le roman de Déneb Kypros

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Déneb Kypros est un pseudo. Petit goût de clandestinité, écrire sous pseudo comme lire sous les couvertures avec la lampe de poche dérobée au garage. Se doter d’une nouvelle liberté dans les à-côtés de la vie quotidienne, dans les marges de mon travail de psychologue en psychiatrie adulte. Ne me résous pas à attendre la retraite pour offrir une place à la voix qui chuchote j’aime écrire, j’aime inventer. Cette place passe par les ateliers de Tiers-Livre, quand je peux, comme je peux, toujours avec un incomparable plaisir.

2. Réanimations


proposition de départ
réanimation lente — rythme roman

Elle ne voit plus les blocs comme à son arrivée, il y a trois mois. C’était froid, c’était lisse, c’était l’hôpital, ensemble de rectangles d’une blancheur inquiétante posés sur un sol sans histoire ni dessous. L’établissement, uniforme, fonctionnel et parfaitement balisé, était séparé de sa ville-mère, une banlieue qui avait été nouvelle, elle aussi, dans les années 80. Devant l’entrée de l’hôpital, une rue de belle largeur où des bus à la lenteur presque suave libéraient des passagers rares et solitaires. Dès les premiers jours, elle avait aimé entendre les bus freiner dans le silence, ce son difficile à décrire, une sorte d’expiration, juste avant l’arrêt. Personne dans la rue, la pandémie avait achevé de vider les lieux. Il avait fallu jour après jour arpenter les centaines de mètres qui séparaient l’hôtel de l’entrée de la Réa : un passage piéton suivi d’une esplanade de granite couleur sable, quelques panneaux rapidement mémorisés, la porte vitrée. Le socle laiteux des lampadaires, le tag sur le feu tricolore, les hordes d’adventices à l’assaut des caniveaux constituaient des détails qui la tenaient debout et l’assuraient de ne pas s’être égarée dans une plantation de blocs. Ce matin la chambre est aussi vierge qu’à l’arrivée, la valise posée sur le lit a ramassé l’intime. Elle n’avait amené que très peu de choses, affaires de toilette, livre, stylo et carnet, portable, vêtements neutres et confortables. Vider la chambre, lier, ranger, escamoter un à un les objets encore tièdes, repérer les intrus. Dans sa bouche le goût des petits beurres trempés dans le café soluble, dans l’air les effluves du gel douche de l’hôtel. Elle regarde par la fenêtre, par réflexe. Elle regarde toujours par les fenêtres, toujours par réflexe. Le soleil sur lève sur les cubes blancs. Le soleil dédaigne ce qu’ils renferment de corps, d’angoisse, d’alarmes stridentes et discontinues qui restent à l’oreille longtemps après qu’on s’en soit éloigné. Le soleil depuis trois mois n’a pas faibli. Elle avise sur la planche en mélaminé blanc qui fait office de bureau sa clef électronique, caduque depuis deux heures du matin. La porte des cubes est fermée. Elle a croisé hier le locataire de la chambre voisine, la 135, l’a salué pour la première fois. Elle ne connaissait personne avant son arrivée et n’avait véritablement rencontré personne en trois mois. Elle s’était fermée, flairant un danger à être elle-même, la possibilité d’une dérive. Elle comprenait cela ce matin. Prenait conscience de la présence d’une ville autour de l’hôpital. Elle quitte avant d’avoir connu. Sept heures et quart, largement le temps avant son train. Elle marchera jusqu’à la gare. Regard à la fenêtre, dernière vue des blocs. Un camion passe dans la rue, fait vibrer la vitre. Elle sort de l’hôtel, longe l’hôpital par la gauche, décide d’acheter un croissant à la cafétéria. De le manger assise sur le premier banc qu’elle croisera. Pourquoi maintenant ? Pourquoi n’a-t-elle pas pensé avant à s’offrir ce plaisir ténu ? Elle a tout laissé en arrivant là. Au début elle a compté les jours, appelé chaque soir à la maison, besoin de chaleur, de voix familières, de se séparer de ce qui rôdait en réa derrière tout ce blanc. Elle a raconté le trajet, l’hôpital, la chambre, elle a ri un peu. Après le premier décès elle a cessé de raconter. Elle a appelé un peu moins, ils l’ont appelée, elle a écouté les échos de l’autre ville, la sienne. Puis n’a plus écouté, il n’y avait plus d’écho. Elle se glaçait sans douleur, efficace, aseptique, engoncée dans une pure fonction. Même ses repos dans la chambre étaient devenus vides. Un cachet pour ne pas flancher, trouver le sommeil – il avait fallu aller le chercher loin au début. La télé. Le matin était plus léger : l’expiration du bus, le trempage des petits beurres, les lampadaires opalescents, l’épaisseur noire du tag sur le feu, les mauvaises herbes. Des riens qui revenaient. Des riens. Alors pourquoi c’est si dur à quitter ? Elle frotte ses semelles sur le socle vert bouteille du banc, éparpille ses miettes de croissant. Voltige d’un papier de bonbons soufflé par le vent, la ville se met soudain à respirer, le soleil cède du terrain. Les collègues hier lui ont offert un foulard, ils ont apprécié la collaboration, la discrétion, le professionnalisme. Elle aussi. Ils étaient pareils à elle. Plus tout à fait humains, factuels, solidaires. Elle se lève. Les blocs disparaissent derrière son dos, le flot des véhicules a grossi, ils sont revenus avec leurs bruits, crissements de roues, freins, klaxons, vrombissements, portes qui claquent. Tourner à droite après la rue des plantes, puis à gauche et encore à … Couper le GPS soliloque, se débrouiller. Pour revenir, retourner. Rentrer. Retrouver ? Les mots la jettent dans un malaise diffus. Que faire après une parenthèse blanche ? Qu’en restera-t-il ? Qui rentrera où ? Elle s’était dit je vais écrire aux amis, pourquoi pas quelques petites photos, un journal de bord, mais même le langage privé avait fini par déserter. Même pas ouvert son livre, pourtant choisi avec soin. Cachet, fenêtre, télé. Revenir, rentrer. Arriver un peu à côté, forcément. La gare, le train à quai, elle chausse son masque et s’installe sur le siège 14F, sort le livre. Il commence à pleuvoir, de plus en plus dru, et le bruit des gouttes sur le toit de Montparnasse réanime quelque chose, une acuité, une présence. Qui grandit et s’engouffre. Elle voudrait arriver encore. Pas revenir.

réanimation rapide — rythme nouvelle

Olive fixe les blocs de béton blancs de l’hôpital. Départ ce matin après trois mois de service en réanimation dans une ville désertée, pure surface écrasée par un soleil impénitent. Une chambre d’hôtel bien équipée qu’elle vient de rendre à sa virginité première après un empaquetage rapide de ses effets. A évoluer dans le vide, elle s’est faite fonction. L’efficacité a quelque chose de désespérant. Du reste, hormis ses collègues et quelques appels téléphoniques aux proches, de moins en moins animés, puis tout à fait taris, elle n’a parlé à personne. Elle traverse la rue Jean Moulin. Dernier regard vers les cubes de l’hôpital auxquels elle trouve subitement une forme de paquebot. A changer de place, le regard s’aiguise ou la raison décampe. Le ciel est bas, les cumulus s’amoncellent. Elle s’inquiète du retour, anticipe des retrouvailles gênées, malhabiles, avec un monde qui s’est écarté d’elle. Ou bien elle aura changé. Le premier décès l’a changée. Elle rentre. Mais qui va rentrer ? Dans le train, la pluie qui s’est mise à tambouriner sur les taules de Montparnasse l’apaise un peu. Olive s’absorbe quelques minutes dans ce livre qu’elle traîne depuis trois mois. Rentrer ? Elle ne peut pas rentrer, pas comme ça.

Le thème vient facilement cette fois. Le personnage, mettons une infirmière, quitte après une mission difficile (contextualisé autour de la COVID, mais ce n’est pas une nécessité) une ville qu’elle n’a pas investie. Subsiste une étrange nostalgie difficile à nommer qui va bousculer la possibilité de retour dans son monde antérieur. J’ai commencé par la version « roman », écriture confortable car plus lente et vaste que la version « nouvelle ». Tendance sur le premier jet de cette dernière à ramasser, voire résumer. J’ai détruit ce premier jet et recommencé de façon autonome quelques jours après. Avec le recul, je préfère le ton de la version « nouvelle » mais trouve davantage de pistes à creuser dans la version « roman ».

1. avant le jour


proposition de départ

L’aéroport est assoupi. Pas d’annonces avant cinq heures et ni arrivées ni départ de vols. Des passagers en transit diversement ébouriffés lanternent au salon-restaurant The Lounge, bercés par un jazz plus léger que le silence. Pénombre rosée, fraîcheur étudiée et halos sur les sandwiches, boissons et viennoiseries. Jus d’orange, panini chèvre, pas de dessert, le plateau poussé d’une main lasse glisse sur les tubes métalliques, malhabile dans la manche trop longue. La chevalière coulisse et tinte sur le métal, la main se relève, gênée de se faire entendre et gênée d’entendre ce bruit qui ne lui appartient pas, un bruit d’avant. Trop alerte, incapable de s’installer dans la torpeur ambiante. Anna fixe ses deux valises, posées au pied de la colonne où est enchâssé un aquarium, comme pour parer à leur fuite. Elle n’aime pas cette attente qui éloigne encore le moment des retrouvailles. N’arrivera-t-elle donc jamais ? Sa fille et le petit-fils qu’elle n’a pas encore vu à cause de la rupture. Le défunt n’était pas facile, ah ça non. Elle a oublié comment la conversation a dégénéré ce soir là. Non pas qu’elle n’ait pas réfléchi mais ça résistait, ça fuyait et la laissait dans un épuisement à l’arrière-goût métallique. Prisonnière d’un monde incompréhensible dont sa fille avait été brutalement expulsée. Se dit que tôt ou tard, les demandes d’explications surgiront et comment dire alors qu’elle ne sait pas, ne se souvient pas sans paraître d’une cruelle désinvolture. Ou pire … démente ! Elle ôte la chevalière, tâtonne dans son sac à mains, palpe un à un tous ses petits objets, porte-monnaie clic-clac, carnet gaufré, housse molletonnée, du portable, mouchoirs, couverture craquelée du vieux plan de Paris, porte-clefs. Ses clefs. Était-ce bien utile ? Elle aurait pu les laisser dans sa valise, après tout il est possible qu’elle ne revienne jamais. Mira a proposé d’entretenir la maison jusqu’à ce qu’elle prenne un décision pour la vente ; Mira lui manquera. Penser à écrire à Mira. Continue l’inventaire aveugle : un tube de rouge à lèvre, des pastilles pour la gorge, le médicament pour le mal des transport, la solution hydro-alcoolique. Tout est compact, serré, irrespirable. Elle a envie de tout bazarder, elle se dit ça comme ça, bazarder, se répète le mot qui enfle et se charge d’agressivité, de rage. Grognement derrière le masque. Soulagement. Froissement d’un paquet de chips, un jeune garçon, sur la banquette marron face à elle. A peu près l’âge de son petit-fils. Suit son regard , glisse vers l’aquarium dont elle discerne à présent le discret clapotis. Un bocal dans un bocal. Costumés de violet profond, les employés zigzaguent, ton suave des commandes et clins d’œil appuyés, en particulier entre la blonde Sonia et l’étudiant à fossettes, Paul. Ce soir il osera l’inviter à sortir, au ciné en plein-air, le resto n’est-ce pas, ce serait mal venu vu le boulot, pas délicat, en plus il parait qu’elle a bossé dans un restaurant avant d’échouer au self de l’aéroport, que ça s’est mal passé, faudrait pas la mettre mal à l’aise, le ciné, c’est bien, ça évacue la question. Elle sent les fleurs, la rose, et autre chose .... le chèvrefeuille. Le chèvrefeuille et les fêlures. Valise à roulettes lilas cahote et tressaille, tirée à grande vitesse par une hôtesse initialement affectée au vol 646 pour Addis Abeba, talons tapent sur le sol, traînée d’eau d’Eau de Nuit, silhouette impeccable, masque haute-couture. Le jour se lève derrière les baies vitrées. Les annonces vont reprendre. Aéroport en quarantaine. Tous les vols sont supprimés.

 



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1ère mise en ligne 16 juillet 2020 et dernière modification le 23 août 2020.
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