant, les températures avaient dépassé 40° dans toute l’Europe du Nord, avec des pics supérieurs aux températures relevées dans le Sud marocain. Il y aurait, disait-on alors, un avant et un après 2019 !... Mais le monde d’après n’avait jamais le temps de naître, le monde d’avant se contentait toujours de quelques bonnes paroles et reprenait son cours comme si de rien n’était... Pourquoi ne pas revoir « Rencontres du troisième type » ?... ou « L’étrange histoire de Benjamin Button » ?... ou encore « Mississipi burning » ?... « Greenland, le dernier refuge » était tentant... mais aussi « The Perfect candidate », « Hotel by the river »... « White Riot »... L’ambiance, l’atmosphère, l’univers des deux prochaines heures, et même les rêves ou les cauchemars de la nuit, dépendaient du choix qu’elle allait faire !... Isabelle Vrignod se sentait bêtement stressée comme si l’enjeu était important, alors qu’elle souhaitait seulement passer un moment au frais... Dans la rue, les règles sanitaires incitant à garder ses distances pour éviter de se contaminer étaient à l’origine d’une gestuelle étrange. Une chorégraphie insolite remplaçait les mouvements désordonnés habituels des groupes de passants par une danse de pas mesurés et de gestes retenus, comme en suspension dans l’espace et dans le temps, dont l’effet de ralenti était accentué par la chaleur. Les masques portés par les danseurs et les danseuses de ce ballet urbain, en cachant leur visage, leur enlevait une part d’humanité et les faisait ressembler à des extra-terrestres, qu’une caméra invisible filmait peut-être à leur insu !... La réalité de la rue avait des allures de fiction, l’inimaginable proposé par le cinéma se jouait à chaque pas... Enfant, elle aimait saisir son reflet dans les vitrines comme si l’image capturée par l’écran de la fenêtre lui racontait sa propre histoire filmée... et faute de regarder droit devant, elle avait trébuché plus d’une fois en se cognant contre des passants ou des poteaux non anticipés !... Plonger dans le passé revenait presque à vivre à reculons, comme ce Benjamin Button au curieux destin incarné par Brad Pitt qui naît à quatre-vingts ans et rajeunit au fil des années... Elle n’était plus jeune depuis longtemps et pratiquait une philosophie de la vie bienveillante qui lui permettait de naviguer entre les écueils sans trop de tourments, du moins s’efforçait-elle de le croire... « Hotel by the river » était à l’affiche des trois prochains cinémas... Dans sa ville natale, il y avait autrefois trois cinémas dans un périmètre rapproché non loin du centre où se dressait la mairie et son beffroi. Les parents allaient de l’un à l’autre et commentaient les affiches en ayant du mal à se décider... Non, la vie n’était pas un long fleuve tranquille... La sienne (comme beaucoup d’autres ?) aurait sans doute pu donner matière à un roman... Elle était tentée par ce film mélancolique en noir et blanc sur fond de neige... l’idée saugrenue que celle-ci aurait peut-être un pouvoir rafraîchissant l’amusait tout en lui faisant honte de se laisser aller à une pensée aussi triviale pour une telle œuvre cinématographique... L’air du temps inclinait au catastrophisme, mais justement, la menace climatique n’avait pas besoin d’être éclipsée par une comète hypothétique sur le point de s’écraser sur la Terre, et elle n’avait pas envie de se laisser démoraliser par la mise en scène du désespoir et de la panique des foules... exit « Greenland, le dernier refuge » !... Souvenir de ses angoisses d’enfant quand les films choisis par les parents la terrifiaient... le retour dans les rues désertes et mal éclairées accentuait le sentiment de peur qui ne commençait à se dissiper que dans la chaleur de la maison retrouvée...

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Au cinéma, toute une histoire


par Danièle Godard-Livet, retrouver sa page
Santantango

Un bâtiment agricole tout en longueur, de la boue devant et personne. Le vent qui souffle et une musique très lointaine, très sourde, des cloches synthétisées. Il fait sombre, c’est en noir et blanc, tout petit matin avant le lever du soleil. On devine une vache, puis deux qui sortent du bâtiment. La porte était déjà ouverte, rien n’a bougé, personne. Plan fixe jusqu’à 0,50’.

D’autres vaches petit à petit qui avancent, font ce que font les vaches, se grimpent dessus, meuglent, avancent. Mais ne chient pas. Ont dû le faire avant en salle de traite. Noires et blanches ou rouges et blanches, on ne sait pas. Des laitières sûrement pour qui connaît la campagne. De plus en plus nombreuses. Un troupeau. Petit, une quinzaine de vaches. Qui sort indécis, troublé sans doute par la caméra qu’il a vue. La camera suit très lentement puis s’immobilise 0,50’ à 1,10’.

Plan fixe. Deux ou trois avancent vers nous curieuses jusqu’à ce que la première sorte du champ. Meugle. Quand elle revient dans le champ, la caméra la suit. Puis s’immobilise à nouveau. (2,00 à 2,16’).

À partir de 3,00’ la caméra tourne lentement pour garder le reste du troupeau dans le champ, ne se rapproche pas comme un spectateur immobile ou le conducteur du troupeau. On voit apparaître des arbres dépouillés, des poteaux électriques toujours coupés, le cadrage est resté le même depuis le début, à hauteur de vue d’un humain. Les vaches sont lentes comme le mouvement de la caméra ; on voit juste bouger les reflets du ciel dans les flaques d’eau entre les amas de boue.

Croassement d’une corneille.

La caméra suit toujours lentement le troupeau au rythme des vaches ; elle suit le troupeau, mais derrière les bâtiments. En un long travelling. En gardant toujours la distance. Derrière une citerne d’abord, puis le long de bâtiments décrépis. On ne voit plus le ciel. Bâtiments accolés, bricolés, rafistolés. On revoit le troupeau entre deux bâtiments, et deux vaches qui ont suivi un itinéraire alternatif, proche du chemin suivi par la caméra, le rejoignent. Parfois quelque chose d’écrit sur une porte.7, R 87, 63 pas bien droit. Jusqu’à 6,16’
Fin de l’alignement de granges, on voit la sortie par où va passer le troupeau devant la maison d’habitation. Plan fixe. Partout de la boue. Quelques poules derrière les vaches. On entend un peu le vent. Personne. Sans doute des vaches laitières qui partent au champ au lever du jour. Connaissent le chemin. Y vont sans hâte comme chaque jour, comme elles reviendront le soir, sans même avoir besoin d’être guidées. Plan fixe jusqu’à ce que toutes les vaches aient trouvé le chemin de 6,16’ à 7,32’. On entend toujours ces cloches très lointaines.

La force des commencements

#Vichy #1963
Les yeux extraordinairement bleus de Peter O Toole. Lawrence d’Arabie en prince blanc. L’accident de moto, le désert, les sables mouvants, une amitié avec un prince tout vêtu de noir. Au cinéma avec mon père et mes frères, liberté nouvelle sans notre mère. C’est ce jour-là que j’apprends qu’elle attend un enfant et que nous allons avoir un petit frère ou une petite sœur. Vichy d’alors, luxueuse, cosmopolite, brillante et animée. Un hot-dog à la sortie comme une entrée dans la modernité. Je n’ai rien compris au film, pas même l’époque à laquelle il se situait et il serait faux de penser que l’annonce de mon père y était pour quelque chose. Je vis le futur annoncé de l’élargissement du cercle familial comme un séisme absolu ; mes frères n’avaient rien entendu ; le désert en couleur, magnifié par cette bande-son de commencement du monde, c’est tout ce qui m’est resté.

# Clermont-Ferrand #1969
Le Clermont-Ferrand de Ma nuit chez Maud, en exacte conformité avec le Clermont-Ferrand où je vis alors et dans lequel j’éprouve cette toute neuve (et bien limitée) liberté des années de prépa. Aller au cinéma avec une amie et y voir ce qui pourrait ressembler à ma vie, aux choix qu’il faudra faire, aux hésitations des amours indécises, aux infinies interrogations sur le sens de la vie et jusqu’au noir et blanc de la pellicule qui résonne avec le noir et blanc de la pierre de Volvic sous la neige et élève pour moi Clermont-Ferrand au rang de grande ville. Une nouvelle vie commence loin de la vie d’interne et de la petite ville campagnarde dans laquelle j’ai grandi.

#Paris #1973
La jubilation d’avoir vu La vraie nature de Bernadette, seule dans une salle du Quartier latin. Le retour à la campagne d’une citadine, la liberté sexuelle, l’irrévérence face à la religion, l’infini désir de révolte contre tous les conformismes et toute l’extraordinaire inventivité du Québec de ces années-là. Aucun souvenir précis ni des acteurs (non, il n’y a pas Carole Laure), ni de la bande-son, ni du réalisateur (c’est pourtant facile, c’est Gilles Carle) mais la joie tenace jusqu’à aujourd’hui, d’un récit qui peut servir de ligne de vie. Il m’est resté une tendresse infinie pour la force joyeuse qui se dégageait de ce film oublié. Je l’ai recherché partout pour comprendre ce qui m’avait tant émue ; je l’ai revu depuis sur un écran d’ordinateur dans une version dénichée dans une bibliothèque de Montréal. Aucunement déçue, le film a gardé sa puissance et même retrouvé une extraordinaire actualité.

Elle ne va plus au cinéma

Elle ne va plus au cinéma, ou si rarement. Adult in the room, sa dernière salle obscure, il y a six mois et ce n’est pas à cause du confinement. Quand elle repense aux séances de sa jeunesse, c’est le souvenir de son infinie solitude d’alors. Le creux au ventre des salles obscures et ces films choisis pour s’accorder à ce vide et à cette tristesse. À un formidable rêve de liberté aussi. Petites salles d’art et d’essai, cinéma La clef, près de chez elle, séance de fin d’après-midi quand on se dit qu’il faudrait quand même faire quelque chose de ce week-end d’ennui où l’on a hésité cent fois à entreprendre une activité et où l’on n’a rien fait.

Se cultiver, se tenir au courant, sortir, voir ce qui se passe dehors. Elle trouvait du réconfort dans ces récits de vies mornes, pesamment empêchées d’accéder à un but, dramatiques parfois. Un petit réconfort, pas très durable. Jeanne Dielmann, Fasche Bewegung, Im Lauf der Zeit, Sweet Movie, l’Allemagne en automne, La maman et la putain, Alice dans les villes, L’une chante, l’autre pas ! Céline et Julie vont en bateau, Deep End, Family Life, Zabriskie Point, Délivrance, La fiancée du pirate, La dernière femme, Touche pas à la femme blanche, Jeremiah Johnson, Dersou Ouzala, Annie Hall, l’an 01, Nathalie Granger, Je t’aime moi non plus, nous ne vieillirons pas ensemble, La femme qui pleure, Perceval le Gallois, Le faussaire... elle ne choisissait pas le plus gai, elle ne voyait rien d’autre ! Solitude choisie, loin d’être absolue, mais solitude quand même qui trouvait un écho dans les préoccupations de certains réalisateurs alors que l’époque était à l’euphorie malgré quelques soubresauts lointains de l’histoire.

Comment est-elle passée à autre chose ? Un compagnon qui détestait ce genre de film, une époque qui s’est mise à parler d’autre chose, un enfant, une autre solitude dont on ne parlait pas dans les films. Les réalisateurs aussi avaient changé de thèmes. Puis les petites salles ont disparu, elle a déménagé à la campagne. Elle n’est entrée que quelquefois dans ces multiplexes où l’on vent du pop-corn et où l’on prend son ticket comme à la poissonnerie pour faire plaisir aux enfants, puis aux petits enfants, devant des films pour enfants.
Maintenant elle regarde les films et les séries dans son lit, aux côtés de son mari. C’est leur moment privilégié, un absolu, où chacun quitte ses autres activités pour être ensemble. Rituel qui n’est troublé que par les obligations en soirée ou le voyage de l’un ou de l’autre. Au point qu’ils invitent plutôt à midi pour ne pas manquer leur séance. C’est plaisant, réconfortant, totalement satisfaisant si le film est bon. Il y a eu les cassettes, les CD et maintenant Netflix. Les salles de cinéma peuvent bien fermer ! Elle les regrette comme sa jeunesse, mais pas tant que ça, car elle est bien plus heureuse maintenant. Elle écoute parfois Le masque et la plume, comme autrefois, parce qu’elle aime leur joyeuse méchanceté et qu’elle est souvent d’accord avec eux, sauf qu’elle rate presque toujours l’émission. Elle fuit les TTT de Télérama, ces passeports pour l’ennui et se tient grossièrement au courant grâce aux voyages en avion (4 films Aller, 4 films Retour). Elle prend du retard en ce moment.

Des bons films, il y en a plein, qui font passer un bon moment, mais des films qui vous restent dans la tête des années après, très peu. Mommy, Toni Erdman, Roma, s’en souviendra-t-elle dans dix ans, vingt ans ? Quels films d’avant reverrait-elle avec plaisir ? Certains l’aiment chaud sans hésiter, La vraie nature de Bernadette (un Gilles Carle méconnu et introuvable, retrouvé dans une médiathèque montréalaise), intacte et farouchement actuel. Peut-être A bout de souffle ? Quoi d’autre ? Ils ne sont pas nombreux, elle n’est pas cinéphile. Elle a essayé les vieux Win Wenders, impossible ! Une autre époque ! Elle préfère lire : Balzac a moins vieilli. D’ailleurs avez-vous remarqué le nombre d’adaptations cinématographiques de Balzac ? Wikipedia en cite 70 pour le cinéma et 50 pour la télévision.

Quand le film s’arrête, elle prend sa liseuse et pour quelques pages elle rentre dans un scénario de Balzac avant de s’endormir. Ils ne sont pas tous aussi bons, mais jamais aussi décevants qu’un mauvais film. « Ce qui est grand chez Balzac, c’est que tout simplement il nous ouvre au monde et, du même mouvement, nous ouvre à l’art. Et le monde le lui rend bien » (préface de La Rabouilleuse, POL, 1992), c’est Éric Rohmer qui le dit.

Des plans courts, ma chérie !

Elles sont sur la terrasse attendant qu’on leur serve l’apéritif.

Après avoir vu le clip qu’elle a fait pour un copain chanteur, Vera lui dit : « ta vidéo est une vidéo de photographe. Il faudrait que ça bouge plus, qu’il y ait un rythme, des cadrages plus variés, plus serrés... Je trouve que c’est statique, trop léché. » Elle a ajouté « ça devient bien quand tu te filmes, tes mimiques, le plan serré sur ton visage, le raccord quand tu armes ta sarbacane et exploses le ballon, là c’est vivant ! »
— J’aurais pas dû lui laisser faire le montage ! Mais il y tenait.
— Des plans courts, ma chérie ! Évite les plans trop longs où il ne se passe rien, n’use que modérément des panoramiques pour situer le contexte. Pense aux trop longues descriptions, avec des phrases sans verbe, que tu sautes dans les livres. Réserve les travelings au suivi des personnages ou de ce qui bouge, à moins que tu cherches ton chemin dans un labyrinthe et que cela fasse partie de l’histoire, inutile d’imposer ces déambulations subjectives, c’est comme les adverbes et les adjectifs. Coupe au montage !
— Tu trouves ça long ? 20 secondes pas plus !
— Une éternité ! Sauf, si tu veux qu’on te regarde en accéléré. Le bouton 1,75 est là pour ça ! pas de raccords trop subtils, c’est dépassé, des cuts bien choisis au montage suffisent si le fil narratif est solide !
— Je ne raconte pas une histoire, je fais un clip !
— Oublie les champs-contrechamps, c’est bon pour les dialogues ratés ! Sers-toi du hors-champ, tu n’as pas besoin de tout montrer ; un auteur n’a pas besoin de tout dire.
— Tu crois vraiment qu’il faut raconter une histoire ? Moi, je vois ça plutôt comme un poème !
— Même un poème, ça a un début et une fin. N’abuse pas des effets de flou ou des ralentis, trop de technique ; OK, ton appareil peut le faire, mais ça n’a parfois aucun sens ! T’es trop esclave des sophistications techniques qu’on t’a vendues. Au contraire, varie tes cadrages et fais des cadrages serrés ; varie tes angles de prise de vue, pas trop, mais un peu ;
— Je sais, je suis trop immobile avec ce pied ; j’ai pas le matériel qu’il faudrait !
— T’as pensé à la bande-son ? Toutes sortes de bandes-son, pas juste sa musique, pense aussi voix off, voix des personnages, bruits de l’environnement, du bruitage, son de la radio ou de la télé, appel téléphonique.
— Là, je peux pas, c’est un clip pour sa chanson « je suis un amant lamentable ».
— C’est vrai, il donne pas envie. Qu’est-ce qu’il bouge mal !
— C’est pas un acteur !
— OK, mais tu peux faire tellement de choses. Des plans débullés, des prises mal stabilisées, des lumières approximatives... Introduis des images fixes, des timelapse, des images d’archives, des incrustations ; ne t’inquiète pas de ce qui passe dans le champ ou en sort de façon imprévue. C’est vivant, il faut que ça bouge, le spectateur est là pour voir des images animées. Fais confiance au spectateur ; il sait lire toutes sortes d’histoires, regarder des mangas et des BD, suivre une narration complexe avec des retours en arrière et des visions du futur. Mets des sous-titres si tu veux, ou des intertitres, mais pas trop gros et pas sur l’image s’il te plaît. Moi, j’aime pas, même si je regarde souvent d’abord sans le son.

Lila sait bien qu’il faudra qu’elle maîtrise ce langage pour trouver son style, son rythme. Elle n’a pas le matériel, pas la formation technique, pas la culture. Il faudrait, il faudrait... il faudrait tant de choses. Autodidacte de la vidéo, ça existe ? Des tutos de montage, c’est facile à trouver comme pour remplacer des w.c. ou installer une climatisation, mais des tutos de réalisation, où les trouve-t-on ? La culture comment l’acquière-on ? C’est encore plus difficile que de trouver un compagnon !

— D’où tu sais tout ça ? lui demande Lila
— – J’ai vécu avec un vidéaste à Montevideo ; je te l’ai joué comme lui ! Des discussions avec ses copains vidéastes, j’en ai entendu pendant des soirées entières. Ils parlaient de leur « grammaire ». À force, ça t’imprègne. Si j’avais vécu avec un footeux, j’aurais pu t’expliquer tout ce qu’il faut faire ou ne pas faire sur le terrain. J’aimais bien ce qu’il faisait. À part ça, il était invivable. Regarde, je vais te monter deux vidéos que j’aime bien. Trois minutes chacune, je les ai sur mon disque dur. Ce n’est pas de lui, mais d’une fille. La vidéaste devrait te plaire. Elle a fait un livre qui ressemble à ton carnet « Trousseau pour un absent » avec tout ce que Mathieu a laissé chez toi. Pour son « Madeleine Project », elle a répertorié tout ce qu’il y avait dans les valises laissées par une vieille dame morte, dans la cave d’un appartement qu’elle a loué. Tu vas aimer, le premier s’appelle « Une place au soleil », elle a filmé chaque jour de sa fenêtre pendant le confinement ; l’autre aussi, tu l’aimeras, toi qui aimes les grands ensembles architecturaux, c’est « Il était une poire »

— On le boit ce mojito ? À la santé de l’amant lamentable ! Et si tu décroches ta résidence à la cité des étoiles à Givors, on ira ensemble.

Je ne vais plus au cinéma depuis longtemps. Aucun goût pour les complexes multisalles. Ma culture cinématographique s’est arrêtée à Wim Wenders qui est sans doute le seul réalisateur dont j’ai vu tous les films depuis les premiers (insupportables aujourd’hui). Je regarde beaucoup de séries et de vidéo et mes amies en font. J’ai donc parlé vidéo sur l’exemple très précis de la vidéo faite récemment par une amie... qui ne sera pas contente si elle lit (mais elle lit très peu). Je lui ai envoyé les vidéos de Clara Beaudoux et on en parlera sans doute un jour. Je ne fais pas de vidéo, trop long, trop difficile.

Le cinéma, même si on n’y va plus, ça trotte dans la tête, ça fait partie de notre vie. Après avoir écrit un premier texte sur la vidéo (des plans courts, ma chérie, sur des vidéos récentes), j’ai eu envie de me rappeler mon parcours avec le cinéma (elle ne va plus au cinéma). De retrouver les films dont il me reste un lointain souvenir de ma période de fréquentation des cinémas et de comprendre comment et pourquoi j’avais pris de la distance avec les salles et une certaine forme de cinéma.

Beaucoup de gens font comme moi, d’ailleurs il n’y a plus de petites salles. Je regarde maintenant principalement des séries politiques, historiques, sociétales et policières et quelques films parfois. Je regarde des vidéos et je déteste Tarentino (il paraît qu’il ne faut pas le dire).
Puis je me suis souvenue que j’avais déjà écrit sur des souvenirs de cinéma dans un autre atelier (Satantango et la force des commencements) et ces textes sont devenus nécessaires en introduction à ma petite histoire, avec le contraste entre le long plan-séquence d’introduction de Satantango qui est pour moi inoubliable et quasiment autobiographique et mon goût actuel de récits plus rapides, moins linéaires, plus fragmentés.

J’ai ensuite encore écrit un assez long texte où j’essayais de m’expliquer à moi-même à travers des exemples pourquoi je ne citais jamais de films dans mes écrits. L’idée était que souvent les films sont trop datés, trop liés à des souvenirs intimes, voire à des émois érotiques qu’il est difficile de faire partager au lecteur. Un des exemples était l’émoi ressenti en voyant Je t’aime, moi non plus, autre film oublié où Jane Birkin avait les cheveux courts et Joe Dallessandro était parfait. Des premiers émois érotiques qui peuvent se comparer à ceux ressentis en lisant Le Rouge et le noir lorsque Mathilde de la Mole tient sur ces genoux la tête de Julien. Avec qui cela se partage-t-il ? Citer Le Rouge et le noir est bien plus facile. Ce long texte détruisait l’équilibre de mon texte et je l’ai gardé dans mon disque dur tellement il était inabouti.

De l’intérêt de laisser poser, d’y revenir pour que le texte prenne de l’ampleur et satisfasse son auteur ! CQFD.

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Première et dernière séance au Magic


par Antoine Hégaire, retrouver sa page

Elles sont d’immenses villas, perchées en ville sur la côte basque française, qui se rêvent comme leurs cousines Américaines sur Beverly Hills. Leurs prétentions furent mon premier accès au cinéma, en vacances et uniquement par sale temps. Ces villas possèdent toutes deux toits de longueurs inégales posés sur une façade blanche dont les étages et les poutres sont rayés exclusivement soit de rouge, soit de vert, éventuellement de bleu. Venant du jardin on y entre souvent, terrasse plein sud, par l’une des doubles portes vitrées qui donnent sur l’un des salons, parquets, tapis, meubles anciens bien espacés les uns des autres afin qu’il n’y ait pas besoin de les déplacer quand on déplie les tables de bridge. Beaucoup de lumière et pas de livres. Aux murs d’anciennes cartes et gravures jaunissent l’été et prennent l’humidité l’hiver. Un petit salon pour le café, un autre plus grand pour la télévision qui est posée sur un meuble moderne, tablette haute sur roulettes, entre la cheminée qui ne sert pas et une commode acajou à larges tiroirs. Ce poste de télévision pour l’heure est éteint. Pour l’allumer et la régler boutons noirs. Trois boutons à tourner sont dorés, signalés également par des sigles rouge vert bleu ; c’est un téléviseur couleur.
L’entrée de la villa se fait le plus souvent par le coté abrité qui d’un petit toit de tuiles qui donne immédiatement dans une très grande pièce toute en moquette faisant à la fois office d’entrée privilégiée, de salle de réception desservant les salons, de salle à manger tous ensemble, d’espace où petit-déjeuner sans déranger le service, et de cage d’escalier. Au mur de la partie salle à manger trône un magnifique baromètre. C’est lui qui alimente quotidiennement la conversation des repas de famille. Que nous dit le baromètre aujourd’hui ? Si on parle du beau temps ? Qu’est-ce qu’on se dit ? Si on parle de la pluie ? Qu’est-ce que l’on se dira ?

Cette semaine-là entre juillet et août, nous n’étions exceptionnellement que trois, quatre avec le baromètre. Mon grand-père replace sur la table le rond de sa serviette repassée, ma grand-mère passe le rôti parfaitement cuit déjà coupé en cuisine, le baromètre quant à lui est quelque peu descendu. Simone votre plage n’est pas assurée. Simone l’a déjà remarqué, le baromètre a chuté, ce que le Figaro confirme. Jacques ! Que va faire cet enfant de sa journée ? Que veux-tu faire mon petit ? Il va encore passer son temps à rêvasser dans sa chambre. Mais Mamie cela me va bien, mais ça je ne le dis pas. Je ne lis pas, que je rêve dans cette chambre à la lecture de vieux Tout l’univers, et que je déteste la plage en fait surtout le club de plage et les jeux auxquels m’ont inscrit mes parents. Je ne dis rien de cela mais je prie tous les soirs Baromètre de descendre. Parfois je l’aide un peu en poussant légèrement l’indice de repère vers la droite, ou tentant d’attirer à l’aimant sur la gauche la grande aiguille de l’instrument. Sur un malentendu et par un temps maussade, ces petites tentatives me permettent parfois d’espérer une alternative crédible à la plage. Mais le plus souvent sans autre résultat la conversation repasse invariablement du dérèglement du temps, au dérèglement du bel objet. Heureusement pour moi le temps lui est souvent variable sur la côte basque et le soir même au dîner le baromètre descend réellement vers Tempête. Jacques ! Jacques faites-quelque chose demain pour l’occuper, je ne sais que diable. S’il pleut emmenez-le au cinéma !

Le lendemain il plut, et ainsi débuta ma première cinéphilie. Telle une maladie tropicale, le cinéma ne s’envisagerait qu’en vacances sous la pluie. Simone obligea Jacques, et Jacques m’accompagna à ma première séance, sous son grand parapluie. Jacques était grand et portait un imper, comme Tati que je ne connaissais pas encore mais qui aurait pu prendre un peu de ce décor. Mes grands-parents craignaient la pluie et la culture. Petits-maîtres du baromètre ils n’envisageaient pas qu’on puisse choisir le temps qu’il fera, je crois qu’ils n’imaginaient pas non plus qu’on puisse choisir son film. Les films étaient choisis pour nous par la télévision. Le cinéma au ciel mon dieu quel embarras ! Dans quelques années ma Grand-mère serait sauvée d’Hollywood par Dallas. En attendant, elle fit acheter Sud-Ouest, on irait au plus court, voir un Jules Verne au cinéma Le Magic.

Le Magic était certainement le plus petit des cinémas de la station balnéaire. Construit dans les années cinquante il m’a toujours semblé secret, presqu’interdit. Du parking du port, on y accédait à pied par une rue cachée, en sens unique, étroite, sans trottoir, qui venait d’un trinquet et louvoyait entre les deux rues commerçantes principales donnant accès aux arrière-cuisines des boutiques. Seul un quincaillier y avait sa devanture. Une grande affiche encadrée sur un mur signalait l’entrée d’une cour en gravier barrée d’une simple chaîne pour empêcher les voitures de s’y garer. Dans la cour sur un tréteau de bois le programme scotché comme une feuille paroissiale. Au fond de la cour, au fronton d’une simple façade rectangle et blanche qui aurait pu servir d’écran de cinéma extérieur, LE MAGIC, est inscrit en lettres capitales. Trois ou quatre marches montent aux portes vitrées de la longueur de la façade, c’est-à-dire la largeur de la salle. Les affiches à l’intérieur, la caisse vitrée sur la gauche, en face de portes foncées à hublot donnant sur la salle, une seule salle, mais un balcon. Nous nous sommes assis en bas. Les fauteuils dont l’assise se repliait étaient assez hauts. Il fallait y grimper et les déplier de son poids. Ils étaient d’un velours qui gratte et une fois dépliée on y était assis trop bas pour bien y voir. Je pliais mon pull le plus de fois possible pour bien m’asseoir dessus. C’était toujours trop bas. Mon grand-père sans rien dire me souleva par-dessous les bras et me cala sur le bord relevé de l’assise du fauteuil refermé. J’étais haut, je voyais. Je crois que ce fut la première et la dernière fois que cet homme trop sérieux à la fois m’autorisa une position qui était peut-être interdite. Dans cette fin des années 70, on ne parle pas encore de cinéma d’art et essai mais la programmation est peut-être déjà quelque peu décalée. Je ne me souviens pas de l’histoire et du film si ce n’est de quelques images d’animaux préhistoriques d’autant effrayants qu’ils étaient animés. Je me souviens de mon impressionnement. Je me souviens d’être considéré grand. Je regarde tout le film. Je sais de quel film de science-fiction il s’agit. La séance à l’heure qui convenait proposait « Voyage au centre de la Terre », de Levin. Ce fut ma première séance de cinéma au Magic.

J’ai eu droit à une dernière séance au Magic. C’était un mardi soir forcément, en région parisienne, banlieue ouest, bord de Seine, hors vacances, hors cinéma. Mes grands-parents avaient changé de poste de télévision. Mon père l’avait récupéré et résilié son abonnement Locatel. Le poste couleur trônait maintenant chez nous, dans le double living de notre ILM de la résidence La Mongolfière, juste derrière la station Antar, face aux écluses de Bougival. Quel que fût le temps, avec mes parents, nous n’allions presque jamais au cinéma. On ira une fois mais j’en parlerai une autre fois. Mon père, avec l’assentiment de ma mère, avait pris par contre la sale habitude de m’autoriser le mardi à ne regarder que les trente premières minutes du film à la télé. Trente minutes et c’est tout. Trente minutes mais c’était tout de même le triple de la durée des extraits de la séquence du spectateur que je pouvais voir le dimanche au retour de la messe les week-ends sans sorties scouts. Mais trente minutes et au lit va te coucher, trente minutes au lit dans ta chambre, au quart du film ou pire encore au tiers du film, c’était bête, méchant, débile, connard, et ne croyez surtout pas que je hurle, je hurle, je hurle à posteriori et lui en veux toujours. D’autant qu’un de ces mardis soir où nous n’étions pas sur les Dossiers de l’écran, émission qu’ils appréciaient en semaine, mais sur La Dernière Séance, bien qu’ils méprisassent Eddy, Johnny, les rockers et tout ça, voilà l’Eddy Mitchell présentant l’émission… au Magic ! Les Pionniers de la Western Union au Magic, La Dernière Séance au Magic, chez grand-père, et cette fois j’en deviens hystérique, incapable de colère mais je crie mais c’est au Magic, la cour en gravier, la façade, la nuit, Papa, Maman, BipBip, c’est au Magic et les pionniers Papa les pionniers c’est sûrement un film de scout ! Laissez-moi regarder tout le film, je vous en supplie, laissez-moi. Non. Mais non. Rien. Ce sera trente minutes, trente minutes, ta séquence et au lit, alors ou tu te calmes tout de suite, ou tu arrêtes ton cinéma.

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1977 : invitation au cinoche


par Marie-Paule Henri, retrouver sa page

Un jour, le grand frère a dit : « Ce soir, j’vais au ciné. J’emmène Anne-Marie ».
La mère a répondu : « ... Ah bon... » Elle ne sait pas dire non à son fils préféré.
Anne-Marie a sursauté. Elle était aussi surprise que la mère. Flattée mais interrogative. Pourquoi son aîné avait-il ce projet ? Ce n’était pourtant pas dans ses habitudes de s’embarrasser de sa sœur pour sortir... Elle ne savait même pas quel était le film programmé et encore moins comment s’habiller pour sortir avec son frère, de trois ans son aîné. La mère interdisait tout maquillage et considérait que le soutien-gorge n’était pas nécessaire avant la taille définitive des seins. Anne-Marie avait volé le sien en colonie de vacances à l’âge de douze ans. Elle le lavait tous les soirs dans le lavabo des toilettes de l’étage pour le remettre discrètement tous les matins. Sauf à la maison. Elle entretenait la courbure de ses sourcils bruns, mais parfois, malencontreusement, ils ressemblaient à des accents circonflexes. Une fois, pendant un repas, le père le lui avait signalé, en se moquant gentiment. Elle avait rougi. Ça l’avait irrité. Avec tout le mal qu’elle se donne pour que ses amies le remarquent mais pas les parents... Elle s’épilait les jambes en frottant patiemment une pierre ponce sur sa peau. Côté féminité, c’est tout ce qu’elle pouvait envisager sous le regard strict de la mère qui ne tolérait pas non plus les boucles d’oreille ni les pantalons pour les filles.

Après le dîner, ils sont partis ensemble, lui en costume Tergal sur sa Mobylette bleue, elle en chemisier, jupe plissée et veste sur sa Cady rouge. Les habits du dimanche. Le cinéma est situé place D.P. au centre de la ville voisine. Les jeunes du canton s’y retrouvent nombreux le samedi soir, avant d’aller poursuivre leur virée nocturne au dancing, dans un autre quartier.

C’est lui qui paie les places. Normal puisqu’il l’invite. Les sièges en bois sont numérotés. Au balcon, c’est plus cher. Réservé aux vieux. Enfin... aux adultes. La séance débute par un film d’actualité, auquel succède un court métrage. La salle est pleine. Même les strapontins sont occupés. Pendant l’entracte, tout le monde sort. Prendre l’air et se faire voir. Le frère allume nonchalamment une cigarette. Elle ignorait qu’il fumait... Il regarde autour de lui pour vérifier que ses connaissances s’aperçoivent qu’il est avec une fille. C’est donc ça la raison de sa présence ! Anne-Marie joue le jeu, malgré son agacement d’être pareillement utilisée. L’aîné parle avec aisance. Il remet en question la religion, il considère les humains comme des oiseaux qui vivent leur vie puis meurent tout simplement. Anne-Marie, à quinze ans, vient tout juste de renouveler ses vœux de profession de foi catholique. Elle est choquée par ce discours nihiliste. Elle essaie de le lui dire mais sans élever la voix. Il ne faudrait pas que ses copains l’entendent... Quand son frère aborde ensuite les relations sexuelles, regrettant que leurs parents ne leur en parlent pas, ne leur expliquent pas comment faire, elle est complètement perdue. Elle ne s’attendait décidément pas à jouer ce rôle de faire-valoir. Elle est cruellement déçue. Elle avait imaginé, espéré un rapprochement avec son frère, à l’occasion d’une sortie inédite qu’ils auraient pu renouveler. Elle ne s’est jamais sentie aussi seule, aussi minable.
Le western spaghetti date de 1973. Elle ne se souviendra guère de la fable qui tourne à la farce entre le jeune loup joué par Terence Hill, et le vieux crocodile qu’il admire, incarné par Henry Fonda. Pas plus de la musique d’Ennio Morricone. Seulement du titre du film : Mon nom est Personne.

Codicille : souvenirs et fiction se mêlent, je me suis repassé le film, je ne me souviens effectivement de rien...

Sur la place


parLaurent Hollow, retrouver sa page

Au milieu du brouhaha de la foire, son attention fut attirée par des clameurs, des rires de foule, des lazzis, de la musique aux accélérations trépidantes, qui surgissaient de l’autre côté d’une épaisse toile. Il voulut découvrir ce qui provoquait cette animation, reportant à plus tard son repos à l’auberge. Cela venait de la loge du kinétoscope, à côté de celle des rayons X. Il en fait le tour, contournant aussi échoppes et manèges. Un aboyeur hèle les passants, se démarquant à peine du bruit de la locomobile, encastrée derrière une façade colorée, baroque, illuminée par une myriade d’ampoules électriques. Il paye de quelques pièces au fond de son bissac sa place. À l’intérieur de la baraque tout en longueur, des bancs et des chaises sont occupés par des ouvriers et ouvrières endimanchés, des familles entières se tiennent debout sur les côtés, les gones ne tiennent pas en place, leurs gambades remuent le sable au sol, bien utile pour absorber la graisse des frites et les verres de vin renversés. Un limonaire et une vielle à roue sont placés au fond de côté pour accompagner l’image crépitante. Si le forain qui veille sur l’orgue surjoue le sérieux par son costume austère, le vielleur est plus nonchalant, en chapeau provençal, sandale, et chemise de lin, il semble avoir le rire de la salle dans sa poche. Les deux bonimenteurs accompagnent et ponctuent des images de la vie quotidienne, dont une tournée le jour même, en leur ajoutant du rythme et des intrigues qu’elles n’ont pas toujours. Panorama pris d’un train en marche le subjugue. La fumée du tabac embrume la tente et ajoute à l’écran des aspects oniriques. Puis vient le tour de petites fictions, copies pirates souvent, dont L’auberge ensorcelée et Le voyage à travers l’impossible de Méliès encore. En regagnant plus tard sa chambre, il regarda ses affaires étrangement, cligna plusieurs fois des yeux, comme pour s’assurer de la permanence des objets qui l’entouraient, et sans doute pour apprivoiser la nouvelle technique qu’il avait enfin découvert. Il riait sous cape de quelques magies possibles. La nuit qui suivit, il rêva d’un cheval immobile au loin, entouré d’une scène de chasse d’animaux sauvages, où tournoyaient des rhinocéros, des félins, et des bisons qui fuyaient vers lui.

Codicille : Je me rappelais d’une lecture le rôle des forains dans le développements de certaines innovations techniques. Découverte d’un personnage du cinéma ambulant, François Morenas.
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Épuisement des images


par Nathalie Holt, retrouver sa page

Tu vois les guirlandes du sapin géant sur la droite de l’écran géant. Tu vois la boite enrubannée rose fille et ce nœud rose fille dans les cheveux Marilyn de la poupée de Noël pour enfants plus ou moins pauvres ou célèbres des gens de la fabrique de cinéma ; les petit cols ronds des manteaux des filles, le froufrou des jupons sous les robes princesse — les plus belles ont des anglaises — les garçons en culottes grises rafraichis aux oreilles, tu les vois (et ce parfum de cosmétique pour cheveux qui flotte dans le Paquebot Cathédrale). Tu ne vois pas les images. Tu ne te souviens plus du film mais de cette voix perchée sur ses talons qui appelle au micro pour qu’on retire le cadeau. Tu remontes le tapis rouge avec ta poupée trop grande. C’est au Palace Gaumont de la place Clichy, c’est un jour de décembre 1965.

C’est l’écran panoramique géant courbe avec son rideau froncé d’apparat, et la femme au panier de confiseries qui ouvre le chemin dans l’obscurité, sa lampe torche fait un grand cercle sur le sol ; toute l’histoire de la conquête, trois heures en cinémascope technicolor, de l’ouest : les caravanes de pionniers, les Cheyennes, les Sioux, les Cow-boy, les flèches, la coiffe de plume, la robe de peau, les colts, le Stetson, la Winchester, les bisons, les bandits, les chevaux — pommelés, bais, noirs— l’aigle en totem, la locomotive toute fumante suspendue aux plaines désertiques, les canyons, les ciels ripolinés des champs de cotons des terres brulées d’esclaves massacrés, les demeures coloniales, les crinolines et la cavalerie boutonnée d’or du grand pays civilisé. À l’entracte tes yeux écarquillés : « Moi ce sont les Indiens que j’aime. ». Les lèvres poissées de crème glacée tu demandes qu’elle te raconte ton arrière grand-mère américaine, une migrante Irlandaise, une O’hara enlevée à quatre ans par les indiens ( puis les indiens l’auraient abandonnées aux religieuses, elle avait trop mauvais caractère, dira la légende familiale de l’ouest) ; tu l’imagines, ton aïeule O’hara, dans une robe déchirée avec une balafre de terre sur le visage impeccablement maquillé de Scarlett ou de Duel au soleil, mi squaw, mi irlandaise indomptable de L’homme tranquille. Tu l’imagines ton arrière grand–mère américaine qui se soignait au pétrole (il existe une photo d’elle, c’est en Floride, une vieille femme assise sur les marches de bois de la maison de bois, elle a une couverture sur les épaules, on croirait une vraie Indienne) puis tu la cherches dans la foule de migrants assoiffés au désert rouge de l’écran du Kinopanorama. Il fait nuit quand, quatre heures plus tard - comme des années à rebours du temps - vous empruntez l’avenue de la Motte-Picquet, ; elle te tend le billet déchiré avec les indiens imprimés et les lettres Western, tu le glisses dans ta poche comme un trophée et vous montez dans l’autobus qui rejoint l’autre côté de la ville : « le Kinopanorama c’est quand même toute une expédition, dit-elle qui vient des Batignolles, du Palace Gaumont, du café Wepler, de l’autobus 54.

C’est un rituel de l’enfance : la mère, le père, la fille, le fils, ensemble au cinéma et si possible assis les quatre sur la même rangée — quelques fois il y a tant de monde qu’on doit se séparer dans la salle et on grandit d’un coup, seul face aux images ; on a fait la queue longtemps, ri, on a toute l’impatience calme du monde dans les yeux, les mains du père et de la mère, on les regarde, elles s’enlacent, ils s’aiment comme un baiser de cinéma. C’est à la Pagode dans le centre de Paris, presque toujours ce sera la Pagode. C’est comme partir dans un autre pays, c’est aller jusqu’en Chine voir un film. On traverse la ville en auto, on aperçoit la grande quincaillerie des vitrines, les arbres ampoulés, la Concorde scintillante et la coupole d’or des Invalides, on va au bout du monde ; on se gare comme on peut, on marche, le froid bruine. On vient de la banlieue, après ce sera de Barbès. On arrive devant un palais de Chine, une pagode cinéma : les toits retroussés, le fronton de laque rouge, les lions de pierre en cerbères amicaux, le jardin de bambous. On découvre le titre du film sur les affiches encadrées à l’entrée : Les enfants du Paradis ou les Temps modernes, Peau d’âne peut-être (et là mon père s’endort). Ors de la salle ; je me retourne ; je remonte la lumière vers sa source, un instant je m’accroche au ronronnement de la cabine de projection et l’écran m’emporte.

C’est Le Pathé Wepler Le Delta Le Châtelet Victoria Le Reflet Médicis… C’est tout en bas du couloir exigüe comme descendre dans un lieu interdit, sièges que l’on rabat où l’on s’enfonce, les brûlures de cigarettes des accoudoirs, l’odeur de chaud, de corps, de dessous de ville ; c’est une salle de plain pied, l’entrée comme d’une baraque de foire, des freaks anthropophages en blanc fluo sur les murs noirs, des punks sur le trottoir et l’odeur de Kébab ; c’est un écran courbe où les images parlent suédois, russe, japonais ; c’est un agencement complexe de salles à géométries variables sur plusieurs étages, avec de grandes lettres peintes sur les murs qui vous indiquent la salle, souvent il n’y a plus d’ouvreuses ; tu entres dans l’autre salle, au bout d’une rangée un homme jouit ; c’est un écran pas plus grand qu’un drap, l’image déborde, la copie crache, la lumière de sortie de secours fait une tache verte sur le bord droit de l’image.

C’est L’Olympic-Entrepôt L’Ugc Marbœuf Le Balzac Le Styx Le Studio Galande L’Action Christine Le Studio des Ursulines Le Studio Gît-le -cœur Le Danton La Rotonde Le Cosmos ; tu es la mort de l’indien, tu es le basculement inopiné d’un corps, l’enjambement et la chute, la vitesse, l’envol des nuages ; tu es la durée exacte du vissage de la boite où ils ont couché le fils mort, tu es la mécanique des gestes et l’enfoncement visse à visse du temps, tu es le fils mort ; tu es le vent déployant la prairie, l’herbe comme une houle, tu es la femme adossée à la barrière, tu es la robe qui l’enveloppe, tu es le désir de l’homme que le vent à surpris et qui découvre la femme regardant le champ ; tu es ce film en Super 8 où le point se défait, une fausse archive de famille injecté au grand film, tu es le sourire trop grand flou et sa blondeur, tu es le regard des yeux fous d’amour à foutre le feu quelque part au Texas ; tu es la couleur du sang de l’ange ; tu es le bleu du visage dynamité ; tu es la marche obstinée du vieil homme dans les décombres de Berlin ; tu es Harold, Sitting-Bull, Sally B., Apu, Dumbo ; tu es Ava-Pandora, Simon-Boudu ; tu es le visage de Glenda J. en gros plan et sur ses joues rougies la sueur de l’amour ; tu es le mécano et la locomotive, le vieil homme et l’enfant, les yeux sans le visage, tu es leurs visages ; tu es trois sœurs du Yunnan, un cri, un paysage, le courant qui emporte la barque ; tu es l’étreinte inlassablement suspendue et reprise en plan séquence, tu es l’envol en contre plongée, la ville monstre en surimpression, l’arme du crime en insert ; tu es l’amour et la haine au point des phalanges, et le noir et le blanc des couleurs ralenties en plongée de traveling ou gros plan ; tu es ce sourire le plus triste au monde avec sa fleur, tu es ce visage comme une lune et tout le monde rit.

C’est dans le cinquième arrondissement de Paris une nuit d’été de printemps, tu pousses la porte de l’issue de secours, tu entres dans les lumières de la ville au long du fleuve, tu pèses à peine le poids d’une image, tu marches jusqu’au matin. Tu es toutes les images.

Il y a eu plusieurs débuts de textes. Plusieurs textes. Il y a eu remontée des souvenirs. Ai tenté de retrouver la sensation d’abandon aux images, qui a pu s’opérer dans mon expérience passée de spectatrice de cinéma, expérience très différente de celle de spectatrice de théâtre où l’on est, me semble-t-il toujours un peu sur le qui vive (ce qui arrive sur la scène est toujours susceptible de se défaire). Ai cherché le mouvement, l’accumulation, la cadence, le flux : un épuisement des images.
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Une rupture classique, dans un espace-temps non linéaire


par Gauthier Keyaerts, retrouver sa page
Partie 1 — Gueule d’abois

Il se chausse assis agité de soubresauts nerveux, se lève, se retourne et fige le regard le temps nécessaire pour esquisser l’imprégnation d’un sentiment.

Tentative infructueuse
Une nausée plutôt qu’un souvenir
Du sang sur le t-shirt geek taille bedonnant

Sans concession pour l’action, il boit l’eau d’un robinet à même la plomberie copie art déco. Pour cela, il se penche, et ça fait mal sous cet angle. Il tente de ne pas se remettre, l’insoutenable, de ne pas flancher sur le plan de travail. C’est le flou, et c’est bien comme ça. Il a du sang sur les chaussures, sur les lacets, sous les ongles, dans la tête, dans les idées.

Mais nie car c’est trop tôt pour juger

Trouver une logique, fixer longtemps un plan, de travail, d’action.
Fixer encore le temps nécessaire pour imprégner un sentiment.
D’un micro mouvement de tête, un œil déjà contemple l’embrasement.

Partie 1 — Flash arrière

Hier
La veille au soir
Heure libre
Il cherche
et
Trouve l’altercation sauvage, dans un bar, tard.
Dernière séance.

Pleuvent en rafales drues des coups de poings, de tête. S’amorce le reflet du désespoir et la lame d’un couteau.
Il frissonne au noir, plonge dans le sale obscur de sa conscience évanouie.
Il estime avec lenteur la brisure faciale, la tuméfaction alcoolique.
Le couteau ne pèse plus rien le mouvement lancé.
Il vogue l’âme à la main, et enfonce jusqu’au dernier sang.

Partie 2 — Pensées du moment

Toujours penché en angle douloureux vers robinet, à l’absurde, ce plan est trop long.
L’évier enfin abandonné.
Du plan de travail se diriger vers le salon.
Le traverser
et
Allumer la radio à lampes nasillardes.

nez douloureux,
nausées fortes
côtes défoncées

Il se prend le visage, entre les mains, le visage, pas le cou, le visage, pas les côtes, le visage.
Entre les mains, précisément ?
Et
entame une prière mutique en assise.

Pause — Rupture et alinéa

Il n’oublie le temps, la frustration, le martyr d’imbécile.
(Hier elle a rompu)
Il court maintenant nu dans sa peur
nu dans son cœur.
(le pacte implicite)
Il cœur pleuré, cœur haut.
(de celui qui possède sans aimer)
Qu’a-t-il fait ?
(de celui qui jouit sans victoire)

Partie 3 — Pensées du moment (retour)

Maintenant, il se tâte les poches, il parcourt la géographie du jeans crasseux.
Contenu : un jeu de clés, de la monnaie, un billet de banque souillée, sa carte d’identité… plus loin trou noir, magistral black-out.
Et un couteau sale de sang de caniveau, de larmes de caniveau, de douleur de caniveau, de vie volée.
Perdu : l’amour, l’amour propre, une chevalière en forme de crâne, et quelques lambeaux de peau sur la joue et le cuir chevelu.

Interlude

Il espère encore…
que ce soit un rêve.

reviennent des images de la pénétration
du corps
inconnu
ventre
gorge
bras

En allers retours rapides, lents, incontrôlés.
Pénétration du corps inconnu, tout sauf le vide de sa trahison à elle.
Couteau sale de sang de larmes, de douleur de gestes salauds, lâches.
Rumeurs internes de survie reptilienne, un geste con issu de l’imaginaire du minable ressenti du mal baisé, du plaqué.

Partie 3 bis — À vif (suite immédiate)

La bile crachée, immanente migraine extatique, il doit s’asseoir avant de tomber encore plus bas.
Pue la sueur rance de colère et d’alcool.
Il comprend le jour effacé de douleur. Hier.
Il était assis dans une salle de quartier, peuplée de trois spectateurs frissonnant devant :

…le tueur cogne \ barbelé charcute \ Ça doit être parce que je t’aime… \ camionnette pourrie \ effraye \ jouissance \ foutre crasseux \ question de violence \ classe innommable de la folie disséquée \ twist de merde…

Puis, il sort dans la rue. Peu de monde dans la rue, peu de monde perçoit sa démarche de zombie enragé. Il se dirige vers le Corto, un bar à gnons. Célèbre pour la qualité des mandales, du cocktail os brisés et caillots.
Ensuite.

Partie 1 –- Déclencheur Flash arrière

Elle passe et décide de ne pas rentrer dans ce rade du double programme, à la moquette fièrement ternie.
Rupture du lapin.
Aucun remords. Ce mec est frustré, il baise comme il respire, mal, en apnées et trop vite. Sa seule fierté dans la vie : pénétrer.
La veille, dans un cadre de lit banal, elle n’avait pas pu finir, corps engourdi.
L’amour effacé, un orgasme absent, plein d’ennui. Deux spectateurs seuls : elle et il.
Situation pourrie, jouissance feinte, du foutre dans la main, sur le ventre, sur les draps, sur le nid ensemencé de la honte.
Passé le cinéma... C’est fini.

Partie 1 –- Déclencheur Flash arrière. Avant.

Sujet : Elle n’est pas venue.
Objet : désir de posséder.
Quête : amorce enfoncée, opposée.
Récit : ce soir, la bite en berne, il devient araignée, tisse à l’absinthe la toile, il prépare l’arrivée de l’Opposant. Visualiser le mal, faire mal, vite. Boire et cogner.
Adjuvant absent.
Il a tué le temps, et par frustration, un quidam de comptoir, par la rage. Puis il a couru, nu dans sa peur, nu dans son cœur, dans une nuit effacée.

Partie 4 –- Vaine action

La porte défoncée des flics cognent. Il tente de comprendre vite démonté.
Hier, Hier, jour effacé.
Encore un peu plus de douleur, des flics cognent sous la foi de la matraque.

Parce que je t’aimais, pense-t-il.

Épilogue

Hier
Dans le caniveau, près du bar, sous la lune, un corps gardé à vie exsangue.
Abandonné par celui qui courut nu dans sa peur, nu dans son cœur.

Parce qu’il pensait aimer

Codicille : Comment intégrer le cinéma dans le texte ? J’ai déjà pas mal travaillé sur l’inverse, soit insérer des fragments de textes dans des montages vidéo. Le cinéma c’est un réalisateur, des actrices et acteurs, des figurants, des décors naturels ou non, des assistants, un chef op’, un ou plusieurs scénaristes, des sound designers, des musiciens, des éclairagistes, des maquilleuses et maquilleurs, etc. Tout est totalement orchestré afin de tenter de créer une alter-réalité à laquelle le spectateur doit adhérer. Que ce soit de la S-F, un drame, du cinéma expérimental, une comédie… tout tend à aller vers une "cohérence" par la suspension consentie de l’incrédulité. Le cinéma c’est –- pour moi –- une hyperréalité magnifique, immersive en plein. À même de provoquer en trois photogrammes larmes, colère, érection, joie, douleur… D’autant qu’au milieu de tout cela, le spectateur n’est absolument pas du tout passif. Il débarque en salles obscures avec son vécu, et perçoit avec son œil intérieur chaque nuance filmique. J’avoue avoir pleuré devant des longs-métrages ultra-cons, alors que j’étais dans un état dépressif. Avoir ri devant un film d’horreur trash, pété à la bière ou défoncé à la petite fumette. Avoir pleuré devant un film de Tarantino vu que ma copine de l’époque, qui était assise à côté de moi, m’avait plaqué. Je pensais naïvement que le cinéma nous aurait miraculeusement réconciliés. J’ai fait l’amour devant un kaiju eiga mièvre, pensé à mon père décédé devant Brokeback Moutain. Je pourrais continuer longtemps cette liste, d’autant que j’ai rencontré pas mal de réalisateurs… et, surtout, surtout, je ne voulais pas rédiger un texte à propos du cinéma, dont l’action se déroule "réellement" dans un cinéma, ou encore imaginer un scénario. J’ai tenté une véritable expérience : travailler la matière textuelle de la manière la plus artificielle possible, comme un film. Bien entendu, j’ai plutôt pensé à David Lynch, Franju, Tati (le son chez Tati, creusez la question !), j’ai aussi beaucoup pensé à l’un de mes films favoris, peut-être même le film de ma vie : Stalker. Je vous le recommande vivement, c’est l’exemple parfait de la création d’un univers mental dystopique, sensoriel, l’un des plus beaux mensonges du 7e art.
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The rush for the door


par Liliane Laurent, retrouver sa page

Les deux battants de la grande porte vitrée sont encore fermés. Dehors le soleil de juillet a noyé la perspective dans un bain brûlant de lumière et éclabousse les stars qui plongent leur regard séducteur dans l’espace du hall : Michèle Morgan, Greta Garbo, Gregory Peck, Cary Grant, Hedy Lamarr, Clark Gable. Les volées d’escalier côté cour et côté jardin vont bientôt résonner sous les pas de la foule, pour le moment, le hall est désert. Les portes capitonnées étouffent les mesures de la musique qui scandent le défilé d’images sur le grand écran. Rachel, après le café puis les alcools qui concluaient le déjeuner du dimanche, fit souvent le court trajet qui menait au petit cinéma. Son mari rejoignait des amis au terrain de foot, elle allait rêver au fond d’un siège en velours rouge. Ce jour-là, Germain avait admiré cette jeune femme qui passait devant son restaurant. Sa longue robe fluide blanche et verte ondulait à chaque pas, elle avait réglé sa démarche sur celle de sa petite fille, une enfant de quatre ans qui sautillait avec l’effervescence de celle qui sent déjà sur la langue la brûlure glacé d’un Miko. Lui aussi avait vu les affiches au-dessus de la grande porte. On passait La ruée vers l’or. Mais son service se terminait tard, La Tour du Roy attirait les Belges et les tables resteraient occupées jusque tard dans l’après-midi. Tout à l’heure, Jeannot le rejoindra à La Civette et il lui demandera de raconter le film. Jeannot raconte bien. Surtout Charlot. Alors après le match on lui demandera de nous expliquer l’affiche : le chapeau maculé de blanc, la maison rouge de travers, et tout le reste. Jeannot, c’est le projectionniste. On ne surnomme le gardien de phare parce qu’on l’aperçoit dans sa petite cabine là-haut derrière son faisceau lumineux. C’est aussi l’instit, il parle comme dans les livres mais on ne lui en veut pas.

La portière claque. Elle les attend sur le seuil. Son neveu, sa compagne, et des enfants dont elle a oublié le nom. Des noms qui claquent, d’une syllabe ou deux. Elle sait déjà qu’elle sera assaillie de questions lorsqu’ils prendront le café sur la terrasse. Dis-nous, c’est qui là sur la photo, assis à côté de grand-père ? Raconte-nous la fois où papa…, tu faisais quoi en 68 ? Elle pose la cafetière à pression sur la table de jardin. Elle est prête, quoiqu’un peu inquiète de ses trous de mémoire ces derniers temps. Allez-y. Qu’est-ce que vous voulez savoir ? Lola vient d’avoir quatre ans et papa a laissé entendre que tu avais fait ton premier scandale à cet âge-là. Oui, il paraît. Elle-même n’en garde aucun souvenir. On la taquinait parce qu’elle avait fait rater les sept dernières minutes du film, que ses hurlements avaient couvert la bande son -– mais comme vous savez, c’est un muet –- sa mère et elle avaient dû déranger toute une rangée de sièges et se faufiler dans le hall désert. Rien, même la promesse d’une deuxième glace, n’avait pu la calmer. Lola, aimes-tu les glaces ? Lola, v’la les bateaux, v’la les sam’dis, v’la les matelots. Ils se disent qu’elle perd la tête. Un film en noir et blanc lui aussi. Demy, ça lui revient. La chanson de Lola, Annick, Anouk… On va tourner, on va danser… La danse des petits pains, elle s’en souvenait, La ruée vers l’or.

C’est long, elle remue, replie le fauteuil, ça la coince, il fait noir, l’élastique de sa culotte lui pique les fesses, elle se tortille. Sois sage ! Elle veut cracher : le goût rêche du bâton lui reste sur la langue. Et sa robe est tachée. Dans le carré de lumière elle a vu un ours brun, des hommes méchants qui se battent, parfois elle ne voit rien, c’est tout brouillassé. Dans le noir elle entend des rires. Elle a reconnu Charlot à cause de sa canne et de sa moustache. Mais elle, ça ne la fait pas rire du tout. Dans l’entrée elle a aperçu Jean-François avec ses parents. Ils sont montés au balcon et même en se tordant le cou, elle ne le voit pas. Le faisceau de lumière l’éblouit. On lui a dit que l’ombre qui remue dans la petite fenêtre c’est monsieur l’instituteur qui voit tout, alors tiens-toi bien, c’est bientôt fini. Charlot est dans une petite maison en bois et ça souffle. Tout bouge, ça lui donne le vertige, elle a mal au cœur. Elle crie.

Codicille : la maladresse de glisser d’une strate de temps à une autre mais comme un jeu de piste incertain.
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Mur blanc la nuit


par Claire Le Goff, retrouver sa page

Un jour de décembre, il y a trente ans, ils ont quinze ans. C’est le samedi des vacances. Ils se sont donné rendez-vous au cinéma du centre commercial, face au lycée, près du carrousel et ses chevaux de bois, pour la séance de quatorze heures. Elle a gardé ses lunettes, par précaution, protection, puis s’est enfouie dans son blouson, sans décrocher un geste. Yeux vitrés rivés sur l’écran à n’en pas perdre une miette de peur de tourner la tête, de croiser son regard, de donner un baiser. Une autre fois, aux vacances de printemps, il ne vient pas. Pendant deux heures, elle peste derrière ses lunettes. Le lendemain, il dira qu’il a été retenu par sa mère, privé de sortie, sans moyen de prévenir. L’été, c’est trop tard, il n’est plus là. Film rare, tristesse abyssale, émotion paroxystique : elle est prise de longs sanglots intarissables, n’ose plus sortir de la salle, dernière spectatrice suffoquée de larmes. Dans les escaliers pour redescendre, elle a gardé la tête baissée pour se cacher de ceux qui attendent la prochaine séance. Comme le Rimmel a coulé, un garçon dans la file a dit : On dirait qu’elle a pleuré. Ça l’a fait sourire. Maintenant, elle ne va plus au cinéma. Derrière ses lunettes, sur le mur blanc, elle projette des images, elle invente des histoires, dont elle a toute une collection. La nuit, elle parle seule.

Codicille : D’image en mirage, le texte s’est réduit comme peau de chagrin. Reste une salle vide, une chambre à soi où faire son cinéma. Musique à rétablir ici peut-être : Concerto pour la fin d’un amour.
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Au générique


par Philippe Liotard, retrouver sa page
Que la fabrication du film, c’est déjà le film.
Marguerite Duras, Le Camion.
décor

un décor, une scène, une époque. Intérieur (la chambre, la cuisine, l’usine, le bar, l’épicerie). Extérieur (les Hauts plateaux de la Hte-Loire ; les Vosges, la bataille du col du Linge ; la vallée de l’Ondaine ; les bords de Loire ou les contreforts du Mézenc pour un pique nique). Décors artificiels pour l’usine qui n’existe plus, reconstituer les bâtiments, les ateliers. Voir les plans, les archives municipales, Gallica. Penser pour les décors au mobilier urbain (les lampadaires) aux véhicules, à partir de 1914 jusqu’à la CX Citroën. Voitures camions, tracteurs, ambulance, trains, les différents modèles (trancher par décennie) S’inspirer des cartes postales qui présentent des scènes de la ville où posent les habitants

costumes

il faut des costumes pour différents âges, différentes périodes : paysans des plateaux du Mézenc 1890-1910. Hommes, femmes, enfants. Puis costumes de la guerre 14-18, chasseurs alpins (tenues de combat, de repos, de sortie, de parade…) mais aussi artillerie, génie, transmission, avec les grades pour chaque arme (caporal, sergent, lieutenant, colonel, généraux…) ; à la même époque, tenues d’ouvrier et d’ouvrière, plus infirmière en hôpital militaire ; costume de notables ; ensuite, entre-deux-guerres, on reste sur les tenues d’ouvriers et d’ouvrières qu’on verra à l’usine, dans le foyer, au bistrot mais aussi dans les réunions familiales (baptême, communion, fiançailles, mariage, enterrement), durant les quelques temps libres (à partir de 1936 : tenues de pique-nique sur les bords de la Loire). Seconde guerre, on reste sur les tenues d’ouvriers et d’ouvrières (en tenant compte de l’évolution 1920-1940) il faut quelques costumes d’Allemands (pour le défilé dans la ville occupée). Après la guerre, les vêtements sont ceux de quinquagénaires, sexagénaires. Faire évoluer leurs tenues en tenant compte : 1) de leur âge 2) de leur milieu social, 3) de la dispersion des looks après les années 1970 (pour les petits-enfants et les arrière-petits-enfants). Se renseigner sur la tenue des notables (le maire). Travailler avec des historiens et historiennes de la première guerre mondiale, du monde ouvrier.

éclairage

éclairage naturel pour les scènes en plein-air, choisir la saison, l’heure pour les tournage dans les Vosges, sur les plateaux de la Haute-Loire. Alterner les saisons. Prévoir des éclairages lumineux, colorés ou au contraire, sombres (voir pour l’affiche). Eclairages intérieurs de faible luminosité dans les appartements ouvriers comme à l’usine. Luminosité dans les extérieurs y compris dans les scènes du Linge (assaut le 20 juillet 1915) afin de rentrer en rupture avec les heures sombres et solitaires de la nuit à ramper vers les secours

montage

pour le montage, je n’y connais rien. Vraiment. Mais j’ai confiance dans le monteur ou la monteuse, j’écrirai comment je vois l’histoire mais il sera aussi possible de modifier mon propre scénario à partir de suggestions de montage (par exemple pour la force d’un flash-back ou pour étirer une scène, la densifier). Qu’est-ce qu’on met avant quoi ? comment on laisse filer ou bien quand est-ce qu’on coupe ?

accessoires

très important car ils vont marquer l’air de rien du quotidien. Quatre objets serviront de fil rouge et mettront en avant le temps qui passe : le stylo Waterman Safety 1920 ; le couteau Laguiole (en prévoir cinq de différentes usures de la lame comme du manche) ; le rasoir (idem, passer du coupe-chou avec cuir au rasoir mécanique une lame, toujours mais garder le bol en inox avec savon et blaireau. Prévoir deux blaireaux, deux cadeaux, l’un de Marie, l’autre de leur fille Angèle) ; le béret (celui du gamin à l’école, puis du chasseur alpin, de l’ouvrier et du vieil homme, toujours penché sur l’oreille depuis l’armée). Ensuite, lister les accessoires de la vie ordinaire, outils de la ferme, objets des tranchés, montre, besace, gamelle, porte-monnaie, alliances, buste des maréchaux de 14-18 à poser sur le buffet deux-corps de la cuisine (y compris Pétain, ça va pas être facile à trouver), calendrier des P et T de l’année, catalogues Manufrance, catalogue des Aciéries, journaux (voir la BNF car difficile de les trouver y compris chez les bouquinistes), réveil, vaisselle, cabas, boîtes à chaussure, cadres pour photos des enfants morts, clés, peigne, brosse à dents, lunettes fines pour lire seulement, briques qu’on emballe dans du journal pour chauffer le lit l’hiver, papier à lettre, enveloppes, timbres, cartes postales des différentes époques, flacon d’alcool de menthe, bouteille de vin, panier, clous…

maquillage, coiffure

coiffure sauvage (enfant loué, l’air sauvage à l’école, l’instituteur qui tire les mèches rebelles pour domestiquer l’enfant comme sa chevelure) puis stricte depuis l’armée, qui restera, toujours bien coiffé pour aller à l’usine -– coiffure, rasage –- comme pour les cérémonies, mariages, enterrements, etc. ; coiffure de Marie (foulard de veuve puis foulard pour sortir), longue chevelure, chignon, jouer sur la couleur avec l’âge, idem Pierre qui finit cheveux blancs, moustache grise. Importance de la moustache aux différents âges, Jouer sur les marques progressives de la vieillesse, rides, cernes. Alterner avec les teints hâlés du grand air (enfance, guerre) et ceux plus ternes de l’usine, du travail.

cadrage

à voir avec le décor, les plans larges (les hauts plateaux, le champ de bataille, l’usine, les abattoirs, la ville) ; alternance plans larges plans moyens pour la vie d’enfant loué, de soldat, d’ouvrier mais privilégier les plans moyens et les gros plans sur l’ensemble du film. Gros plan sur les yeux, les mains, les objets, un rasoir sur une joue, un œil qui regarde la crête au col du Linge (à la Sergio Leone) ou qui, à l’usine se fixe sur une machine ou un camarade d’atelier blessé. A l’usine succession de plans séquences, arrivée, passage aux vestiaires, prise de poste. Plans séquences également sur certaines scènes de la vie quotidienne qui déploient l’action en temps réel, par exemple, remonter le seau de charbon, charger le poêle, l’allumer, remplir la bouilloire, préparer le café (le filtre au-dessus de la cafetière etc.). Prévoir aussi des gros plans sur les regards, leur entrelacement (avec l’Allemand pour la blessure à la baïonnette, les yeux dans les yeux jusqu’à être percé ou avec Marie, tout au long de leur vie, les regards complices des vieux qui s’aiment). Note : S’inspirer de la façon dont Duras décrit les regards, indication pour le cadreur, cadrer les regards à la Duras, par exemple pour faire apparaître « dans les yeux ce voile très doux du manque d’amour » (Duras, La Vie matérielle)

photographie

images de grand air, images d’usine, images d’intérieur. Prévoir des portraits. Beaucoup, y compris des personnages secondaires. Se centrer sur le temps (la pluie, la neige, le grand soleil…). Gros plan sur des objets, la pointe du stylo, la lame du couteau ou de la baïonnette, mais aussi sur l’usinage, le métal en fusion, la presse, la joue lors du rasage, le robinet, la flamme du chauffe-eau, la louche pendue au poêle qui balance, on vient de l’y accrocher, les chaussures encore mouillées à l’entrée, posées sur un journal, les épluchures rassemblées au bord de la table, le sabot des vaches dans l’étable, la fumée qui sort d’une cheminée d’usine, des rails cadrés depuis le fond de l’usine

bruitages

tu peux faire les bruits d’une usine qui n’existe plus avec des machines qu’on n’utilise plus ? Tu sais faire ça ? Et les bruits des tranchés, le cliquetis des baïonnettes qu’on engage sur le canon du fusil ? tu peux faire le bruit des balles, des canons, des explosions ? c’est pas trop dur ? C’est classique ? Ah bon, je n’y connais rien en son. Comment tu fais un obus qui siffle ? Une sirène avant un bombardement ? Le cliquetis des pointeuses, le bruit des pas sur le trottoir puis sur la terre, puis dans la boue, tu peux faire toutes ces nuances ? Le bruit des pas qui dansent sous la musique, oui, tu sais, la musique, la fête mais on entend les pas, les pieds qui pivotent, qui reprennent appui, c’est très ténu, la musique est en avant mais tu peux faire ça, les pieds qui dansent ? Pour montrer les corps qui s’attirent ? Tu peux ? Tu vois ça avec la cadreur comment vous pouvez centrer l’image et le son sous la musique ? On entend les pieds et on sent les corps se rapprocher… c’est possible ça ? Je te laisse faire…

bande-son

comment on fait la bulle ? Le son des usines, de l’aciérie, des abattoirs, du combat ? Comment on construit l’environnement sonore ? Dans un appartement ouvrier début 1920 ? C’est quoi les bruits, à part la radio ? Comment on crée l’alerte bombardement en 1940 ? Les cris, les avions, la sirène ? Pour la bande son : il faut une bourrée (pour les bals de jeunesse), bande son des chansons de soldats, des chansons d’ouvriers (ce sont un peu les mêmes, ce sont des chansons d’homme, grivoises), de chansons à boire, des musiques de bals populaires années 1920-1930, pas de Josephine Baker, c’est trop parisien, musiques de variété, chansons qu’on entend à la radio et dont on achète les partition avec les paroles, faire une bande son sur un siècle ou presque , c’est pas rien (contacter Bertrand Dicale et Hélène Hazéra comme conseils)

casting

il y a plein de mondes dans ce bazar, peu quand on est dans l’enfance, mais il ne faut pas tomber dans les stéréotypes. D’ailleurs comment on se représente un paysan du Mézenc en 1896 ? Quel corps ? Quelle corpulence ? Quel visage ? Quel regard ? Après, il faut du monde, des têtes marquantes (Sahuc, Couriol, l’adjudant, le lieutenant… en 1914-1915, les infirmières à l’hôpital de Sète, les passagers dans le train de Firminy à Sète, à l’usine : Blanc, Rouveyrol, Reynaud et Claudius Petit, qui l’incarne ?…) Trouver aussi des têtes des années 80 pour les arrière-petits-enfants ?

casting animalier

voir un ornithologue pour les oiseaux des plateaux, des Vosges, etc, pour le croassement d’un corbeau (suivre le corbeau autour de l‘usine). Voir les vaches. Quelles étaient les vaches sur le plateau fin XIXe ? Pas de bœufs, ça coûte trop cher, des vaches, pas de chevaux non plus (c’est pour les bourgeois de la plaine). A la guerre, les chevaux… Titus, le chien croisé tendance berger allemand-bas rouge (doberman), museau pointu mais corps (en un peu plus fin) et robe de berger allemand

affichiste

On rentre dans le film par l’affiche. Alors, qu’est-ce qu’on met sur l’affiche ? Un casque ? Une croix, un fusil prolongé d’une baïonnette ? Une usine et ses fumées ? Un enfant en sabot qui court sur un chemin enneigé ? Un vieil homme ? Un homme et une femme qui se sourient ? Ou bien le visage d’un acteur connu ?

Codicille : comme je ne connais rien au cinéma (même si j’aime beaucoup) je me suis demandé comment on fait un film. C’est une question naïve. Et mes premières réponses l’ont été aussi naïves : on prend une caméra, on filme, on coupe, on monte et hop, on balance ça sur Youtube et on devient un influenceur. Mais je me suis souvenu de la sortie des Hateful Height de Tarantino. Une partie de la critique (je n’avais pas encore vu le film et donc je ne connaissais pas l’histoire du ragout de Minnie mais je connaissais le Wyoming –- pas en hiver, certes) portait sur le format choisi par Tarantino, qui a filmé en Ultra Panavision 70mm, à partir de caméras utilisées pour tourner Ben-Hur en… 1959. Bon. Il ne suffisait donc pas de prendre la première caméra venue et de filmer. Et puis j’ai pensé aux génériques interminables d’un film comme The Hateful Height. Et je suis parti de là : non plus comment on fait un film, mais à combien on fait un film et qui fait quoi dans un film. Et je me suis imaginé en Tarantino, rassemblant à Los Angeles les spécialistes dont il avait besoin pour faire le film du livre que je n’ai pas écrit.
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Premières


par Christiane Mansaud, retrouver sa page

Se souviendront des jours de grande marée à la fin de l’été, quand le plafond est bas et que la barre des rouleaux devient infranchissable ; se souviendront d’avoir traîné leurs tongs à ne savoir que faire un jour de l’été 67 ; d’être partis sur la route le corps moite dans l’air chaud, l’océan dans leur dos pouvant bien continuer de gronder puisqu’il ne veut pas d’eux et que là, sur la route, c’est l’orage qu’on entend... se souviendront des arènes désertes, du fronton blanc sans joueurs de chistera, se souviendront d’avoir palpé leur poche pour s’acheter une barbe-à-papa ou un chichi au sucre mais le sentant bien déjà qu’un jour de blues des plafonds bas l’en faudrait bien davantage qu’un chichi ou une barbe-à-papa... se souviendront d’avoir traîné leurs tongs fatiguées jusqu’au pont au dessus du Courant... et que c’est là, d’au dessus du Courant mais aussi de plus loin — comme un air d’harmonica leur tournant dans la tête et ne les quittant pas, que c’est là d’au dessus du Courant que l’idée est venue... l’idée de les mettre en commun les sous, lui dépensant toujours un peu plus que sa sœur ; de les mettre en commun, et que... que si le compte est bon et que l’affiche est belle et que l’heure est la bonne, les mettre en commun pour ensemble s’offrir un cinéma... cinéma atlantique, d’ordinaire noctambule, ouvrant des matinées aux familles les jours de drapeau rouge au dessus de la dune... ils la passeraient bien la porte de ce cinéma-là, ils la passeraient bien seuls — seuls mais à deux et soudain compagnons d’aventure, d’une aventure à eux, lui le frère de dix ans, elle d’un an son aînée, mais elle comptant souvent sur lui pour avoir le toupet, eux deux s’imaginant déjà tout en haut à l’étage, tout au bord pour être au premier rang d’une histoire sans en tourner les pages... même si le fronton de ce cinéma atlantique a le charme désuet d’une façade frisotée que l’air marin grignote tout au long de l’année, l’aventure semble belle, l’aventure semble folle — folle mais jouable parce qu’elle ressemble à une autre qui ne serait pas tout à fait la même, une autre qui serait moins l’aventure mais initiant pourtant le désir de s’offrir cinéma, désir de cette aventure-là un jour de grande marée, désir confus d’ouvrir une trace nouvelle en prolongeant une autre plus ancienne, presqu’effacée déjà mais charriant de la joie... cherchant bien, s’agit du Capitole, quand le dernier jour d’école avant les vacances de Noël, à pied et en colonnes par deux, la maîtresse des filles et le maître des garçons les emmenaient au cinéma à l’autre bout de la ville, que le trajet semblait toujours trop long, qu’ils avaient faim au retour, qu’ils trépignaient d’impatience en attendant le film, le vrai – pas les actualités racontées par la même voix d’homme d’un Noël à l’autre, pas les publicités pour des autos, des robots ménagers qu’ils n’achèteraient jamais – souvenir du petit homme tournant sur lui-même pour prendre son élan et planter au loin sa hache dans les mémoires malléables... c’est là, chacun avec sa classe mais seuls à ressentir ce que brasse dans la tête et au ventre l’attente de ce qu’ils ignorent encore, c’est là que tout a commencé — l’accoutumance au lieu dépourvu de lumière naturelle, l’enfermement consenti dans cet endroit clos avec pour seule fenêtre un écran géant tout enrubanné de tentures rococo les installant tous deux hors du temps, chacun de son côté ; ce jour-là exceptionnellement, le droit de s’asseoir près de la meilleure copine ou du meilleur copain – sauf risque de chahut pressenti par le maître ou la maîtresse, l’obscurité taisant bientôt les rires, révélant un ronronnement mécanique intrigant les plus curieux, les poussant à se retourner pour découvrir les particules flottant dans le jet de lumière fusant d’une lucarne, tout au fond, tout en haut, bien au dessus des têtes... les mains tenteront ou pas de contenir l’émotion, par la bouche, par les yeux ou les oreilles, émotions montées subrepticement avec la musique aussi... et puis à la sortie, le brouhaha s’élevant vers la rosace du plafond, les piailleries, les rires et la marche du retour libérant l’énergie... ils raconteront tout, une fois rentrés à la maison - elle plus que lui mais les deux joignant aux mots le sachet de sucres d’orge et de papillotes distribué à la sortie de leur cinéma de Noël... cinéma de banlieue sans exclusivité, l’initiation s’y est faite, et de cette initiation, un jour de grande marée, elle la sœur et lui le frère tentant de s’émanciper en accomplissant seuls et de leur propre chef ce geste d’oser, d’acheter un billet de cinéma et d’entrer en confiance dans une salle inconnue mais qui ne l’est pas tant puisqu’elle aussi s’appelle cinéma, eux poussés par le désir de s’y installer et d’en ressortir augmenté... ce jour de grande marée, ce sera sans compter sur leur âge, ils sont trop loin de leur seize ans... de la façade grignotée par l’air marin à la façade bétonnée du Capitole, on accède au balcon sans tapis rouge sur les marches à monter, pas de rampe d’accès, pas d’ascenseur, la porte entrouverte d’une cabine où se trame une histoire prête à se déployer, des affiches que plus tard on tentera de récupérer comme un trophée si l’on connaît la caissière, l’ouvreuse ou le projectionniste ; sur les murs, des visages encore inconnus ou vaguement reconnus parce que vus à la télé, des portraits en noir-et-blanc flattant un regard clair, une chevelure opulente, des seins ne l’étant guère moins, un sourire timide ou provocant, des fossettes, parfois aussi lèvres dures et pincées, un menton en fesses-d’ange... et chaque portrait éveillant le corps à des canons de beauté par la force de la séduction – et la voix, où est-elle la voix ? longtemps, ils seront dupés par une voix de remplacement prise pour l’authentique et puis un jour, le découvrant, se diront que parfois la fausse vaut bien la vraie... L’Albret parle du pays gascon mais le Capitole, on ne sait même pas pourquoi il s’appelle Capitole,... bien des années plus tard, ils y retourneront avec la bande de copains - elle surtout, avec les copines et croisant les doigts pour passer inaperçue au milieu des plus grandes, ne pas être refoulée à l’entrée à cause de son âge, comme ce jour à L’Albret... portes rarement poussées en famille — ce n’est pourtant pas l’envie qui manque – poussées plutôt entre copines vers d’autres salles, plus grandes, plus neuves, plus de choix, plus de séances — sélectionnées dans Pariscope ou L’Officiel du Spectacle — difficile pour le Capitole de résister à l’attraction des Gobelins, de Montparnasse, de Saint-Germain et du Quartier Latin, de ces villes-cinémas où l’on pourrait planter tente toute une vie, n’y vivre que d’images, de pop-corn, de frites, de glaces premium, sans la voix de l’ouvreuse sortant de son panier à l’entracte bonbons, caramels et chocolats glacés... qui saura dans quelles pensées s’enlise l’ouvreuse solitaire de Hopper tandis que dans la salle les regards sont tournés vers l’écran ? qui sait si le Benjy de Faulkner ne donnerait pas cher pour lui aussi aler au cinéma ?... Se souviendra, elle, parce que les vies se séparent, du Lido de son quartier, un théâtre reconverti en cinéma sur une place rebaptisée Jacques Tati, cinéma plus tard hissé au rang d’art et d’essai, y retrouvant sans doute les plafonds bas des cinémas d’enfance, augmenté celui-ci de voix authentiques dans leur langue d’origine – langues communes bien sur mais aussi — et tout le plaisir fut là, de se laisser surprendre en hindi, en polonais, japonais, en persan, en tchèque ou en chinois, lui, donnant le la, tant la formule était bonne, à un autre plus grand, dans quartier voisin... se souviendra de courts-métrages, de journées entières de courts métrages, de cette découverte tardive, de leur poésie, de la densité, des messages charriés et passés en une, dix, douze, trente minutes tout au plus - et même, pour l’un d’eux, plus puissant que les autres, elle, s’attelant à le rendre dans sa propre langue pour en écouter l’écho ; se souviendra de la pépinière d’artistes, du foisonnement d’émotions avant même que d’idées, de la pugnacité tant le nerf de la guerre et rien d’autre était ce qui leur manquait ; ce qu’ils avaient à dire en public, en coulisses ou autour d’un café, elle, les écoutant et posant des questions tant elle voulait savoir... et cependant, aussi consommatrice qu’elle fût, ne versant jamais dans les cultes tant les cultes l’effrayaient, que tout avait compté même ce qu’elle n’avait pu consommer, même ce qui resterait à voir, tout, par l’étrange alchimie de matinées de Noël et celle d’un jour de grande marée, entre un cinéma de banlieue et l’autre le long de l’Atlantique.

Codicille : Je me suis attachée à retrouver l’alchimie du commencement, les moments où ça a pris - quand les titres, les noms ne comptaient pas encore, juste les émotions liées aux lieux, aux circonstances, aux pratiques, ce que ça a généré par la suite.

Cité interdite


par Isabelle de Montfort, retrouver sa page

La rue dans une ville, asiatique, un grand cinéma, j’ai la sensation d’en sortir par les coulisses, je débouche par là où je suis entrée, dans une ruelle banale, qui n’a pas ce gout exotique de l’Asie, une ruelle sans aucun signe particulier, je sais que je suis en Asie par ces deux bicyclettes posées contre le mur, je pourrais être à Paris, à New York, à Singapour, à New Delhi, dans ma ville natale, peu importe finalement. La salle est pourtant grande et confortable, la publicité m’indique ma région du temps : celui de la grande consommation, la parenthèse s’ouvre sur cette scène du « Dernier empereur » de Bernardo Bertolucci dont je sais à peine qu’il, est un grand cinéaste. Le garçonnet Puy passe en revue la garde. Un chambellan lui offre un cricket.... Passe les plans cinématographiques. Nous ressortons, je ne sais même plus par quelle issue, et quelques secondes plus tard ; le film existe dans cette ruelle qui devient le décor de ce que je viens de voir, je continue de marcher vers le centre-ville de la mégapole : le décor de Bertolucci se confond alors avec ce que je vis ici maintenant. Première scène, premier contraste : l’Empereur Puyi est assis sur le trône dans la salle d’apparat, il a cinq ans ; le chant du chambellan résonne dans la salle. Deuxième contraste : la ruelle, la salle d’apparat, le gamin sort : surprise dans la Cité Interdite. La garde se prosterne. Troisième contraste : on lui offre un cricket. Il résonne dans la salle et au-delà là dans la ruelle et au-delà encore... comme un signal. Et pourtant nous les spectateurs, nous avons tous conscience que le chant du cricket émane du matériel derrière nous en régie, que l’on affaire à un matériel sophistiqué et que le son a été pensé bien avant par un cinéaste : Bernardo Bertolucci.

Mystère du cinéma lorsqu’il apparait dans un camping en rase campagne et pourquoi, ici, projette-t-on 37°2 le matin, Il n’y a pas de salle, c’est en plein air, on dirait que le cinéma existe d’abord dans nos têtes et que le lieu n’est qu’un prétexte. Immatérialité comme un parfum d’éternel. Il existe quand même et son matériel devient accessoire pour que la projection ait lieu, il suffirait d’y être..

Cinéma de province quand on y projette des films d’avant-garde, on achète son billet, on ne sait pas ce que l’on va voir.

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Une machine à voyager dans le temps


par Pierre Ménard, retrouver sa page

Dans un cinéma du Quartier Latin, du côté d’Odéon, se tient une rétrospective réunissant les grands films de l’année 1958 : La Soif du mal, d’Orson Welles avec Charlton Heston et Janet Leigh, Sueurs froides, d’Alfred Hitchcock avec James Stewart et Kim Novak, Hiroshima mon amour, d’Alain Resnais, avec Emmanuelle Riva, et Eiji Okada, Ascenseur pour l’échafaud, de Louis Malle avec Maurice Ronet, Jeanne Moreau et Georges Poujouly, La Chatte sur un toit brûlant, de Richard Brooks avec Elizabeth Taylor, et Paul Newman, Le Gaucher, d’Arthur Penn avec Paul Newman et Lita Milan, Le Pigeon, de Mario Monicelli, Le Salon de musique, de Satyajit Ray, L’Homme de l’Ouest, d’Anthony Mann, et Témoin à charge, de Billy Wilder avec Tyrone Power, Marlène Dietrich et Charles Laughton. Ainsi qu’une dizaine d’autres films moins connus.

Je souhaite revoir La Soif du mal. J’entre dans la salle après avoir acheté mon billet, avant de réaliser que c’est un autre film qui est diffusé dans cette salle. Le générique défile déjà sur l’écran. Il s’agit de Shadows de John Cassavetes. Je pourrais sortir pour trouver la bonne salle, mais je n’ai jamais vu ce film, je reste donc à ma place et me laisse surprendre.

Pendant tout le film, du mal à me sentir dans de bonnes conditions pour voir un film au cinéma, à me laisser porter par les ramifications des pérégrinations dans New York des membres d’une même fratrie. Hugh, l’aîné, chanteur professionnel de jazz, va de club en club, mène une vie entre bohème et mondanité, accompagné par son ami et imprésario Ruth. Ben, erre dans les clubs du Village, chasse les filles, manque souvent d’argent, et conduit tant bien que mal cette existence tendrement anarchique. Lelia, la cadette, à la peau bien plus claire, fréquente les milieux intellectuels blancs, leurs soirées chic, et cède aux mots doux d’un délicat courtisan.

Dans cette salle exiguë on entend régulièrement le métro de la ligne n°1 passer et faire trembler les murs et le sol de la salle. La porte de l’issue de secours située en bas à gauche de l’écran laisse passer le jour du dehors, elle attire malgré moi mon regard et perturbe mon attention. Je n’arrive pas à suivre l’histoire et à rentrer dans le film de Cassavetes dont j’aime plutôt les films d’habitude.

Les parcours des personnages se croisent, les chemins se rencontrent et se séparent à nouveau. Il n’y a pas à proprement parler de début ou de fin, mais simplement une entrée et une sortie. Le rythme de la vie est un rythme aléatoire.

La salle de cinéma est une machine à voyager dans le temps. On s’assoit dans un fauteuil, plus ou moins confortable, ici le confort laisse malheureusement à désirer, le dossier est légèrement de travers, le ressort perce sous le coussin rouge du siège, ma cuisse droite en souffre, et le mécanisme du siège est cassé, ce qui fait que l’assise penche sensiblement à droite. On entre d’autant plus facilement dans des univers changeants, polymorphes, lorsqu’on est immergé dans la pénombre, dès que la lumière du projecteur s’allume et nous éblouit en recouvrant l’ensemble du rectangle blanc de l’écran, les images se mettent à bouger synchronisées aux sons, à la musique, aux voix des acteurs. On se laisse emporter par la magie du spectacle de cinéma, cette spécificité des frères Lumière à qui l’on doit plutôt que l’invention du cinématographe, auquel ils ont bien évidemment participé mais sans en être les uniques instingateurs, l’idée de la projection dans une salle à destination du public, c’est eux, c’est une première et elle est capitale dans l’histoire de cet art. Mais dans cette salle où le choix des films est de qualité, j’y viens depuis longtemps, cinéphile assidu, tout semble s’opposer au plaisir du spectacle, et repousser le moment de l’immersion, de la bascule d’un réel à l’autre, l’instant du lâcher-prise.
Mon regard est attiré sans arrêt par le rai de lumière, je remarque l’agitation des passants ou le mouvement des véhicules que je devine marcher dans la rue, leurs ombres filantes m’informant sur cet incessant chassé-croisé dont la répétition pernicieuse m’hypnotise. Du mal à me concentrer sur le film, à suivre l’intrigue, même si je perçois clairement le message du film, celui de la question noire, du racisme ordinaire. Plus fondamentalement, le film traite de l’identité, celle des gens qui ne savent pas qui ils sont, qui portent des masques, sont en perte d’identité puis en quête d’identité. Le film se clôt dans l’errance de Ben sous les enseignes qui clignotent dans la nuit. Au moins n’est-il plus en train de dénier la réalité, de refuser sa négritude qui le faisait devenir violent lors de la soirée donnée par Hugh.

En sortant de la projection je me renseigne auprès de la guichetière pour voir s’il est possible d’assister tout de même à la prochaine séance du film. C’est un film long, il ne sera projeté que dans une heure. Je dois attendre dans le cinéma, je ne veux pas risquer de louper encre une fois la séance en allant prendre un café dehors par exemple. Une femme s’approche de moi et voyant ma perplexité devant le programme et l’heure des séances, elle m’interroge de sa voix douce et prévenante. Je peux vous renseigner ? me demande-t-elle. Je lui explique ce qui vient de m’arriver. Elle sourit. Elle connaît très bien le film de Cassavetes. Elle m’explique que je viens de voir la première version en 16mm du film que le réalisateur a monté dans une autre version, suite aux premières projections où le public avait été interloqué par le film, et malgré le soutient chaleureux du réalisateur Jonas Mekas. J’évoque la musique du film, j’aime beaucoup Mingus mais je ne savais pas qu’il avait réalisé la musique de ce film là. Elle m’apprend que les deux hommes n’étaient pas du même avis sur la musique du film alors que tout semblait a priori les réunir. La carrière de Mingus était guidée par une idée fixe, une question qui hantait son parcours sans concession : comment être Noir et Américain ? La même question parcourait Shadows.

Tout en discutant avec mon interlocutrice, je pensais à La Soif du mal d’Orson Welles que je n’avais pas pu revoir en entrant par erreur dans la mauvaise salle. Je l’entendais parler de la musique de Mingus et de son rapport au cinéma de Cassavetes et pendant ce temps là je revoyais mentalement certaines scènes du film. L’image de Susan, devant l’hôtel Ritz, piégée par un photographe, neveu du chef du gang Grandi qui se plaint qu’elle l’ait cavalièrement appelé Pancho mais la jeune femme ne se laisse pas intimider. La lumière de cette scène me rappellait celle où Vargas, filmé en contreplongée, cherche dans les affaires classées et Schwartz, l’assistant du procureur, qui fait tout pour ne pas enquêter, se défausse derrière la démesure de sa tâche.

Charles Mingus et John Cassavetes mettent en place presque simultanément deux ateliers de la performance, mais c’est seulement le recours occasionnel mais non déterminant à la technique de l’improvisation, ou plutôt d’une impression d’improvisation, qui permet de réunir les films de Cassavetes et le jazz. Je suis impressionné par le savoir de mon interlocutrice, je la remercie pour ses précieuses informations, mais l’heure de ma séance approche.
En rentrant chez moi, je découvre que l’enregistrement de l’album Tijuana Moods de Mingus s’est effectué sur deux jours, les 18 juillet et 6 août 1957 dans le Victor’s Studio de la RCA à New York, tandis que le tournage de La Soif du mal débuta le 18 février 1957 pour se terminer le 2 avril de la même année. Je m’asseois confortablement dans mon large fauteuil en cuir après avoir allumé mon ampli et baissé l’intensité de la lumière dans le salon pour écouter l’album de Charles Mingus. Tijuana Moods est en avance sur son temps, dans cet album jazz concept Mingus combine l’improvisation et la composition. On retrouve parmis les jeunes musiciens de cet album, Shafi Hadi, alias Curtis Porter, qui improvisait au saxophone dans le film Shadows, passionnant et plein d’âme.

Je ferme les yeux pour écouter la musique. Los Robles, ville frontière entre le Mexique et les États-Unis. Un homme règle la minuterie d’une bombe sur trois minutes.

Tijuana Moods comprend deux poèmes d’une dizaine de minutes, Ysabel’s Table Dance, c’est l’excitation des boîtes de strip-tease de la ville et Los Mariachis, Ia fatigue et la lassitude des lendemains de fêtes. Deux morceaux encadrés par deux standards pleins de tempéraments (Dizzy Moods, adapté de Woody’n’You de Gillespie, et Flamingo, les couleurs chatoyantes de la feria mexicaine) avec, au milieu, le court mais labyrinthique Tijuana Gift Shop, une petite merveille de légereté et de musicalité.

L’homme entend le rire d’une femme au bras d’un homme sous une arche commerçante ; les aperçoit et file le long d’un mur pour placer la bombe dans le coffre d’une grande limousine blanche. Il s’enfuit. L’homme et la femme prennent place dans la voiture qui s’engage dans la grande rue de Los Robles. Un agent de la circulation les arrête pour laisser passer un couple qui traverse. Ce sont Vargas et sa femme. Ils atteignent le poste frontière américain où les douaniers félicitent Vargas pour avoir arrêté le chef du gang Grandi et pour son tout récent mariage. Puis c’est au tour de la limousine blanche de Linneker de franchir la frontière. Sa compagne se plaint d’entendre un tic-tac dans sa tête. Susan et Mike franchissent la frontière. Ils s’embrassent, la limousine blanche explose.

C’est une composition de jazz de premier ordre, dans laquelle l’improvisation, sauvage, contrôlée, sublime, fait partie intégrante des partitions de Mingus, avec leur écriture complexe, leurs harmonies étendues et la variation constante du tempo et du ressenti. Les morceaux plus longs s’inspirent de la teinte espagnole du jazz pour évoquer l’excitation illicite et la corruption associées à la ville frontalière entre les États-Unis et le Mexique. Vargas voit immédiatement que le Mexique pourrait être impliqué dans l’explosion car la bombe et la voiture provenaient de son pays. Il s’enquiert des premiers éléments d’enquête et renvoie Susan dans leur hôtel de l’autre côté de la frontière.

J’ouvre les yeux.

Sur le mur blanc en face de moi un détail minime attire mon attention. En cette fin de journée, la lumière du soleil, qui décline à l’horizon, devient rasante. Des ombres vacillantes virevoltent comme des feux follets, leurs formes changeantes, évanescentes, se transforment sans cesse, sans que je parvienne à en reconnaître l’origine. Troublé par cette apparition éphémère, je tente malgré tout d’en saisir la provenance.

Dans le plan-séquence du début de La Soif du mal, cette sensation claustrophobe est accentuée par le parcours de l’automobile perdue au milieu de ce labyrinthe d’immeubles oppressants n’offrant qu’une étroite allée de ciel étoilé, cette même sensation qui va perdurer tout au long du film suivant une route de faux-semblant dans une quête ultime de vérité. Les obsessions récurrentes du metteur en scène se répètent dans ce film, la musique de Mingus en est la parfaite bande sonore, elle s’y acorde à merveille soulignant à sa manière le Bien et le Mal, et la frontière poreuse qui les oppose, personnifiée par celle qui sépare le Mexique et les États-Unis, les faux-semblants, le vrai et le faux, autant de sujets qu’il ressasse encore et toujours et que les deux associés, le souvenir du film vu et revu, et la musique qui en complète la projection dans un film inédit.

Les motifs luminescents s’assemblent avec harmonie, leur mobilité rappelle ces taches de couleurs translucides qu’on aperçoit parfois dans le cône lumineux du projecteur de cinéma, elles s’agencent en rythme, mouvement gracile des cellules vivantes, des étoiles dans le ciel, des amoureux enlacés dans la danse sensuelle et comme dans l’étreinte amoureuse.

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SCRATCH


par Vanessa Morisset, retrouver sa page

Un film qui offre suffisamment peu à voir est parfait pour se sentir au cinéma. Alors quoi de mieux qu’une séance de cinéma expérimental. Scratch. Trois heures d’une caméra qui tourne autour d’un pied mécanique dans un paysage désert, pas un homme, pas un animal, mais quelque chose de « cosmico-planétaire et atomique », l’occasion unique de réfléchir à ce qui fait qu’on a envie d’aller au cinéma plutôt qu’ailleurs. Parce que d’un film de ce genre, il n’y a rien de spécial à attendre. Que se demander pourquoi au fond, on aime tant le cinéma. Scratch. A ce propos, un spectateur pourrait dire : « On a souvent cité cette phrase de moi : « j’aime les choses barbantes ». Eh bien je l’ai dit et c’est ce que je pense ». Une expérience qui consiste à retirer tout ce qui nous plait dans le cinéma pour constater qu’il en reste encore énormément. Comme se demander si ce sera encore long. Que c’est bon ! Le programme de la séance dit oui, très très long. « Il s’agit d’un grand espace, il lui fallait un temps très long ». Scraaaaaaaaaaatch. On éprouve le temps. Théoriquement vingt-quatre images par seconde relève du rapide. En réalité, elles s’étirent dans la durée. Un autre spectateur : « le cinéma (…) une expérience nouvelle du temps et de la mémoire qui, à elle seule, forme un être expérimental ». En notre corps dans un fauteuil engoncé les vingt-quatre images par seconde passent au compte-goutte. C’est long et c’est bon. « Ne laisser que son lent jeu interne, son kaléidoscope d’imperceptibles mutations ». Dans quel autre endroit peut-on passer ainsi du temps, pour rien (car assurément personne ne trouvera cet acte — qui en un sens l’est — héroïque) ? Dans le train aussi on éprouve le temps, mais pour se rendre quelque part. Au cinéma, on ne se retrouvera pas ailleurs à la sortie. On se retrouvera, au même endroit, bêtement. Quoi, c’est moi là sur le trottoir ? Je m’étais oublié.e. J’étais conscient.e de tout sauf de moi-même. « Cette part de nous-même (…) qui étant sans reflet sur nous même, se voue sans espoir à transformer sa propre obscurité en monde visible », pensera peut-être quelqu’un sur le même trottoir. Mais pour l’instant, la caméra continue ses rotations. Scratch. Toujours rien à voir. Seulement la lumière du film qui éclaire stromboscopiquement les visages des autres personnes. Une lueur claire, blanche, d’un jour sans soleil dessine leur profile, puis une roche minérale ajoute une nuance jaune, et voici quelques touches violettes (des fleurs ?). À tout bien considérer, s’y mêlent la couleurs des fauteuils à certains moments perceptible, à une époque la mode était au rouge, puis est passée au bleu, ainsi que la lumière verte de la sortie d’urgence, comme un reflet d’herbe, touche finale de ce paysage de visages d’ombre. Rien de plus spectaculaire ? Non. « Vous, nous, moi, tout en étant intensément envoûté, possédé, érotisé, exalté, épouvanté, aimant, souffrant, jouissant, haïssant, ne cessons pas de savoir que nous sommes dans un fauteuil ». On est juste assis là. Mais dans une salle qui de toute façon est d’emblée magique car elle porte un nom lui-même magique, s’il est bien trouvé : telle une oeuvre avec un beau titre, on se fiche de l’oeuvre, le titre suffit. Passer une après-midi dans un Stella, un Prado, un Excelsior, un Zénith, un Florida, un Palace, un Rialto, un Lux, un Miami, un Féérique, ce n’est pas rien, pas besoin de film, on est au cinéma. La boite au nom magique. Mieux, un cinéma de Rome, le Metropolitan, était un temps surnommé Il pidocchieto, le petit poux, un programme à lui seul. Quand on aime vraiment le cinéma, on l’aime un peu pouilleux. Scratch. Un autre spectateur : « Chaque jour, faisant le tour de la rue principale de ma petite ville, je n’avais d’yeux que pour les cinémas : trois d’exclusivité qui changeaient de programme chaque lundi et chaque jeudi, et une paire de taudis qui donnaient des films plus vieux, ou en fin d’exploitation, avec une rotation de trois par semaine ». Film de série B, de série Z, films déjà vu dix fois, même effet que le cinéma expérimental, les images , clichés, parodies, déjà-vues, sont sans intérêt, on les connais par coeur, et si on aime les revoir malgré tout c’est parce que ce qu’on aime, c’est être au cinéma, dans le cinéma, dans la boite magique. « Si vous êtes dégoutés des mêmes histoires d’amour, de gangsters et du néo-réalisme que le cinéma vous sert depuis ses origines jusqu’à ce jour, vous viendrez voir ». Scratch. Des lueurs et des sauts de pellicules.

Avec, par ordre d’apparition :

 Michael Snow
 bAndy Warhol
 Michael Snow bis
 Jean-Louis Schefer (bis)
 Julio Cortazar
 Jean-Louis Schefer (bis)
 Edgar Morin
 Italo Calvino
 Isidore Isou

Comme en un sens, le cinéma, c’est toute ma vie — mon prénom vient de celui d’une actrice lu sur une affiche — et que je lui ai consacré beaucoup de temps, au point de trouver le prétexte d’en faire une thèse (« aujourd’hui que tout le monde me fiche la paix, j’ai beaucoup de boulot » = voir deux films coup sur coup) je ne savais pas par où commencer. Alors je me suis souvenue des séances si particulières grâce auxquelles j’ai découvert le cinéma expérimental, qui s’appelaient, et s’appellent toujours, en référence à la qualité parfois médiocre des pellicules, Scratch Projection. Là il y avait quelque chose de spécifique au cinéma. Et au fil de l’écriture, des tentatives amorcées dans d’autres exercices de l’atelier, celui-ci comme celui d’autres années, ont refait surface. Et puis l’atelier c’est l’endroit où faire des essais alors essayons !
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« Arrête ton cinéma ! »


par Marie Moscardini, retrouver sa page

Vivre une autre vie devant la caméra. Et je serai vieille avant les jours, avant les nuits à venir. Je serai maquillée, je me verrai prête à partir de l’autre côté. « Arrête ton cinéma ! » Les metteuses, les metteurs en scène font parler les actrices, les acteurs, les transforment, les font déployer leur cœur. Disparu.e.s, envolé.e.s de la terre, les héros, héroïnes des films de mon enfance. Ils, elles ne sont plus là, maquillé.e.s ou pas, vieilli.e.s ou pas. Les bobines sont en errance de mes souvenirs. Des draps blancs accueillaient les histoires et on faisait le noir. Le bruit n’était pas un personnage à la voix tonitruante. C’était juste le bruit de la vie, quelquefois violent, impertinent, juste important. La voix c’était les paroles. Le langage était audible même si perfectible. Aujourd’hui, parole au bruit. Un langage à part entière. Un langage d’angoisse et de peur. « Arrête ton cinéma ! » La bande son, oui c’est ça le bruit. Le bruit. La technique, les enceintes. « Arrête ton cinéma ! » Plus c’est fort, plus on vit. Et plus on détruit. Les bombes réveillent le quotidien, coupent la parole. « Arrête ton cinéma ! » Tu en fais un peu trop. Sois honnête. N’exagère pas. En 1985 tu étais en douces larmes après avoir vu Out of Africa, film de Sydney Pollack. Oui c’est vrai. Ce cinéma là m’a emmenée vers le livre de Karen Blixen La Ferme africaine. J’ai relu Les filles du docteur March le livre de Louisa May Alcott. et tant d’autres, Raison et sentiments, Persuasion, Emma l’entremetteuse, Orgueil et préjugés de Jane Austen, Jane Eyre de Charlotte Brontë, Les Hauts de Hurlevent d’ Emily Brontë. Oui c’est vrai j’ai vu les adaptations à l’écran avant ou après lecture. Les films c’est bien, mais le silence des pages est irremplaçable. C’est ce silence qui donne le bruit aux mots. En fait j’aime bien me faire mon cinéma un livre entre les mains. Pas besoin de baisser le son. « Arrête ton cinéma ! »

L’expression « Arrête ton cinéma ! » que je reprends en leitmotiv, m’est venue spontanément, en écho à Parpaings sûrement. Je n’ai pas voulu réécrire Trois Souvenirs de Cinéma qui ont donné lieu à la publication collective d’Une histoire parallèle du cinéma. Toutefois je m’en suis servie et me suis amusée à comparer ce cinéma d’hier à celui d’aujourd’hui. J’en fais une critique concernant les bandes sons. Une tentative de lien aussi entre cinéma et littérature. Le cinéma tremplin vers la lecture et réciproquement.
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Un ours de deux heures trente pratiquement muet


par Amélie Navarro, retrouver sa page

Une femme griffonne sur un bloc-notes, il va falloir faire des mots de ce film. Elle descend du bus, il pleut en moyenne trois cents quarante jours par an ici elle devrait le savoir mais elle n’emporte jamais de parapluie, elle court. Un jeune homme tâte l’intérieur de son sac à dos, caresse les renflements que forment les disques durs à travers le tissu, il est celui qui sauvera la salle si l’export flanche, ça arrive parfois qu’une piste ou l’autre se désolidarise de l’ensemble du film, il ne faut pas leur en vouloir. Un homme ruisselant — trois cents quarante jours de pluie semblent s’être abattus sur lui d’un seul coup — cherche un abri, ne met jamais les pieds au cinéma, se dit qu’aujourd’hui, pourquoi pas. Une étudiante sort tout juste de la cinémathèque et entre ici, zombie cinéphile affamé. Deux amis la saluent — à force d’user les mêmes fauteuils ils se reconnaissent —, ils allument chacun une cigarette, parlent de la programmation du festival, des films déjà vus, de ceux encore à voir, ne savent plus où donner des yeux.

Le lieu qu’ils rejoignent ne sert pas seulement à les abriter de la pluie, c’est un îlot qu’il faut rallier en enjambant un bulldozer, pièce maîtresse de ce grand chantier qui fissure le quartier, obligeant le cinéma à placarder sur tous ses réseaux qu’il est ouvert, bien ouvert et tenu de préciser que pendant la séance le bulldozer ne se tait pas toujours mais on fait confiance aux habitués, ils viendront quand même. Au niveau du hall d’entrée se tient une cabine vitrée, billetterie reconvertie en borne d’arcade, certains y jettent un oeil, ils sont peu à oser y jouer. Fendre la file n’est pas chose aisée, il faut pousser du coude tout en assurant à tous qu’on ne double personne, qu’on ne fait que passer, qu’on y reviendra plus tard, à cette file trop tôt faite, ceux-là ont déjà leurs places bien en tête, ils ont raison, dans cette salle si tu n’es pas bien placé il te faudra composer avec des rangées de crânes devant toi qui mangeront un tiers de ton cadre.

Objet d’allers-retours incessants, les escaliers mè-nent vers un sous-sol que tous appellent le foyer, peu d’éclairage, mauvaise ventilation, à la fois bar et scène ouverte, à la décoration contrastée où des affiches de série B côtoient les Portraits d’Alain Cavalier. Il y est question de s’asseoir à une table, s’accouder au bar, lever la tête vers un écran accroché au plafond qui diffuse une bande-annonce où des visages de gorilles se superposent à d’autres visages de gorilles, se demander ce qu’on fait là, chercher un point de repère dans le coin bibliothèque où les Cahiers du Cinéma se dissimulent sous une pile de fanzines sérigraphiés, stencilés, photocopiés, paradis de la micro-édition. Le cinéma est un pont.

Au milieu de la pièce, un pilier en fonte soutient un type à qui chacun a eu affaire au moins une fois dans sa vie de spectateur et qui, racontant la séance précédente, toujours la même, se lamente d’entendre à chaque fois le métro vrombir sous ses pieds, ça vous gâche des séquences entières, impossible ensuite de se remettre dedans. Il y revient, pourtant et, tête rentrée dans les épaules, interpelle une jeune femme tenant un verre rempli de bière, ne buvez pas trop, vous n’allez quand même pas déranger trois rangées sim-plement pour aller vous soulager.

Plus loin, un réalisateur de documentaires évoque son mode de fonctionnement, de ses films qui se montent à partir de tout ce que la matière rejette, du déchet — insiste sur le mot déchet, fier —, loue le côté miraculeux du format documentaire, il peut toujours se passer autre chose, contrairement à un scénario bien réglé à partir duquel toute improvisation s’avère limitée. Un homme aimerait le contredire mais préfère entamer sa deuxième bière et se tourne vers son voisin en annonçant d’un ton grave qu’il a découvert Twin Peaks vingt ans trop tard mais que quand même, Lynch, c’est quelque chose. Une jeune femme qui n’a rien à voir avec leur table aimerait rebondir et Bulle Ogier dans sa robe rouge et Marie-France Pisier dans sa robe bleue, c’est pas du Lynch avant l’heure, ça ? Elle écoute plutôt son amie qui ressasse ce vendredi treize mars minuit le cinéma a fermé on ne savait pas quand il allait ouvrir à nouveau te rends-tu compte j’ai dû me repasser mes DVD rayés pendant trois mois parce que Netflix, hors de question. Une femme derrière son comptoir crie à intervalles réguliers que pour le service, ça se passe au bar. Un jeune homme émiette un dessous de verre en carton, il n’a rien d’autre à se mettre sous la main. Un couple fraîchement débarqué dessine un tracé hasardeux à travers la salle. Au bar, minuscule carrefour : deux personnes qui ne se con-naissent pas discutent, la jeune femme évoque son mémoire sur Godard, le mec éclate de rire, encore un mémoire sur Godard ! Ils ne sauront rien de plus l’un de l’autre. La porte de la cabine de projection se ferme, l’heure est venue de prendre congé du monde. Hommes et femmes entrent dans la salle et déambulent devant l’écran, bientôt en place, bientôt calmés par les images qui vont venir les effleurer. Il y a le cinéma, le vrai, qui va advenir d’ici quelques minutes mais voici déjà pour le sang chaud qui permet à la pellicule de bouillonner.

Codicille : Version restaurée de souvenirs mélangés à propos de ce qui tourne autour des séances de cinémas de quartier, l’importance fondamentale des échanges, rencontres, l’énergie vitale avant l’obscurité.
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Mémoire oublieuse


par Annick Nay, retrouver sa page
Jeudi

Pas de souvenir, lieu, adresse, nom de cinéma …
Pas de souvenir, entrée, de plein pied, marches, escalier… ? Couleur des tickets… ?
Pas de souvenir, la taille de la salle, la couleur des murs, la couleur des fauteuils, les autres spectateurs… ?
Juste le jour, jeudi, séance hebdomadaire, après-midi.
Un après-midi, assise, les yeux ronds, happée par les images qui défilent. Epoque petite école rue Milton.
Pleurer avec Bambi, avoir peur avec Blanche Neige, trépigner d’impatience sur son siège face à cette drôle de souris qui saute, en bateau, en auto, à cheval, à skis … avec cette voix si nasillarde…
De maigres aventures : rester sagement assise devant l’écran.
Le temps passe. Grandir, douter … Comme des images animées fabriquées pour permettre aux adultes de pouvoir faire la sieste en catimini ? Un doute, ce n’est presque rien. Juste un petit pli infinitésimal qui se glisse insidieusement entre ce qui est vu sur l’écran et ce qui est perçu, qui fait trace, et persiste. Le temps passa.
Les images suivent leurs propres rythmes, s’imposent au présent, se délitent quelque peu au fil de l’eau. La lecture permet de ralentir, revenir en arrière, faire une pause, sauter des pages… Le lecteur décide du rythme, se met au diapason d’un texte qu’il découvre ou relit, relira peut-être, puis le relit avec attention.

Le curé de Tours (1980)

Une adaptation disait-on à l’époque pour petit écran. Le mot adaptation renvoie à un univers de contraintes et au respect du texte de Balzac. Des acteurs emblématiques, une mise en scène soignée. Lenteur des plans sur un certains nombres d’échanges décisifs, des dialogues finement menés où chaque échange vise à ré affirmer un positionnement social dans ce qu’il est convenu d’appeler la bonne société de cette époque. Positionnement, accords, venant mettre fin aux espoirs d’un curé pauvre à mener une vie matérielle plus confortable. Ses espoirs, ses désespoirs. Ne pas faire d’ombre aux ambitieux. Violence en habits ecclésiastiques. Dialogues mis en valeur par le mouvement de la caméra, les plans qui se succèdent. Construction et déconstruction d’un jeu social. Des lectures de l’adolescence, retrouver le charme du décryptage des rapports sociaux et des joutes verbales associées.

Quand la mer monte (2004)

Yolande Moreau comédienne et réalisatrice. Montrer les décalages entre des personnages qui s’ajustent dans les interstices de leur imagination, et les petits mensonges qui enjolivent leur quotidien. Si réjouissant à regarder et écouter. Mais plus intéressant encore, le story board. Film à tout petit budget, le temps compte, le temps coûte. Et le story board est magnifique. Un carnet, un peu épais. Ecriture manuscrite, soignée. Colonne à gauche : dates, timing précis de la séquence. Colonne suivante : qui ? quels acteurs ? quels personnages ? Troisième colonne : contexte, actions, précautions, recommandations. Le film avant le film. Le soin apporté pour ne rien laisser au hasard qui pourrait faire rupture dans le déroulé face à la caméra. Une composition, une mise en scène, des dialogues, du côté du nu de la vie… Aller jusqu’au bout sans interruption. Un succès.

La supplication (2016)

Trois années durant, Svetlana Alexievitch recueille la parole de ceux qui vivaient à Tchernobyl, et, pour certains, y sont revenus. « La supplication » parait en 1997. Le film de Paul Cruchten parait en 2016. Le texte de Svetlana si riche intriguait sur le passage de ses écrits, des écrits inhabituels, à l’écran. Le sujet même, faisait craindre des images peu soutenables. Les propos du cinéaste sur son travail pour respecter le texte initial intriguaient également. Sortir en cours de projection si trop difficile ? Ce ne fut pas le cas. Un grand silence dans la salle sur le générique de fin. Les spectateurs se sont levés lentement, sans aucune précipitation, comme si chacun, plongé au plus profond de soi-même, revisionnait certaines images, ré écoutait certaines paroles, dans l’impossibilité de se détacher de ce qui venait d’être vu et entendu. Encore aujourd’hui, subsistent des traces, la capacité à revoir intérieurement la beauté des images de certaines séquences où l’impuissance, l’incompréhension vont de pair avec d’infinis chagrins et des douleurs sans mesure, et la grande dignité de ceux qui s’expriment. Une des dernières images montrent un homme âgé circulant en mobylette, une planche en équilibre sur son épaule, la planche où il notait soigneusement la taille de ses enfants qui grandissaient. Seul survivant de sa famille. Seule trace matérielle de sa vie d’avant. Dire, montrer ce qui semble impossible.

Raisons et sentiments

Les vallées verdoyantes des paysages anglais, les joues roses et poudrées des héroïnes, les bruissements de taffetas et de soie, un univers reconnaissable d’emblée. Il y eut Jane Austen, et il y a Virginie Despentes. L’univers de Vernon Subutex « adapté » pour une série TV, en 2019, forcément, cruel, manque de panache par rapport à l’écriture initiale. Fadeur traitresse d’une mise en images « mainstream ». A vouloir plaire au plus grand nombre, le sens se dilue, l’intrigue perd son acuité, les personnages deviennent creux et la vision d’un monde où se débattent des personnages très contemporains suscite l’indifférence. Revenir à l’écriture initiale de Virginie.

La parisienne, mémoire oublieuse

Mémoire trouée. Mais mémoire. Aucun souvenir de salles de cinéma de la petite enfance (malgré le dessin animé du jeudi), ni de l’adolescence. Plus tard, au hasard des programmations, redécouvrir le cinéma et ses rites. Quartier Latin, tous ou presque tous, voir le même film à la même heure, effervescence, voir le film qu’« il faut avoir vu ». Mêmes films qui donneront lieu à débats infinis, bien au-delà de la durée du film. Par contre salles de concert, théâtres, pas de trou de mémoire. Les notes de musique, les voix des acteurs ont accroché le temps.

Aujourd’hui une affection particulière pour deux salles de cinéma : le Balzac et l’Escurial. Accueil par le bonjour du gérant ou d’une personne de l’équipe. Confiance dans la programmation les yeux fermés et faire ainsi de belles découvertes. Des attentions qui mettent en condition pour mieux voir un film et ses subtilités. Des spectateurs attentifs, cinéphiles. Des rencontres organisées avec les réalisateurs et/ou les acteurs. Expliquent comment le travail se fait, les contraintes, les joies, les espoirs, la course au budget. Toute la face cachée, derrière et autour de la caméra, se déplie, se partage. Une dimension augmentée pour ce 7ème art qui ne se laisse pas si facilement décrypter. Certaines écritures cinématographiques sont plus explicites que d’autres, plus aventureuses, plus ou moins exigeantes. Voyager dans ces écritures-là, dans les sujets traités… Comme dans une géographie mouvante du temps présent, une géographie sans frontière…

Je pensais n’avoir rien à écrire sur les consignes #10. Et rien, prend toujours du temps. En même temps ré écouter, relire les consignes, laisser vaquer ses pensées, relire des textes et puis laisser aller le clavier. Et chaque fois que j’élague mon texte, le nombre de mots finit par augmenter…

La contrainte du temps pèse, l’écriture mérite de pouvoir y revenir, détailler, préciser, ne surtout pas être dans la répétition… J’ai sûrement laissé filer plein de choses importantes.

J’aurai aussi aimé parler par ex. de documentaires, des films du festival d’art asiatique de Vesoul impossibles à voir dans les circuits habituels, du Cyclo d’or, de la quinzaine des réalisatrices…

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Odessa, Nice, Bruxelles : Ils projetèrent.


par Ugo Pandolfi, retrouver sa page

Elle, Nacre, un chronomètre dans sa main gauche, prend des notes. Lui, Amenic, assis à sa gauche, ne regarde qu’elle, ne voit qu’elle, n’entend qu’elle, ne sent qu’elle, ne respire qu’elle. Le petite salle de la maison des jeunes est bondée. Les sièges sont inconfortables. Ils ne sont pas en bois comme à Odessa ou dans les vieux cinémas. L’assise du siège ne s’abaisse qu’avec le poids du spectateur. Il n’y a que dans la magie de Dziga Vertov et de Yelizaveta Svilova que les fauteuils du cinéma s’abaissent avant que n’entre le public. La salle de « L’Actuel », le cinéma de la MJC Gorbella des quartiers nord de Nice, est pleine, à craquer. Il y en a des assis par terre au pied même de l’écran. Il y en a debout sous l’étroite cabine d’Emile Kacimi, le projectionniste. Les lumières s’éteignent brusquement. Court noir total. Court et brutal grésillement dans les hauts-parleurs. Les yeux d’Amenic s’adaptent à l’obscurité. Amenic regarde la main gauche de Nacre. A la première image du premier plan du film, Nacre déclenche son chronomètre. Nacre travaille. Régulièrement, toujours très vite, Amenic tourne son regard sur sa droite. Amenic contemple le profil de Nacre, le chronomètre de Nacre, les mains de Nacre. Sur l’écran, Amenic découvre le visage de Delphine Seyrig. Durée : 201 minutes. Nous sommes en mai 1975. Avec « Jeanne Dielman, 23, quai du commerce, 1080 Bruxelles » présenté au Festival de Cannes dans le cadre de la Quinzaine des réalisateurs, Chantal Akerman marque un tournant dans l’histoire du cinéma. La même année, en novembre, Yelizaveta Ignatevna Svilova qui fut l’épouse et la monteuse de Dziga Vertov, meurt à Moscou à l’âge de 75 ans. La même année, en mai, tard dans la nuit, sur un banc de bois, longtemps, Nacre et Amenic s’embrassèrent, un plan séquence sans fin, une infinie et douce durée.

Il ne fallait pas prononcer le mot « cinéma ». Déclencheur trop sensible quand on est natif de Cannes et que l’on a passé ses années lycées à sécher les cours en mai pour voir trois ou quatre films par jour pendant le Festival. Et comme il m’est pratiquement impossible de ne pas raconter des histoires, voilà le résultat : consigne non respectée. Et comme en plus, la perversité des exercices demandés induit inévitablement une certaine remontée de souvenirs enfouis, plus ou moins maîtrisable, voilà le résultat : déballage et mise en scène de soi évités de justesse (et encore, c’est pas sûr). Et comme en plus, je ne suis rien allé chercher ailleurs, voilà le résultat : une sorte de premier jet retenu en stand by un moment mais qui finit par s’imposer comme allant de soi alors que son auteur exprime les plus vives réserves, y compris sur les grossiers anagrammes utilisés.
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Un Stetson, Pégase et une Plymouth 1957


par Laurent Peyronnet, retrouver sa page

Quelques nuages, ronds et blancs, comme des boules de coton, flottent à haute altitude. Le soleil cogne sur la terre comme un marteau sur une barre de fer chauffée à blanc. L’intensité de la température provoque des ondulations de l’atmosphère qui brouillent la perception des choses, les rendant mouvantes, là où elle devraient être fixes. A perte de vue, dans toutes les directions, s’égrènent les canyons pelés, monolithes à plateaux aux arrêtes tranchantes, striées, griffées, par le vent qui les taille, sans relâche depuis des millénaires. Au sol pousse une maigre végétation, des cactus principalement et quelques tumbleweed qui, une fois desséchés, se détachent de leur racines pour errer, en pelotes, aux quatre coins du désert, ballottés par le souffle des tempêtes de sable. Ici, la vie est rare : quelques coyotes, des serpents et, là haut, dans le ciel d’un bleu limpide, des aigles et des vautours. Traversant cette étendue sans fin, une route. De très loin en très loin, quelques stations services. Celle ci est la plus importante de la région. Une cafeteria de taille respectable et un parking proportionné complètent le dispositif des pompes à essence. On y trouve aussi un arrêt de bus. Le parking est complet. Le pompiste n’a jamais vu, de sa vie, autant de monde sur sa propriété. Ils ont construit, à partir du parking, une voie d’accès provisoire vers le cœur du désert, pas trop loin cependant du ravitaillement. Ils ont tiré des câbles sur toute la longueur de ce chemin de planches pour acheminer l’électricité vers un plateau de tournage, vaste campement aux allures d’oasis. Sous un auvent de toile, près d’une table de camping sur laquelle sont posées des carafes d’eau glacée dans lesquelles flottent des rondelles de citrons, se tient, assis dans un fauteuil pliant, marqué à son nom, le réalisateur. Il est concentré. Le sourcil froncé. Autour de lui, dans un premier cercle de proximité immédiate, un groupe d’une dizaine de personnes retient sa respiration. Il y a comme une bulle de silence que ces gens semblent mandatés à contrôler pour que personne ne la déborde : Nous sommes ici dans le principe créatif, la zone cardiaque, la raison d’être, de ce grand organisme implanté au milieu du désert. Derrière ce périmètre, il y a mille choses techniques qui ne doivent pas interférer avec l’inspiration, la pensée qui inventera l’image. D’ordinaire, la tente du réalisateur appartient à un monde trop lointain pour qu’on s’interroge même sur ce qui s’y passe. Mais en cet instant, la tension est si palpable qu’une sorte d’inquiétude se diffuse à tout le personnel, du haut de la hiérarchie jusqu’au porteur de café, comme les cercles concentriques que produit le choc d’un caillou heurtant l’eau d’un lac. Le réalisateur parle dans son téléphone. A l’autre bout du site, de l’autre côté du chemin artificiel, dans la cafeteria, un homme jette le sien à terre. Tous les clients se tournent vers lui. Il claque la porte et se dirige d’un pas rapide vers le parking. Les regards se croisent, sombre histoire. L’homme en colère n’a pas remarqué la serveuse assise sur les marches métalliques, qui reçoit en plein visage tout ce que ses bottes soulèvent. « Connerie de désert ! » marmonne Suzanne, c’est son nom, en passant un chiffon sur son visage pour chasser la poussière. Qu’est ce qu’elle est venue foutre ici ? Elle se demande. Quitter la ville, c’était ça l’idée, l’obsession, depuis toujours. Elle n’a fait qu’y souffrir, quand elle y pense, dans cette saloperie de ville. Il y a des endroits comme ça qui vous aspirent l’âme et le corps, qui vous rendent moche et sombres, hors de soi. Cette ville, ça lui faisait cet effet là. Elle savait que si elle voulait vivre, vraiment, sa propre histoire, il faudrait qu’elle trouve la force de s’arracher à la cité, de s’arracher à elle même, de voyager, les yeux fermés avec, pour tout bagage, la flamme qui brûlait dans son cœur. Mais, sirène ne connaissant que les eaux troubles de la cité, elle craignait, en fuyant, de mourir asphyxiée. Elle y avait cogité à cette fatalité, l’avait tournée dans tous les sens. Et puis, finalement, toute cette crasse s’était résorbée dans quelques mots : Foutre le camps pour aller n’importe où. Quitte à en crever. Ses maigres ronds dépensés, elle avait du descendre ici. Plus possible, sans dollars, de poursuivre en bus ; quant au stop, pour une fille, seule, dans le désert, fallait pas compter sur elle ! Le Greyhound l’avait posé dans ce trou où, par extraordinaire, le patron cherchait quelqu’un, pour la plonge et le ménage. « C’est dingue que tu débarques juste maintenant. J’ai du mériter un bon retour de karma ! », avait il déclaré et elle avait signé le contrat d’embauche. Elle trouvait qu’il y allait un peu fort avec son histoire de karma quand il s’agissait juste de ce pauvre job de serveuse à tout faire mais maintenant que débarquait cette équipe de cinéma, l’idée devenait pas si con que ça. La fabrique du rêve américain qui vient se poser là, sur son bout de parking, c’est pas rien. La voilà qui se prend à rêver, toute seule sur les marches en fer de la cafeteria. Elle peut se le permettre, le patron a embauché des extra pour la période du tournage et c’est son heure de pause. Elle lance un regard noir au dos de l’imbécile en bottes qui s’éloigne dans un tourbillon de poussière puis elle allume une cigarette. Mollement alangui à quelques pas de là, de tout son long reposant en un souple équilibre sur la rambarde d’une petite terrasse, un chat regarde, les yeux mi clos, l’humanité passer. L’homme aux bottes a ouvert brutalement la porte conducteur de sa voiture et s’est laissé tomber sur le siège de cuir crème, jambes hors du véhicule, coudes posés sur les genoux, muscles contractés. Là bas, tout au bout de la piste artificielle, sur le plateau, l’activité a modifié son cours, le réalisateur donne des ordres et les équipes se déplacent vers un autre point du campement. L’homme regarde ses santiags qu’une colonne de fourmis contourne patiemment. Ses yeux son fixes, durs, il lève une botte et en écrase sèchement le talon sur les minuscules et industrieuses bestioles. Rage ! Néant de la soumission ! Humiliation ! Révolte ! Encore quoi ? Jusqu’où ? Combien ? Connard ! Qu’est ce qu’il croit ce taré ? Et s’il se barrait, là. Tout de suite ?! Il racle sa botte contre une pierre et rentre les pieds à l’intérieur de la voiture. Mains crispées sur le volant, il souffle comme un bœuf. Il sent le soleil de plomb qui l’abrutit, la chaleur étouffante qui lui brûle les nerfs. Sur le parking, tout près de lui, un livreur en blouse blanche et calot sur la tête, ouvre la porte d’un camion frigorifique.Un souffle d’air glacé s’échappe du véhicule, traverse l’habitacle de la voiture et, d’un coup, ça va mieux. Laisser tout ce Barnum, cette hystérie, avoir raison de lui ? Claquer la porte ? Et puis après ? Finalement, ici ou ailleurs, les hommes sont tous les mêmes. Pourquoi se mettre dans cet état ? Il regarde devant lui à travers le pare brise, prend une longue et ample respiration. C’est joli ce qu’il regarde. Ces grandes masses posées sur le désert, adoucies par la lumière rosée qui les caresse. N’est ce pas merveilleux de se trouver ici, en cet endroit, en cet instant, en suspension au milieu du temps qui passe sur les montagnes éternelles ? Personne ne mérite de l’énerver au point qu’il en oublie cette poésie. Et surtout pas ce trou du cul de réalisateur. Il va régler son différent et reprendre le travail. Il tends la main vers un Stetson noir à large bord posé sur le siège passager, le visse calmement sur sa tête et quitte la voiture, refermant doucement la portière derrière lui. En passant, il cherche des yeux la jeune femme sur les marches, pour s’excuser mais sa pause est terminée ; elle est, elle aussi, retournée travailler. Il traverse le parking et s’engage sur le chemin artificiel qui mène au plateau de tournage. Les talons de ses bottes claquent sur les lattes de bois. Un groupe s’approche de lui, venant en sens inverse. Il reconnaît, en tête, l’assistante réalisatrice. Parvenue à sa hauteur, elle lui tend une poignée de feuillets en même temps qu’elle parle à quelqu’un dans un micro relié à une oreillette. Elle fait un demi tour sur elle même et place les pas de l’homme aux bottes et au Stetson noir dans les siens. Le plateau est un endroit de la taille d’un terrain de basket ball, animé comme une ruche. Le sol est jonché de câbles électriques, enrobés de bouts de scotch sur lesquels sont inscrites leurs différentes fonctions et destinations.Un enchevêtrement de perches, caméras, poutres, rails, projecteurs, hérissent l’espace. Ces machines se déplacent, mues par une équipe de techniciens en shorts, en un lent et lourd ballet vers les différents postes de tournage. Le chef opérateur a montré un spot du doigt. Les machines s’y stabilisent. Prennent place à leurs postes l’assistant opérateur, l’opérateur son, le perchman, le chef machiniste et, derrière, la foule des techniciens, scripts, habilleuses, maquilleuses, coiffeuses, chacune et chacun, prêt.e.s à intervenir au moindre signal. Un mot claque et tout le monde se tait. Le cadreur s’approche de la caméra et englouti son œil dans le viseur. Il est passé dans l’autre monde. De ce côté du regard, il n’y a plus personne, plus que le récit ou, plus exactement, la surface du récit, préparée, pensée dans chacune de ses composantes, matière, lumière, son et sur laquelle l’action va se poser, la scène naître, se déployer puis se figer pour l’éternité. C’est un plan large qui montre les canyons à l’horizon et l’immense ciel limpide. Des traces de pneus sur le sable. Au centre, une Plymouth 1957 de couleur Pelham blue, vue de dos et, dans son prolongement, en ligne de perspective fuyante, une Chrysler Windsor noire, distante de quelques dizaines de mètres. Posée contre la roue avant de la Plymouth, une batte de base ball. La caméra commence à tourner. Le plan est fixe, rien ne se passe. Le seul mouvement perceptible est celui des tumbleweed qui roulent, poussés par le vent chaud. Dans la Chrysler, sur les sièges avant, on distingue deux hommes, la cinquantaine, portant des chemises hawaïennes, le visage fermé. A l’arrière, un autre homme se fond dans l’ombre. Un coup de vent imprévu fait perdre l’équilibre à la batte de base ball qui tombe dans le sable contre le pneu de la Plymouth. Le mot « Coupez » retentit dans le silence. Le bourdonnement de la ruche reprend. Quelqu’un regarde l’heure. Un porte voix prononce le mot « Pause ». En cette fin de matinée, à l’autre bout du chemin artificiel, la station essence, posée un peu à l’écart de l’agitation de la cafeteria, est comme assoupie. Muette, elle reste pourtant bavarde des noms qui se détachent, en grosses lettres, de ses enseignes. Pégase, le cheval ailé de la mythologie grecque, déploie ses ailes au dessus des trois pompes à essences. Le pompiste semble réparer quelque chose sur l’une d’elle. Peut être que, dans sa tête, il lui a donné un autre nom à ce cheval, parce que Pégase, ça lui parle pas. Un pick up se gare près des pompes. Sur la plaque d’immatriculation est écrit « TED ». Ted descend. « Salut Ed, ça roule ? » Ed, c’est le nom du pompiste. C’est le diminutif d’Edward mais il n’aime pas qu’on dise son nom en entier. Il préfère Ed parce que Ed, ça sonne plutôt comme Head et ça lui plaît, ça, que quand on dise son mon, on pense à quelqu’un d’intelligent, qui en a dans la tête. Ted aime bien son nom aussi, surtout depuis qu’un film l’a pris pour titre. Ça n’a l’air de rien mais ce genre de détail, ça vous change un homme. Il y a un film qui porte son nom ! C’est presque comme s’il faisait du cinéma. Un peu comme s’il était le voisin d’un gens célèbre : Ça fait de lui quelqu’un de connu. Dans le pick up, côté passager, il y a Lisa, la triste Lisa. Elle avait peur, Lisa, elle était cachée dans le noir et Ted lui a demandé d’ouvrir la porte. Il a dit qu’il la protégerait. C’était il y a pas mal de temps. Elle l’a épousé et il a tenu parole. Sad Lisa n’a plus peur. Elle sourit même en descendant du véhicule. Ils sont tout excités à l’idée de ce qui se passe ici. Toutes ces vedettes qui débarquent dans leur coin perdu. « Vous tombez bien, ils viennent d’appeler pour qu’on prépare les tables, c’est leur pause déjeuner, venez avec moi, y a du beau monde. » Dit Ed en prenant Ted par l’épaule. Et ce fut quelque chose d’indicible, Ted, Ed et Lisa s’en souvinrent longtemps et racontèrent avec émotion, sans jamais s’en lasser, des années durant, cette rencontre du troisième type. Sur sa rambarde, le chat s’est redressé. Quelque chose dans l’air le dérange. Le livreur remonte dans son camion frigorifique et démarre le moteur. Dans la cafeteria, quelqu’un a mis une pièce dans le juke box et choisi une chanson de Trent Reznor, chantée par Johnny Cash. Suzanne apporte un pot de café qu’elle pose sur la table rouge, un peu à côté d’un Stetson noir. Un grand sourire la remercie. Elle reste immobile, quelques instants, hésitante. La porte de la cuisine claque, la voix du patron l’appelle depuis le comptoir pour une autre commande. Peut être, plus tard, elle reviendra avec du café frais et dira quelque chose. Dehors, le rose du ciel vire à l’orange. La voiture du shérif entre sur le parking dans un nuage de poussière et se gare devant la cafeteria. John, le shérif, qui est aussi le frère de Ed, claque la portière de sa voiture et ramène son Stetson beige, orné d’une étoile, vers ses yeux pour les protéger de la poussière. Son frère, qui a vu la voiture arriver, le rejoint dehors. John lui montre le ciel d’un geste du menton et dit : « Le temps tourne à la tempête, il faudra prévenir ces gens. »

Codicille : Enfant, j’avais assisté lors d’une sortie scolaire, au tournage d’une scène d’un film pour le cinéma. Le décor était une cuisine reconstituée et, autour, s’activait une foule de gens. J’avais été impressionné par la quantité de matériel et de personnes nécessaires pour tourner un film. Des années plus tard, je retrouvai ce même étonnement : Une amie m’avait invité sur le tournage d’ un court métrage, cette fois en extérieur. Là encore, il y avait vraiment beaucoup de monde et de machines.Comparé à l’économie de moyens de l’écriture d’un livre, le contraste était saisissant. Dans cette proposition 10, c’est cet aspect du cinéma que j’ai voulu montrer et aussi, le fait qu’un tournage s’inscrit dans une réalité et en influence le cours, au delà et autour de ce qui est filmé. Lorsque je pense au cinéma, c’est souvent à des réalisateurs américains : Scorcese, Cimino, Jarmusch, les frères Cohen. Ce sont eux que j’avais à l’esprit en posant le décor et les personnages de ce petit texte. On y croise aussi Hopper dont j’aime beaucoup la peinture et qui avait été suggéré dans la consigne. Pour caser les neuf propositions précédentes dans le texte, j’ai d’abord pensé le faire de façon chronologique mais ça m’est vite apparu comme un choix trop rigide et sans justification littéraire. Je les ai donc disséminés au fil de l’histoire, en fonction de leur intérêt dans le récit. Certaines occupent un paragraphe, d’autres quelques lignes, d’autres encore, comme la répétition de l’occurrence des portes, disséminées tout au long du texte. Pour la proposition sur les noms, il m’a paru intéressant, de ne nommer que des anonymes extérieurs au cinéma et de laisser dans l’anonymat, ceux dont les noms, d’ordinaire, s’affichent et font le film : acteurs et réalisateur. Je me suis également amusé, pour certains personnages, à leur donner des noms qui sont aussi des titres de chansons et à décrire leur personnalité avec des morceaux de textes de leur chanson. Enfin, j’ai essayé, dans mon écriture, de montrer mon histoire comme par l’œil et le déplacement d’une caméra.
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« Alors c’était bien ? »


par Mireille Piris, retrouver sa page

La première fois, c’était Les yeux sans visage, il y avait donc des yeux, pour le cinéma c’est mieux, non ? Des yeux impressionnés, impressionnants. À quoi ressemblait-il ce cinéma dont j’ai oublié le nom, à une architecture massive 1930, Internet propose L’imperator, non, ce n’était pas ça. C’était rare d’aller au cinéma pendant les Événements, et encore plus rare une sortie avec mon père pour moi toute seule. Heureusement il y avait les étés refuges en Provence avec le cinéma en plein air, c’était chouette, arriver en avance, réserver les chaises pour la famille avec la petite laine au cas où il fasse frais ou mistral, attendre la nuit, les enfants pouvaient courir tout autour, ça sentait le sucre de la barbe à papa, et surtout, il y avait Totor, le chien Totor qui nous faisait tellement rire car il avait sa place assise et changeait de rangée si quelqu’un lui coupait la vue de l’écran. Mais c’était peu de fois et l’été durait peu… Après les années de privation il y a eu celles de rattrapage, de boulimie de séances film après film, à la Cinémathèque, au studio Bertrand, dans les salles du Quartier latin avec les films à midi parce que c’était moins cher. Et tant d’autres, dans tant de lieux, on déménage beaucoup quand on a pris le pli d’une valise à la main. J’aime les salles de cinéma, pas pour ce qu’elles sont, mais pour ce qu’elles offrent avant et après, comment s’y inscrit l’attente, dans la file sur un boulevard ou un trottoir étroit, dans un hall, seule ou accompagnée, en attendant l’autre, c’est le premier arrivé qui prend les places, jamais pu arriver en avance. Repérage de la chance d’entrer si c’est dans la plus petite salle, que faire de l’annonce il reste trois places au premier rang et deux isolées, se tordre le coup ou renoncer, t’en penses quoi, frustration quand on s’arrête au guichet juste à votre tour, y a quoi d’autre plus tard, pas entendu parlé, lire vaguement les critiques puisqu’on fait confiance à la programmation de la salle, de toute façon on est là… Attendre à nouveau, parmi les premiers cette fois, placés idéalement, sauf si gros gabarit obligeant à se décaler, autant s’installer devant. On lit le dépliant des trois salles du réseau, un synopsis puis un autre, résumés en quelques pauvres mots des mois et des mois de labeur de tant de personnes. Tout a déjà été dit, de toute façon, comme dans les livres, alors dire ou montrer autrement. Il y a les films qu’on ira voir inconditionnellement, les à peine écorchés vifs de Rivette, les exilés superbes de mélancolie d’Angelopoulos ou de joie chez Kusturica, les familles de Desplechin qui nagent dans tant de non-dits qu’au bout du compte ça explose, même si ça se reconstruit dans le même temps, les foutraquement excessifs d’Almodovar, bref nos voisins, et puis les autres, on se frotte au Japon, à l’Argentine, ces ailleurs où on apprend délicatesse violence cruauté, pas comme chez nous et pourtant. Il y a ceux qu’on vous conseille, comment tu n’as pas encore vu le dernier Jarmusch ? Et puis ceux qui agacent mais qu’on verra quand même, par fidélité au metteur en scène, à une actrice, à une lumière. Parce que oui, vous êtes toujours là, vous vous laissez imprégner émouvoir bouleverser par ce détail que vous ne retrouverez peut-être pas, il faudrait noter comme sur le carnet au pied du lit pour que les rêves ne s’évanouissent pas, ça c’est pour le travail de l’analyse, ici ça touche autrement mais c’est essentiel à vos échos intimes, à cette humanité qui se fout des frontières et du temps. À la maison c’est le père qui photographiait, filmait, tant de fois la famille déambulant devant l’objectif, moi plus en mouvement que les autres, pourquoi tant de sautillements ? Aujourd’hui le 9.5 mm a été numérisé, avec le DVD vient la nostalgie des séances de projection avec la pellicule qui sautait, on rallumait la lumière, le père grand râleur devant l’éternel était très calme pour réparer, allez la projection reprend. Ne pas perdre le fil des évènements, garder la trace du passé, que reste t-il de nos enfances, quelques images de sable, de mer, de sourires ou grimaces au soleil insolent. À la fin des films, je suis de ceux qui restent jusqu’à la fin du générique de fin, histoire de glaner un nom d’acteur inconnu, d’une musique additionnelle, d’une région, d’un fleuve, d’une ville, il faudrait y aller un jour en vacances, non ? Ça, c’est quand on est capable de lire, parfois les émotions brassées brouillent les lettres, encore un peu dans le noir, les larmes essuyées discrètement, les sanglots sont rares mais attention ils pourront arriver en décalé. Parce qu’il faut bien finir par se lever, emprunter les couloirs, qui ne sont pas encore des couloirs, ni moquettés, ni peinture écaillée, ni dédales étagés jusqu’à la sortie où vous ne reconnaitrez pas la rue, mais des chemins imprégnés d’images, de neige ou de soleil, où vous avancez protégés du froid par une foule de parapluies noirs, glissant sur une barque dans la brume, claquant la portière d’une voiture à la frontière des oublis, des incertitudes, des espoirs d’une vie nouvelle, désespoir d’une vie nouvelle, au son c’est pareil, à l’image non, à l’écriture encore moins… Et c’est là qu’on vous dit : Tu as oublié ton écharpe, non ? Ah oui, merde, elle est restée sur le fauteuil, ou alors elle a glissé. Impossible évidemment d’emprunter le couloir en sens inverse, il faut repasser par le hall où d’autres, les tout neufs, les chanceux, attendent, vous traversez la file en vous excusant, en expliquant, parfois une question : Vous avez vu le film, là, alors c’était bien ?

Un peu noyée au départ par l’abondance, quel fil saisir de toutes ces années cinéma, d’où un essai fragmenté. Insatisfaite. Beaucoup pensé, puis oublié. Comme toujours le souterrain à l’œuvre. Aidée par les échanges, lecture de textes d’autres contributeurs, mais surtout, vendredi au dernier Zoom, par le petit débat à propos du texte sans paragraphe. Donc me laisser aller aux associations et à la création d’un rythme par et dans l’écriture. Travaillé aussi les je, on, vous. Bel entracte !
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Cinémas


par Sylvie Pollastri, retrouver sa page

Il est difficile d’imaginer, ne serait-ce qu’une seule seconde, ce devant quoi le spectateur se trouvera, une fois pris du bout des doigts glissés sous l’ouverture rectangulaire et strictement aux normes le ticket d’entrée pour l’unique film de 14 heures ou 14 heures 15, franchi une autre porte de verre pour enfiler un couloir clair avec au sol des dalles qui auraient pu être du marbre, ou du calcaire marbré et se souvenir d’en avoir suivi les lignes jusqu’à deux ou trois marches. Cela fut peut-être la première fois dans ce cinéma d’art et d’essai, mais rien n’est moins sûr. Les images se confondent : bleu indigo peuplés d’éclats dorés et cette lente remontée du fleuve où le regard, celui du marine, celui du général un peu fou, s’affichent jusqu’à devenir celui-là seul qui vous fixe, lui aussi, plongeant tous dans cette folie ; verts sombres et contre-jour, un soldat, un autre, qui tente d’éloigner la souffrance et rythmiquement, lentement, passionnément s’abandonne à son corps à elle, ou le contraire et ne se souvenir de rien d’autre ; ou ce flou, ce flou sépia à gogo dans cette histoire de « caractère » s’échappant du film pour découvrir souffrir d’astigmatisme et d’une légère myopie ; ou cet éclat qui n’arrive pas à enlever le trouble d’avoir retrouvé, là, sur cette immense page blanche, une compagne de lycée, cet éclat, ces rouges qui se désespèrent des mensonges malgré le brio, le gigolo et le coupé décapotable blanc. Il y eut sans doute d’autres films encore. Il se trouvait à deux pas de l’avenue bruyante qui quittait le port et le tout nouveau Palais des congrès, dans un passage en angle vers la rue marchande qui descendait de la Castre.

Il n’y a que la sensation, celle de l’obscurité mêlée d’attente, vague, incertaine, surmontée d’un « quoi ? », moins d’un où – le lieu était connu pour y aller pour le cours hebdomadaire de danse classique – tout en découvrant les quelques gradins de l’espace théâtre et être satisfait d’être bien en face de l’écran. Attendre. L’obscurité est devenue ombre et lumière, ombres chinoises d’un Charlot -– non pas qu’on aimât Charlot –- qui s’animait sur le vaste espace clair. Actions, inventions, suspensions, sauts, éclats, yeux, bouches, mimiques muettes, sans plus avoir le souvenir d’un accompagnement musical. Se souvenir de champs de roseaux – où était Chaplin ? – et d’images incongrues – que faisions-nous là ? Depuis, la salle noire est la seule importante. Depuis, choisir son « emplacement » devant l’écran, comme étendre la couverture sur un pré avant la collation, donne toute son importance à l’attente d’un plaisir qui sera assouvi : les images animées dans les clairs obscurs et le regard du metteur en scène et les silhouettes et les lèvres et les habits. Le théâtre s’anime sur l’écran plat. Chaque venue est cette toute première émotion. Être dans le noir, attendre encore un peu, plonger dans l’illusion, la vivre tout entière. Un vis-à-vis, un de toi à moi, intime, presque secret. Tout autour, ce même silence mi-surpris, mi-impatient. Chuchote-t-on ? Parle-t-on ? Guette-t-on dans le noir la sensation soudaine de l’air devenu frais et complice, complice de cette petite peur aux premières images animées ? C’est l’indifférence et le doute. Pris dans l’indifférent cloaque et les mauvaises chaises, toute une communauté d’yeux regarde vers l’écran, blanc, qui peu à peu se trouble d’ombres grises. Autour d’un halo, une mouvance de roseaux et de femmes en chapeaux sur des notes dont on ne perçoit la musique. Il y a du kitch dans ses hiératismes, de la gêne dans les zébrures et les éclairs qui traversent l’écran -– apprenant bien plus tard, peut-être déjà quand tout cela n’existait plus, que les points ou les cercles dans l’angle droit signifiaient un changement de bobine. Tous étaient plongés jusqu’au cœur de l’histoire.

Les corps devenaient légers. Bien assis, bien calés, ils oubliaient la chaise inconfortable, puis le strapontin au dos trop court, puis le fauteuil au dos trop haut qui faisait presque oublier l’ami avec lequel vous étiez venu, comme à vous signifier qu’être là n’était qu’une aventure intime et solitaire servie sur un plateau pour votre seul plaisir. Prenez garde à n’en parler trop vite ! Pour finir de bien vous signifier que ce siège devenait votre trône imaginaire pour un royaume d’invention, le noir se fit plus dense avec le temps, à moins qu’il ne s’agissât de sa propre discipline à vivre ce voyage, une cécité consentie envahie par les premières notes de musique venues de la droite, glissant vers la gauche, puis en haut, puis en bas. Comme un frisson. Les yeux s’écarquillent et, sur le point d’orgue, l’aveuglement des premiers photogrammes dont le paradoxe est qu’ils pussent être sombres, la nuit orageuse de Blade Runner, quelque caverne, quelque recoin de l’âme. L’image s’inscrit d’autant plus qu’un son naturel, la pluie, le crissement des graviers, les clapotis des vagues du fleuve s’imposent en premier plan sonore tandis que les silhouettes peu à peu se définissent. D’autres optent d’emblée pour l’éblouissement visuel et l’oppression musicale comme dans Paris-Texas. De rares inventifs choisissent le travelling arrière du personnage avançant, faisant en sorte que, l’histoire commençant, le personnage disparaît de l’histoire comme dans Baie des Anges. Cet attrait pour l’image-son puissante, voire déchirante comme un éclat d’obus, sur des couleurs apaisantes bleues-vertes s’est puissamment nichée dans le cœur des fibres, entrés par chaque fil d’émotion, du bout du regard, du lobe des oreilles, du contact de la pulpe des doigts sur le velours des fauteuils. Ce tactile, ce palpable, ces gargantuesques gros plans, un regard, un verre posé, une boucle de cheveux sur le front, le replis d’une dentelles, la feuille imprimée, le détail s’évanouissant dans l’horizon se mêlent aux voix, aux sonorités et ajoutent des éclats parfumés. Dans Trois frères, il y a la route de terre baignée de soleil ou l’éclat de la pierre calcaire de l’embrasure tandis que les pleureuses s’écartent du lit mortuaire et l’on sent la chaleur sèche et douces des herbes et de l’amidon.

L’écran est toujours trop grand pour tout y voir. Le noir est toujours trop noir pour ne pas s’y engouffrer et s’y perdre avec volupté. On sort alors par l’issue de secours, crachés à la va-vite sur un bout de trottoir dans l’arrière court avec la bruine qu’on avait oublié, le soleil qui décline déjà, une froidure inconnue. L’envers du décor. La rue est trop étroite, les murs trop haut avec de rares fenêtres. On s’écarte, on s’éloigne vite. Mais il faudra plusieurs minutes avant de n’ouvrir à nouveau la bouche, regarder finalement l’autre, lui adresser deux mots. Tous restent avec leur silence bien serré entre leurs mains posées sur le cœur. Chut ! ne pas dire trop vite des mots dont on regretterait l’inutile. Tous s’écartent. Tous s’éloignent. Nous sommes comme des moineaux virevoltant sans vraiment savoir quelle direction prendre pour, finalement, devenir des pointillés au fur et à mesure que nous nous éloignons de la porte d’acier et nous dissoudre entre les murs de la ville, vers les carrefours. Il y a une hâte religieuse et une honte d’avoir trop joui. Retenir notre retour. Ne pas gâcher, même par un geste utile ou banal, ce petit bonheur bien trop immense, bien trop abyssal. Même enlever la chaîne de la roue arrière de la mobylette a quelque chose de révérencieux et de sacré. L’air vif de novembre sur ses joues. Après.

Codicille –- Je ne sais si je suis cinéphile, peut-être. Je ne suis pas cinéphage. Ou bien le fus-je, à l’époque où l’argent de poche était compté. J’ai rarement vu les films « à l’affiche » et ai été surprise des « cine-teatro » italiens qui me faisaient penser aux théâtre d’opérette -– comme celui très années cinquante à Naples quelque part sur Via Monteoliveto que Fellini n’aurait pas dédaigné ; mais je crois qu’il n’existe plus depuis longtemps. Pour guetter le souvenir, j’ai feuilleté Les plaisirs et les jours de Proust et Tropismes de Sarraute, qui n’ont rien à voir avec tout cela. Évidemment, je m’étais inspirée –- dans la 9 de l’Atelier d’été – de Paris, Texas, de Wenders et je n’ai eu qu’à partir de là.
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Ils se connaissent à peine...


par Géraldine Queyrel, retrouver sa page

Ils se connaissent à peine, se sont donné rendez-vous à 16 h 30 au cinéma de l’angle.

Lui est déjà là, rasé de frais, chemisette en lin fraiche sur sa peau qui apaise le feu de son eau de toilette — il en a peut-être un peu abusé — Incendie qui se propage depuis la base de son cou, juste à la naissance du col, qu’il a repassé avec beaucoup d’application. Il ne tient pas en place. Balance de la jambe droite sur la gauche, puis à droite et de nouveau à gauche. Regards fébriles à droite et à gauche, puis à droite et de nouveau à gauche.

Elle descend du bus, la chaleur l’écrase sur le bitume — pourquoi a-t-elle mis cette robe en flanelle ? Elle a voulu être belle, elle sera juste en sueur — marche avec entrain. Elle vient ici depuis qu’elle est enfant, a vu les transformations successives du vieux bâtiment. L’enseigne de fer rouillée a depuis longtemps été démontée et remplacée par un bandeau lumineux où défilent les films à l’affiche. Les présentoirs métalliques où l’on pouvait, en passant, se servir d’un petit dépliant présentant le programme de la semaine sont maintenant remisés dans la cour à l’arrière, inutiles. Pourtant aujourd’hui elle n’est pas dans l’attente de la légèreté insouciante d’un instant de fraicheur. Aujourd’hui est différent. C’est imperceptible mais ses pupilles s’agrandissent lorsqu’elle l’aperçoit là-bas sur le trottoir.

Lui n’aurait jamais pensé que ça puisse faire autant mal un battement de cœur. Un battement qui vous monte à la gorge, qui se bloque là et ne veut plus redescendre. Le sang qui vous alourdi la tête et les pommettes qui vous brûlent.

Elle le salue d’un effleurement de lèvres vermillon sur sa joue. Ça pique un peu. Le cœur s’emballe- trop vite, je t’en prie : galope un peu moins vite — il s’est fait beau. Ils ont rendez vous dans le noir le plus total. Pourtant il s’est fait beau. Pour elle.

Lui prend deux places. S’il vous plait, pour la séance de 17h. L’homme derrière son panneau de verre semble somnoler. Son visage est lunaire. Deux minuscules sphères dont on ne sait si elles sont entrouvertes ou tout simplement closes sont visibles derrière des verres d’une épaisseur stupéfiante. On ne saurait se prononcer sur les conséquences de la carence chronique de l’absence de lumière et l’obscurité dans laquelle il se terre. Ni jusqu’à quels extrêmes elles ont pu modifier son apparence. L’homme semble d’un caractère doux et spontanément sympathique. Il les gratifie d’un léger signe de tête lorsque ses doigts courts et épais déchirent dans un doux bruissement les deux rectangles de papier vert pastel avant de les glisser par la minuscule ouverture pratiquée en bas de la vitre qui les sépare. Cet homme est un avant goût du lieu où ils s’apprêtent à pénétrer. Onirique. Tu sais ici tout est rêve, comme quand on jouait enfant, pour de faux. Tu te souviens ? Tu veux du pop corn ? Non je ne veux pas m’encombrer d’inutile. Je veux pouvoir laisser mes rêves venir à moi dans le silence et l’immobilité la plus totale.

Elle s’engouffre dans le couloir sombre. Moquette au sol, moquette au plafond, moquette sur les murs. L’odeur de poussière pique un peu. Il fait frais. Elle sent sa présence chaude, pleine qui irradie dans son sillage. Juste là derrière sa colonne vertébrale. Un frisson cours sur le dos de ses avants bras. Il l’effleure pour lui ouvrir la porte de la salle numéro un. Le frisson se transforme en électricité comme un minuscule orage qui explose sous la peau de son bras.

Lui choisit deux places, au fond, sur le coté. Le contact du velours usé rafraichi par la climatisation crée comme une couche supplémentaire de fraicheur dans son dos où s’interpose le tissu de lin de sa chemise. Il ne sait pas trop quoi dire. Il a peur de paraitre idiot. Alors il fixe avec un peu trop de concentration l’écran devant lui. C’est un rectangle blanc. Cependant on ne peut pas dire qu’il soit tout à fait blanc. Il irradie et rayonne sa propre lumière. Rassurante. Tout, autour, est sombre. Sur la tapisserie d’un autre âge, les enceintes semblent avoir poussées comme des champignons noirs, à intervalles réguliers. L’ambiance est là : on est pas tout à fait dans une forêt sombre et effrayante, plus vraiment au bord d’une plage de sable fin, pas encore là haut au milieu des étoiles. Il se sent prêt à se laisser emporter vers ce nouveau rêve. Avec elle.

Elle s’assoit à côté de lui. Pas exactement au milieu du siège, mais légèrement vers lui. Elle croise ses jambes ce qui lui donne un mouvement de bascule en sa direction. De tous ses muscles, fins, tendus, elle se fige dans cet équilibre précaire. Elle lui jette un coup d’œil discret. Il est absorbé, comme aspiré par l’écran. Son profil se détache sur le mur noir. Peau blanche. Nez aquilin. Haut front. Traits anguleux, aiguisés au couteau, découpés avec précision que viennent adoucir des cils trop longs de fille. C’est curieux il lui parait encore plus grand assis à présent. Elle le trouve beau.

Lui s’absorbe toujours dans la contemplation de la salle — pour se donner une contenance — les spectateurs s’installent au compte-goutte. Là, une femme tousse –- toujours quelqu’un pour tousser au cinéma — et il faut qu’aujourd’hui ce soit elle. Où sont passées ces pastilles au miel ? D’habitude elle en a toujours quelques unes dans une petite boite de fer blanc qu’elle glisse dans la poche intérieure de son sac. Elle a du l’oublier sur le guéridon dans l’entrée. Pourvu que ça ne dure pas tout le film. À sa droite un couple plus âgé est venu accompagné d’une fillette aux boucles blondes qui disparaît presque dans le siège profond qu’elle s’est attribuée entre eux deux. Elle est particulièrement attachée à la femme âgée qui lui parle à voix basse. Plus loin, un adolescent boutonneux pianote avec constance l’écran de son téléphone. L’acné est bien ingrate. On ne voit que ça sur cette photo qu’il vient de poster de lui sur les réseaux. Que va en penser la fille assise quatre rang devant lui- une fille de sa classe qu’il n’ose pas inviter- mais qu’il a suivi ici, bercé par l‘espoir d’un heureux hasard- Tiens, toi ici ? Assieds-toi donc à côté de moi- puis s’est dégonflé au dernier instant…

Sans prévenir : l’obscurité. Elle sursaute un peu ce qui a pour effet de mettre en contact très léger son coude droit avec sa main gauche posée sur l’accoudoir. Nouveau frisson. Nouvel orage en miniature. Puis le film commence. Le son est un peu trop fort. Il lui faut quelques secondes pour s’habituer et vraiment entendre la musique du générique. Il se tourne de trois quart face à elle. Lui sourit. Calme toi mon cœur, je t’en pris : galope un peu moins vite.

Lui se dit assez vite que cette histoire est un peu bancale, un peu ennuyeuse. Il s’agit d’un western. Le protagoniste est tiraillé par des sentiments contraires envers son frère, préféré par leur père, et qui a hérité de la ferme, vaches, cochons et poulets compris. Il sait dès les premières minutes comment cela va se terminer : en règlement de compte. Ca se termine toujours comme ça. Il pense à ses fesses sont un peu endolories par le siège creusé et usé, mais il n’ose pas bouger. Elle est bouleversée par ce qui se passe sur la toile. Qu’est ce que cet homme a pu faire pour être autant aimé de son père ? Il a du être un fils bien exemplaire. L’ainé, déshérité, ne lui inspire pas confiance. Pour sûr il va vouloir se venger. Une femme, mystérieuse, est apparue au détour du chemin qui mène à la ferme. Le deuxième frère l‘aperçoit et s’avance à sa rencontre pour la saluer. On ne peut pas entendre ce qu’ils se disent mais le visage de la femme rayonne- quelle actrice extraordinaire- La musique est sourde et grinçante et rend oppressant le danger qui plane sur leurs épaules. Son attention est distraite par un minuscule triangle à peine entrevu, là tout en haut à droite de l’écran- image subliminale, insaisissable- qui indique au projectionniste que la pellicule est bientôt prête à être changée.

C’est alors que sa main se posa sur la sienne. Les regards se détachent de la lumière qui se reflète sur l’écran. La toile c’est leurs yeux. Le film c’est à cet instant précis qu’il se joue. L’image est au ralenti. Une moitié seulement de leurs visages est éclairée. Entrecoupé de grands moments d’obscurité. Combien de temps s’écoula avant que l’immobilité cesse ? Ni lui ni elle ne peut le dire. La suite est un long travelling avant sur ses lèvres charnues, douces, pleines. Cadrage en seize neuvième, toujours plus impressionnant. Cet instant est un instant de cinéma, comme dans un rêve. Il n’existe pas vraiment. Émotion pure. Cœur dans la gorge qui palpite jusque sous leurs paupières alors closes.
L’orage s’est transmué en feu d’artifice. Ils ne sont plus qu’un, enlacés. Le film s’est décollé de la toile blanche pour se jouer sur la carnation pourpre de leurs lèvres entrouvertes. Il est ici, partout, entre leurs doigts mêlés. Un vrai baiser de cinéma.

Le reste du film, on s’en fiche un peu. De toute façon ça avait l’air nul. On reste jusqu’à la fin pourtant. De peur de se réveiller, de crainte que le rêve ne prenne fin.

Et puis il faut bien que ça se termine, dans le bruit de la rue de l’angle. Lui, plisse ses yeux aux cils de fille pour protéger ses pupilles agressées par la lumière trop crue. Elle, se sent alourdie sous la chape du soleil brûlant. On est un peu moins sûr de ses gestes, on échange quelques paroles maladroites. Cela n’a pas d’importance. Le film est terminé. L’histoire, elle, ne fait que commencer.

Emportée par cette scène de Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin qui m’est tout de suite venue à l’esprit et ne m’a plus quittée. Le tableau qui prend vie comme si les deux protagonistes étaient au cinéma, au travers d’eux, sur eux, d’une façon charnelle. Cadrages pleins de délicatesse. Instant unique. Inoubliable.
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« Sans pognon et sans caméra, Bardot peut partir en vacances, ma vedette c’est toujours toi. »


par Nathanaëlle Quoirez, retrouver sa page

Je suis allée dans le noir glacé après la canicule reposer mes chairs chaudes. Mes yeux si lentement comme au planétarium à chercher tisserand, notre invisible étoile. Je suis allée -– fille déraisonnable –- deviner les lignes d’un Orion déjà près de s’éteindre, au sablier nos vies, la crainte d’un amour. Charme de cœur fœtus, pelotonnée au souffle, je couve en gamine de dix-huit ans mon premier cœur battant au siège de cinéma. La grande fiction fugueuse à l’heure de projection vient écraser ma vie. Poids lourd de la trop forte image fait d’un trait le contour, les deux corps d’une ardeur comme une vie réunie. Je ne suis pas une amoureuse du dimanche. J’ai eu mon lot jadis. Chaque dimanche me faisait porter un amour pesant sa masse de fleurs au balancier du vent. Belles éphémères, perpétuité de la repousse. Une fanaison recommencée, l’après-midi des solitudes. Oui j’avais trébuché la marche clignotante, mon cœur épileptique, le pop-corn renversé. Comme au cinéma j’avais eu l’envie du grand sauvage, nos touffes verticales en gerbe de désir, pantalons à nos cuisses. Et j’avais accompli la chose : précoce et maladroite. Petite forcenée sur le rouge violacé de la tête de quille. Avaler, dévaler, ravaler. Accomplissement des trois verbes, deuxième acte de naissance, première histoire d’amour. N’est-ce pas ma dirty bitch que je vous ai eue, réinventant de vous toute la biographie, vous choyant, vous baisant, vous adorant la peau, vous prenant par le cul. Je vous ai eue Catherine Deneuve les mains gantés, la bouche singulière, les courbes façonnant le grand appel de jouissance. Je vous ai eue Fanny Ardant la voix de l’aube maternelle, le râle de rire et de baiser dans la chambre à dormir, lumière mêlée au plastique des capotes. Je vous ai eue Binoche le poing violent d’amour à déchirer les murs en âge, sans me souvenir Berlin 89, naissance non prononcée. Je vous ai eue chère Isabelle Huppert la pine ruisselante de bave comme un pinacle d’or portant si haut la fille qu’elle meurt d’éventration. Et comme vous m’avez eue moi l’ange exterminé, matière à baise d’un film de Brisseau dont les filles vagissent sous les regards dans des hôtels particuliers. Vous m’avez eue fragile, un flirt de dix ans passé à la fenêtre, mon cœur ce détritus fabriqué par vos soins. Je les aurai vécues vos larmes de vapeur sans surplus d’émotion. Vos yeux creux sans cesse froid, onyx figé dépêchant la terreur. Vos mains dépliées versatiles, tout pour la caresse, tout pour la battue, ce grand travail de prédation. J’ai rongé grand chagrin, j’ai pelé dernier fruit de la passion malade. Été d’un cinéma qui compte parmi les histoires tristes qui ont une fin commune. Lumière de séance terminée rappelle la vérité des choses coutumières : les couleurs, les odeurs, la température de l’air. Il me faut partir, de toute urgence quitter ce travail d’imagination. Bientôt la fiction va refermer le souvenir. Rien en dehors de l’attendrissante fadeur du monde ne saurait mériter la soumission. À nos dépens presque toujours la compréhension se fait. Je dois sortir. je dois retrouver dans la grande chaleur qui continue d’accabler mon juillet de vacances, un sursaut de vitalité. Ayant bien trop perdu de temps aux larmes, j’avais décidé de marcher pour aller voir la mer rendre au port les bateaux de touristes à leur joie de grand air. J’avais cet impérieux besoin de m’exiler dans la présence pure, nulle image que celui de mon cœur face à sa réalité.

Codicille : Rien compris à la proposition mais grande joie de penser cinéma dans l’écriture.
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Tout un cinéma


par Françoise Renaud, retrouver sa page
1966-68, Sainte-Marie-sur-mer
Rue Notre-Dame. Salle paroissiale.

Salle vaste, sans fenêtre, accessible par un hall décoré de photographies noir et blanc. Un bureau dans l’angle au fond délivrant les tickets pour la prochaine séance. Du monde à attendre, à espérer. Certains regardent les photos de stars américaines avec du feu dans les yeux. Peut-être une musique de fond, chanson française ou ragtime. Enfin on entrait, ticket déchiré par la dame postée devant les portes battantes capitonnées. Donc vaste et sans fenêtre, belle hauteur de plafond avec lumières latérales mettant en évidence la matière plissée du papier qui recouvrait les murs, sol accusant une nette déclivité jusqu’à buter contre l’estrade d’un mètre trente de hauteur définissant un plateau avec coulisses et rideau rouge occultant l’écran blanc. Nombreuses rangées de fauteuils rouges repliés qui faisaient un bruit sourd quand on s’y asseyait avec strapontins dépliables aux extrémités. Rouges aussi. En hiver la salle servait de lieu de répétition le mardi pour le groupe théâtre et de lieu de projection les fins de semaine. En été elle devenait vrai cinéma avec film tous les soirs. Le programme du mois était affiché à l’entrée et aussi près de la boulangerie, panneau vitré de 50 sur 80 centimètres fermé à clé où étaient punaisées des images dans l’ordre chronologique du film.

Tu dis que ton père était projectionniste.

Il avait pris en charge cette fonction par hasard. La veille du changement de film il allait récupérer les bobines et le dossier avec affiches et photos dans un bourg voisin – à cette époque les films circulaient d’une salle à l’autre dans des boîtes en métal. Tu dis qu’il n’en parlait presque jamais. Tu penses pourtant que ça lui plaisait. Il se lavait s’habillait de propre, il était jeune et beau, coiffé comme Gabin, légèrement brillantiné. Du haut de la cabine il regardait la salle se remplir, notait les lumières douces, les chuchotements. Il relevait le rideau de réclames locales et démarrait les actualités. Enfin la première bobine du film : ça crachotait cahotait, parfois se déchirait brûlait. Des visages inconnus circulaient sur l’écran, des corps bougeaient, des femmes prononçaient des paroles sensuelles, histoires d’amour ou de guerre, de quoi rêver ou pleurer ou les deux, le cœur alors habité par la nuit et fasciné par le faisceau de lumière, hanté par ces endroits et ces créatures qu’il n’avait même jamais imaginés parce qu’il n’était qu’un homme modeste né à la campagne avec peu d’expérience et peu d’occasions de voyager. Et si tu voulais, tu pourrais aller un cran plus loin, préciser qu’il n’était pas d’un tempérament à tout risquer, à tenter ailleurs une autre vie, tout simplement parce qu’il n’avait pas la trempe pour ça — et ça n’avait rien à voir avec le courage et la force physique —, pour lui les choses s’étaient passées comme ça, et maintenant il était ton père et tu le regardais de dos en pensant combien tu aimerais qu’il se retourne, te prenne par la main et t’emmène un soir avec lui dans la cabine de projection. Tu ajoutes que jamais sans doute il n’en a eu l’idée. Il envoyait les bobines l’une après l’autre et les corps bougeaient, se rapprochaient, agissaient sur lui, il rentrait à la maison les yeux brûlants, fasciné par tout ce qui s’était tramé dans le faisceau de lumière et il se glissait dans le lit auprès de la femme qui dormait et il la prenait dans son sommeil. Elle le laissait faire.

1971-1972
Rue de la Renaissance. Maison familiale.

Tu regardais le ciné-club du dimanche soir à la télévision dans la salle à manger — tu as souvent dit combien ça avait laissé des traces en toi. Les autres étaient couchés. Toi aussi il t’aurait fallu dormir. Le lendemain tu devais te lever avant 6h, prendre le car pour la ville, regagner l’internat. Tant pis, Bergman Antonioni Rossellini t’entraînaient tard dans la nuit. C’était si singulier, ce sentiment d’être seule dans la maison en train de grignoter des gâteaux secs, happée par cet écran de mauvaise qualité où se déroulaient d’étranges histoires qui n’étaient même pas vraies puisque filmées, pourtant fortes et envoûtantes. Juste un moment à toi, à toi seule, avec l’idée du temps à venir et le goût de vieillir.

1973, Nantes
Centre-ville. L’Apollo.

Souvenir de fauteuils larges et de balcons ornés de décors, mais pas sûr que ces détails soient réels. Obscurité, flirt, contacts troublants, premiers baisers. Oublié le titre du film. Vous vous étiez retrouvés une heure avant dans un café, petite bande de copains de plage de l’été précédent. Impossible de te souvenir du nom du garçon assis à côté de toi, un camarade des deux frangines à cheveux longs — toujours très à la mode — dont les parents avaient une villa dans ton village au bord de la mer et qui chantaient du Robert Charlebois. Franchement belles toutes les deux – possible que tu aies voulu leur ressembler. Dans le noir chercher la peau, chercher la peau de l’autre, se couler dans ses doigts puis se couler au long de son flanc, chercher sa vie en lui, vibration violente à travers les muscles traversant le dos et la nuque, le corps entier. Musique forte. Dialogues en arrière-plan. Tu le décriras grand et musclé, absolument mignon, mais manquant de pratique. Il n’y a pas eu de suite.

1980, Montpellier
Quartier des facs. Diagonal Campus.

Une salle de rien, petite mais chouette, et proche de la fac. Belle programmation. Séances tardives et cartes d’abonnement. Il y avait toujours du mouvement dans le hall, possibilité de boire un café ou d’acheter des bonbons. Tu étais d’un tempérament solitaire mais tu dis qu’il t’arrivait de partager des séances. Ce devait être fin octobre, sortie de Shining — tu aimais Kubrick depuis Orange mécanique. Et vous vous étiez disputés, JL et toi. Les flots de sang s’écoulant dans l’ascenseur et le bruit obsédant des roues du tricycle dans les couloirs de l’hôtel te hanteraient longtemps, parlant encore de la dispute. JL avait adoré : le labyrinthe végétal, la chambre 237, les jumelles en robe bleue, le fracas de la hache contre le bois des portes et le visage grimaçant de Jack. Il se montrait très excessif dans cette adoration alors que toi tu restais pétrifiée d’angoisse. Une fois quitté le cinéma, vous vous aviez marché l’un derrière l’autre dans la nuit noire pour regagner la voiture. Peu d’éclairage urbain dans ce quartier à cette heure-là.
— Pas tellement conforme au roman, le numéro de la chambre a été changé… et puis tout ce sang, ça n’est pas un peu écœurant ?
— Écoute, c’est la loi du genre, et le livre on s’en fout un peu… rooh… pourquoi faut-il toujours que tu pinailles ?

Tu le voyais de dos, tu avais très envie de le repousser des deux mains, de le bousculer, tu avais envie de te battre avec lui, contre lui, le film t’avait mis les nerfs en pelote et tu tremblais, impuissante à retrouver ton calme.

Aujourd’hui tu y repenses, tu dis que tu n’espérais qu’une chose : qu’il se retourne, t’accueille contre lui, te serre à mort, te dise des mots si doux qu’ils auraient gommé toutes les scènes, les heurts, les secousses, les différends intervenus entre vous depuis le commencement. Main dans la main vous auriez fait corps avec la réalité de la nuit, l’automne frais déjà, les feuilles qu’on foulait tombées sur le trottoir, les premières gouttes d’une pluie à venir.
Ou : il aurait ralenti sa marche pour tu reviennes à sa hauteur et il aurait attrapé ta main. Tu l’aurais refusé la première fois.

Ou : tu te serais obstinée dans ton silence. Il s’en serait moqué. Vous vous seriez tournés le dos toute la nuit.

Ou : la pluie aurait tombé plus fort et il aurait tourné la tête vers toi, t’aurait attiré sous son manteau et aurait mis ses mains sur ton visage pour le protéger.

Ou encore : rien, tout simplement rien.

Il n’y aurait pas de consolation. Vous circuliez dans des mondes résolument parallèles, chemins impuissants à se croiser.

Été 1981, Perpignan
Festival Confrontation 17, palais des Congrès.

Les aventures maritimes : sujet parcouru de long en large pendant une semaine de cinéma. Tu as tenté d’en retrouver l’éblouissante programmation, fouillé tes archives pour mettre la main sur un document, quelque chose, mais rien. Souvenance d’une journée consacrée aux pirates, d’une autre aux équipées tropicales avec African Queen, peut-être La dame de Shanghai. Des films de sous-marins, des polars portuaires, une réalisation de Carol Reed : peut-être Le banni des îles. Souvenance d’un fêlé de ciné d’art et essai qui en faisait des tonnes pendant les entractes. D’une fille qui se collait à son type de peur qu’on le lui fauche. D’un gars venu d’Ardèche qui faisait des études à Perpignan et qui avait déjà une femme et même un enfant. Tu dis que celui-là te faisait du gringue. Se retrouver quatre à cinq fois par jour, ça finissait par engendrer des attachements.

Et puis et puis bien d’autres salles en mémoire et anecdotes associées, queues devant le Royal pour les avant-premières, débats houleux au Diago, ruelles débordant de poubelles tard le soir, films sublimes ou dérisoires, chocs, ennuis, solitudes. Tu serais intarissable s’il le fallait, tu pourrais bien affûter tes souvenirs et développer d’autres chapitres plus ou moins tragiques, romantiques ou sanglants. L’ensemble fortement relié à la nuit. Sans oublier quelques expériences exotiques.

Par exemple : août 1984, New-York city. Le neveu de ton ami de Chicago s’était fait une obligation de te proposer une sortie. Venu te chercher dans le Queens pour t’emmener au cinéma sur la 14e. Purple Rain. Salle comble, 98% d’Afro-américains. Tu étais restée sidérée avec ton pot de pop-corn sur les genoux. Il y avait le feu dans la salle.

Par exemple : 1985 ou 86, côte Est de la Malaisie. Le type qui te louait une chambre avait parlé d’une séance spéciale en soirée, tu serais la bienvenue. En fait il racolait des clients dans la campagne environnante et s’enrichissait en projetant des vidéos pornos. Tu avais dû t’enfuir par la fenêtre.

Par exemple : 1989, Amsterdam. Tu pensais retrouver un type connu lors d’un voyage à Sumatra. Il n’avait pas répondu au téléphone, il pleuvait sans arrêt, tu t’étais réfugiée dans une salle pour voir Cinema Paradiso, l’incendie t’avait arraché des larmes.

Par exemple : 1995, New-Delhi. Environs de Connaught Place. Tout le folklore bollywoodien rassemblé au Plaza : affiches géantes peintes à la main, confiseries couleurs fluo, yeux fureteurs des hommes et discrétion amusée des jeunes filles. Ils osaient à peine se toucher la main.

Alors tous les baisers de stars, bande annonce du ciné de minuit, défilent encore une fois devant tes yeux, toutes les affiches et les noms au générique. Les scénarii, tu les as oubliés. Tu dis qu’ainsi tu peux revoir les films qui ont laissé empreinte tout en te rappelant la salle où tu les avais vus la première fois, décor et odeurs, avec quelle personne et dans quel état d’esprit – Bird, c’était avec ton cher Will décédé du Sida trois ans plus tard —, c’est fou comme tout revient à mettre le doigt dessus. C’est un peu comme l’écriture, on se souvient des phrases au moment où elles étaient en train de s’écrire et ce qui arrivait dans la vie en même temps, ça bouscule ça bouleverse et c’est tant mieux, il faut que ça sorte et que ça continue… tu dis encore que les cendres, c’est bien de les disperser dans la mer à proximité des îles, alors on en profite pour boire un coup… E la nave va

Aucune piste au début. Vraiment perdue. Pas d’idée… Je me suis secouée. J’ai pensé fort : « cinéma cinéma », et des images sont venues très confuses et emmêlées. Je ne voulais pas écrire des films ou des scènes de film. Plutôt prendre les choses du côté intime, conjuguer des lieux de cinéma avec la vie réelle. Du coup je suis repartie un peu comme pour le livre Souvenirs de cinéma avec des petits blocs : une date, une ville, un lieu. J’ai porté mon attention sur le décor.

Et j’ai fait une sorte de tour du monde…

Essayé aussi d’appliquer quelques-unes des gammes éprouvées ces dernières semaines (répétition d’un geste, doux et dur, décors sans histoire…). L’usage de la deuxième personne m’a donné du champ.

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Au cinéma


par Marie Roger, retrouver sa page

Je voudrais qu’on entre dans mon livre comme je suis entrée dans le film de Pawel Pawlikowski, à pas feutré, en frissonnant, posant mes pas dans la neige sous un ciel plombé. Rien à comprendre. Sentir juste ce frisson, ce grand vide, ces personnages placés en suspens dans une image décadrée, un décor nu, gris, des lignes d’ombre dures, l’absence de couleurs, de pittoresque, entrer dans le regard exalté du personnage, écouter le son du saxophone, si pur et sensuel à la fois. Cela pourrait se passer partout, et il s’agit pourtant de la Pologne. Un film blanc et gris, cri étouffé comme le bruit des pas sur la neige, retenu comme ce passé qui ne passe pas.

Je me souviens de la salle du quartier Latin où j’ai vu Ida. Quand je suis sortie, je ne voyais plus les détails de la rue, les visages des passants. Une brume grise brouillait les contours du réel. Les couleurs se délavaient. Il n’y avait plus que l’ombre des corps, la lueur de quelques regards croisés par hasard. Le reste se fondait dans une grisaille irréelle. Seule restait vraie la tension d’un corps sur l’image, le gouffre d’un regard. Atteindre cette présence dans les mots...

Retour au cinéma après le confinement. J’entre dans un cinéma de province, la salle est quasi vide. Six personnes, moi compris, dans une salle immense. Personne dans les rangées de devant, ni juste derrière, ni sur les côtés. Je m’abandonne sur le fauteuil de velours rouge, nuque calée sur le dossier, jambes allongées devant moi. Dans le film de François Ozon, je vois mon image inversée. Deux jeunes gens allongent leurs jambes, yeux écarquillés dans le noir sur un écran qui occupe la place où je suis. Ils rêvent d’une amitié idéale, d’une vie neuve. Et puis nous suivons, hors du cinéma, loin du rêve, le regard des adultes sur ces jeunes gens, celui du professeur de Lettres, ceux des parents de l’un, de la mère de l’autre, celui de l’éducatrice chargée par le juge de comprendre l’acte de l’un d’eux. Le professeur de Lettres demande au jeune homme d’écrire ce qu’il ne parvient pas à expliquer au juge. Crépitement de la machine à écrire. Cela s’est-il vraiment passé comme cela ? Quand j’écris, j’ai l’impression de devenir le personnage de l’histoire, dit-il à son professeur. L’écriture se fait destin, donne un sens, une explication à ce qui n’en avait peut-être pas, ce qui aurait pu rester pure folie, comme les cavalcades folles des deux jeunes gens sur la moto le long de la mer. Assise dans la salle de cinéma, je sens le frisson de la vitesse, le vent salé sur la peau, la brûlure du soleil, la jeunesse des corps. Quand il a terminé son récit, à la fin du film, le jeune homme se demande s’il peut refuser l’histoire dont il est devenu le personnage, son histoire.

Ce qui m’a intéressée, c’est la relation entre réel/image/écriture. Qu’invente-t-on quand on écrit ? Les deux films qui sont venus sont Ida, film qui a produit sur moi un effet incroyable, et, vu plus récemment, Eté 85, de François Ozon.

accéléré ralenti


par Michaël Saludo, retrouver sa page

5 heures de sommeil auront suffit. Je me lève péniblement, les pieds à vif avec des cloques. Douche froide, la première de la journée. Je m’habille vite. J’enfile l’accréditation et les pass autour du cou. Un carnet, un stylo dans la veste. Je vide le sac. Je ferme l’appart, deux tours de clé. 8h55 — Le soleil est brûlant, la journée commence. Je vais droit au Palais. Fouille à l’entrée. Prendre en main les clés et le portable qui vont beeper. L’agent de sécurité vérifie le badge, physionomie de la photo, dévisage. Descendre récupérer la presse, le programme du lendemain et celui de la journée. Puis donner à untel rendez-vous demain en matinée. Filer au bureau des accréditations pour retirer le badge du politique qui vient étendre son influence -– Vous devez avoir sa trombine en jpeg. Mal aux pieds. Je reviens sur mes pas cherchant les bureaux de la production des Poissons. Une assistante me remet les précieuses invitations de la soirée. Je retourne à l’appart tout déposer. Je ressors. 9h33 - Cette fois je prends la direction du stand de l’organisation professionnelle sur le port. Quelques échanges familiers à l’entrée. Puis un, deux, trois cafés serrés, croissant. Consulter la presse. S’arrêter sur l’article qui encense nos talents, nos prouesses. Quatrième de couverture à pérorer sur ma réclame en papier glacé. Je consigne mes nouveaux rendez-vous sur le carnet. Demain quel programme pour quel film, quel projet ? Les gens autour me pressent. Les formidables films de la veille, tu as vu la scène ? -– Non j’ai dû avoir sommeil. 10h00 — Un producteur, le rendez-vous s’enchaîne. Il porte trois scénarios sous le bras, et une mauvaise haleine. Il est fatigué, s’exprimant avec peine – un jus, un café ? Il me débite son pitch prêt à tourner, présente le volet financier avec les montants autorisés. Des acteurs pressentis. Ça vous dit ? –- Ça va nous plaire, vous pouvez déposer en 10 exemplaires. 10h40 — J’attrape la journaliste. Je confirme avec elle le point presse avec le politique, le studio, le réalisateur et la déléguée de festival –- Pour nous, tu comprends l’enjeu est capital. 11h04 - Je fais un saut à côté pour écouter le DG du cinéma de la grande chaîne privée. Je note la bonne nouvelle. Bonjour au voisin de chaise, échange de cartes et téléphones –- Oui, voyons-nous demain, on s’appelle ? 12h05 — Vite récupérer les tickets pour la séance ce soir. Pieds échauffés à l’entrée, file d’attente, sortie sans beeper. Une enveloppe glissée dans le costard. Je croise Luc, Vincent et Grégoire rassurants sur leur prochain développement. Prise de rendez-vous entre deux pavillons. Je repars -12h45 - au Palais. J’avance droit dans le zigzag du bunker pour sortir au poste de douane, contourner le marché et rejoindre l’allée du village. Au bout la plage, nappes blanches, serveur, champagne, menu pour huit en présence d’un distributeur. Auto-congratulations esthètes –- on est en « compète ». J’écoute les passionnés relayant un point clé du règlement qui se chuchote au ministère, l’Europe, les affaires. 14h35 — Déjà l’heure de saisir l’homme public en gare. Refaire le déroulé, sentir le mal aux pieds, le cauchemar. 15h05 –- Vous avez fait bon voyage ? -– L’hôtel n’est pas loin – Voyez c’est un peu après ! – Dans une demi-heure on repart. Redescendre à pied avec le politique relooké. Briefer ; des chiffres en euros, des pourcentages par habitant, l’emploi généré, tout ce qui a été fait –- Oui, oui, tout est prêt pour la soirée. 16h05 — L’interview commence sur des annonces ; congratuler, amender, réinjecter, soutenir en production –- Ce soir une chance pour votre région ? –- Merci d’avoir participé. Présenter le politique au secrétaire, au comédien natif, à l’expert. 17h50 — Repartir pour l’appartement. Se doucher, se préparer, je me dis -– ne pas oublier les tickets. J’ajuste ce satané noeud-pape. 18h20 — Sortir. Puis se diriger vers le boulevard. Éviter le zoo humain. Vingt fois dire « bonjour-on-s-appelle ». Changer encore de trottoir. L’homme politique voudrait s’asseoir. Franchir les barrières. Puis gagner, à montrer mon badge, le hall du palace très chic où attend toute l’équipe.

Je ralentis le pas. Le sol est pavé. Je longe un petit muret, à ma gauche une longue barricade en tissus. Deux grosses berlines s’avancent, et laissent des individus descendre. Je les suis. L’intérieur péplum s’étire au format panoramique à donner le vertige. Lumières tamisées en haut des colonnes prestiges dorées sur plus de treize pieds. Des lustres en cristal de bohème dans tout le hall m’ensorcellent. Un escalier sur ma gauche étreint par deux alcôves abritent des statues grecques. Une lourde table noire avec un bouquet blanc réunit étalée toute la presse professionnelle. Je reconnais les gens qui attendent là. J’adresse mes remerciements et mes compliments aux productrices, sous les ors du Majestic. Le politique redouble d’éloges. Je ne vois pas les petites mains qui m’ont remis les invitations ce matin. Pas de faute d’accord aldéhydé quand planent les effluves d’une absolue de jasmin. Aucune ne s’est échappée de la ruche mère ; les assistantes, remplaçantes, secondes, premières, stagiaires. Je m’éloigne un peu, happé par la dimension inaugurale. La productrice enquête sur l’absence du réal. Des échanges à voix basse, appels en aparte, main devant la bouche, éclat solitaire. Un homme aux cheveux de jais, la cinquantaine, aussi discret qu’invisible, s’inquiète, repart, relaie, renvoie, intercepte. Je connais l’attaché de presse. Un élégant plus grand déborde du groupe. Le distributeur s’esbrouffe, ne tient plus en place. Sur son terrain de jeu c’est le plus loquace. Enfin, les proches arrivent en s’émerveillant des perles et des strass, cherchant des yeux comme d’immenses glaces. J’entends des clameurs. Le hall se remplit sonore comme commuté par un va-et-vient. Sur les marches dévalent les jambes des actrices en tenues légères. Le réalisateur éclipse mine réjouie tous les hommes réunis. Les majordomes font signes vers la sortie. Le protocole est codifié. L’instant est encore pesant et solennel. La petite troupe coordonnée s’agite sur le parvis. Les voituriers ouvrent le bal des limousines pour les personnalités à véhiculer. Rien pour moi dans cette équipée. Je sors et me faufile à pied vers la sortie. Le politique me suis. Je me dirige plus loin vers les entrées avec tickets « Orchestre » où attendent en file indienne des gens accoutumés au bal costumé. L’homme politique part de son côté. Présences amies. Je discute fond d’archives. Conversation filée sur la numérisation et ce qu’on élimine comme dimension sensible de la pellicule de film au fichier sans aspérité, plus facile à manipuler, à envoyer, à dupliquer, à contrôler. Mais pour sauver de l’oubli il n’y a rien de plus fidèle que le film à la chimie centenaire. Nos voix s’évaporent dans les décibels. Aux vibrations des basses à deux cents mètres, sans contact visuel, on imagine une sacrée fête foraine. Voix de speaker monocorde subtilement enjouée rappelant aux autos tamponneuses les conseils de sécurité. Le brouhaha persistant de la soirée frites-saucisses-merguez et son DJ Ramène-ta-fraise. N’est-ce pas évident qu’il y a là une fête ? J’ai mal aux pieds. Dans la file sélecte, je trépigne pour la montée, mon corps léger transporté par des salves rythmées. Je laisse derrière moi séparé d’un ruban symbolique la centaine d’escabeaux hurlant des badauds, leurs clichés autographes saupoudrées de paillettes à vouloir trop zieuter les nudités des starlettes. Le chef du protocole fait signe d’avancer. Je vois les marches du Palais aussi irréelles qu’un décor en bois préfabriqué où des Cendrillons accoutrées à l’envers, foulent le tapis rouge sans pantoufle de vair. Je présente le ticket bleu, ma tenue réglementaire, visage radieux. Soudaine intensité des feux, mon corps flotte libre comme l’air. Mesurer mes effets sur vingt mètres de travelling. Faire durer le moment illusoire du standing convoité de trois minutes de gloire. Je me vois seul au milieu de cinquante à la sortie du dédale. Comme instruction s’avancer tout droit vers le mystère. Je me transmute novice, pingouin sur le tapis rouge comme sur une banquise sanguinaire. Des clics et des flashs me transpercent profane. L’instant d’après, à quelques enjambées, me voilà initié, baigné des clartés, diaphane. L’objectif prodige de la « camera crane » envoie mon double en salle lumière. Clap ! La scène est écoulée. Le protocole vous répète d’avancer, de vous pousser de la partie réservée. Le moment inespéré vous vomit. Invectives de monter ces marches rougies. Les gardes républicains apparaissent. Puis vient funeste la faute originelle, en cherchant du regard Eurydice dans un demi-tour de tête novice. Le spectacle est insensé et fou. Partout une nuée s’exalte à héler le nom de prêtresses ou demi-déesses. Une foule bannie, excommuniée du culte qui se déroule sous son nez. Pluies d’éclairs, fracas de bravos, échos des clap-claps avec brio. – Avancez s’il vous plaît. Apogée. Je foule l’ultime marche. Devant les saint-patrons du festival communient à tour de bras, embrassant à titre cérémoniel les plastiques charnelles. Je vois les portes orchestre. Je tends mon billet à doucher aux mains des gardes, leurs lasers. Je me dirige dans la crypte pour me présenter à la porte numérotée. L’ouvreuse m’accueille, m’accompagne et me désigne le rang sur le ticket. Des inconnus se lèvent, enfin voici mon siège. L’antre du grand théâtre Lumière se dévoile. Nous sommes nombreux à la fête. Sur l’écran géant les invités arpentent les marches en direct. La machinerie autour de moi recouverte de noir est titanesque. La salle cathédrale vibre. L’équipe du film est annoncée. Leur entrée est commentée et filmée. Tout le monde se lève. Applaudissements nourris. Je me repose sur mon siège. L’intensité lumineuse est moindre. Deux-mille trois cents personnes se font muettes. Une voix radiophonique légèrement inductive nous plonge dans une torpeur cathartique : « Ladies and gentlemen – The screening is about to begin – Please turn off your mobile phone during the performance ». La pénombre se fait nuit. Discrètement je détache le noeud-pape, me déchausse et desserre les boutons. Saint-Saëns m’embarque avec lui. L’écran s’éveille sur des salves de bravos.

Le récit d’une journée factuelle prétexte au réemploi de l’accéléré-ralenti, aux évocations douces et dures, aux décors intérieurs-extérieurs.
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Happy together


par Marlen Sauvage, retrouver sa page

…alors elle se remémora. Une houle de corps, des jambes des langues qui s’ébrouent à la tombée du soir par le temps froid de mars. Un brouhaha de voix. Des groupes qui se dispersent. Dans la foule, eux deux, la tête vers le ciel dans un même mouvement. Plus de sept heures d’affilée dans une salle obscure… Le dernier mariage ; Dis, papa ; Au loin s’en vont les nuages ; Kristin Lavransdatter… Ils viennent de vivre plusieurs vies, empreintes de la sensibilité de Liv Ullmann, Markku Pölönen, Aki Kaurismäki, René Bjerke. Elle hume l’air en fermant les yeux, décrypte une affiche publicitaire et s’étonne qu’ici aussi on dise « biscotte », mais nous sommes à Rouen, ma chérie, lui répond-il, comprenant cet étrange décalage qui l’a saisie alors que les films se sont succédé dans des langues étrangères devenues étrangement familières au fil de la semaine… Norvège, Danemark, Suède, Estonie, Finlande… La ville s’estompa, leur univers intime ne fut plus qu’un immense écran. Les pas dans les pas de l’autre, chacun replonge dans les images et les histoires, mélangeant les prénoms, les cinéastes, les pays, il leur faudra reprendre le catalogue du festival pour mettre de l’ordre dans leurs souvenirs. Ensemble ils rêvèrent de s’allonger, de plonger dans leur propre fiction. Il leur suffit de traverser la rue de la République à la sortie du Gaumont pour tomber dans la rue Saint-Romain et l’hôtel de la Cathédrale où ils élisent domicile à chaque rendez-vous cinéphile. Les scènes défilent comme des lambeaux d’images arrachées tandis que dans leur tête, lovés sous les draps, ils retrouvent la fraîcheur de la salle, le moelleux du fauteuil, son enfoncement, la main douce voisine à laquelle encore croiser ses doigts dans la nuit qui se pointe, et leurs mots se mêlent de plus en plus ténus pour échapper à la réalité et retomber dans l’imaginaire de leurs rêves intriqué dans celui des cinéastes. C’est à partir de là qu’elle collectionna les tickets comme autant de repères dans leur vie amoureuse, il en retrouve parfois, oubliés au fond d’un sac à main : Voyages, salle 3, il ne saurait plus dire où mais on lit encore le 26 novembre 1999. Le facteur, 1996, un 19 mai, à Valence, il s’en souvient, le public bavard massé à l’extérieur en file indienne, et un flash d’émotions auxquelles il ne peut attribuer un moment de l’histoire, salle 4, 18 h 07, dit encore le ticket bleu, on l’aurait préféré en VO ce film… On connaît la chanson, Nantes, 20 novembre 1997, 22 h au Katorza. C’était à Charolles, peut-être en décembre, ton père s’était endormi un peu, il nous a dit qu’il avait beaucoup aimé le film. Je le soupçonne d’avoir plus aimé encore être avec nous. Une autre salle et d’autres fauteuils rouges, la lumière qui décline au moment des placards publicitaires pour les commerces locaux et la soirée prochaine consacrée à la Chine… Il jeta un œil sur elle plongée dans la lecture d’une revue cinématographique, mais elle n’entend pas sa question, et il retombe dans ses pensées, la tête appuyée au dossier, perdu dans la contemplation du plafond noir au réseau compliqué de spots, dans un état second proche de celui de sa petite sœur il y a si longtemps, éblouie par Mary Poppins descendant du ciel sous son parapluie. Elle ne lit plus qu’entre les lignes, bercée par la musique de fond, une image la transporte, d’un petit gamin de Paris planté derrière un mur, avec Charlot, dévisageant un immense flic, elle tourne lentement la tête vers lui qui somnole, attendrie par le souvenir de ce courrier au timbre de Georges Simenon à la pipe qu’il lui avait envoyé, ou encore de ce collage de Manuel et Marie dans un film d’Anne-Marie Melville qu’ils iront voir, avait-il écrit au dos de l’enveloppe… Une autre fois, Hôtel des Carmes, dans le centre historique, entre la cathédrale et l’abbatiale Saint-Ouen, le parfum des jacinthes dans la cour intérieure, les murs anciens et les volets ouverts, la douche au rideau blanc, le marbre fissuré de la coiffeuse… alors elle replia ses trésors, les enfouit dans la boîte à motifs colorés, Jude aux Halles de Paris, le 30 novembre 1996 à 21 h 20 ; La prisonnière espagnole, à l’Escurial, Paris, le 7 février 1998, plein tarif 18 francs, 18 h ; Jugé coupable, L’Isle Adam, 30 avril 1999 à 22 h ; The pillow book, 19 février 1997, Parnassien Salle 6 ; Box of moonlight, 6 août 1997, Beaubourg salle 6 ; No sex last night, le Denfert, salle 1 ; A vendre, Opéra 3, UGC Paris, 15 septembre 1998, 21 h 55… Le goût de la cerise, Abbas Kiarostami, Palme d’or, festival de Cannes 1997 « Oh ! Que de temps où nous ne serons plus, et où le monde sera encore ! » Et leurs visages souriants à l’objectif d’une cabine photographique.

Codicille : des tickets de cinéma au fond d’une boîte et les revues conservées au fil des ans du festival du cinéma nordique de Rouen… Le titre de ce bout de roman en hommage à Wong Kar-Wai… Un passé cinéphile qui sert de trame à ce qui se passe dans la tête de deux personnages, au cinéma et hors cinéma, le passé simple qui permet la plongée dans un présent dépassé pour en conclure sans doute que la fiction (ou le rêve) a une fin.
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Avec Jane, dans tous ses cinémas


par Catherine Serre, retrouver sa page

Laisser glisser les images, s’envoler les sons et les impressions, lâcher le fil de l’histoire, ouvrir les yeux, quitter le cinéma. Elle laisse derrière elle les derniers spectateurs, ceux qui restent encore un peu, sans bouger, à ne pas défaire trop vite la magie, se détacher des personnages. Comme paralysés, ils regardent l’écran redevenu blanc et lentement se persuadent que tout n’a été qu’illusion. Une illusion de couleurs et de mouvement, une organisation de la lumière et de son spectre, un rassemblement de fantômes, une impression plus forte que le reste, un cadre haute définition pour un hors champ à inventer. Jane passe entre les deux colonnades de faux marbre, descend les six marches et rejoint la rue bruyante, toujours animée quelle que soit l’heure. La pâtisserie Al Abn est ouverte, elle est pleine à craquer de toutes sortes de gens qui viennent y chercher des gâteaux crémeux ou des pâtisseries croquantes à base de pistaches, de noisettes, d’amandes et de cacahouètes ; enrobées de caramel, les petites galettes sucrées seront servies en fin de repas à des invités honorés d’être si bien traités et qui rendront la pareille. Le magasin fut réputé dès son ouverture, sans cesse assailli et empli de corps qui se bousculent, s’emmêlent. Le sourire aux lèvres les gourmands depuis cinquante ans tendirent leur bras et leurs mains, happant et attrapant, ils choisirent le meilleur et emplirent des petits paniers débordant de douceurs, jusqu’à l’écœurement. Peu à peu le film lui revient. La salle était pleine, un couple s’assit à ses côtés, mais elle aurait préféré être seule comme d’autres fois, quand elle va aux séances de fin de matinée, dans une salle quasiment pour elle, ambiance de projection privée. Son corps dans le siège-baquet se détend, puis déborde sur le siège à côté, un peu de biais, un bras allongé, une jambe en travers, parfois même elle défait ses chaussures et les enlève, les pieds déchaussés sur la moquette rouge, sa vision des choses se relâche, elle est prête, elle respire doucement, elle attend le noir, l’enveloppement de l’absence de lumière, annonce du rayon magique, de l’apparition attendue, du premier son. Elle se laisse prendre par le générique, sait où elle est pour quelques secondes puis fond dans ce qu’elle voit. Certains soirs, elle monte les marches, et guidée par un mot dans le titre, un visage sur l’affiche, ne sachant rien encore du film, elle plonge. Elle heurte les images, les sons, les raccords, convoque des villes en noir et blanc, Lisbonne, Berlin, des guerres boueuses, Vietnam, Yougoslavie, des anges sans ailes grimpés sur des murs ou en apnée sous les mers, elle engloutit les regards, les mouvements, les routes qui circulent, les horizons abrupts, falaises bretonnes, frontières suisses, étendues étatsuniennes, elle décreuse les lassitudes et les attentes, Violette, Ferdinand, Ida, elle transforme les époques et les oiseaux, corbeau, faucon, oie sauvage, elle enflamme les corps, une main, une bouche, un genou, Claire, Claire, elle balbutie des silhouettes, des cheveux qui s’échappent, une robe ancienne, Margaret, Miranda, Francesca, Karen, Sophie, Linda, elle ombre des adieux et des pays de neige, Anna, Lara, elle inverse des lignes droites vers des auberges où elle ne vit pas, au long de routes poussiéreuses, Jasmine et Brenda et elle se fond, se fond dans chaque instant, les raccords la brodent à l’histoire, les fondus noirs la contiennent, le thème musical l’enveloppe et la berce, elle se laisse faire, elle se laisse mener, elle devient la chose du film, l’œil pour qui il existe, l’instant du regard dirigé vers la matière impalpable et réelle, offrande de lumière, de mouvement, au-delà du vrai, elle se donne à l’intense travail mental d’inventer ce qui, justement, ne se voit pas. Sur le boulevard, elle se retourne, change d’idée et repasse devant le cinéma, il n’est plus qu’un bâtiment comme un autre à présent, dans l’alignement des immeubles, un peu racoleur, et vide. Un homme agité s’approche, elle le repousse avec des paroles dissuasives, mais il reste collé à elle, la ville la rattrape, la ville-ogre qui sait tout d’elle et des millions d’autres, une entropie déchaînée, la ville qui dévore ses habitants, l’homme continue de vitupérer, et Jane se débat avec ses mots doux, laissez-moi, s’il vous plaît laissez-moi, je ferai pour vous, des vœux, seul cadeau avec un peu de nourriture, aux abandonnés du boulevard, personnages délabrés aux histoires de guerres, d’espoir perdu, et de descente aux enfers. Elle continue, s’éloignant de chez elle, et atteint la place ronde, elle voit les guirlandes d’ampoules de ce café ouvert la nuit où elle aime venir prendre un thé, dans une ambiance plus feutrée que celle du boulevard. Elle tourne dans la rue. La guirlande rouge, verte, bleue donne un air de 14 juillet français, elle profite du moment qu’elle aime, le serveur confirme la commande et lui apporte un thé clair dans un petit verre ventru, elle y verse une cuillère de sucre et le regarde fondre, disparaître dans le liquide avec des traces brillantes. Elle met ses lèvres sur le bord du verre et ne prend qu’une goutte, pour le mélange d’amertume et de sucré qui se dépose, et laisse le film se frayer un nouveau chemin à travers elle. Une image se lie avec une autre plus ancienne, le caractère d’un personnage ravive un personnage qu’elle croyait oublié. Un accord obsédant bat à ses tempes, presque un vertige. Elle a aimé, c’est tout ce qu’elle peut en dire pour l’instant. Dans la suite de ses pensées, on visiterait une salle ancienne, avec cet écran de publicité pour un installateur de cheminée, un réparateur de cycles, un jardinier, une maison de la presse, des boutiques aux adresses lointaines. Un ciné-club en ville dans une salle devenue un théâtre. Les films vus les uns à la suite des autres à la Fourmi, à vingt ans, les dimanches, au Rex, à quarante, deux ou trois à la file, pour rattraper le temps perdu, puis les festivals et les journées sans rien d’autre que le cinéma, les histoires, les univers, le basculement du corps dans les éléments de terre, de feu et de lumière qu’un artiste a vu pour elle, et su transformer en rythme, en éclats, en doux piège pour un corps immobile, consentant à cette immobilité, à ce retrait dans un lieu et un temps sombre, vivant par procuration des mouvements terminés depuis longtemps, et cependant si proches, si puissants d’actualité, de présence, d’élan. Il y aurait des projections à l’air libre sur un écran monté dans un pré, sous un bosquet d’arbre ou au milieu d’une esplanade contre un mur aveugle. En surimpression un visage aux yeux vairons un soir en Irlande, c’est l’été et les jeunes se dépêchent de ranger les bancs après la séance, le film a déplu et le bruit n’est pas bon, ça gronde dans les voix, ça vibre d’une façon trop serrée, personne n’a compris, on dit qu’il manquerait une bobine, des seins énormes dans une cour bondée où l’on est affalé par terre, on se tasse et on se serre, tout le monde verra au final mais il y a ce mauvais moment où l’on croit que notre place est plus mauvaise que celle de ces deux-là, qui arrivent à la dernière minute, on oublie tout quand l’étoile du berger s’allume et annonce la nuit, une musique entêtante et les images courbes à l’arrière d’un monument de béton qui de ce côté sert d’écran, l’image en scope illumine la place, les passants traînent un peu et attrapent une scène ou deux, leur cas est sans intérêt pour celles et ceux dont les yeux concentrés, avides, ne ratent pas une seconde et vivent chaque instant plus fort que leur propre vie, une fois on aurait à la main une bière légère, à Londres, dans un lounge, il se transforme en petite salle de cinéma, les fauteuils club sont incroyablement confortables, si la salle tanguait on se croirait sur un vieux gréement traversant l’atlantique, à l’écran un quatuor amoureux sophistiqué essuierait des tempêtes. Les amis, les inconnus, celles dont on croise le regard, et ceux qu’on évite, un banc malcommode, un siège grinçant à chaque mouvement, un bâton de glace collant la bouche, une immersion totale dans une troisième dimension, des odeurs, des bruits, celui crissant des cellophanes de bonbons transparents ou d’un enrhumé qui gêne toute la salle. Les meilleures des projections auraient lieu dans des amphis bondés pour des séances gratuites de films étrangers à des horaires qui cassent la journée, où l’heure réelle et l’heure fictive ayant changé de fuseau, les visages hagards des jeunes gens se trouvent déphasés après une traversée des Carpates, une chasse à l’orignal ou une conversation dans une piscine vide. Et la vieille amie, française, quel était son nom ? Thérèse, Denise… qui avec son mari a parcouru dans tous les sens le Jura et ses routes difficiles, avec un cinéma ambulant, à la tournée pendant des années, exploitant itinérant toujours attendus dans les villages, dormant dans leur camion au froid de l’hiver, à la belle étoile des forêts en été, se réchauffant de leur passion pour les images, pour le labeur nécessaire de les montrer toujours et encore, à toutes et tous, pour l’amour des réalisateurs, attendant comme des enfants impatients le prochain long de Claude, de François ou de Jean-Luc, peu de femmes alors mais quelques-unes fidèlement projetées, Agnès, Chantal, Nelly. Thérèse ou était-ce Denise ? les soirs d’hiver neigeux et glacés, descendant en bobsleigh avec quelques autres, la grande pente de Morbier à Morez, elle le racontait cet exploit que son mari adorait, n’est-il pas le propriétaire de l’engin ? une scène qu’aucun film ne montrera jamais, réalité dont on perd le souvenir de toute façon… Jane ne sait pas que toutes ces impressions fugitives pourraient être un point de départ à la réécriture de sa vie, elle porte son verre de thé à ses lèvres, sourit et vérifie que l’amie qui la rejoint arrive. Avec l’afflux de souvenirs, le film de ce soir a maintenant un goût différent, son étrangeté est décuplée, son lyrisme exacerbé, des morceaux de dialogues lui traversent l’esprit et ce qu’elle a vu des corps, sans fluide aucun entre eux, sans une goutte de salive, sans une larme, nulle transpiration, pas même une douche ou une pluie, en est le parti-pris principal, suite imaginaire, variation répétée de deux corps à l’étreinte. Elle n’a rien vu de l’amour.

Codicille : avec Jane, encore dans tous mes cinémas, ou toutes mes sensations de cinéma ou une partie, elle prend, elle rend, elle veut une place pour sa mélancolie, je la lui offre. Côté montage du texte, trois jours à rêvasser, un début d’écriture de nuit, puis en deux temps, jusqu’au verre de thé, puis les souvenirs de projections, avec en tête les neuf tensions à retraverser, douces et fortes, toutes connues ou vues de loin, et les noms qui s’intercalent, viennent porter -– et j’espère sans histoire –- les lieux des films, et puis, et puis, et puis… Le défi ici, est d’écrire vite, d’avoir pour la relecture peu de temps, de croire en ses choix du moment, d’assumer un tout petit peu d’histoire, notamment en guise de clôture/ouverture.
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L’attente


par Françoise Sullivan, retrouver sa page

Ses pieds s’appuient l’un après l’autre sur les marches et c’est le bout de la chaussure à talons qui se pose accompagné d’un léger balancement du corps et l’escalier est raide et les marches craquent. Il ne détache pas les yeux de ses chevilles et emboîte son pas sur le sien. Encore quelques marches et l’escalier tourne sur un palier et elle s’arrête devant une affiche et lui descend d’une marche pour ne pas perdre l’équilibre. Elle dit qu’elle se souvient de ce film, des collines, du brouillard, des ruines qui cherchent leur musique, d’une terre rêvée, d’un arrière-pays d’exil et surtout de la dernière image du film — une pierre qui se balance pendue à une vieille poutre —, mais si voyons tu ne peux pas l’avoir oublié, souviens toi, c’était l’année dernière, la salle était pleine, il a fallu s’asseoir au premier rang et j’ai horreur de ça. Elle reprend sa montée et à son tour il s’arrête devant l’affiche. Sur la crête rocheuse d’une colline, un homme tenant un enfant par la main regarde en hauteur un amas de pierre sur lequel poussent des herbes. L’enfant, de dos sur l’image, lève la tête vers son père figé comme le paysage de pierre en contre-jour sur un ciel bleu pâle. Il reprend la montée de l’escalier à son rythme. Dernière marche ; seuil ; salle Frederico Fellini. La porte noire vient de se refermer avec un souffle expiratoire. Sur la droite, une autre affiche. Logo prix du jury, la palme en coin et dans le tiers gauche une femme les cheveux au vent, la bouche légèrement ouverte, les yeux sombres sous d’épais sourcils insensibles à la bouche de l’homme déposant un baiser sur sa joue, la main serrée sur sa robe au niveau de la poitrine, alors que de l’autre main il la presse pour l’attirer plus encore contre lui — de peur qu’elle ne lui échappe ; parce qu’elle lui échappe ; avant qu’elle ne s’éclipse ? — à moins que ce ne soit la femme qui se soit élancée dans les bras de cet homme pour s’abandonner à lui. L’épaule dénudée de la femme est éclairée par la même lumière que son visage tandis que la chevelure de l’homme et le cou de la femme sont teintés d’ombre. Ils sont beaux mais l’attention qu’il lui porte la rend seule dans sa beauté, c’est frappant. La salle de cinéma est vide, anormalement vide peut-être. Les fauteuils rouges grimpent en gradins vers la lucarne éclairée sur le mur du fond pour ne former vers le haut qu’une sorte de houle immobile. La salle de cinéma est vide, agréablement vide, les fauteuils du milieu, au niveau de la travée qui permet d’étendre les jambes, sont libres. Elle abaisse l’assise d’une main et se laisse tomber dans le fauteuil de tout son poids. L’écran est inondé d’une lumière blanche qui se reflète sur une avancée en bois. Par une porte sur la gauche les acteurs pourraient monter sur scène, rentrer dans l’écran, attendre la musique et l’histoire pourrait commencer. Ce serait l’histoire de cette femme qui tient un bar situé en haut d’un escalier fréquenté par des hommes qui cherchent réconfort. L’un deux, trapu, se penche sur le comptoir et l’interpelle puis s’approche d’elle et lui jette un billet d’un geste négligent. Elle recule, le regard dur, le corps raide. Elle se détourne de lui. Elle est au milieu d’un terrain vague avec des cheminées d’usine en arrière fond. Il y a un homme immobile vers lequel elle s’avance comme aimantée, il l’attend. Elle est seule au milieu du terrain vague, il est mort. Tous les jours elle monte l’escalier et dans le bar tous les jours son regard terrasse les hommes avides de chair. Il abaisse l’assise d’une main, de l’autre l’époussette, la laisse remonter avec un bruit sec, enlève sa veste en cuir, rabaisse l’assise et prend place. A droite de l’écran, une statue en pierre sur un piédestal — c’est un saint tenant d’une main sa toge et de l’autre un livre, tournant vers les spectateurs un regard creux et une longue barbe impassible. L’écran blanc est encadré par deux colonnes peintes sur lesquelles un angelot dodu soulève le bout d’un voile. Le plafond sombre en poutres rappelle la charpente de la soute d’un navire. Sur la gauche, une porte. Ce sont les toilettes ? Il attend. Elle attend. Ils attendent, le regard rivé vers l’écran. Dans l’attente elle voyage, voyagea pendant le temps attendu : elle tient sa chaise de camping pour la séance de ciné en plein-air. Elle a peut-être huit ans. Elle s’installe, change de place avec son frère, sa mère lui donne un coussin pour la surélever. Musique lyrique, violons à la corde sensible, elle est clouée à sa chaise sous la brise d’été. Autant en emporte le vent. « Je vous aime Scarlett », il aime Scarlett en dépit de tout. Dans l’attente, il se souvient, il se souvint pendant le temps attendu : il l’attend devant le cinéma malgré le froid pour la voir arriver plus vite. Des silhouettes d’ombres déambulent silencieuses dans la rue faiblement éclairée. Un homme vêtu d’un manteau gris et d’une écharpe rouge le frôle en ouvrant galamment la porte du cinéma, une femme manteau bleu foncé et béret noir rentre. Elle n’arrive pas. Un groupe de spectateurs sort du cinéma — lui : allume une cigarette, lui : ferme son blouson, elle : lui prend le bras, elle : va prendre un programme sur le présentoir… alors, t’as aimé ?… d’ordinaire je n’apprécie pas les transpositions de romans mais là, j’avoue que c’était plutôt réussi… A l’intérieur du cinéma, les lumières de la salle faiblissent. Rappel pour les téléphones. De petits rectangles lumineux parsèment les rangs puis s’éteignent rendant à la salle son obscurité et l’écran géant s’illumine sur une chaîne de montagnes s’élevant au-dessus des nuages et sur le sommet le plus haut, un cercle d’étoiles blanches se dessine et en italique des lettres s’inscrivent, tout cela sur une musique épique. Lui l’attend encore à l’extérieur sous l’enseigne lumineuse du cinéma. Il l’attend d’une attente qui stagne. Le froid saisit ses orteils et lui suggère de quitter le cinéma et il marche dans la rue et son regard scrute les passants, les carrefours. Un chien s’approche de lui, le renifle et poursuit son chemin. Sur la droite, une vitrine illuminée arbore des jambons suspendus comme des vestes sur des porte-manteaux et au fond de la boutique, il y a un étalage de charcuterie éclairé par trois luminaires vert pomme. Les horaires sont marqués sur la porte — sans interruption 10h -19h, fermé le dimanche. Il est 20h30. Il a toujours un paquet de spaghetti et du pesto chez lui —¬ prévoir l’imprévu. Il sent un coude le pousser légèrement sur l’accoudoir de son fauteuil, comme si cet espace-là était trop étroit, trop intime pour être partageable. Pourtant les fauteuils sont larges et confortables, des « love seats » comme on les appelle — pour cela, il faudrait pouvoir relever l’accoudoir et ce n’est pas possible. Un homme s’avance dans l’allée et s’installe pile au niveau de leurs fauteuils. Il se laisse tomber après avoir fait basculer l’assise et sa tête se découpe sur le milieu du grand écran, puis sur le bord droit. Elle incline le corps. L’accoudoir fait barrière. Dans l’allée devant s’avance une femme qui sort son manteau et s’assied à côté de l’homme. Bruit d’une fermeture éclair, d’une main qui farfouille dans le sac, de clés qui clinquent. L’écran, toujours illuminé de blanc, sert de toile de fond aux deux têtes qui se tournent l’une vers l’autre, se redressent, se penchent encore. Tu ne veux pas te déplacer ?... Je suis bien là, ils sont vraiment confortables ces fauteuils, pas comme ceux du Grand Théâtre… la salle vient d’être refaite, pour une fois ils ont pensé confort. Elle pose sa tête sur son épaule, ça va bientôt commencer. Ils fixent l’écran. La salle attend, chuchote, bruisse de feuilles tournées, claque d’assises abaissées, zipppe de fermetures éclair. L’attente les rassemble avec les autres spectateurs confortablement assis dans leur fauteuil. L’attente les disperse parmi les autres spectateurs. Elle se réinstalle dans son fauteuil pour trouver la bonne assise, s’enfonce de telle sorte que sa tête ne dépasse plus du dossier et s’abandonne comme sur un oreiller. Elle attend le dialogue qui emporte et délivre de l’attente impatiente. Lui attend la musique qui déclenche l’image qui annonce l’histoire. Il voit l’attente sur le plafond, sur les silhouettes des têtes devant lui, il l’entend dans les paroles murmurées, la sent dans son coude détendu sur l’accoudoir. Elle scrute le plafond jadis habité par des chants religieux. Il regarde le mur et compte les îlots de lumière des appliques — il y en a cinq sur chaque mur. Tu as l’heure ? La lumière de la salle s’éteint. L’écran redouble de blancheur lumineuse et les deux têtes en ombre sur l’écran oscillent comme deux bouées noires sur des flots sombres. Dans son fauteuil, elle se cale à nouveau, croise les jambes. Dans son fauteuil il croise les bras, les décroise, appuie la tête sur sa main, s’abandonne dans un état latent.

Codicille : souvenirs de quelques affiches : « Quand une femme monte l’escalier » Mikio Naruse, également l’affiche du film documentaire Mutso, et L’éclipse d’Antonioni. Au cinéma, je ne prends pas place dans un fauteuil avec la même sensation dans le corps qu’au théâtre et l’attente est vécue différemment. Sur mon bureau depuis quelques temps, Blanchot L’attente, l’oubli.
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Tu as aimé le film ?


par Jérémie Tholomé, retrouver sa page

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C’est en plein cœur de la Ville-Charbon. C’est à deux pas de la place du Marché. C’est à côté d’une église catholique devant laquelle un sans-abri a posé un matelas recouvert de nombreuses couvertures très épaisses. C’est véritablement l’âme du quartier. Une salle de projection unique. Des décors noirs. Des fauteuils rouges. Ni pop-corn, ni sucrerie. Jamais besoin de réserver, malheureusement. Certains fauteuils rouges peuvent attendre une vingtaine de séances avant que quelqu’un n’abaisse leurs strapontins. On y croise des hommes, des femmes, plus rarement des enfants, des artistes, des freaks, des community managers, des travailleurs sociaux, des institutrices, des membres du conseil communal, Emily Artaud et Antonin Dickinson (mais jamais au même moment — sombre histoire). On y croise également Olivia Delacroix, responsable de la programmation, considérée par beaucoup comme la plus jolie femme de la Ville-Charbon. Olivia aime le football et la bière. Olivia déteste les paillettes et les accessoires brillants. Des émotions comme le streaming n’en procurera jamais.

Codicille : Un jour, je suis parti au bout du monde, dans un endroit réputé pour ses plages paradisiaques. J’y suis resté trois semaines. Je n’ai aucun souvenir des paysages mais je me souviens des gens. Apparemment, je vais au cinéma comme je vais à la plage…
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CECI EST L’HISTOIRE DE WAN WOÏ & WÉ POSANT LEURS CULS DANS L’ESCALIER DE L’IMMEUBLE


par Vincent Tholomé, retrouver sa page

• c’est l’histoire de Wan Woï & Wé posant leurs culs dans l’escalier de l’immeuble • c’est exactement comme c’est dit : Wan à gauche • Woï au centre • Wé à droite • Woï prenant d’abord place • bien au centre • troisième marche puis sortant de sa poche un en-cas • Wan la rejoignant ensuite • la saluant à peine & sortant de sa poche un en-cas • Wé les rejoignant ensuite • les saluant à peine & sortant de son poche un en-cas • Woï d’abord ne connaissant ni de vue ni de nom Wan & Wé • Wan d’abord ne connaissant ni de vue ni de nom Woï & Wé • Wé ne connaissant ni de vue ni de nom Wan & Woï • Wan rejoignant Woï par hasard la première nuit • Wé rejoignant Wan & Woï par hasard la première nuit • Wan Woï & Wé ne disant rien la première nuit • regardant fixement devant eux la première nuit & mangeant leur en-cas • Woï disant mon nom est Woï la deuxième nuit puis serrant la main de Wan & Wé comme pour faire connaissance • Wan disant s’appeler Wan & serrant la main de Wé comme pour faire connaissance • Wé disant Wé & ne serrant la main de personne • Woï disant Wan à Wan la troisième nuit en le saluant de la tête • Wan & Woï diasnt Wé à Wé quand Wé viendrait prendre place • rejoignant Wan & Woï • ses amis Wan & Woï • puis Woï • la quatrième nuit • présentant à Wan & Wé son en-cas • son omelette au crabe • invitant Wan & Wé à se servir • Wan • la cinquième nuit • présentant à Woï & Wé son en-cas • son curry de pommes de terre • invitant Woï & Wé à se servir • Wé • la sixième nuit • présentant à Wan & Woï son en-cas • ses nouilles-maisons façon Pimpinistan • invitant Wan & Woï à se servir • etc. • Wan Woï & Wé portant de la première à la sixième nuit les mêmes vêtements • comme s’ils étaient des pauvres • ou comme s’ils n’avaient pas d’autres vêtements • ou comme s’ils avaient d’autres vêtements mais qu’il ne serait pas dans leur habitude de changer tous les jours de vêtements • Wan Woï & Wé usant plutôt leurs chemises & pantalons jusqu’à la corde avant d’en changer • Wan Woï & Wé usant leurs chaussettes jusqu’à la corde avant d’en changer • peu importe leur état de crasse • Woï se fichant que le boulanger Waï se pince le nez chaque fois qu’elle mettrait les pieds dans sa boulangerie • Wan haussant des épaules la fois où la vendeuse Wang • qui fait dans les poulets • se bouche le nez • sciemment le nez • devant lui dès qu’il passe la porte • Wé faisant comme si quand le poissonnier Won sort ses seaux • sciemment devant lui • son détol & ses gants en caoutchouc • dès qu’il passerait la porte • PUIS WONG PARQUA SA VOITURE & c’est panique à bord • Woï disant à Wong c’est fou ça • Wan ne tenant pas en place • se levant brusquement dès que Wong entre dans l’immeuble • Wé se tordant le cou • dix mille fois le cou • disant à Wong c’est fou ça • Woï demeurant bouche bée • demandant à Wong s’il a une raison • une bonne raison • à parquer là • sa voiture là • précisément là • c’est devant l’immeuble • c’est une camionnette • elle est rouge & carrée • elle bouche toute la vue dit Wan • elle gâche toute la vue dit Wé • elle gâche le spectacle dit Woï • tout ce qu’il y a à voir dit Wan • tout ce qu’il faut voir dit Wé • de l’autre côté de la rue dit Woï • traitant Wong de trouble-fête & gâte-sauce dit Wan & bien vu bien dit dit Wé • expliquant à Wong que ça n’est pas pour rien que • six nuits de suite • Woï • la vénérable Woï • prend place • dès qu’il fait noir • sur la troisième marche • dans l’escalier • Woï expliquant à Wong que ça n’est pas pour rien que • six nuits de suite • Wan • le gentil coq Wan • prend place à sa droite • troisième marche de l’escalier • partageant avec elle • partageant avec Wé • ses en-cas magnifiques • Wan expliquant alors au trouble-fête Wong que ça n’est pas par hasard que • six nuits de suite • il y a Wé • l’homme encore bébé • l’homme encore replet • il prend place • il s’assied • à la gauche de Woï • troisième marche • dans l’escalier • dans le hall d’entrée de l’immeuble • déballant ses en-cas faits maison • emballés avec soin • proposant Woï • proposant à Wan • de goûter ses plats • faits avec amour • bien que trop salés • PUIS WONG DIT : RIEN À BATTRE & WOÏ PENSA À SA BASSINE À LINGE & WAN VIT WOÏ BATTRE WONG À COUP DE BASSINE À LINGE & WÉ VIT WA EMPOIGNER LA CHEVELURE DE WONG & WONG MOURUT BATTU À MORT & c’est dans leur tête • dans le hall d’entrée • n’a pas lieu en vrai • Woï pensant que • sans aucun doute • ça lui ferait du bien de voir Wong battu à mort • Wan pensant que • sans aucun doute • ça lui ferait du bien de voir Woï • l’antique vénérable • rosser Wong à mort • Wé pensant que • sans aucun doute • il détournerait la tête • n’intervenant pas • si Wan • le robuste Wan • battait l’immonde Wong à mort & ça se passe TANDIS QU’AILLEURS • de l’autre côté de la rue • dans sa station-service • il y a Wun • assis à sa table • assis au bureau • il compte les mouches • il porte une chemise à carreaux boutonnée jusqu’au cou • un t-shirt blanc • un pantalon jeans • il porte à sa bouche un en-cas • c’est un gobelet blanc • en carton • c’est de petite taille • ça contient du chaud • une soupe chaude • un liquide orangé • TANDIS QUE DEVANT LUI À L’EXTÉRIEUR DE L’AUTRE CÔTÉ DE LA VITRE • ses deux pompes rutilent • des mouches se brûlent les ailes aux néons • des personnes parlent fort dans l’immeuble d’en face • des voitures passent sans s’arrêter • TANDIS QU’IL ENTROUVRE UN PEU LES LÈVRES PENDANT QU’IL HUME • Wun ne goûtant pas tout de suite son en-cas • humant • d’abord • machinalement • son en-cas à portée de lèvres pourtant • ne pouvant • pourtant • d’abord s’empêcher d’entrouvrir les lèvres & de humer • se fichant pas mal de tout ce qui se passe ailleurs TANDIS QU’IL EST SEUL DÉSESPÉRÉMENT SEUL DANS SA STATION-SERVICE • Woï disant à Wong qu’à cause de Wong peut-être que Wan Woï & Wé ont manqué quelque chose • Wan disant à Wong qu’à cause de Wong peut-être que Wan Woï & Wé n’ont pas vu l’incendie • Woï craignant toujours que Wun • de l’autre côté de la rue • dans sa station-service • perdu dans sa rêverie • enflammant pour rire • pour passer le temps • des papiers minuscules puis les balançant dans un cendrier à l’instant où ils vont lui brûler les doigts • n’incendie • sans le vouloir • comme par distraction • son paquet de factures • son paquet de commandes ou de choses à faire • Wan craignant toujours que Wun • de l’autre côté de la rue • dans sa station-service • humant son en-cas en pensant ailleurs • ne remarque pas Wog • l’immonde Wog • ce chien fou • à l’affût d’un coup • comme toujours • épiant Wun depuis des jours • remarquant que Wun • depuis des jours • resterait seul • depuis des jours • aucune voiture aucun poids lourd ne s’arrêtant à sa station-service • Wé pestant contre Wong • disant à Wong qu’à cause de Wong il y a Wan Woï & Wé • ils loupent quelque chose • ils loupent l’appel • Wé s’attendant • dès la première nuit • à ce que Wun se décide • appelle enfin Win • son bel amour • lui disant enfin tout ce qu’il pense d’elle • son amour fou depuis toujours dit-il • son amour fou d’elle • etc. dit Wé • PUIS WONG DÉCACHETA UNE ENVELOPPE & WAN ÉPROUVA LA MÊME CHOSE & WÉ PENSA QU’IL N’Y A PAS À AVOIR HONTE DES CORPS NUS & WOU S’ENDORMIT SANS FINIR SON ASSIETTE & WEÏ BASCULA PAR LA FENÊTRE • PUIS ON TROUVA LA CASQUETTE DE WU DANS UN CHAMP • PUIS LE THÉÂTRE FERMA SES PORTES & LE CUISSOT FUT ENFIN CUIT • LA BIÈRE ENFIN TIRÉE • LES LUMIÈRES ENFIN ÉTEINTES •

(codicille : il faut être objectif : je n’ai pas le temps de participer à l’atelier, je n’arrête pas de le dire, alors que tout cela, tout ce que je lis, tout ce que je vois, les propositions de François, les textes des autres, l’émulsion, etc., me donne l’envie, la sacrée envie, de m’y mettre, disant encore hier, à Gauthier Keyaerts, venu hier répéter, reprendre à la maison nos impros, musicales & verbales, là où nous les avons laissées il y a un mois déjà, combien il m’était impossible, personnellement, de mener deux projets conséquents d’écriture en même temps, puis lui disant encore, au repas de midi, que je regarderais sans aucun doute toutes les vidéos de François, n’étant pas exclu le fait que, de temps à autre, j’y réponde par un texte, en fonction des propositions mais pas que, en fonction des envies mais pas que, puis reprenant, nous autres, toute l’après-midi, nos impros musicales & verbales, n’hésitant pas à nous interpeler, à nous dire — alors que la musique court encore – ce que tout cela, cette matière sonore sortant dès fois par hasard de nos machines, sortant toujours minimales – créant au mieux tout un cinéma pour l’oreille fait d’ambiances tendues, discrètement tendues, créant au pire une bouillie infâme – nous évoque, moi disant :zoviet*france :, mon très cher :zoviet*france :, Gauthier avançant le nom de Lynch, David Lynch, la façon discrète, tout en tension, dont la nappe sonore court dans Twin Peaks saison 3, dans n’importe quelle scène, moi lui disant alors que, si je devais répondre à la proposition 10, si j’avais le temps de répondre à la proposition 10, si je n’avais pas un autre projet conséquent d’écriture, eh bien, ce serait comme ça : trois de mes personnages, affublés de leur nom ridicule, prenant place, de nuit, sur un escalier, rez-de-chaussée de leur immeuble, assis côte à côte & scrutant, au travers de la porte, ce qui se passerait ailleurs, de l’autre côté de la rue, dans le garage/station-service d’Ed, le grand lascar, l’amoureux de Norma, quand on le voit seul, perdu dans ses pensées, en train de manger, de nuit, quelque chose, on ne sait pas quoi, une bouillie infâme, mais probablement pas, en provenance du RR, le resto de Norma, humant discrètement, une seule fois, de façon animale, l’odeur du manger, comme si, au-delà du manger, il humait Norma, serais-je tenté de dire, comme s’il humait Norma de façon animale, comme s’il humait son amour de façon animale, etc., ne dis-je pas à Gauthier, mais le pensai-je ici, à l’instant d’écrire ce codicille, ouvrant ensuite, bien plus tard, le soir -– bien après le départ de Gauthier, bien après avoir rangé mes machines soniques à leur place –, un carnet, désireux, juste comme ça, juste pour voir, pour le fun, ce que cela donnerait de commencer quelque chose, un texte qui ferait semblant de répondre à François, à sa proposition 10, puis, shazam & zou, me trouvant soudainement happé, après quelques hésitations, après quelques ratures, tombant littéralement dans la page, tant mon désir de retrouver Wan, Woï & Wé, des silhouettes de personnages pourtant, des silhouettes sans histoire & sans consistance, est immense, un protocole d’écriture, peu à peu, se mettant en place, s’imposant, comme de lui-même, s’affinant, de proposition en proposition, comme s’il naissait de lui-même, brassant large, sans que je lui demande, sans que je le pense, naissant comme de lui-même au fur & à mesure, convoquant à lui l’une ou l’autre de mes figures tutélaires, de mes auteurs & autrices chéris : Daniil Harms, évoqué -– et utilisé aussi –- cet après-midi encore, au beau milieu de nos impros, Poèmes et proses étant, par hasard, à portée de main, Poèmes et proses, ouvert au hasard, nous faisant rire, Gauthier & moi, nous donnant l’envie d’utiliser en vrai, d’utiliser en perf, Poèmes et proses, Daniil Harms étant un de mes auteurs tutélaires, dis-je encore à Gauthier, Daniil Harms me donnant l’envie, depuis toujours dis-je encore, d’écrire comme ça : simple, sans aucune circonvolution narrative ou esthétique, droit au but & absurdement drôle, brutalement drôle, humaine & drôle, disant encore à Gauthier combien je rêverais un jour d’écrire comme ça, exactement comme ça : absurdement, drôlement, sans circonvolution, comme un Harms de seconde zone ; David Lynch, bien sûr, pour l’étirement du temps, l’étirement de l’action, le ralentisssement, outre mesure, sans aucun sens, du temps & de l’action ; Gertrude Stein aussi, pour l’écriture des fois mathématique, le goût du protocole ; etc.) (Fin du codicille.)
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Autour du cinéma (suivi suivi du Cinoche de la Belle Doche)


par Martine Tollet, retrouver sa page

Je peux dire que je l’ai frôlé de près, le cinéma. Pour tout dire, j’ai même couché avec.

Des placards remplis de caméras, dont une 35mm, des micros, des magnétos et de la pellicule 16mm dans le bas du frigo et plus de place pour les légumes et soit contente avec ça, le père de mes enfants était , fut, est encore dans ses rêves, cinéaste. Auteur d’un documentaire sur le grand nord russe, d’un autre sur les Massaï — cela dans sa jeunesse lorsqu’il vivait de l’autre côté du rideau de fer. Reporter sur la Guerre des Six Jours aussi ( en fait-il encore des cauchemars ?). Par la suite, caméraman pour la télé. La petite caméra Eclair, si légère pour l’époque et achetée à crédit au prix de grandes privations, car chacun était indépendant et devait posséder son propre matos. Le lourd trépied — que j’ai pris sur le crâne un jour d’accident — merci j’ai survécu — les magasins, les boîtes rondes en métal qu’il ne fallait ouvrir qu’en aveugle dans cet espèce de manchon noir où l’on glissait les deux mains. Et la vieille Merco pour transporter tout ce bardas. Et l’anxiété jamais apaisée quand la pelloche sortait du labo : quid de l’exposition ? La vérificatrice s’appelait Janou, ça me revient. Le labo Gevaert était au rez-de-chaussée dans le bloc M de la casa Kafka à Reyers. Le labo Kodak c’était un privé : Dassonville, je crois. Des noms comme ça, qui chantaient dans notre jargon de métier. Des noms parfaitement oubliés à l’ère du numérique. Oui, c’était le temps des cheveux longs, des pattes d’eph’, des sabots suédois et des jupons à fleurs. Nous avons tourné ensemble, j’y repense soudain, ce qui fut peut-être le premier reportage sur un sujet écologique : les « boues rouges » venues d’Italie qui polluaient la côte corse du côté de Bastia. Nous l’avions réalisé sur nos propres deniers — par conviction, enfin la mienne, je lisais « La Gueule Ouverte », le magazine de Pierre Fournier — avec la promesse du directeur de l’info de prendre en charge dans la Maison, le développement et le montage. Mais à notre retour, interdiction de faire développer, sujet trop épineux. Nous avions cru que l’affaire se passant en France, la Belgique… Mais non, bien sûr ! Nous étions bien naïfs d’avoir espéré le contraire.

La première fois que je suis allée au cinéma, je devais avoir six ans. C’était à Tours. Nous vivions dans un meublé en compagnie de puces et de punaises de lit, rue Gallepin Tihou. Roger Roze, mon père, avait été obligé de vendre le château de Malcombe, acheté avec son beau-père, un jour d’extravagance navrante et depuis, il occupait ses journées à retaper à Fondettes, une longère misérable acquise avec les trois ronds sauvés de la dérive, à une vieille dégueulasse dont un chien avait bouffé le nez.Nous vivions donc dans ce galetas tourangeau, j’avais commencé à aller à l’école où je prenais des gifles parce que je tenais mon crayon de la main gauche et ce dimanche-là, nous sommes allés en famille voir Fanfan la Tulipe , un film de cape et d’épée avec Gérard Philipe et Gina Lollobrigida. Je ne me souviens que d’une seule séquence : la poursuite à cheval par le beau Fanfan de la diligence dans laquelle Gina s’émouvait tant qu’elle en avait les seins haletants. Quelques semaines plus tard, j’ai vu, dans ce même cinéma, un Tarzan avec Johnny Weismüller et puis aussi « La ruée vers l’or » et un court métrage de Laurel et Hardy. Ces deux-là faisaient rire mon père aux éclats, moi non, je ne riais pas, je trouvais ça désolant de stupidité ( dans mon genre, j’étais une petite pimbêche ).

Quand la baraque que ma mère dans un accès de romantisme exacerbé avait baptisé « Hurlevent » fut plus ou moins habitable — habitable pour l’époque, va s’en dire. Je dois à la vérité d’avouer que nous n’avons jamais eu de chiottes à l’intérieur. Il y avait quelque chose qui ressemblait à des toilettes sèches dans le hangar. Ce n’était pas très ragoûtant, ça puait, mais bien sûr, nous les Roze, sauf maman, on s’en foutait et la nuit on faisait pipi dans un seau d’aisance — on a donc retiré les meubles du garde-meubles de chez Carré et on s’est installés sur cette colline isolée balayée de bourrasques et on n’a plus jamais été au cinéma parce que Tours était trop loin pour des gens sans voiture et sans le sou.

Mes grands-parents — les maternels, les autres, pas connus, étaient partis vivre au ciel avant ma naissance — étaient retournés en Belgique après le fiasco de Malcombe et habitaient à Liège, dans un appartement cossu, au sixième étage, dans la rue Pont d’Avroy. Pour les malheureux qui ne connaissent pas la cité des Princes-Evêques, c’est la rue principale, plein coeur de ville, donc la rue des beaux magasins et des cinémas. Le cinéma le Forum était juste en face de l’immeuble. La nuit, l’enseigne lumineuse traçait des rayures rouges sur le plafond de la chambre à coucher. Et un jour que nous étions en visite chez Pépé/Mémé pour les vacances de Pâques, le Forum a programmé la dernière nouveauté : La Tunique le premier film en cinémascope de l’histoire du cinéma. Un péplum avec Victor Mature et Richard Burton. que nous avons trouvé éblouissant.A partir de ce jour, mon frère qui se prénommait Francis est devenu Frank Mature et revenus dans notre cambrousse de Fondettes, nous avons joué et rejoué des dizaines de fois nos scènes préférées. Jusqu’à vouloir reproduire la séquence du baiser mais notre mère, passant par là, nous l’a interdit.

Un matin, tous les meubles ont à nouveau été entassés dans la tapissière de Carré et retour en Belgique. Nouvelles galères. Mon père avait ouvert une salle des ventes rue Saint Guidon à Anderlecht dans laquelle il liquidait les meubles des vieux morts de l’Assistance Publique. Il ne gagnait pas un clou pour se gratter le cul à ce genre de commerce pour lequel il était particulièrement sous doué et ma mère a dû se trouver un boulot pour nous faire manger — littéralement— elle a pris comme elle disait, « le taureau par les cornes » le jour où elle a été obligée de nous nourrir avec du mou pour chat mélangé à du riz. Pourtant ils épargnaient pour que chaque dimanche après-midi, nous allions au cinéma en famille. Faut dire que la télé , si elle existait déjà bel et bien, n’avait pas pénétré chez nous. Il y avait quatre cinémas dans le quartier. Le Vaillance, place de la Vaillance, le Kursaal et le Métro rue Wayez et puis l’Erasme, une salle moderne dont nous avons vécu l’ouverture.

C’est vers 1960, je crois. La salle de cinéma est inaugurée avec Mon Oncle de Jacques Tati. Pas rien tout de même ! Il y a la queue, longue queue, pour rentrer. Le sol est en pente douce pour que l’on voit, quand on est petit, autre chose que le chignon choucroute de la dame devant et l’écran est spectaculaire, peut-être le plus grand de Bruxelles. Un son qui doit ressembler à de ce que l’on appelle stéréo, j’imagine, car il vient de hauts-parleurs situés à gauche et à droite dans la tapisserie et ce qui sort, c’est pas pareil de chaque côté. Parfois d’ailleurs, l’effet est raté. Les patrons ce sont ceux du cinéma le Vaillance, deux jeunes jolis gars, des jumeaux, petits bruns pas plus d’un mètre soixante-trois, costard bleu, cravate et pochette assortie. Les deux identiques, comme Bonnet Blanc et Blanc Bonnet. Ils déchirent à l’entrée les tickets vendus par leur mère, une grosse blonde platinée aux lèvres fardées de Rouge Baiser, qui trône dans la guérite au milieu du hall. Bien plus tard, j’ai côtoyé l’un de ces deux jumeaux . Le cinéma avait fait faillite et il était devenu technicien à la radio. Fini le costard et l’air guindé, il travaillait en pull comme tout le monde et misère, il avait pris du bide ! Comme partout, il y avait dans ce cinéma, une ouvreuse qui guidait les retardataires avec une lampe de poche et à qui il fallait refiler la pièce contre un semblant de programme qui finissait froissé au fond de la poche de mon père avant de voler à la poubelle sans avoir été lu. Nous ne nous intéressions qu’au nom des acteurs, le réalisateur on s’en fichait. A part Cecil B De Mille parce que tout de même, Les Dix Commandements ! J’ai dû voir pas mal de westerns de John Ford à cette époque de prime jeunesse, ou de Howard Hawks, sans le savoir bien entendu. Ce qui nous attirait c’était les acteurs dont l’effigie était peinte en grand sur le calicot de la façade du cinéma. A l’entracte, c’est-à-dire entre le complément et le film, la grosse dame blonde et l’ouvreuse passaient dans les allées en disant à voix forte : « Chocolat glacé, chocolat glacé Frisko ! ». Le Métro programmait des films enfants non admis quant au Kursaal, c’était le rendez-vous des ados le mercredi après-midi. Deux films par séance, un polar et un western. Mais peu importait le programme, le plus intéressant n’était pas sur l’écran mais dans la bienveillante obscurité de la salle où l’on « frouchelait » bien à l’aise quand on allait par deux.

A propos de « froucheler », me revient une anecdote, une mésaventure provoquée par ma naïveté. Je devais avoir dix-sept ans. Il y avait deux cinémas proches de la gare du Midi. : le Scala et l’Orly. Le Scala programmait ouvertement des films scabreux, des films de cul, quoi, et l’idée ne me serait pas venue d’y entrer, surtout seule. Mais l’Orly avait une programmation plus éclectique. Un jour, à l’affiche c’est Orfeu Negro de Marcel Camus, une adaptation du mythe d’Orphée durant le carnaval de Rio. Je ne l’ai pas vu, je vais en profiter et combler un peu ma désastreuse inculture cinématographique. Déjà, la caissière me regarde bizarrement. Bon ! Dans la salle, rien que quelques vieux mecs, assis loin les uns des autres et recroquevillés dans leur pardessus. Public étrange pour un classique je me dis. Je me place bien au centre de la salle et au milieu du rang. A peine le générique lancé, voilà qu’un de ces individus vient s’installer à mes côtés. Quelques minutes plus tard, je sens son genou contre le mien. Je pense, il y a erreur et je bouge la jambe. Il insiste et place doucement sa main sur ma cuisse. C’était la mode des mini-jupes et j’en portais une. Je repousse cette main baladeuse. Il insiste. Je lui dit : « laissez-moi tranquille ! ». Il fait celui qui ne comprend pas. Je me lève et change de siège. Il revient se coller à moi. Et voilà qu’un autre type s’approche. Pas d’autre issue que de quitter le cinoche dare-dare. Pour Orfeu Negro ce n’était ni le lieu ni l’heure.

Si je parle de mon inculture cinématographique crasse à dix-sept ans c’est que vraiment y avait du taf. J’étais inscrite à l’INSAS, l’école de cinéma et de théâtre tout fraîchement ouverte à la Porte de Namur. Pour y suivre une formation à la mise en scène théâtrale à l’écriture et au jeu dramatique. Cette section n’était pas ou peu distincte de la section cinéma et nous avions des tas de cours en commun, ce qui était bien entendu passionnant. Mais voilà, la plupart de mes condisciples étaient bien plus âgés que moi et avaient suivi quelques années d’études à l’université avant de s’inscrire dans cette école. Dès les premiers jours, j’ai mesuré la profondeur du fossé qui me séparait de certains copains... Je suis attablée au mess des étudiants avec Jean-Marie. Il vient de Huy , il est rougeaud et plein d’acné et me semble un peu balourd. Oui, sauf qu’il me dit : « Alain Resnais vient la semaine prochaine, est-ce que tu as vu L’année dernière à Marienbad » ? Je ne savais pas qui était ce « René » ! J’ai éludé ! Moi qui avais été biberonnée à la littérature et me croyais bien savante, je n’aimais pas me sentir stupide. Heureusement, j’ai vite compris que pour me rattraper, il y avait le Musée du Cinéma, ouvert depuis peu sur le côté du Palais des Beaux-Arts. Trois films de cinémathèque programmés chaque soir à partir de dix-huit heures. un antre minuscule où se retrouvaient chaque soir les étudiants des trois écoles de cinéma de Bruxelles, le RITS, l’IAD et l’INSAS. Une seule n’aurait pas suffit, en Belgique on ne fait jamais simple quand on peut faire compliqué, il en fallait une laïque, une catho et une troisième flamande pour satisfaire toutes les chapelles. Pas mal pour un pays où l’industrie cinématographique était encore inexistante. Cette salle était comme un cocon. Certains prenaient leurs aises en mettant les pieds sur le dossier du siège devant eux. Les remarques et les plaisanteries fusaient quand il y avait un faux raccord, une saute d’axe ou une musique sirupeuse sur le générique fin. Les scènes d’amours étaient particulièrement persifflées. La mode n’était pas aux épanchements, il fallait avoir l’air intelligent, donc cultiver l’ironie. Dans l’entrée étaient exposés dans des vitrines, des pièces rares comme le stroboscope de Joseph Plateau.

Le professeur qui nous enseignait l’histoire du cinéma, c’était André Delvaux dont le premier long métrage : « L’homme au crâne rasé » n’était pas encore sorti. Il était d’une sévérité étrange. Premier cours. Non, il ne se donnera pas à la Porte de Namur mais dans un bâtiment au fin fond du parc de Tervueren, à la limite de la ville et ça parce qu’il n’y a pas de salle de projection 35 à l’INSAS. Logique, évidemment. Sauf que le rendez-vous est à huit heures du matin, qu’il y a pour la plupart des élèves une heure de tram pour arriver à l’orée du parc et qu’ arrivés là, il reste encore à faire un bon quart d’heure de marche aventureuse car personne ne connait le lieu. Sans pitié pour les retardataires à ce premier rendez-vous, Delvaux fait fermer la porte de la salle de projection à huit heures tapantes . Et cela jusqu’à neuf heures trente. Tant pis pour ceux qui n’auront pas vu les films des frères Lumière et ceux de Georges Méliès. Autant dire que plus personne n’est arrivé en retard par la suite.

J’ai connu à mes débuts à la télé, un type qui avait été peintre de calicots, ces grandes toiles alléchantes tendues sur les façades des salles. C’était un homme triste, la fermeture des petits cinémas de quartier lui avait fait perdre son boulot. Et quel boulot ! Chaque semaine, reproduire grand format et à la ressemblance, des photos glanées chez les distributeurs. Un art de l’éphémère puisque une fois décrochées, les toiles étaient badigeonnées de blanc pour resservir. Cet homme dont j’ai oublié le nom, ne réalisait plus que des génériques déroulants à incruster sur les directs depuis la régie finale. Des lettres blanches sur de longs cartons noirs et gare à la faute d’orthographe ou à la lettre manquante.

Des films, j’en ai avalé des centaines car j’ai fait métier de réalisatrice de bandes-annonces. Dans une petite salle de projection 35 que je partageais souvent avec le responsable du service cinéma. Parfois, quand c’était un navet, je ne visionnais que quelques bobines, je savais que les bonnes scènes pour moi se trouvaient en général à 25 minutes et à 50 minutes. Bizarrement, j’ai l’impression d’avoir effacé de ma mémoire presque tous ces films. L’un des projectionnistes de cette minuscule salle s’appelait Lucien. C’était un coquet. Il se trouvait le nez trop ceci et pas assez cela mais il était trop pingre pour se faire refaire le minois à compte d’auteur. Un jour, il s’est arrangé pour que la lourde porte de verre du couloir lui vole sur la tronche alors qu’il transportait une pile de bobines. Nez cassé, accident du travail, visage soit-disant détruit, opération aux frais de la princesse. Bien joué, sauf qu’avec ce nouveau nez mignon arboré passé la cinquantaine, plus aucun collègue ne le saluait. On ne le reconnaissait pas.

J’adore aller au cinéma, surtout dans les petites salles du Quartier Latin à Paris où dans les couloirs, il subsiste encore parfois de ces photos d’acteurs et d’actrices en noir et blanc. Quand je peux goupiller les horaires je m’enfile trois films à la suite. Je sors soûlée et heureuse dans les rues qui s’allument et je vais m’offrir chez un grec, moi qui suis végétarienne, un kebab et des frites que je mange avec les doigts sans complexe et sans souci pour mon tour de taille.

Me prend à présent l’envie de faire du hors-piste, d’évoquer aussi cette salle de cinéma que nous fréquentons dans nos moments de folie douce. Voici donc en complément de programme Le cinoche de la Belle Doche.

Ma belle-mère était une aristocrate. Elle s’appelait Elisaveta Nicolaëvna . En 1917, ses parents quittèrent Moscou avec leurs cinq enfants, pour Sofia, en Bulgarie. Elle était la plus jeune, elle avait quatre ans. Ils fuyaient les bolcheviks. Le communisme les rattrapa en 1946 dans leur pays d’adoption. Elle parlait bulgare avec un accent russe savamment cultivé et, jeune femme de bonne éducation, entretenait son français en lisant et relisant la Comtesse de Ségur née Rostopchine, bouquins que son fils, mon cher mari, a un jour jetés au feu parce qu’il les trouvaient stupides — et qu’elle le forçait très probablement à lire quand il était petit mais ça l’histoire ne le dit pas. Elle eût une existence émaillée d’angoisses et de privations mais elle sut toujours faire, comme on dit, contre mauvaise fortune bon coeur. Pour cela elle avait une recette à toute épreuve : elle vivait en secret une vie parallèle à la cour du tsar Alexandre III. Pas Nicolas, non, c’eût été trop pénible surtout vers la fin. Alexandre III, ami d’enfance supposé de sa grand-mère maternelle. Nourrir d’images historiques décadentes sont cinéma intérieur ne devait pas être aisé sous Staline. Le surgissement dans sa vie de la trilogie des Sissi la combla donc pour le restant de ses jours, je dirais même jusqu’à son dernier souffle, lui apportant mille détails ignorés sur fond de romance et de Danube bleu. Je ne sais quand elle découvrit ces films. Certainement pas à leur sortie, je suppose qu’ils étaient interdits par la censure, mais dès qu’elle les vit, ce fut le coup de foudre définitif. Bien sûr elle eût à faire quelques transpositions : François-Joseph n’était pas Alexandre, mais ce n’était qu’un détail. Quand on n’a pas de grives on mange des merles, c’est bien connu et son bonheur, on le prend où on peut. Vive le cinéma ! Vive Louis Lumière et Georges Méliès, Sergeï Eisenstein et Dziga Vertov., Luis Bunuel et Alejandro Jodorowski. Vive tous ceux qui oeuvrent dans l’ombre, techniciens, machinistes, conducteurs de camions-loges, vive les ouvreuses, les projectionnistes et les vendeuses de chocolats glacés.

Codicille : Dire tout simplement que cette proposition me fait l’effet d’un barrage qui cède.
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Miroirs


par Milène Tournier, retrouver sa page

Le couloir pour sortir était un tube de miroirs, comme celui avant d’entrer dans un avion, avec au plafond une longue moquetté bleue. Dehors, il a retrouvé les deux oublis, de la ville et la neige. Depuis le matin, c’est vrai, il neigeait. Il est resté un peu ici, dans la rue de derrière, une deuxième rue que celle où tout à l’heure il était entré. Il s’est accroupi. Peut-être à cause de la neige, le pas lui semblait rude, soudain, de quitter la petite sortie de cinéma, son air glauque, inoffensif d’entrée de parking, et de reprendre le fil de la ville, comme un film a continué pendant qu’on quittait la pièce. Avec la neige, les gens dehors semblaient plus proches les uns des autres, les pieds dans une même histoire blanche. Il n’avait pas encore touché la neige, pas revu le ciel, depuis la moquette bleue. C’était un film sur l’accouchement. Quelqu’un, une femme, a poussé la porte, de l’intérieur, si bien qu’il dût se décaler. Mais au lieu d’ensuite reprendre sa place, il a retenu la porte et à nouveau est entré dans le cinéma, dans un grand sens interdit. La caméra suivait la voie basse ou escaladait les césariennes et voir le jour. Dans le couloir, les miroirs étaient des caméras sans zoom ou intention, qui faisaient défiler sa même naissance rectangulaire. Il était seul. Des gros plans sur des paupières, comme deux nourrissons collés, qui difficilement s’ouvraient, ou sur des cordons coupés. Il avait sa cravate noire, d’avoir eu aujourd’hui un rendez-vous important. La séance suivante avait commencé. Avec des deuxièmes fois d’accouchements, des premiers cris répétés. Il est resté là, dans le couloir miroirs et moquettes, entre le film de naître et dehors la neige, comme un clochard en cravate. Sous la neige et sous terre, vivait sa mère, depuis pas long cette année, comme un santon couché, au petit village sans cinéma. Je crois qu’il a pleuré.

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lHome Cinéma Personal Images Anti Vide


par Jacques de Turenne, retrouver sa page

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Codicille : manière d’inventaire à entrées multiples entre souvenirs, l’excitation face à la frustration liée à l’exercice et le conflit qu’il réactive entre (se) raconter et la vacuité de l’affaire ! Entre cinéma et se faire tout un cinéma etc… « L’astuce » pour contourner le blocage (et le manque de temps) la lecture inattendue d’un vrai bas de page chez une enseigne que l’on ne reconnaîtra pas…
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la plonge


par Valentina Viettro, retrouver sa page

Lui avait parti depuis une demi-heure ; tu sens des aisselles, il a dit avant de s’en aller. Elle n’était pas capable de quitter la salle sans lire les crédits. Courir derrière un homme désagréable comme lui, pas question. Une tête connue entre dans la salle, elle lève la tête en cherchant l’air et plonge. Elle n’ose pas faire du bruit, les codes sont connus, communs, répétés à l’infini. Elle connaît la chanson, mais elle n’est pas sûre de l’entendre en vrai ou si ça passe uniquement dans sa tête. With your feet on the air and your head on the ground. Try this trick and spin it. De toute façon, elle n’ouvre pas les yeux, le rêve remporte la partie. Quelques minutes plus tard, son propre ronflement la réveille, ses yeux prennent un peu de temps avant de s’habituer à l’écran. Les protagonistes font l’étoile de mer dans la neige, il porte un bonnet marron, les tons de ses vêtements vont du marron au vert. Il est un arbre, enraciné dans ses préjugés. Elle a les cheveux bleu, des fois rouge, des fois orange, la couleur habite en elle. Elle est plus fragile que le blanc qui soutient leur corps. Régina Bruxelloise, comme elle se présente, pleure sans bruit, l’angoisse s’étend dans sa poitrine, elle sait qu’elle a deux petites secondes pour changer ses pensées ou rester a pleurer pendant trois quarts d’heure. Elle ne bouge pas, elle ne regarde pas l’écran non plus. Son regard se pose sur son téléphone, elle hésite un message, efface, il faut pas, elle se dit. Essayer d’écrire comme les jeunes, des idées en forme de émoticone. Impossible, elle n’est pas faite pour ça. Elle se sent sale et éteint son portable pour de bon. Sa tête pend au sol, même dans le noir, on peut sentir la saleté de la cinémathèque. La moyenne d’âge est de quatre-vingt-dix, ils sont un public fidèle. Toujours à l’heure, sa carte d’abonnement date du début soixante-dix. Philip Seymour Hoffman essaye d’établir une nouvelle relation avec une fillette too much mignon pour lui. Elle se souvient qu’il est déjà mort et ça l’irrite. Dans la scène, Seymour Hoffman se trouve ennuyeux, Régina a la même impression et imagine son boudin sur son ventre, la transpiration qui coule du gras. Le psychiatre s’endort face au loyal pote du Dude. Brandt est un invité idéal pour la maisonnette de special people. Il n’y a pas de nouveautés dans ses films, elle plonge en milieu de la salle, arrive entre les premières, souri au type de la porte, elle veut se placer entre les habitués. Le tuba pent de sa main droite pendant qu’une fiole de grappa se cache de l’autre côté dans sa poche. Une séance continue, elle a un billet qui lui permet d’entrer et sortir toutes les fois qu’elle a envie. Mais tant qu’elle est de dedans, elle ne sorte pas, son corps prostré bouge à peine, elle ne veut pas se faire taire par les vieillis en fourrure, elle ne peut se permettre, (surtout pas), de réveiller au monsieur qui est pissé dessus. S’il bouge la salle deviendra irrespirable, il ne faut pas… (surtout pas). Il n’y a pas de pop corn dans cette salle de cinéma. Régina Bruxelloise pense que ça va la détendre, voir les films, vivre la vie des autres. Mais elle ne peut pas décrocher, son ennemi vit en elle. Elle regarde autour, elle essaye que personne remarque son manque de concentration. En silence, elle mâche un chewing gums qu’elle collera plus tard en bas de son siège. Régina Bruxelloise, tombe la tête en arrière, sent un choc électrique, elle est nulle part. Elle aperçoit une caravane et une silhouette à contre-jour. Cet homme est loin...à droite la musique d’une fête foraine attire son ’attention. Aller vers le bruit, s’isoler dans un camion ? Elle, ne se décide pas si elle est Enid et Rebecca ? Tell Betty Elms, flotte dans un film à énigme néo-noir américano-français, cherche les connexions, mais l’écran ne connecte pas avec elle.

To think that only yesterday
I was cheerful, bright and gay
Looking forward to who wouldn’t do
The role I was about to play ?
But as if to knock me down
Reality came around

And without so much as a mere touch
Cut me into little pieces
Leaving me to doubt

Codicille : Les frères Cohen, David Lynch, Sofia Coppola, Jim Jarmusch, Todd Solondz, Terry Zwigoff, Wes Anderson, le cinéma universitaire d’Uruguay, les salles de la Cinématique, les trois fois que je suis allé à une salle de cinéma indépendant à Toronto, Bruxelles et Paris et elles était fermée. Cette étudiante que j’étais, ces actrices, acteurs que m’ont regardé de loin, ses aventures, ses angoisses et ces rêves qui restent avec nous, que flottent quand la lumière s’éteint et nous retrouvons le trottoir, encore une fois.
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Chasseurs d’images


par Simone Wambeke, retrouver sa page

Les garçons s’y précipitèrent les premiers, mais les filles arrivèrent plus vite dans la cabine de projection. De sa place, elle s’était retournée pour regarder ce simple petit rond dans le mur, d’où sortait un long cône de lumière très blanche s’élargissant jusqu’à l’écran, elle voulait comprendre comment des images animées pouvaient sortir de là, et surtout comment la magie s’était arrêtée subitement. Et elle a vu un homme penché sur sa machine, il rouspétait, la première galette était finie et la deuxième prête pourtant n’avait pas démarré, « Allez les enfants descendez, la pellicule peut s’enflammer, allez vous rasseoir ». La semaine suivante et les autres, elle s’était incrustée vers le projecteur, une seule, pas plus, il voulait bien. En fait pour elle, le cinéma était trop une distraction, elle commençait à supprimer de sa vie ce qui n’était pas utile, pas sérieux. Voir comment il prenait soin de sa machine, oui. Mais se laisser distraire par une histoire, non. Au patronage, c’était plus simple, vingt-cinq gamins de huit à dix ans tous les jeudis s’asseyaient sur des bancs, à 16 h 30 : Après le jeu de piste dans le petit bois, derrière le cimetière de Montmartre, ils rentraient au local pour une séance de Laurel et Hardy ou Charlie Chaplin, une demi-heure environ. Ils étaient trois moniteurs, à tour de rôle ils tournaient la manivelle d’un Pathé-baby au format 9.5. Assez souvent un « arrêt sur image », le temps de tourner sept fois la manivelle, permettait de lire un texte de deux ou trois lignes.

Le dimanche, les trois frères et sœurs allaient au « ciné », mais elle, l’aînée, ne pouvait pas : Elle n’avait pas fini son devoir d’algèbre ! Ils se distrayaient, découvrait le monde pendant deux heures et elle, il lui en fallait trois pour enfin recopier son exercice fini. Combien de dimanches elle entendra : — Tu es bête, tu aurais dû venir avec nous. Comme elle s’est mariée très jeune à vingt ans, ils sont allés souvent aux séances du soir. Elle a vu combien de westerns, de policiers, de James Bond, parce que son mari aimait ça. Elle en profitait pour regarder les spectateurs : Des jeunes, jeunes hommes surtout, des couples comme eux où les deux avaient les yeux fixés sur l’écran, passionnés, elle voyait leurs visages changer, de l’étonnement, de l’attente à un fou-rire énorme ou à une angoisse réelle, et finalement s’apaiser, c’était l’époque où les films avaient presque toujours une fin heureuse. D’autres où la femme n’était pas concernée du tout, elle ouvrait son sac, prenait sa glace de poche, se recoiffait, refermait son sac, regardait les autres spectateurs. Une fois leurs regards s’étaient croisés, l’une levant les yeux au ciel d’un air excédé, elle, avec un petit sourire et une levée d’épaules, Oui, il aime ça, alors. Et puis, ceux qui étaient tellement amoureux, à la fin, ils n’avaient rien vu du film, ils se regardaient, s’embrassaient, penchés l’un vers l’autre, se redressant pour regarder un instant, se rabaissant. Et derrière, un peu agacés et amusés aussi, les autres se portaient à droite, puis à gauche, plus haut, puis de nouveau à gauche, pour ne pas manquer une seule scène. Elle avait été estomaquée par cette femme en robe rouge qui, le film avait commencé depuis une demi-heure, avait murmuré quelques phrases à son mari, s’était levée en faisant du bruit, rabattant le fauteuil, restant debout plus qu’il n’aurait fallu, enfilait son manteau, pardon, pardon, pardon, en se faufilant le long de la rangée et l’air furieux, avait quitté la salle. Mais elle et son mari, de film en film, avaient fini par décider d’aller séparément au cinéma, on se retrouverait à la maison après.

Elle n’aimait pas certaines salles où rien ne bougeait, rien ne s’exprimait, des gens trop guindés. Elle préférait les cinémas d’art et d’essai, quand au même moment, on sentait un frémissement, un éclat de rire sonore de toute la salle, ou un silence partagé et effaré, et de temps en temps des applaudissements. Une fois, elle avait failli hurler, ne sais pas comment elle avait stoppé ce cri qui venait de si loin en elle, quand Fanny Ardant, étalée par terre dans un appartement vide, s’était mise à sangloter. Son désarroi l’avait envahie, suffoquée, elle découvrait comment elle pouvait extraire, sortir d’elle ce… mais sans pensée, par un éclair qui soudain la frappa, au point de finir exténuée, lessivée, au bord d’un précipice.

Elle aimait par-dessus tout aller au cinéma, plus que de voir le film, plus que de sortir d’une salle où la climatisation était trop forte et l’obscurité presque totale, pour aller chercher la voiture sous un soleil écarquillant les yeux.

Se préparer, déjà, avant, relire le scénario pour mieux apprécier. Les enfants n’étaient pas là non plus, elle attendait qu’ils soient à l’école, et partait, légère, heureuse de ce temps pris à part, pour elle seule, c’était si rare. Elle laissait sa voiture à l’entrée de ville et prenait le tram. Déjà elle était bien. Ce n’était pas une période de pointe, en général elle choisissait une après-midi en semaine. La foule était déjà partie, elle trouvait toujours quelqu’un avec qui parler, ceux qui allaient voir le même film qu’elle, ou ceux qui allaient faire des courses. Elle aimait ces échanges parfois juste deux ou trois mots, parfois une grande discussion. Et puis il faut descendre, c’est l’arrêt place jean Jaurès, et elle est déjà devant la grande entrée. Elle est en avance et prend son temps pour regarder les affiches des films à venir, Vol au-dessus d’un nid de coucou Celui-là, elle ne va pas le louper. Et puis Carpe Diem elle a vu la bande-annonce, ce sera pour dans quinze jours. Aujourd’hui, elle va voir L’amant de lady Chatterley, elle a lu le livre depuis longtemps, elle est curieuse de voir comment ça a été filmé. Le temps lui dure, c’est sûr, sinon elle irait ailleurs, mais elle goûte encore plus ces moments avant, la joie de venir, elle a tout son temps. Elle prend son ticket violet, demande le numéro de la salle, le couloir est recouvert de moquette rouge, on n’entend plus les pas de ceux qui vont rentrer aussi. Elle va se placer au fond, contre le mur, comme ça elle est certaine de ne pas avoir des coups de pied dans le dos pendant toute la séance. L’obscurité est profonde, elle retient sa respiration, elle voudrait voir très loin le moment où il faudra sortir au soleil, retrouver l’éclat de la rue, n’y pense pas, Là maintenant, tu vas avoir deux heures en dehors de tout.

Bien plus tard, elle verra La trilogie de Koker, ainsi on appelle trois films d’Abbas Kiarostami, elle a lu des articles, Où est la maison de mon ami puis Et la vie continue le dernier, Au travers des oliviers. Si elle a bien compris, c’est le film d’un film d’un premier film, avec une grande poésie. Elle va souvent sur internet lire Allo ciné ou erudit.org une revue sur le cinéma du Québec qui a permis de découvrir beaucoup de premiers films de cinéastes inconnus. Elle découvre que Kiarostami a réalisé aussi Shirin complètement étonnant, il raconte l’histoire de cent quarante personnes qui assistent à l’adaptation théâtrale d’un poème iranien du XIIe siècle, incroyable.

Dans le troisième volet de cette trilogie, on filme le cinéaste, acteur jouant le rôle de Kiarostami, parlant avec les acteurs et actrices, il les aide à parler de leur vie, à comprendre ce qui leur arrive, à exprimer ce qu’ils veulent dire, par l’intermédiaire des scènes qu’ils viennent de tourner ! Fiction ou documentaire ? Ce que je vais écrire sera fiction ou documentaire, un mélange ? Quel est le rapport entre réalité et imaginaire ? Je vais manipuler quoi ? La vérité et le mensonge, quelles frontières ?

On filme les gamins, ils viennent de jouer le rôle de leurs copains. Et on pourra voir le film ? On aura une projection pour nous ? Ils restent sur le tournage, leur curiosité sur ce qui arrive est impressionnante. Ils apprennent la vie. Les gamins se racontent. Et si j’écris une fiction-documentaire, je rendrai avec des mots les aller-retours de ces enfants entre leur vraie réalité, ce qu’ils vivent pendant le tournage et celle montrée dans le film par d’autres vrais enfants plus jeunes, vrais ou inventés ? On peut manipuler à l’infini ?

Et on filme les deux jeunes et leur dilemme, tourner une scène d’un film qui leur fait revivre à quelques années de distance ce qu’ils ont vraiment éprouvé ? Au départ, il devait tourner avec une autre fille, inconnue de lui et il se retrouve à vivre pour de faux ce qu’il a vécu dans sa vraie vie, sans mettre de mots dessus ? L’acteur, qui joue le rôle de Kiarostami, l’amène avec douceur et tendresse à comprendre ce qui s’est passé. C’est le réel à l’œuvre, la difficulté à se dire, on se croirait dans Kafka ou plutôt dans Conversations avec Franz Kafka de Gustav Janouch, lorsque ce dernier apporte à Kafka ses trois nouvelles qu’il a fait relier, et la réaction de Kafka, c’est un livre qui n’existe pas. Les trois nouvelles écrites comme la trilogie de Koker filmée.

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Cinéboulot


par Will, retrouver sa page

Quand il intégra dans l’équipe de formation des employés modèles, pour les questions d’hygiène et sécurité, il s’est demandé : « Mais… c’est pas du ressort des pompiers ça ? » Il a surtout pensé à un dispositif oscillant battant entre les règles à respecter, telles qu’on peut les trouver assez facilement (de la tenue correcte exigée à la position latérale de sécurité, et les risques psychosociaux dont on ne parle jamais), et ce qu’on en fait, ce qu’on en dit, chez les écrivains et les artistes, des peintres, des photographes. Et d’abord au cinéma. Pour lui, l’hygiène et la sécurité relèvent des conditions de travail. Une petite partie, non négligeable, mais moins importante qu’elle ne devrait : il trouve qu’elle masque les autres questions liées au travail. Avant de l’aborder, il voulut l’introduire en traitant le travail de façon plus générale, les conditions de travail, si possible celles du travail, mais en imaginant soulever le questionnement au niveau de l’expérience de chacun. D’où l’intitulé de son action : Comment ça va avec le travail ? Mais il ne voulait pas que chacun puisse répondre librement. Du moins, il voulait que cette liberté se réalise à travers des filtres, afin d’éviter la cacophonie, les faux dialogues où l’on s’écoute parler, où chacun reste campé sur ses positions. Le cinéma fut le premier filtre évident, Les Temps modernes de Chaplin le premier film obligatoire, le début du film dans l’usine l’extrait idéal. Il a un instant hésité avec les Sorties d’usine des frères Lumière. Mais non : il fallait commencer avec quelque chose de simple, de connu, car tout le monde connaît Chaplin, ou Charlot, et souvent on a vu un extrait de ses films, mais lequel déjà ? c’était quel film déjà ? La Dictature, je crois, ça vous parle ? -– Moi j’aime le combat de boxe avec l’arbitre qui s’en prend plein la tête ! – Ah oui, je l’ai vu mais il y a longtemps au collège. C’était génial. On avait vu deux ou trois films avec le prof d’histoire-géo. Celui avec le petit garçon qui casse les vitres pour que son père les répare. -– Non, c’est pas son père ? – Ah bon, c’est pas son père ? – Moi je me souviens que des Charlots dans l’émission de films en noir et blanc, avec son célèbre générique. C’était le dimanche. Il y avait aussi des Laurel et Hardy ? – Et là on va voir quoi ? –- C’est celui où il passe dans les engrenages, je parie, en avant et en arrière ? –- Et après le film on va faire quoi ? parce que j’imagine que c’est pas juste pour le plaisir des yeux tout ça ? –- C’était Histoires sans paroles l’émission, ça vous parle ?

Et… ça marche encore pas… c’est quoi le problème ? –- Faut doubler l’écran. -– Je sais bien ! mais l’autre jour ça l’a fait tout seul. – Faut aller chercher la fonction. –- Ah oui… j’ai déjà vu faire ça… –- Et… comment on fait ça ? –- Oh ça… je sais pas, j’ai juste regardé… –- C’est sûrement un bouton. –- Sûrement ! mais lequel ? -– Faut pas taper sur f12 ? –- Non mais sinon on peut regarder sur l’écran. –- Ah non ! il est tout petit son écran… moi j’y verrais rien et on est trop nombreux. –- Je croyais que tu t’en fichais du film… –- Bon recommençons : je débranche et on redémarre… -– Et on attend… –- C’est long… –- C’est que la machine c’est pas dernier cri… t’as vu l’épaisseur ! –- Eh… c’est pas une tablette à ce niveau-là… c’est de la briquette… – Ah ! ça y est… je rebranche. –- Rien ! -– Eh… allait peut-être vérifier avant qu’on arrive quand même… –- Mais ça marchait très bien hier ! – Ah… hier c’était hier… –- Mais vas-y toi, essaie ! –- Oh… j’ai pas dit que je savais faire… moi, les machines… -– C’est pas par-là, le petit carré en bas à droite… ? –- Là ? –- Oui, clique dessus, y a pas mal d’options. Et… là : connecter. –- Oui ! il est là le projecteur ! et il est même couplé… –- Ah… ça vient peut-être pas de la machine… –- Et de quoi ? –- Oh… ce que j’en dis… -– Si, si, il a raison, ça vient peut-être du projecteur ? –- Mais il serait pas couplé ! que le problème vienne d’un côté ou de l’autre, on aurait toujours un message d’alerte. –- Ah oui… je sais que ça pose une question, ça demande où se trouve l’appareil, enfin je crois… –- Enfin là… on s’en fiche puisqu’il est bien là le projecteur, et la machine marche puisqu’on a le film sur l’écran. -– C’est peut-être le câble ? – Et sur le projecteur, y a pas une option ? –- Non, j’ai rien touché depuis hier. -– Alors c’est un pur problème de projection, la lampe est peut-être grillée ? – Ah… et ça c’est en option peut-être… ? -– C’est quoi… ? je vois pas. -– Le cache…

La première sortie au cinéma, c’est Maya, la Croate, qui a réservé pour le groupe. La séance a eu lieu un jeudi après-midi. Un documentaire proposé par l’équipe des Bonimenteurs, sur le Transsibérien, dans le cadre de Connaissance du Monde où le cinéaste intervient non seulement pour parler de son film, mais aussi pour le lire : les commentaires dans le film, la voix off, s’effectuent en direct : à l’écart du grand écran, sur la droite, une ombre dans la lumière que renvoie le film, une table, un ordinateur : sur l’écran défilent les pages, les phrases, calées sur le rythme des images ; ou peut-être le film sur l’écran et le texte devant la machine, des feuilles pleines d’annotations, de signes. Le film, Transsibérien 2, raconte le second voyage d’un cinéaste et de son fils de Moscou à Pékin, en traversant une partie de la Mongolie. On oscille entre des parties documentaires riches en histoire et en sociologie, et des passages intimes – le père filmant son fils le jour des retrouvailles avec une shaman, après l’avoir filmé durant une séance shamanique au cours du premier voyage, quelques années auparavant – scène sur laquelle s’ouvre d’ailleurs le film, pour signifier qu’on poursuit en fait toujours le même voyage ? et pas par là où on en était resté, mais par le milieu ? par le seuil, puisque c’est là que nous mène le shaman, entre deux mondes ? du rêve et de la réalité ? des vivants et des morts ?

Dans le cahier des charges, les manifestations relevant du dispositif Action culturelle et langue française doivent s’assortir d’une dizaine de séances de travail. Après le film, Frédérique écrira : « Grand reporter d’images à la télévision, Christian Durand rencontre sa future épouse à Moscou, il décide de faire découvrir à leur fils de 12 ans le pays de sa mère, à travers un voyage à bord du transsibérien. » – Stéphane (ou Hervé) retiendra seulement : « La vie du train avec les provodnitsas (les responsables de wagon), la traversée de la Volga et de l’Oural, à Ekaterinbourg : la procession commémorant la fin tragique de la famille impériale en 1918. » –- Mélanie racontera : « Sa construction en 1891, elle fut complétée par les Soviétiques de 1949 à 1961 par le Transmongolien une voie ferrée qui relie Oulan-Oude (en Russie proche du lac Baïkal) à Pékin en traversant la Mongolie et sa capitale Oulan-Batan, 9 298 kilomètres de voie à travers la Russie, sept fuseaux horaires de Moscou à Kladivostok, le transsibérien est plus qu’une simple ligne de chemin de fer, à bord du train, au fil des kilomètres et des rencontres sur fond de paysage : la Taïga, la Steppe, du lac Baïkal, une aventure sur les traces de Michel Strogoff dans les voitures du Samovar. » –- Ruppert décrira : « With a rail gauge change on route, where the wheel bogies were replaced after seperating and jacking up each coach while the passengers where still inside ! » – Tatiana classera : « Le pays de sa maman russe et l’Eurasie (la place Rouge, le Kremlin, le Goum, le métro la place des trois gares), l’Anneau d’or (Vladimir, Souzdal, Sergueï Posad, Nijini Novgorad), la traversée de la Volga puis de l’Oural, la vie des villages (avec leurs datchas), Ekaterinbourg (et la fin tragique de Nicolas II), Saint-Pétersbourg (les funérailles impériales), puis c’est la traversée de la Sibérie, du lac Baïkal et enfin en Extrême-Orient sur les côtes de la mer du japon (Vladivostok). » –- Maya aurait pu écrire : « La deuxième étape pour le garçon et son père était la Mongolie, où ils ont rencontré leurs anciens amis. Ce dernier leur a déjà offert l’exorcisme. La sorcière ne les avait plus vus depuis de nombreuses années. Son père, elle leur a donné une thérapie d’exorcisme pour protéger leur santé. » –- Et Ming Ming : 北京胡同,“胡同”是街道的意思,在蒙语中是“水井”的意思。-– Beijing Hutong, “hutong” est le sens de la rue, ce qui signifie « puits d’eau » en mongol.

Écrire non… pas beaucoup… ce qu’il aime lui c’est la pêche. Mais si on est à côté… ? oui… il peut essayer. Avec une photo… ? pourquoi pas. Il faut juste dire ce qu’on voit c’est ça ? alors… il y a du monde. Qu’est-ce qu’il se passe ? ils regardent quelque chose. Qu’est-ce qu’on voit d’autre ? un vieux monsieur appuyé sur une barrière… il tient une tasse en fer dans ses mains. Qu’est-ce qu’on voit d’autre ? tout le monde porte un chapeau… le vieux monsieur est tout seul… on le voit de face et les autres de dos… la barrière est blanche aussi… on voit pas bien son visage… pas bien ses yeux. Qu’est-ce qu’on voit d’autre ? ah… rien… c’est une vieille photo. Pourquoi ? parce qu’elle est en noir et blanc. Qu’est-ce que la foule regarde… ? ah… quelqu’un… quelqu’un qui parle ? Où est-ce qu’il se trouve ? euh… sur une estrade ou une scène. Et qu’est-ce qu’il dit ? oh là… ! non ça vient pas… À quoi pense le vieil homme ? oh… à rien, il regarde devant. Qu’est-ce qu’il voit ? un cheval… un beau cheval blanc. Qu’est-ce qu’il fait ? il court. Où ça ? dans le vent… il y a beaucoup de vent. Et pourquoi les chapeaux ne s’envolent pas ? ah ça… ! c’est parce qu’ils sont bien fixés sur la tête ! À quoi peut faire penser le vieil homme ? Oh là… ! à quelqu’un qui fait la manche… ? ou quelqu’un qui prie ? À quoi il pense quand il prie ? à rien il regarde juste… ou au cheval blanc pour qu’il gagne sa course. Combien il y a d’autres chevaux qui font la course ? quatre ou cinq… Si c’est tout ? allez neuf… comme ça ils sont dix. De quoi parle l’homme sur l’estrade ? Euh… de la course qu’il voit lui… ? de la jument blanche qui va gagner… parce que c’est une jument. Qu’est-ce qu’il y a dans le gobelet du vieil homme ? Euh… du café, un café noir. Quoi d’autre ? de la soupe. Si c’est n’importe quoi d’autre qui se trouve dedans ? oh… une boussole… ? Et si c’est la scène d’un film imaginaire quel titre je donne au film ? Oh là là… ! Le Vieil homme et la course ?

Sur écran d’ordinateur, ou avec projecteur, donner à voir les trois premières minutes et trente-six secondes du film Koyaanisqatsi de Godfrey Reggio (jusqu’au premier flash) ; ne répondre à aucune question ni sur ce qu’on voit – le titre en rouge, qui apparaît doucement comme le soleil sur la ligne d’horizon ; un lent zoom arrière sur des peintures rupestres (six silhouettes humaines noires de différentes tailles ; une plus grande, avec pleins et déliés, à tête de mort) ; plan fixe, en gros plan, à cheval sur la partie d’une fusée située juste au-dessus d’une tuyère et un bras de la structure qui maintient l’engin, au moment de la mise à feu, du décollage où de nombreux éléments volent en éclats (au ralenti) -–, ni sur ce qu’on entend –- les grandes orgues de Philip Glass ; la voix de basse profonde qui ne cesse de répéter, psalmodier, koyaanisqatsi (« vie folle » dans la langue Hopi) – ; à la fin, demander à tout le monde : « Qu’est-ce que vous avez vu ? Qu’est-ce que vous avez entendu ? » ; laisser la discussion s’installer ; demander d’écrire les réponses sous forme de notes brèves, des mots ou des expressions ; autoriser à revoir l’extrait une fois les premières notes à chaud épuisées ; ajouter de nouveaux mots ou expressions ; préciser qu’il n’est pas nécessaire de suivre l’ordre chronologique ; demander alors d’associer les mots et les expressions par séries trois ou quatre ; imposer cinq séries ; par groupe de deux, écrire des phrases sur le mode affirmatif pour l’un, pour l’autre sur le mode interrogatif ; interdire la concertation ; pour finir, mettre en dialogue, à voix haute, le texte.

Je vais peu au cinéma. Le Club, cinéma de Barbezieux, je n’y suis allé que deux fois en dehors du travail. J’y ai vu Le Havre de Kaurismäki, et Blade Runner 2049 de Villeneuve. C’est là que j’ai découvert qu’il n’y avait pas de projectionniste : peu avant la fin du film, l’écran est devenu noir ; on entendait la musique et les dialogues, mais pas d’image ; et personne pour régler le problème. Après quelques minutes, on est allé chercher la caissière. Elle a recalé le film rapidement. J’y ai peut-être aussi vu un Star Wars avec Loulou. –- Les sièges, les murs, tout est rouge, même le sol gris foncé moucheté de petits traits rouges -– et même le son… Le couloir pour accéder aux salles est blanc, la moquette est celle des salles, deux ou trois grandes affiches des prochaines sorties le long du mur. Au bout, l’espace détente –- deux tables et des chaises métalliques chromées, deux fauteuils (genre salon de jardin, résine d’aspect rotin, coussin), une table basse (même aspect, plaque de verre trempé, tablette intérieure, prospectus et dépliants), de grandes affiches, et dans le coin sur fond de tableaux abstraits, ce qui a l’air d’être un ancien projecteur – et le comptoir en face (un vrai bar, avec un grand miroir). On voit les gens qui passent dans la rue. Un petit groupe entre, s’avance. Certains restent à l’écart, dans le recoin près de la porte, avec la grande plante verte. Quand je suis venu avec Ruppert, Frédérique et Mélanie, c’est là qu’on s’est placés en attendant Tatiana, Maya et Ming Ming qui préféraient venir en voiture (on attendait Jacques aussi, qui était en fait installé de l’autre côté, dans un fauteuil). En ce moment, on repasse Gladiator. -– Peut-être que le métier de projectionniste n’existe plus vraiment depuis longtemps. Avec les nouvelles technologies, rien d’étonnant. Mais pourquoi, moi qui essaie de rester un peu à la page en la matière, je m’imaginais encore que quelqu’un se trouvait dans la cabine de projection, qui d’ailleurs n’est peut-être plus aujourd’hui qu’une espèce de boîte noire ? Cinema Paradiso ne m’avait-il pas déjà averti de ce qui arrive : quand l’enfant amoureux du cinéma quitte son pays et revient après de longues années, devenu réalisateur, le cinéma n’existe plus ?

L’ancien projecteur : un gros caisson sur pied avec une bobine qui fait penser à la barre d’un navire ; dessus le dispositif de projection, la motorisation, la ventilation, deux objectifs décalés, un rouge, un orange (pour un moteur façon Léger) ; en retrait sur la gauche, surplombant le vide, un petit caisson d’où sort le double objectif, qui doit être la boîte noire d’où vient la lumière, où va le film ; des boutons de différentes couleurs juste en dessous ; au-dessus, un gros bras sur lequel se trouve fixée une autre bobine, elle évoque une tête ; ici et là, des tiges dépassent, avec des espèces roulettes par où le film doit passer, comme une chenille dans un grand huit. L’ensemble, sur fond de reproductions de tableaux abstraits (quelque chose de Klee, des géométries ou des signalétiques étranges, au bord de l’écriture ?), c’est comme une espèce de robot antique, un personnage sorti d’on ne sait quel film de science et de fiction.

codicille

 1. « On est dans une suspension, dans une attente, dans un dépli préalable, sans amont ni aval, du roman virtuel, le roman à venir. » Pourvu que ça dure, parce que moi, les histoires…

 2. Du cinéma, au travail… deux occasions peut-être (une sûre). –- La première, il y a longtemps, lors d’une formation spécifique où l’on m’avait confié la tâche de parler du monde du travail. L’objectif, c’était de rappeler les règles à respecter pour devenir, disons, l’employé du mois. Mon objectif, à l’appui de quelques références en littérature, photo, art, et pour commencer le cinéma (des extraits des inénarrables Temps modernes de Chaplin à Working man’s death de Michael Glawogger, sidérant), était un peu différent. Problème : je risque de me retrouver « du point de vue du film et son écriture, non du point de vue du lieu et des dispositifs » ; à moins de considérer le format extrait. – La seconde occasion, grâce à une nouvelle fonction d’animateur culturel, c’est une sortie au cinéma. Le film, documentaire, n’avait rien d’exceptionnel (on a entendu petit ronflement). Mais le lieu et les dispositifs sont là. D’autant mieux que la séance a été le prétexte à quelques écrits de la part des stagiaires (en français et dans leur langue maternelle pour Ming Ming, Ruppert, Tatiana et Maya). – Et d’autres occasions, ponctuelles : d’autres prétextes à l’écriture.

 3. Dans ma bibliothèque se trouve un livre intitulé Cinéphilo, quand la philo s’invite au ciné (l’air de rien). Moi, ça pourrait être Cinéboulot, quand le cinéma s’invite, ou invite, au travail.

 4. Éva écrit : « je me sens légitime à traiter avec légèreté (en ce sens que je n’y mets pas d’enjeu) les propositions », « à “produire” de la matière textuelle sans trop de filtres et/ou précautions ». J’aimerais pouvoir en dire autant, mais il me semble qu’il y a toujours un moment où la forme me rattrape et demande quelques réajustements (bons ou pas, c’est une autre affaire). Et je me demande s’il est vraiment possible d’écrire sans filtres ni précautions – n’est-ce pas déjà un choix formel ? Éva aussi d’ailleurs, sinon elle n’aurait pas pris le soin de nuancer son propos (l’adverbe trop).

 5. N’empêche, ça pourrait être le moment de lui emboîter son « pas de charge ».

 6. Triste : pour une fois que je me connectais au groupe Facebook, pour savoir un peu qui ne sait pas vraiment ce qu’il fait, ni quoi comment (mais je parle surtout pour moi, non ?), j’apprends que l’une abandonne, et puis que l’autre aussi plus bas, avant, et un autre ne sait pas s’il tiendra le cap… tout ça parce que la vie…

 7. Je ne suis pas persuadé de l’intérêt des phrases des stagiaires. – Pourquoi ? Parce que ce sont les mots des autres ? Par souci de confidentialité ? La crainte du manque d’imagination ? Parce que ce n’est pas bien écrit ? La crainte de voler leurs mots ? Il faudrait leurs consentements ? Parce qu’il a fallu choisir un extrait ? Une phrase c’est trop court ? Elle mal choisie ? C’est sans véritable rapport avec le cinéma ? Est-ce que ça relève bien d’un dispositif ? Celui de l’écriture alors ? Parce que tu as quelque peu retouché les phrases ? Donc parce que c’est déformé ? Parce que c’est aussi écrit en langue étrangère ? La crainte qu’on ne comprenne pas ? Pourquoi la langue étrangère d’abord ? Ou parce que les fragments reconstituent une histoire ? Mais ce n’est pas vraiment une histoire ? Plusieurs facettes qui ne se recoupent pas ? Elle est incohérente ? Il manque les extraits d’autres stagiaires ? Et puis c’est venu de façon impulsive ? Et pourquoi une seule phrase ? Et si on les lisait de bas en haut ? On gagnerait en cohérence ? Ce serait encore du cinéma ? Ce ne serait plus la même histoire ?

 8. Sans les questions, dans le texte du jeune Paul devant une photo, je me demande si ce ne serait pas mieux. La description serait plus rapide –- ça peut se dire ça ? ; pour un récit, oui a priori, mais une description ? –-, mais sauterait aussi par endroits.

 9. En fait non : après chaque question, faire sauter la majuscule de façon à n’obtenir que la voix de Paul ; c’est lui qui fait les questions et les réponses ; mais les questions, de type rhétorique, sont un écho de la voix sourde du formateur ; pas besoin de tirets, il appartient à la majuscule de la mettre en scène, du fond du silence de Paul.

 10. Le petit exercice d’écriture, à la fin, sur la base d’un extrait de film relativement expérimental (un enchaînement de plans, peut-être quelques séquences, sans histoire), est tiré du Nouveau magasin d’écriture d’Hubert Haddad. Il s’intitule « Dialogue onirique entre deux interlocuteurs décalés ». Je l’ai retrouvé facilement dans ce gros livre grâce à un marque-page inattendu : une carte électorale (datée du 2 mars 2007 ; l’a-voté pour six scrutins).

 11. En tête du texte, j’avais copié-collé la liste de tous les petits exercices traités depuis le début : « On a travaillé sur perception omnisciente, sur situation de tension laissant le narrateur à l’extérieur, sur l’opposition narration ample et narration brève, sur l’opposition phrase soft et phrase hard, puis sur l’importance du présent dans l’idée de caméra temporelle mobile, puis sur l’inscription visuelle, dans une narration, des scénographies d’intérieurs ou d’extérieurs, enfin sur différentes énonciations, par des narrateurs différents, d’un même lieu... » Chaque exercice était mis en valeur à l’aide d’une couleur (des bleu clair et foncé, idem pour les verts, un rouge, un orange et un gris). Je comptais revenir jeter un œil sur la liste afin de savoir si je ne pouvais aborder tel fragment sous cet angle-là ou sous un autre. Et puis ça ne s’est pas fait. Le petit arc-en-ciel de mots ne servait plus qu’à bien distinguer les notes, initialement placées en tête, du texte.

 12. Je relis, et je crois que le tout premier verbe est le seul au passé simple. –- Non, il y a être aussi, dans le premier fragment.

 13. Les fragments se sont déployés tels qu’on les lit. Je pensais en changer l’ordre, et même glisser deux ou trois paragraphes ailleurs, histoire de casser les semblants d’histoire. Mais pourquoi, finalement ? Deux paragraphes, c’est déjà une fracture. Il suffit, paradoxalement, de les assembler en un seul bloc pour l’accentuer : quelque chose ne collera plus dans la lecture, qui restait linéaire avec les paragraphes, ne l’est plus vraiment sous l’espèce du bloc… -– Si j’avais permuté les fragments, c’est en lisant la dernière phrase et la première de chacun, pour savoir quelle fin s’accorde le mieux avec quel début.

 14. Finalement, après rectification (pour relever le sens du verbe), on trouvera aussi au passé simple vouloir.

 15. Oscillant battant. Les deux mots sont liés à dispositif. En utilisant seulement le premier, on utilise un participe présent dans un sens courant, bien qu’abstrait. En utilisant le second, on utilise également un participe présent dans un sens plus figuré dans le contexte : qu’est-ce qu’un dispositif battant entre les Dix Commandements et ce qu’ils deviennent quand on s’assoit dessus ? -– En utilisant les deux participes, on sent poindre un mot complexe, une forme d’adjectif à valeur d’épithète, même si la suite fait resurgir la force verbale. Une dérivation due à l’expression désignant un système d’ouverture spécifique : la fenêtre oscillobattante, par opposition à la fenêtre à guillotine, la fenêtre à la française, la fenêtre à l’anglaise, la fenêtre à la canadienne, la fenêtre à l’italienne, la fenêtre basculante, la fenêtre coulissante ou la fenêtre pivotante. Évidemment, hors du cadre technique, l’usage tend vers la métaphore.

Qu’est-ce qu’une fenêtre oscillobattante ? Selon Futura Sciences : « Composée souvent d’un seul battant de petite taille, la fenêtre oscillobattante peut être actionnée de deux manières : par un système traditionnel, semblable aux fenêtres à la française ; par des charnières verticales, le battant s’ouvre vers l’intérieur, permettant un renouvellement de l’air rapide, mais laissant pénétrer tout élément extérieur. Le système oscillant permet d’ouvrir la fenêtre par basculement du battant vers l’intérieur, dans sa partie haute. Les charnières verticales sont laissées inactives, tandis que le battant est retenu par un bras mécanique sur la partie haute de la fenêtre. Cela empêche toute intrusion de l’extérieur tout en laissant libre le passage de l’air. Ce type de fenêtre est particulièrement répandu au sein des immeubles d’habitations, car le système oscillant évite tout cambriolage tout en garantissant une aération. »

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1ère mise en ligne 9 août 2020 et dernière modification le 17 août 2020.
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