Pomu (écrits de)

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 Pomu est un pseudonyme

20.


À son âge, il lui faut faire trois mille cinq cents pas, paraît-il, pour se tenir en forme. Elle se force. En été elle ne les fait pas, elle arpente le quartier de la gare en maugréant, en jurant, souvent __on s’éloigne d’elle, la folle du quartier__ sa canne en main, pas pour marcher mais pour se défendre, les gens sont méchants, surtout avec les vieux. Quand elle est fatiguée, un peu, elle s’assoit, raide, sur le banc le plus passant. Elle y va tous les jours plutôt que de rester enfermée, c’est le médecin qui l’a recommandé. Elle regarde avec défiance tous ces inconnus, ces étrangers, tous ces gens sans intérêt, défiler, elle prend l’air, c’est tout. Mais depuis quelques jours, elle a changé de crémerie, deux mille pas supplémentaires pour rejoindre le Jardin Botanique, l’air y est meilleur lui a dit le docteur. Les jardiniers ont ratissé, assemblé les feuilles rousses, les feuilles blondes en dessinant des chemins, des tapis sous les arbres. Elle a marché dans les feuilles, elle se souvient qu’enfant elle le faisait à grandes foulées et que les feuilles craquaient. Là bizarrement, c’est doux comme un coussin. Elle s’étonne. Maintenant elle se repose sur un banc, sous les gigantesques platanes. Les yeux fermés, elle se demande qui a changé, elle ou le monde ? Dès ses premiers pas, elle l’avait arpenté, ce monde, avec un tel intérêt glouton pour chaque brin d’herbe. À cette époque, elle n’allait pas loin, limitée par le jardin mais elle faisait tant de pauses, s’émerveillait sur chaque chose, ça lui prenait la matinée. À présent, plus rien ne l’éveille, plus rien ne l’émerveille. Est-ce qu’elle est morte à l’intérieur ? Les feuilles tout de même ? Ça l’a bien fait frissonner. Et le parfum des buis ? Ça oui, elle doit reconnaître, il lui a sauté sur le poil au détour du chemin ! Elle ne s’y attendait pas ! Elle est donc capable encore de défaillir pour un parfum. Et puis lui revient celui de cette fleur qui sonne dans son quartier l’arrivée du printemps. Elle ne sait pas le nom de la fleur, ni où elle est cachée, elle n’embaume que le soir, quelque part, mais chaque année c’est la même alerte, le printemps est arrivé. Ça ne la réjouit pas autant qu’avant. Peut-être parce qu’elle est vieille ? Elle se rappelle auparavant, au printemps, le brun de chat, l’odeur du fumier, qu’est-ce qu’elle l’aimait cette odeur-là. À la campagne, en promenade elle donnait vie au paysage. Ça rappelait l’odeur du cheval, la douceur de son pelage, la tendresse de ses naseaux, ses flancs vibrants. Et la fourrure des chats même celle de Lola, rêche, sous sa main, la peau et les os, avant qu’on ne la pique. Celle duveteuse des chatons, le ventre des hérissons qu’elle cueillait enfant, dans l’herbe, le soir au jardin. Le premier chaton qu’elle a connu, elle l’avait caché dans son lit à l’heure de la sieste, le souvenir de sa petite langue râpeuse sur son bras et le mal que ça faisait à la longue. Dans son lit au matin, la première odeur était celle du café. Elle détestait le café au lait mais il fallait le boire. Heureusement ensuite, il y avait l’œuf matinal directement au cul des poules. Ça aussi c’était obligé mais là, elle raffolait de ce globe tiède et fleuri qui lui emplissait la bouche. Elle crachait le blanc auparavant, Mémé ne l’a jamais su, elle ne la suivait pas jusqu’au poulailler. Le premier parfum avant même celui du poulailler, de la paille, et des plumes, était la fleur de l’oranger qu’elle allait respirer en début de chemin. C’était un petit arbre chétif et élégant qui recevait à l’entrée du jardin et dans lequel les visiteurs fourraient, sans vergogne leur nez, en poussant des petits cris émerveillés. Des visiteurs il y en avait : le commissaire, la copine à sa mère, son parrain le papetier, la femme du papetier qu’elle jalousait, Annie son amie, qui était un peu chochotte et les Italiens ! Que dire de leurs grosses voix quand ils déboulaient à Noël et à Pâques avec leurs montagnes de Parmesan et leurs grappes de raisin blanc. On se saluait à si grands cris, on pleurerait tout aussi fort en se quittant. Elle a faim de ces voix de celle de sa tante comme un violoncelle et son oncle : un trombone. Et les ouragans de leurs querelles qui sonnaient les hallalis du matin. C’était une famille d’ogres et pendant quelque temps, on mangeait comme eux, la serviette blanche autour du cou : platées de souplis, de beignets de cervelle d’agneau, spaghettis aux tellines… Le jour de ses quatre ans, pour l’occasion, on lui fit goûter de la crème au chocolat, émerveillement foudroyant. Folle de chocolat, elle est devenue, elle voyait du chocolat partout. Elle a même dévoré un petit truc marron au fond de son coffre à jouer, ce n’était pas du chocolat, c’était une araignée. Ça l’a calmée. C’est ce même jour qu’elle fit la danse des mimosas, elle leur tournait autour à cloche-pied en chantant à tue-tête : j’ai quatre ans ! J’ai quatre ans ! et personne d’autre qu’eux pour l’entendre dans leur splendeur poudreuse et leur parfum. On allait à la plage en famille, la plage de la Tour Rouge, ses galets brûlants et ronds sous les pieds, la planche qui sentait la mer et le bois mouillé sur laquelle on se couchait, les rochers qui la bordaient et sur lesquels on bondissait à la chasse au crabe. Ses pieds s’en souviennent qui la tiennent à peine debout maintenant. Et le Pan-Bagnat dégoulinant quand elle mordait dedans, le goût de l’œuf dur, la faim qu’elle avait en ce temps-là ! Et comment elle était devenue la reine de la plage, comment on la reconnaissait, comment on la cajolait. À cause de la blague qu’elle leur avait faite, à tous. À un an, elle ne marchait pas encore, on la laissait toujours sur la plage pour aller se baigner, alors elle avait entrepris la traversée pour rejoindre sa mère au milieu de l’eau. Elle a encore en tête la question qu’elle s’était posée en rampant jusqu’à l’eau : Qu’est ce qui va se passer quand je mettrai la tête dedans ? Mais ce qui lui revient surtout, toujours aussi vivace en elle, c’est cette joie qui pétille encore : la surprise qu’elle va lui faire à sa mère ! Depuis, comme elle ne savait nager que sous l’eau, elle explorait le monde sous-marin. Elle contemplait les anémones, les étoiles de mer, les hippocampes, il y avait de tout ça en ce temps-là, elle se fondait parmi les poissons, nageait avec le banc. Il lui faudrait remonter ses pas, retrouver ce coin-là. Elle sait qu’elle en reconnaîtrait, par la peau la saveur de l’eau, les yeux fermés.

 

15. Le professeur de musique


proposition de départ

Il est professeur de musique, il a la technique, il joue — très bien — de toutes sortes d’instruments mais il n’a pas l’âme et ça s’entend. Sa vie est bien réglée, mécanique, il joue comme il chie à heures fixes. De même parle-t-il de lui, sans arrêt, il s’épanche, il se plaint de son destin. Il ne trouve pas avec qui refonder un foyer qu’il a lui-même détruit. C’est qu’il cherche dans les femmes qu’il tente de séduire, celle qu’il a lui-même quittée. Il tourne en boucle son lamento ; difficile de le faire dévier. Il ne parle jamais de ses élèves, ses enfants à lui, qu’il a abandonnés avec le foyer, ils n’ont pas bien réussi, ils se contentent de peu, auraient pu faire beaucoup mieux. C’est ce qu’il en dit. À part lui, il ne s’intéresse à personne. Est-il séduisant ? Il est mince, bien sapé, des yeux bleus, globuleux qui lui donnent un air clownesque et sympathique, des sourcils exubérants, une chevelure à peine grisonnante et bien fournie, la jeune soixantaine. On le voit toujours avec une nouvelle femme, il veut tout trop vite, elles le quittent. C’est un bon danseur mais il ne s’intéresse pas à la danse, il ne danse que pour emballer, il le reconnaît. Il a de jolies chaussures pointues en cuir ouvragé pour danser. Il est aimable, poli, cauteleux. On pourrait s’y tromper, s’attendrir, le plaindre, tant il larmoie. N’allez pas lui tendre la main ! Il vous la briserait, essuierait sur vous ses jolis souliers, pour se venger de vous avoir fait pitié.

14. La robe rouge


proposition de départ

T’as pas honte … tu m’as laissée toute nue… mes habits pour l’enterrement… je les avais laissés pliés dans le tiroir du bas de la commode … avec l’antimite… cette maison est infestée… j’aurais été belle dans des habits troués … tu le savais je te l’avais dit… et répété… depuis toujours …depuis longtemps…je t’avais fait promettre…ma robe rouge … et les souliers à talons qui allaient avec… ceux que tu enfilais quand j’avais le dos tourné … pour te pavaner devant la glace… aussi belle que maman tu disais… t’étais godiche oui … tu trottinais avec… comme un petit cochon gras perché sur ses sabots…t’étais moche ma fille… avec ou sans souliers rouges… tu voulais en faire quoi de cette robe … elle pouvait pas t’aller…tu l’as enfermée dans un sac poubelle avec les souliers dans l’armoire du grenier… voleuse …tu m’as enterrée dans quoi … un pyjama… un pyjama d’appartement des années septante… tu m’as enterré en pyjama … arrête de pleurnicher… je sais bien que c’est un cadeau que tu m’avais fait… à l’époque … j’ai jamais aimé … on aurait dit que tu faisais…exprès… m’offrir ce qui ne m’allait pas…et il fallait que je les porte…saleté…tu m’as bien eu…me voilà obligée… de porter cette saloperie pour l’éternité…pardon j’oubliais que tu m’as faite incinérer… autant pour moi… là t’as été correcte… mes dernières volontés… j’ai fait preuve d’originalité … la première de la lignée à se faire incinérer… t’étais pas très emballée mais tu l’as fait… moins original que ton père qui voulait se faire manger par ses chiens… tu lui as fait signer un papier… tu l’as toujours le papier, dis… mais cette urne tu pouvais pas la lâcher… Qu’est-ce que t’avais à t’accrocher comme ça… à moi…oui elle était bleue… qu’est-ce que ça peut foutre la couleur… tu t’en souviens …il a fallu te l’arracher pour la mettre dans le caveau descellé…au milieu des cercueils effondrés… mon père…ma mère… il reste une place pour toi… t’es plus trop sûre… le croque-mort pommadé… doucereux… il n’a jamais mis mon nom sur la tombe…parti avec les sous…salopard… t’as qu’à exiger le remboursement… il a fait faillite…une faillite de croque-mort… fais-moi pas rigoler… adresse-toi à son remplaçant… il t’a envoyé sur les roses… t’as qu’à t’accrocher ma fille… je te lâcherai pas… je veux mon nom en lettres dorées…sinon qui saura où je repose…repose… c’est… beaucoup dire…personne ne me cherchera … comment le sais-tu …pas de descendance…c’est pas possible…ça s’arrête là… tout ça pour ça… après nous… rien … ce coup-ci tu vois… j’aurais pas cru… mais… je le sens… le néant.

c’est jamais ceux qu’on voudrait qui causent. C’est une autre qui me réveillait la nuit avec ses mots que je mâchais dans le noir. Et puis celle-là lui a volé la parole. Il faut dire qu’elle, elle avait une demande précise. Pour elle il y avait urgence. L’autre, elle attend dans sa tombe depuis cent ans alors un jour de plus un jour de moins...

13. C’est le temps des grattaculs


proposition de départ

Le fait est que la neige n’est pas loin le fait est qu’à peine tu as monté les habits d’hiver dans l’armoire que déjà il te faut les redescendre le fait qu’elle doit toujours grimper sur l’escabeau pour attraper ou ranger quelque chose le fait est que les grandes ont la vie facile le fait est qu’on a jamais le temps de mettre ses habits d’été autant qu’on le voudrait et qu’ils s’usent tout de même le fait est qu’on a sauté l’automne à première vue le fait est qu’elle n’aime pas le froid et qu’elle aimerait vivre sur l’équateur où il fait toujours chaud bien qu’elle aime aussi les changements de saison mais quand elles sont bien établies elle n’aime pas les débuts les débuts des saisons hier on nageait encore dans l’eau tiède et épaisse du lac et demain ils annoncent la neige le fait est que l’application Swiss météo est plus fiable que celle de l’iPhone le fait est qu’on va sauter aussi le temps des champignons que les grattaculs sont déjà fripés que c’est beaucoup trop tôt pour faire les confitures que cette année non elle ne la fera pas cette confiture-là c’est trop long mais c’est bon le fait est qu’elle n’a même pas mangé les confitures d’été qu’elle a vu une tache de moisi ce matin sur celle d’abricots à la cave mais si tu veux supprimer le sucre oublie les confitures le fait est que l’autocohérence est difficile surtout avec la nourriture elle y pense un peu trop le fait est que c’est culturel chez elle les recettes de cuisine il y a des années elle a enregistré sa mère et sa tante qui s’échangeaient des recettes de cuisine c’était sur une terrasse en Ligurie elles riaient on voyait la mer le fait est que jamais elle n’osera écouter la cassette trop peur de réentendre leurs voix comment ça fait d’écouter les voix des morts de ses morts à soi le fait est qu’il y a une seule voix qu’elle aimerait réentendre celle de sa grand-mère le fait qu’il existe qu’il existait un enregistrement de sa grand-mère et d’elle le fait est qu’elles avaient respectivement quatre-vingt-six ans et dix ans ce jour-là le fait est qu’elle y pense souvent le père avait amené l’enregistreur dans sa chambre où on la claquemurait dès six heures du soir pourquoi va savoir c’était un appareil inconnu et elles avaient été sidérées par leurs voix enregistrées le fait est qu’elle souvient de sa petite voix d’enfant mais celle de sa grand-mère n’a plus assez de chair faim de la chair du tambour de sa voix elle sait qu’elle était grave et qu’elle avait un accent qu’on disait corse toujours le couteau entre les dents les corses disait sa marraine qui en avait épousé un qui n’avait pas de couteau mais une terrible voix colère le fait est que sa mère aussi avait cette voix d’ouragan-là et sa tante le fait est qu’elle aussi mais elle l’a mise en veilleuse dommage ça vous balaie tout l’intérieur c’est propre après cette nuit-là elle a avalé le verre de gin que son père avait laissé traîner à son chevet en croyant que c’était une verre d’eau le fait est que l’enfance est semée de mauvais traitements le fait est qu’elle n’aura pas de petits enfants et qu’elle en est orpheline qu’elle aurait aimé qu’on l’appelle Mémé et alors la boucle était bouclé le fait est que le ramoneur vient de passer le fait est que c’est un beau grand gars il a pris un thé et elle un café quand il ne ramone pas il surprend les chouettes et les faucons au nid il les ausculte il les bague il a montré les photos des portées de gros poussins ébouriffés surpris et éblouis le fait est qu’elle aimerait bien avoir des nichoirs chez elle qu’elle ne sait pas comment s’y prendre le fait est qu’elle aimait tant écouter les chouettes la nuit le fait est qu’elle n’a jamais su quelle était cette bête dans le passé qui glapissait dans le noir le fait est qu’elle ne l’a plus entendu depuis le fait est que c’est effrayant ce naufrage des bêtes le fait est qu’elle s’en est aperçu avant qu’on en parle aux infos le fait est qu’elle avait beau s’étonner que les guêpes ne s’invitent plus en escadrons au repas champêtre que les papillons de nuit ne rôtissent plus autour des lampadaires nocturnes et que les pare-brise restent propres le fait est qu’elle était seule à s’en étonner à s’en plaindre le fait est que les gens étaient bien contents ça leur allait le fait est que les insectes sont des mal-aimés le fait est qu’elle elle les aime qu’ils la préoccupent le fait est qu’ils avaient été ses premiers camarades de jeu les iules les cloportes les hannetons les lucanes ce scarabée rhinocéros qu’elle avait adoré mais aussi les lézards et les escargots le fait est qu’on est mal barré le fait est que ça se présente mal le fait est qu’en 2022 Macron Le Pen le fait qu’elle ne sait plus trop où aller mourir

 

12. Insomnie


proposition de départ

Corps à plat bras sur le ventre les yeux se closent le sommeil tapi est prêt à l’engloutir mais rétifs les yeux s’entrouvrent le sommeil déguerpit

Le corps se retourne se recroqueville sur le côté s’engloutit sous les plumes ça mord aux genoux les jambes se déplient s’agitent se repositionnent le corps vire et se tire-bouchonne

C’est un clou dans la poitrine une pierre au rectum un serpent dans le ventre les lèvres en feu le nez pesant les dents grinçantes

Il pleut à verse mais par intermittence comme si on jetait des seaux sur le toit puis c’est sans discontinuer toute cette eau cette pluie va-t-elle s’arrêter va-t-elle tout noyer il tente de tricoter ses rêves avec la pluie

Quand contre son gré par son corps ses besoins ses envies le dormeur est sommé de se lever il suit pèse lourd le sommeil cramponné aux épaules il vacille traîne les pieds il fait les trois stations imposées WC robinet frigo en tentant de ne pas se réveiller tout à fait

Projets soucis tout ce qui se compte ou se calcule remords soupçons haines regrets hontes reproches peurs rappliquent au pied fidèles dès la lumière éteinte

Il évoque les images apaisantes ressac écumes apnées il dessine des chiffres sur un sable imaginaire comme il compterait les moutons

Parfois il saute comme un poisson ou bien il rue

voudrait-il s’évader à lui-même

Entre sommeil et veille il sent sa queue de fauve battre le matelas il tord l’échine note la lourdeur de son crâne rugit se réveille

Tranches de vie nocturne.

11. La main de sa mère


La main de sa mère était si dure ! Elle partait sournoisement, violemment et s’abattait soudain. Pas sur sa joue, sur son front, sur sa tête, non, mais sur son nez. Elle n’a jamais compris pourquoi sa mère ne visait que l’endroit le plus sensible : son nez. Ça lui faisait un mal de chien et c’est de vraie douleur qu’elle pleurait. À force, son nez est resté dévié et ça lui provoque depuis toutes sortes de problèmes rhino-pharyngés. Comme elle ne pouvait prévoir pourquoi et quand le coup partirait, elle se cachait le visage de son bras quand trop près d’elle, sa mère esquissait un mouvement. C’était devenu un réflexe, il est encore là, enfoui en elle. Sa mère avait de toutes petites mains sèches, les ongles courts taillés en pointe, un peu ridées, pas du tout apprêtées. Des mains qui travaillaient, qui tordaient le linge à la sortie des lessives, qui passaient la paille de fer, qui ciraient, faisaient briller le plancher, sa mère à genoux, chaque année, qui grattait la terre, plantait, récoltait, faisait son alcool, cuisinait bien et beaucoup, vidait haut son verre !

Quand elle mourait, elle les lui a tenues pour la première fois ses mains, elles étaient si petites et chaudes, et par-dessus, sa mère la regardait intensément. Elle ne pouvait pas parler avec tous ces tubes qu’on lui avait mis mais ces yeux criaient : au secours, tiens-moi, me lâche pas, sors-moi de là ! Comme si elle se noyait.

Elle a les mêmes mains, petites et sèches. Parfois elle se les prend, l’une dans l’autre, elle se les étreint, se les caresse et c’est exactement comme quand elle tenait les mains de sa mère, ce dernier jour. Ça lui fait du bien et du mal. Ça lui donne envie de pleurer mais c’est doux après tout.

Je m’en suis tenue à cette main-là. Evidemment il y en a d’autres mais celle-là voulait toute la place.

9. De l’Arbre


Ici on a massacré des arbres ! Un sur deux quel gâchis ! Peuvent pas les laisser tranquilles ! Et s’ils veulent pousser deux par deux les arbres, s’ils veulent une compagnie pour toute leur vie d’arbre. Ils sont encore enlacés par leurs troncs. C’est triste ! L’un n’est plus qu’une souche couverte d’un épais manteau mousseux et l’autre file haut dans le ciel pour ne plus voir l’ici-bas. Il a le pied dans la tombe et la tête au soleil. Et ses racines à découvert qui courent au sol comme s’il voulait s’enfuir. C’est moche ce qu’on fait aux forêts. A vous dégoûter de s’y promener. Ça pue la mort ! Et bientôt, ça ne va pas manquer, le chasseur planqué avec son fusil. Ça me surprend et ça me fout la trouille à chaque fois ! Faut que je fasse attention, ils sont tellement cons, ils pourraient me prendre pour un sanglier. Tirer avant, vérifier après ! C’est leur mentalité. Ils disent que non mais je les vois, je les connais ! Ce n’est pas un coin à champignons, trop sombre.

Il fait frais, c’est bon, c’est reposant. Qui tu veux qui passe dans un lieu pareil. Un chasseur, un champignonneur ? Tu peux toujours te cacher derrière tous ces arbres. En même temps si tu dois courir, le pré est juste là. Il est si lumineux, à dix pas, que la forêt en parait trois fois plus sombre. T’as pas besoin de courir, reste tranquille ; comme ces arbres. Respire ! Tu t’assois sur la mousse, c’est doux, oui c’est humide aussi, doux et humide et alors ? Tu t’adosses à cet arbre… Ou alors non ! Tiens, assieds-toi sur cette souche. C’est pratique on dirait que c’est fait tout exprès pour toi. Et là tu respires. T’as pas beaucoup respiré aujourd’hui, t’as souvent oublié. Ça sent le bois pourri…un oiseau qui chantonne…je respire…je suis dans une grotte.. je respire…une maison… tapissée de mousse verte…je respire…je me sens comme un ours. À l’abri.

Cette forêt, je l’ai achetée ! À ce moment-là, il me fallait m’accrocher à un bout de terre, bien vivante et sauvage. Un bout de terre à moi. J’y vais très humblement vous savez, je déblaie ses chemins, je coupe son bois pour mon feu, j’observe ses habitants. Parfois je lis dans ma forêt toute une journée contre le tronc d’un arbre. Cet endroit-là, on le dirait funèbre mais c’est mon favori, une peinture japonaise, un sumi-e. La tache si noire des arbres comme si on avait renversé l’encrier et puis les tons gris et de plus en plus clairs vers l’orée, et enfin le blanc éclatant du pré. Ça me fait un bien !

Le premier est un homme qui sans doute allait aux champignons. Il manque sa douleur caché, je sais, mais bon il est en colère. Ce week-end nous votons contre la révision de la loi sur la chasse ! j’y reviendrai peut-être.

Le deuxième est un homme qui fuit, je n’ai pas réussi à savoir si c’est un assassin mais il a une bonne raison de se cacher.

La troisième est la femme qui a perdu son fils. Elle a investi dans l’éternel, une forêt, dont elle s’occupe comme d’un enfant et la vision de cette échappée entre le noir profond de la forêt et la lumière du champ l’aide à guérir de son désespoir. C’est sa thérapie.

8. In and Out


Dehors

De la terrasse aux dalles disjointes, soulevées par les racines d’un double sapin — ici on a laissé grandir les arbres - une ouverture sur le jardin emporte le regard, dans une envolée, sur le champ au loin, bordé de sapins noirs. Le sol est pentu, irrégulier en cette fin d’été, parsemé des taches brunes de l’herbe sèche et du jaune des gentianes.

L’homme a quitté le vieux fauteuil en osier face à la table ronde, une table métallique percée de petits trous en frises circulaires comme souvent sur les meubles de jardin. Sur cette table, les lunettes d’approche 10x42 avec lesquelles il vient d’observer le chevreuil dans le champ et puis aussi : le thermos, la tasse, le coquetier, avec son œuf brisé, la cuillère maculée et la salière qu’il a oubliés.

A l’orée de la forêt sombre, à contre - jour, les troncs élancés d’arbres gigantesques gainés de mousse, avec chacun à leur côté, une souche. C’est la trace, de leur jumeau sacrifié mais toujours enlacé à leur pied. Et les racines, elles aussi gantées de vert, qui courent au sol.

Deux bancs rouges, à la peinture écaillée, se font face dans la salle d’attente extérieure de la gare du village. Le banc de gauche est encadré par le distributeur de friandises et le distributeur de café. La première machine surmontée d’une enseigne rouge en forme de boule avec un gros S blanc dessiné dessus, affiche le nom du distributeur : Selecta. Il y a là des chips, des Snickers, des Bountys, des M&M’s, des boissons en cannettes. Sous les produits, une forêt est dessinée puis encore dessous, la photo de deux bouteilles d’Henniez, la bleue et la verte. La publicité est écrite dans les trois langues So natürlich wie ich, Aussi naturelle que moi , Naturale come me. De l’autre côté du banc, au distributeur de cafés on a treize choix possibles. Le banc de droite aligne le distributeur de billets, le Défibrillateur et les trois portes des WC, surmontés de leur pictogramme : Hommes à gauche, Femmes à droite et Handicapé(e) au centre. Sous chaque pictogramme bleu et blanc un pictogramme, rouge celui-ci : une cigarette barrée. Il manque ici une poubelle.

Dedans

Dans ce mayen, la chambre du berger : les murs de planches grises, une toute petite fenêtre, un matelas à terre, un sac de couchage, un réveil près de l’oreiller. C’est tout.

Au sommet d’un immeuble parisien, c’est une pièce aux murs blancs. Dans la kitchenette sur laquelle on tombe en entrant, un gros frigo rouge, des photos d’enfants, de jeunes femmes, aimantés sur la porte. La table de bois ciré avec des sets de dentelle végétale, un vase rouge et des chrysanthèmes blancs. Au fond de la pièce, une bibliothèque chargée de livres, de photos, de bibelots, de Cd et de DVD. Deux divans de velours respectivement vert et brun, en quinconce, autour de la large table basse. En face, une plante exubérante et le petit balcon d’où l’on domine les toits de Paris.

Ici le Maître donne ses cours dans un nuage de fumée et de parfum de cigarettes indiennes. On y vient pour chanter ou pour jouer de la vielle. Trois murs sont recouverts de bibliothèques où s’entassent, pêle-mêle, livres de musique, livres d’histoire de la musique, théâtres et poésies. Devant les livres, entre les livres, un éparpillement de bibelots, des innombrables et minuscules souvenirs ou cadeaux d’une vie. Les enregistrements du Maître sont, eux, proprement empilés sur des lutrins, exposés à la vue. Dans les rares interstices entre les bibliothèques, des instruments de musique suspendus au mur, une guitare, une épinette, une harpe africaine, un manche de vielle sculptée. Un lit recouvert de velours rouge, entouré de coussins moelleux, un panier de fruits frais, pêches et abricots, à portée du maître et de l’élève, une plante malingre dans son pot. La fenêtre est entrouverte, les volets semis clos, un soleil collé à la vitre, un carillon suspendu au sommet, un nez de clown, au bout de son fil, accroché à la poignée. Ici la chaise sur laquelle le Maître s’assied, où il griffonne des notes musicales sur son bureau encombré sur les côtés de deux piles de dossiers. En face le lui, les centaines de fiches qu’il a remplies, classées dans leur boîte en bois et puis l’écritoire à deux tiroirs. Dans celui du bas il range son petit agenda sur lequel il note, en pattes de mouche, la date de ces prochaines leçons avec vous. La chaise est vide. Le Maître s’en est allé.

C’était un très grand escalier de marbre aux marches larges. Il montait dans une vaste arabesque sur deux étages. Les adultes, passé l’imposante boule de cuivre, s’agrippaient à sa rampe de bois ciré, pour le gravir. Mais nous, c’est en courant qu’on se le faisait l’Escalier comme on l’appelait.

Codicille : j’ai trouvé difficile le choix des lieux, ça m’a beaucoup retardé dans l’écriture. J’ai travaillé parfois sur le réel, parfois sur le souvenir et une fois sur la photo.

7. Paradis


proposition de départ

Il la chercha longtemps sous un soleil implacable. Il croyait se souvenir de l’emplacement, même de l’itinéraire. Et puis non, rien n’était à la place qu’il avait imaginé. Pourtant un cimetière c’est immuable ! Pensa-t-il, énervé. Puis au bout d’une heure d’errance, il comprit qu’il cherchait la tombe de sa mère dans la géographie d’un rêve. Un rêve récurrent qu’il faisait depuis des années et dont il prenait conscience, pour la toute première fois. Il était justement arrivé devant l’administration du centre funéraire du cimetière. Cimetière de Caucade Ouverture 8 h 30 / 17 heures. Il est entré.

Le préposé, un homme de son âge sans doute, rouflaquettes, chemise blanche impeccable, cravate, l’avait salué.
— Je peux faire quelque chose pour vous ?
— Je cherche quelqu’un, Agnès Ichez.
— Date de la mort ?

Il a oublié ! Désolé ! L’année ? Il se souvient de l’année, naturellement il se souvient de l’année. Il est de la famille ?
— Oui c’est ma mère, je devrais m’en souvenir mais ça fait longtemps qu’elle est partie ! Il croit entendre l’autre penser très fort : fils indigne. 1968, l’année ! En été, la chaleur, le soleil, Il l’a tant haï le soleil ! Le jour de l’enterrement, il pleura comme un veau sous ce soleil béat… juillet ou août.

L’employé fixait toujours son écran, Jean ne pût s’empêcher de se dire :
— Tiens, ils se sont informatisés ces ploucs !

Au bout d’un silencieux moment face à l’ordinateur, l’homme gribouilla sur un bout de papier et lui tendit la chose.

Agnès Ichez, 1917-1968 allée 12 tombe 125.

— C’est contre le mur Ouest, fit l’homme avec un sourire.

Il trouva la tombe. Elle n’était pas du tout comme dans son rêve. Dans son rêve, sa mère l’attend assise sur la tombe, c’est une toute petite fille comme sur la photo qu’il regardait souvent quand il avait son âge, l’âge qu’elle avait sur la photo. Elle était si mignonne ! Elle l’attend avec un bouquet de roses, elle lui donne le bouquet, elle lui prend la main qu’elle a petite et sèche et ils entrent tous les deux dans la tombe.

Il se souvint alors que c’était toujours à ce moment-là qu’il se réveillait, dans ce rêve qu’il avait oublié. Et puis il l’aperçut, qui se glissait sous la tombe, comme un habitué, pensa-t-il plus tard. Un serpent ! Plus précisément, la queue d’un serpent, blanc. Il se précipita sur la tombe, s’accroupit, examina le sol. Il y avait bien là, tout contre la pierre, un petit orifice par lequel le serpent s’était faufilé. Un serpent dans la tombe de sa mère ! Il imagine le serpent pénétrer entre les planches effondrées du cercueil, ramper le long du corps, le long du crâne, il voit les dents, les habits. Stop ! Ce n’est pas lui qui l’a habillée. Tu ne peux pas voir les habits ! Il repoussa les images. Quarante ans à éviter ce moment, à tenir cette ville éloignée. Ce serpent est ce qu’il l’a vu vraiment. Il pourrait l’avoir rêvé ? Une hallucination ? Il n’a jamais eu d’hallucinations. Si quand tu étais petit, tu en avais tout le temps, rappelle-toi, les insectes, les rats, sous le lit Tu ne pouvais dormir qu’en laissant seul, le bout du nez, dépasser des couvertures. Rappelle-toi, tu suffoquais.

Agnès Ichez 1917-1968, c’est écrit sur la tombe. Il resta là, indécis, les bras ballants, à lire et relire, le cœur vide : Ichez.1968 ...Agnès ... Ton fils affectionné... 1917

Un serpent dans la tombe de sa mère ! Il sentait peu à peu, la panique monter au-dedans de lui. Il retourna, en courant presque, au centre funéraire.
— Monsieur, il y a un serpent qui s’est introduit dans la tombe de ma mère !

L’employé cette fois ne leva pas les yeux de son écran.
— Qu’est-ce que vous dites ?
— Un serpent s’est introduit dans la tombe, je l’ai vu. Je ne sais pas vous mais en tout cas moi, je ne peux pas. Je ne peux pas supporter ça ! On pourrait tout de même pouvoir être sûrs que les tombes sont inviolables, Il réfléchit, étanches quoi !

L’homme détacha les yeux de l’écran, il avait un regard doux, un peu délavé.
— Non, Monsieur ! Je ne crois pas qu’on puisse avoir cette assurance.
— Je vais porter plainte
— Vous n’êtes pas sérieux, Monsieur ?
— Si, Je veux un constat !
— Quoi ?
— Je veux que vous veniez « constater » l’effraction.
— À quoi bon ?

Jean soupire. Il se rend compte qu’il lui va devoir faire preuve d’autorité. C’est quelque chose qui lui est difficile ! L’autorité, c’était sa mère. Elle ne lui en a rien laissé.

Il baissa sa voix d’une octave.
— Venez.

Puis sur le même ton mais avec un bémol de désespoir...
— S’il vous plaît...

À sa surprise, l’homme se leva, enfila sa veste anthracite :
— Allons-y !

Ils ressortirent du centre funéraire, la chaleur lui retomba dessus comme une bête. Quant à la panique , elle, elle le rattrapa au galop. Il la tint à distance en se collant presque à l’employé. Ça le rassure, l’administration est avec lui. Quand ils furent arrivés à la tombe, il chercha du doigt le trou qu’il lui avait semblé apercevoir et que pour l’instant il ne voyait plus. L’autre dit :
— Vous avez rêvé !

Et puis presque chaleureux :
— Ça arrive les crises de nerfs sur les tombes des personnes qu’on a aimés vous savez !
— Oui mais justement…

Il s’interrompit, il avait senti une ouverture, de la taille d’un doigt, juste contre la pierre. Il respira soudain précipitamment. Il enfila son doigt dans le trou, le retira :
— Sentez, là, venez, mettez votre doigt !
— Certainement pas.
— Mais vous devez ! Vous devez constater ! Il bégaie de frustration.

L’autre les jambes écartées, les mains dans les poches, ne bronche pas. Jean brisa une branche sur l’arbre abritant la tombe voisine, il l’effeuilla brusquement à pleines mains et fourgonna dans le trou avec le bout de la branche.
— Vous voyez ! Vous voyez ! Il monte dans l’aigu, sa voix lui échappe, il ne peut plus la rattraper, il est là-dedans !

L’homme du cimetière soupira.
— Oui vous avez raison. Puis laconique :
— Si vous, continuez à enfoncer ce bâton comme ça, vous allez boucher le trou.

Il retira le bâton en hâte et le jeta au loin. Il devait y avoir une épine, ça l’a piqué ! Il est en sueur. Il regarde sa main, en passant ses yeux effleurent le cadran de sa montre, il aperçoit la fine piqûre dans la paume de sa main et retourne en hâte au cadran. Trois heures et demie, son rendez-vous, il l’a raté ! Ce rendez-vous si important, que pour lui il a brisé sa loi, la loi de l’exil imposé. Une heure de retard. Tout ce temps perdu ! Un bref aller et retour ce devait être. Comment avait-il pu laisser tout ce temps lui échapper.

Il se retourna vers l’employé, les sourcils froncés, il semblait impatient.
— Il faut le sortir de là, Monsieur, ce serpent !

L’homme se détourna, en s’éloignant il cria à la cantonade :
— Ça n’est pas un service prévu par le règlement !

Jean le poursuit, lui barre la route.
— Vous devez faire respecter la sécurité dans ce cimetière. C’est, c’est… Il bafouille, il hésite, c’est gros mais il le dit tout de même :
— Une violation de domicile !
— Monsieur, on n’a aucun moyen d’empêcher les bêtes de s’introduire dans les tombes, voyez-vous il y en a bien d’autres, rien que les vers…
— Je vous en prie ! Trop tard il imagine les vers sur le corps de sa mère.

Arrête ! Quarante ans. Est ce qu’il y a encore de vers ? Il décide que non. ! L’image heureusement disparaît.

Une corneille se percha en poussant un râle bref sur la croix de la tombe voisine puis sauta et arpenta la pierre tombale. Il ramassa une poignée de gravillons et la lui jeta. L’oiseau s’envola en poussant deux croassements réprobateurs.
— Et pour le serpent qu’est-ce que vous allez faire. ?
— Rien, je ne ferais rien et avec un doux sourire, attendez qu’il sorte et puis bouchez le trou.

Il réfléchit. Combien de temps avant que la bête ne sorte. Son rendez-vous, raté depuis une heure déjà, trop tard de toute manière, Il appellera ce soir, ou demain. Pendant qu’il y est, il va attendre un peu, s’asseoir sur la tombe, réfléchir. Il sortit de sa veste, un paquet de mouchoirs en papier, en arracha un, puis deux, les étala sur le coin de la pierre et s’assit. Tête basse, il gardait un œil sur le trou. L’employé de son côté retourna à son bureau. Il s’interrogeait sur l’homme. Étranger à la région, une soixantaine d’années, ne devait pas bien aimer sa mère pour l’abandonner ainsi pendant quarante ans ou bien il l’aimait trop. Têtu ! Un obsessionnel. Des serpents, des crapauds, des loirs s’abritent parfois dans les tombes. Il est rare que la famille en soit témoin. C’est la sortie qui est plus spectaculaire ! Certains individus font des crises d’hystérie quand il voit un crapaud ou une souris sortir de la tombe d’un des leurs. Certains y voient même du surnaturel. Il se sourit à lui-même, c’est vrai que les âmes doivent avoir besoin d’air et de soleil. À moins qu’elles ne soient au paradis. Il retrouvait la fraîcheur bienvenue de son bureau, il reprit sa place devant son écran, pensa que plus personne ne croyait au paradis, se dit c’est dommage et passa à autre chose.

6. Braises


proposition de départ
Lisbeth Berg, soixante-cinq ans

Elle vient de prendre sa retraite. Elle a cessé toute relation. Ses anciennes collègues l’horripilent, elle est fâchée avec son frère et avec ses sœurs. Elle ne répond pas aux messages qui lui sont envoyés. Si on insiste, si on s’inquiète pour elle, elle vous rembarre, elle évoque sa liberté et son droit à disparaître. Elle peut rester des heures, couchée sur son lit. Parfois un jour entier à ne rien faire. Son temps n’est rien qu’à elle. Elle le goûte.

Inès Huber, trente six ans

Est la fille de Trudie Huber, partie travailler au pair dans une famille à Genève, dans les années nonante. À son retour au village de Schwellbrunn , son niveau de français était moyen et son ventre bien rond. Inès n’a appris que très tard la raison de la sourde animosité de toute sa famille et même de tout le village, à son égard. C’est un secret qu’elle a découvert par hasard. Nommée à Genève dans une succursale genevoise de l’UBS, elle est allée à la rencontre de la famille qui avait accueilli sa mère vingt ans auparavant. Elle y a appris enfin qui elle était. Inès est le fruit de l’extrême naïveté de Trudie et d’un étudiant haïtien, rencontre d’un seul soir. Elle sait maintenant â qui elle doit l’exotisme de son prénom et le miel de sa peau.

Jonas Petitpierre, huit mois

Il sait se tenir assis. Il mange chaque jour avec appétit une grosse soupe de légumes bio. Il est légèrement plus gros que ne le voudrait la diététique et les avis du pédiatre. Il faut dire que sa mère continue à le nourrir au sein, sans nécessité selon le dit pédiatre mais pour leur plaisir réciproque cependant. Il ira bien sûr à la crèche quand Julie reprendra le travail mais elle a prévu de se traire chaque matin pour que son fils puisse continuer à bénéficier tout au long du jour du bon lait maternel, avec ses anticorps qui le protègeront sa vie entière. C’est un bambin, replet et souriant qui peut rire longtemps, à gorge déployée, d’évènements infimes dont il est le seul à percevoir le caractère désopilant.

Barthélemy Müller, septante-sept ans

Petit, il détestait les chats, il les jetait sur les braises et riait des petits coussinets éclatés de leurs pattes dont on apercevait alors le dessous de chair rose vif. Il détestait aussi les enfants de son âge. Il tirait sur les garçons, à la fronde, des petits cailloux qu’il choisissait pointus et à la sarbacane, dans les fesses des filles, de longues épingles qu’il tenait plantées dans un citron. On l’appelait l’Assassin parce qu’il était convenu que plus tard, il en deviendrait un. Sa mère, elle, l’appelait Mimi.

 

5. à la porte


proposition de départ
1

La plus ancienne image qu’elle ait d’elle-même : sur le bouton de porcelaine blanche de la porte du jardin, sa petite main rôtie par le soleil !

2

Elle s’accroche à la poignée des toilettes, trop haute pour la manœuvrer, elle fait la lippe, les joues rebondies, les larmes aux yeux et la flaque d’urine à ses pieds.

3

La targette, la targette ! Elle la pousse, elle la tire ! Elle trépigne, elle appelle au secours, la targette est coincée ! Jamais plus elle ne pourra sortir ! Elle donne des coups de pied dans la porte, ! Elle pleure. On lui avait bien dit de ne pas s’enfermer.

4

Quelqu’un dehors secoue sa porte. Elle se laisse tomber par terre, elle pèse de tout son poids, adossée à la porte qui tremble. Elle imagine son voisin, avec ses yeux passés au khôl, son tutu et son couteau. Sa petite fille dort dans la chambre à coucher, il ne faut pas qu’il la réveille. Ça fait du raffut cette porte qui branle ! Elle reste longtemps le dos plaqué contre la porte, paniquée, à supporter les secousses. Et puis, son regard glisse à terre ou bien elle aperçoit quelque chose ? Une petite ombre grise ! Aveuglée par la peur, elle ne comprend pas tout de suite ce qu’elle voit. C’est une toute petite patte qui a passé sous la porte et la secoue vigoureusement. La chatte grise voulait rentrer.

5

La septième femme de Barbe-Bleue tourne longtemps devant la petite porte sous l’escalier, elle a glissé dans la poche de son tablier, la petite clef dorée qu’il lui a défendu d’utiliser. Il tarde tant à rentrer, elle est si seule, si désoccupée ! Un jour elle se dit, si j’enfonce la petite clef dorée dans la serrure de la petite porte sous l’escalier, qui le saura ? Personne ! Elle enfonce la clef. Et puis elle se dit, si je tourne la clef dans la serrure de la petite porte de la chambre sous l’escalier, qui le saura ? Personne ! Elle tourne la clef. Si je rentre qui le saura ? Elle entre…

6

Elle a quatre ans. Elle reste interdite, à contempler cette grande porte qui vient de se refermer sur elle. Une grande porte en bois brun avec en haut des gros carreaux vitrés. Elle craint qu’elle ne se rouvre jamais. Elle ne sait pas pourquoi la maîtresse est fâchée. Elle a crié : À la porte ! Petit à petit elle sent que s’éveille en elle, une émotion inconnue, la honte.

7

La porte des WC apparaît vite, peu fiable aux filles. Il y a tous ces trous percés, on les bouche avec du papier, et les serrures aussi. Il y a ces espaces sous les portes des WC du préau, espaces où le regard peut s’enfiler, ce qui fait que les filles hésitent à y aller. Il y a ce film de Jean Eustache Une sale histoire avec Michel Lonsdale, histoire de voyeurs goguenards et complaisants Il y a les caméras cachées sous des portes qui ne remplissent plus (l’ont-elles jamais fait ?) leur fonction.

La presse au hasard :
— Il a filmé pendant près d’un an ses collègues, à leur insu, dans les toilettes. Le trentenaire, apprécié dans l’entreprise et en dessous de tout soupçon, fixait une caméra miniature sous le lavabo des WC. Actu.fr.
— La caméra était cachée au plafond, dans un faux détecteur de fumée. L’homme avait été licencié sur-le-champ par Tamoil lorsque ses agissements avaient été découverts. Le Nouvelliste.
— Il dissimulait son téléphone dans des toilettes publiques de centres commerciaux ou encore d’une maternité. Au moins 400 victimes auraient ainsi été filmées par ce père de trois enfants. France Bleu.
— Un Français de 31 ans qui filmait des femmes à leur insu dans les toilettes d’un grand magasin de Vernier (GE) a été appréhendé par la police lundi à midi. Caché dans une cabine des WC dames, il passait son téléphone sous la cloison. Il a été dénoncé par deux femmes. Arcinfo.
— Dans les WC de Séoul : La capitale sud-coréenne a annoncé ce 2 septembre la mise en place d’un vaste plan de lutte contre la prolifération de caméras cachées dans les toilettes publiques, à usage pornographique. Près de 6 500 cas de voyeurisme ont été signalés l’an dernier, alertant sur l’ampleur du problème. Marianne.

Les femmes pissent dans l’intranquillité depuis l’enfance, pas étonnant qu’elles aient des problèmes urinaires.

8

J’ai douze clefs à mon trousseau : J’en avais beaucoup plus mais j’ai détaché un jour toutes celles que, dans ma mémoire, je n’arrivais plus à relier à une quelconque porte. J’aime avoir toutes ces clefs. Si je ne les avais pas sur moi, elles pourraient me manquer. Ma grand-mère avait aussi un gros trousseau de clefs, je pense à elle quand je saisis mon trousseau. J’aime le bruit des clefs secouées. J’ai la clef de la porte de l’immeuble, elle ne sert pas à grand-chose car j’emploie le code d’entrée mais le digicode pourrait tomber en panne ! C’est une clef plate, codée c’est-à-dire que je ne peux pas la refaire moi-même, je dois demander au propriétaire. Elle s’appelle Zykon 20216672H1 RP40. Elle ne m’appartient pas vraiment. Pas non plus m’appartient la clef de la porte de l’appartement. Mais celle-ci n’est pas collective comme la première. Il n’y a que moi qui en possède le seul exemplaire. Je peux la reproduire autant de fois que je veux pour les amis de passage. À eux les reproductions, à moi l’originale. C’est une clef à gorge de dix centimètres en métal gris et luisant, velouté au toucher. Sa tige mince est surmontée d’un anneau d’une largeur disproportionnée, lui-même posé sur une boucle de quatre annelets superposés. Le panneton carré avec un museau à deux pliures affiche deux dents bien régulières. Cette clef ouvre une grosse porte de bois massif au troisième étage d’un immeuble du XIXe siècle. JMA’ est la petite clef plate de la boîte aux lettres du dit immeuble. Zykon 257HK461A04, elle, ouvre la porte aux deux battants vitrés d’un « artist run space « dans le quartier de la Servette où se trouve le bureau d’une association dont je relève le courrier. Je m’aperçois que j’ai deux exemplaires de SEA Swiss made 66091 12667, clef très plate, assez large, sans brotubérances aucunes avec deux zébrures en coche de chaque côté. Cette clef ouvre une de ces boîtes postales en métal en bas du Chemin-Vieux à Saint-Cergue. La clef du chalet est entourée d’un anneau de plastique jaune, on peut la reconnaître à tâtons quand on arrive tard et que la lune est noire. Elle ouvre, au-dessus de trois marches de pierre, une porte ancienne en bois épais avec en bas des moulures de cloisonnements, une poignée en cuivre et sur le haut deux fenêtres vitrées protégées par des entrelacs de fer forgé. Keso FL524562 est plate mais avec une tête rectangulaire, 13 points d’encoche sur ses faces et quatre sortes de poinçons sur ses deux côtés, elle ouvre la porte de l’école où j’ai travaillé une dizaine d’années et dont je n’ai jamais rendu la clef. Cela fait maintenant presque trente ans que je continue à y venir pour animer des stages. C’est une porte vitrée qui ouvre sur un sas avec des informations aux parents punaisées, un petit coffre de vêtements oubliés et puis l’entrée sur le hall avec les petits portemanteaux, les petits bancs, les noms des enfants et l’escalier de bois vernis qui va chez les Grands. Pour le Centre Culturel La Julienne, où je travaille parfois, une clef électronique, c’est un cercle de plastique avec une puce au milieu, elle ne m’ouvre que quelques portes. Je colle ce cercle sur les poignées de porte, quand je suis autorisée à entrer, la poignée s’illumine en vert sinon elle s’illumine en rouge. J’ai accès à trois portes, les autres me sont condamnées. Il y a aussi deux minuscules clefs jumelles qui devraient sans doute fermer le cadenas d’une valise ? Une vieille Yale made in Germany qui devait ouvrir une des serrures d’une maison en Provence, temps passé, à jeter.

9

Il y a aussi la porte du Paradis, qui n’est pas ouverte à tout le monde ! La porte de l’Enfer qui est sur terre, les neuf portes du corps selon Apollinaire, les Portes du Soleil, la porte de Brandebourg, les portes du pénitencier, La Porte de Magda Szabo, la Sublime Porte, la porte du Labyrinthe derrière laquelle pleure Astérios le mal aimé, la porte des Enfers et son gardien Cerbère.

10

Les portes qui grincent, les portes qui claquent, les portes qui couinent, les portes qui chantent avec le vent, les portes qui glissent, les portes qui valsent à tambour, les portes entre-ouvertes, celles qui s’ouvrent à deux battants, les portes béantes, les portes dérobées, les portes closes.

La première porte était celle qui ravissait. Dès que j’ai su marcher chaque matin, je l’ouvrais pour aller seule me promener au jardin. Les autres portes ont suivi en enfilade. Les dix paragraphes ont été une contrainte. J’ai hâte de passer à la suite.

4. ce genre-là !


proposition de départ
1

Elle sort de l’ascenseur, sa clef au poing. Elle se dépêche de rentrer, il serait malheureux de rencontrer sa voisine aujourd’hui, la lettre au propriétaire envoyée, ça va barder. Elle entre, pose sa canne contre le mur et enlève son manteau. Elle a eu raison d’avertir le propriétaire c’est pas parce qu’elle est vieille et célibataire qu’elle doit se laisse emmerder. Elle fait glisser son écharpe cravate et l’enroule au col du manteau qu‘elle accroche à la patère. Ils sont combien dans cet appartement depuis quelques jours ? Trois à l’oreille elle dirait, plus la voisine. Ils parlent fort, ils crient, ils s’engueulent, ils se pochtronnent c’est sûr. Elle se déchausse et enfile ses sabots de feutre gris. Hier soir quand elle a descendu la poubelle, le plus tard possible pour ne rencontrer personne, elle a entendu du bruit dans l’entrée, c’était l’un d’eux qui pissait aux pieds des boîtes aux lettres. Ce genre-là ! Elle pose son sac de courses sur la table de la cuisine. Comme un chien ! Elle l’a bien raconté au concierge mais celui-là un poltron ! Il s’est bien gardé de lui dire quelque chose à la voisine. Elle vide le sac, elle passe les fruits et les légumes à l’eau et au savon, elle les brosse, elle les rince, les essuie et les range dans le bac à légumes. Au début, il y a quelques années, il n’y en avait qu‘un qui vivait chez la voisine, ils faisaient un tel ramdam qu’à trois heures du matin, elle est allée sonner. La porte s’est ouverte, elle a juste eu le temps de dire, faîtes moins de bruit, le type l’a saisie à la gorge et l’a cognée contre la porte. Elle s’est tapé la tête, elle a eu peur, elle a cru qu‘il allait l’étrangler. Depuis elle ne dit rien, elle met des boules Quies. Elle saisit le flacon d’alcool à 70 et désinfecte tous les emballages. Il ne faut pas qu’elle tombe malade qui s’occuperait d’elle ? Elle se protège. Elle repense à ces deux petites gambettes roses dans le landau. Je pourrais les manger elle avait pensé ! Comment une telle idée a-t-elle pu lui venir ? Elle devient méchante à force de fatigue. Ils sont trois, ça n’est plus supportable, elle a écrit au proprio, elle espère qu’il la fiche dehors avec ses trois gars. Elle a parlé des boîtes aux lettres, du bruit, des cris, des menaces. Le plus gênant c’est qu’elle en avait réellement eu l’eau à la bouche. Elle va dans sa chambre, se laisse tomber sur le lit dur, elle fait rouler sur ses maigres mollets ses chaussettes de contention. Un soulagement. Si elle avait eu des enfants, elle serait plus tendre peut-être ? Les mères la hérissent, celle-là à la gare avec cet air satisfait comme une poule qui aurait fait un œuf. Elle enlève son chemisier son soutien-gorge, là aussi le soulagement quand ses seins lourds s’effondrent, libres. Elle fait glisser sa jupe, enfile son peignoir, de soie rose parce qu’elle le vaut bien et va dans la salle de bains. Là elle défait son chignon et entreprend de se donner les cent coups de brosse quotidiens. C’est pour cela que malgré son âge elle a encore une belle chevelure. Elle en est fière !

2

Silencieusement, elle enfile sa clé et se faufile chez elle. La voisine ne l’a pas entendue, c’est mieux. Le syndic a sans doute déjà sa missive en main et les ennuis vont commencer. Elle pose sa canne, suspend son manteau. Elle devait se plaindre au syndic, elle est seule et âgée, il doit l’aider. Sinon qui ? À l’ouïe, elle pense qu’ils sont deux, deux hommes, à habiter chez la voisine. Ils ont le verbe haut, se disputent, boivent sans doute. Elle se déchausse et enfile ses patins. Hier soir en descendant les poubelles, elle pensait qu’elle était seule, elle a entendu un des hommes qui pissait contre les boîtes aux lettres. Cette espèce là ! Elle pose son sac sur la table de la cuisine, elle défait ses achats. Tel un chien ! Elle l’a dit au pipelet mais c’est un lâche, il s’est tu. Elle passe les fruits et les légumes à l’eau et au savon, les essuie et les dispose dans le bac à légumes. Il y a quelques années, la voisine n’avait qu’un homme chez elle mais ils étaient tellement bruyants déjà qu’elle était allée sonner chez eux au milieu de la nuit. Elle avait eu juste le temps de dire, faîtes moins de bruit, le type l’avait bousculée, saisie au cou, poussée contre le mur, elle avait pensé, il va me tuer. Elle ne s’était plus plainte, elle avait mis des boules Quies. Elle saisit le flacon d’alcool à 70 et désinfecte tous les emballages. Il ne faut pas qu’elle tombe malade, elle est seule, elle n’a qu’elle-même. Lui viennent en tête alors, ces deux jambettes dans le landau tout à l’heure sur le quai, elle avait pensé, je pourrais les manger ! Comment une telle idée a-t-elle pu lui germer ? Est-ce qu’elle devient méchante ? C’est le manque de sommeil. Elle n’en peut plus, elle s‘est plainte au syndic, elle a bien fait, qu’il la chasse avec ses deux gnolus. Le plus gênant c’est que l’eau lui était venue en bouche. Elle se laisse tomber sur son lit, fait glisser les chaussettes de contention sur ses mollets. Un soulagement. Les mamans, elle déteste ! Celle-là sur le quai avec sa tête de poule qui a fait un œuf ! Elle enlève son chemisier, son soutien-gorge, elle goûte le poids de ses seins en liberté. Elle fait glisser sa jupe, enfile son peignoir, de soie parce qu’elle le vaut bien puis dans la salle de bains, elle défait son chignon et peigne ses cheveux longtemps. À son âge, ils sont toujours beaux ! Ça lui fait du bien.

J’ai écrit le premier texte et puis j’ai cherché ce qu’il y avait de dur dedans ? J’ai supprimé les r parce que c’est une lettre dure. Il y en avait pas mal, j’en ai laissé quelques uns, très peu. C’est parce que je tenais au mot.

3. toute ma vie


proposition de départ
rythme nouvelle

Toute ma vie, j’ai rêvé d’avoir un petit jardin et quelques poules, c’est mignon les poules ! On en a parlé avec Jean dans les années septantes, le grand retour à la terre ! On en a tellement parlé ! On l’a jamais fait. C’est bien plus tard, quand Dorothée s’est mariée, à dix-sept ans, c’est trop tôt ça, dix-sept ans ! À la sortie de l’œuf ! Elle a ouvert ses ailes, elle s’est envolée. Elle nous a laissés tomber Jean et moi du jour au lendemain. Moi je dis, c’est comme les petits chats il faut les garder longtemps à la maison pour qu’il puisse la retrouver après eh bien Dorothée, elle est partie trop tôt. Elle a perdu l’adresse. Le plus difficile c’était de passer devant la porte de sa chambre parce qu’elle l’avait pas rangée. Moi, j’avais toujours l’impression qu’elle allait rentrer d’un instant à l’autre pour la ranger. J’avais de l’espoir disait Jean, ça faisait tout de même dix-sept ans qu’elle l’avait pas rangée, sa chambre. J’ai pris l’habitude d’y passer mes journées. Je regardais tout ce qu’elle m’avait laissé, sa brosse, avec ses petits cheveux dessus, sa Barbie, une mariée, j’aurais jamais dû lui offrir ça ! Ses peluches, la maman kangourou avec son petit dans la poche… Le soir Jean rentrait, il me trouvait à marmonner dans le noir. Il disait, tu vas pas passer toutes tes journées là-dedans ! Elle est partie, elle est partie. Elle reviendra plus ! Faut que tu te fasses une raison ! Jean, arrête de me crier dessus. Il me répondait, je te crie pas dessus, je te cause. Il y en a qui vous causent d’une drôle de manière ! Un jour il allume brusquement la lumière, il fait, bon ! On va faire comme elle, on va s’envoler nous aussi. Mais Jean on est trop vieux pour voler ! Il répond que les vieux canards ça sait toujours voler ! On avait qu’à faire ce qu’on avait toujours rêvé de faire, le grand retour à la terre ! On s’est acheté quatre murs, un bout de terrain et toutes les poules dont j’avais rêvé ! Je passais ma journée dans le poulailler, assise sur une vieille caisse à les regarder. C’est mignon les poules !

rythme roman

Est-ce que j’ai perdu la boule ce jour-là ? Si Jean devait donner son avis, je parie qu’il vous dirait que oui. Il faut dire que ça l’énerve que je passe mes journées enfermée dans la chambre de Dorothée. Oui enfermée, parfois sans verrou, il est là il vient de rentrer il a encore son manteau sur le dos, il ouvre la porte, la lumière de l’entrée inonde le pied du lit où je suis recroquevillée depuis midi. Il hurle sans doute, sa bouche est bien grande ouverte mais je n’entends rien car je suis trop loin. Parfois quand j’y pense à temps, je ferme la porte à clef, c’est pour qu’il souffre moins. Je regarde tout ce qu’elle m’a laissé, ses cheveux blonds sur sa brosse, le bonbon collant-sucé enveloppé à la va-vite dans son emballage argenté, sa Barbie en robe de mariée, je m’en veux pour la Barbie, la maman kangourou en peluche avec son petit dans sa poche. C’est facile pour une maman kangourou, elle ferme la poche et le petit, coincé ! Elle est partie trop vite, je n’ai pas eu le temps de m’y préparer psychologiquement, c’est le psy qui l’a dit. Ce jour-là je me souviens, j’avais employé des ruses de sioux pour l’amener à entendre qu’il faudrait bien qu’elle range sa chambre. À dix-sept ans, il est temps, c’était un ultimatum de Jean et j’étais chargée de le lui faire savoir. Je l’avais invitée au restaurant japonais pour l’amadouer, je pensais que c’était un bon stratagème, que ça la mettrait dans de bonnes dispositions pour m’écouter. C’est elle qui a parlé : Maman, je vais me marier ! Pas demain, plus tard, un jour peut-être, est-ce que je peux, qu’est-ce que tu en penses ? C’était pesé, emballé, elle se mariait dans le mois. Qu’est-ce que je pouvais dire, c’était comme ça qu’on l’avait élevé, on lui avait appris à être autonome dès ses premiers pas, à prendre des décisions, se laver toute seule, s’habiller toute seule, elle mangeait ce qu’elle voulait quand elle voulait, où elle voulait, bébé elle n’avait pas de lit qui l’aurait enfermé, pas de barreaux, elle dormait par terre. Parfois elle rampait dans toute la maison, on la cherchait partout, on la trouvait endormie sous un meuble. Alors ce jour-là, elle nous a quittés, sans nous consulter, sans se retourner et sans ranger sa chambre. C’est moi que ça a retourné. J’ai pensé quand ma mère m’obligeait à vider les poules. Je devais enfoncer ma main dans leur corps chaud, agripper et retirer en une poignée leurs entrailles, leurs œufs, leur cœur. Et bien j’étais comme la poule, vidée. J’avais un grand trou noir à l’intérieur et j’y tournais en rond toute la journée. J’ai toujours aimé les poules moi. J’aurais bien aimé vivre à la campagne et avoir mes propres poules, pas pour leur arracher le cœur mais pour respirer leur bonne odeur de plumes, écouter leurs chantonnements berçants. J’aimais le chant des poules. Mon poussin s’était envolé et je rêvais de poules. J’en ai parlé à Jean parce qu‘il était gentil ce soir-là, il ne criait pas, il m’a demandé : qu’est ce qui te ferait plaisir, c’est alors que je lui ai dit, j’aimerais bien avoir des poules ! C’est comme ça qu’on a quitté la ville.

J’ai dans la partie roman pris plus de temps pour développer une partie de la nouvelle. Aller plus au fond des choses. C’est aussi un tout autre rythme.

2. pickpockets


proposition de départ

C’est une femme, à l‘intérieur de l’agence de change. Elle vient d’effectuer une transaction et elle vérifie en les effeuillant du bout des doigts le nombre de billets dans son portefeuille entre-ouvert. Un jeune homme s’engouffre dans l’agence, il jette un bref regard sur les billets, adresse au changeur derrière sa vitre une question qui sonne étrangement anodine et peu appropriée au lieu, deux secondes plus tard, il a déguerpi. La femme semble soucieuse, a-t-elle surpris le regard vorace de l’homme ou bien s’interroge-t-elle simplement sur la raison de cette brusque intrusion ? Elle ferme rapidement son portefeuille, l’enfouit dans son sac. Un instant hésitante, elle passe le seuil de l’agence et scrute la place. Elle cherche le jeune homme du regard. Elle descend la rue, la mine inquiète. À la voir serrer ainsi son sac contre son ventre, on peut supposer qu’elle y transporte une somme importante. Après quelques pas, elle s’arrête, se retourne puis reprend sa route. Elle descend la rue du Mont-Blanc, passe devant le Mc’Donald, jette un œil à l’intérieur puis n’ayant sans doute pas trouvé ce qu’elle y cherchait, elle continue son chemin. La femme se retourne plusieurs fois, il est clair qu’elle craint d’être suivie. Passé la Grande Poste, elle contourne le bâtiment et se dirige vers une Subaru grise, sort sa clef, ouvre la portière, se glisse à l’intérieur et jette son sac sur le siège passager. Elle s’apprête à démarrer quand un jeune homme dans un étrange costume cravate jaillit sur sa gauche, il gesticule devant la voiture, il crie : Arrêtez ! Elle tourne la clef du démarreur tout en observant le jeune homme, on voit qu’elle essaie de comprendre ce qu’il lui veut mais qu’elle n’est pas décidée à lui obéir. C’est un jeune homme à la tignasse très noire, récemment coupé court, à la va-vite c’est évident, il désigne quelque chose sous la voiture, il crie : Regardez ! Il l‘invite à descendre de sa voiture, il fait de grands pas, de grands gestes, il essaie d’être convaincant. Elle, on voit qu’elle se méfie, l’aspect du jeune homme pose question, il ressemble à un épouvantail à qui on aurait mis un costume de marié. La femme ne répond pas à ces injonctions, elle sort lentement de sa place en marche arrière tout en fixant sur l’homme un regard interrogateur. Alors lui : Attention ! Il y a un animal sous la voiture ! Là elle pile, elle hésite, on voit qu’elle s’apprête à changer d’avis, à sortir vérifier, elle regarde à sa droite, côté passager, sans doute pour vérifier la circulation et c’est à ce moment qu’elle l’aperçoit enfin, le premier jeune homme, celui de l’agence. Il court sur sa portière pour, à peine elle sera descendue, s’emparer du fameux sac à main. Il est pareillement déguisé, sans doute un uniforme pour inspirer confiance, elle croise son regard, il s’arrête, il baisse les bras, un étrange sourire passe entre eux, elle a compris ! Elle accélère, redresse la voiture et file à toute berzingue. Les deux guignols endimanchés remontent vers l’agence. Sombre affaire !

J’aurai voulu trouver quelque chose de « petit » mais c’est cette histoire - là qui s’est imposée. Sans doute à cause des mots sombre affaire. J’aurai eu du goût pour quelque chose de plus subtile, je suis d’ailleurs déçue, j’avais commencé une liste, mais rien de concluant ne venait dans le temps imparti. Déjà 4 propositions ! Je sais par expérience que si je me sens trop en retard du groupe, je le laisse tomber. Donc voilà même si c’est un peu fait divers. Je me suis efforcée de porter un regard extérieur sur une aventure que j’ai vécu de l’intérieur. Je ne sais pas si j’y suis arrivée.

1. gare Cornavin


proposition de départ

Au bistro. Qu’est-ce que je me fais chier ! Pense le carlin, assis sur sa chaise face à son maître. Renfrogné, droit sur ses fesses, les pattes écartées comme un homme, il louche un peu et pourrait s’évanouir d’ennui. Il rêvasse de saucisse, de balles, de brins d’herbe, de troncs d’arbre, de trous du cul, de caresses, de bâton volant loin, de sauts, de courses sur ses quatre pattes. Il rêve qu’il jappe. Sous l’auvent de la brasserie, rencogné sous l’encadrement de fer qui soutient le toit vitré, un oisillon au duvet ébouriffé, pas vieux ! Il tourne en boucle — T’es où ? T’es où ? T’es où ? T’es où ? T’es où ? T’es où ? T’es où ? T’es où ? T’es où ? T’es où  ? De l’angoisse dans son cri. Ça piaille beaucoup autour aussi, la mère doit être parmi la bande de moineaux qui se disputent les miettes. Certains font du vol sur place à dix centimètres du croissant qu’on s’apprête à engloutir. Vous craquez, vous partagez, généreusement à votre avis, vous donnez une fine pelure de croissant pour avoir la paix. Ils la décortiquent en trois coups de bec, ils la crachent, la dispersent en morceaux si légers que le vent les emporte et ils vous engueulent. — Ça va pas la tête ! Du croissant ! Du croissant ! Du croissant ! Plus haut, les martinets hurlent leur joie en striant le ciel. Face au chien, son vieux, agrippé à son quatrième verre de blanc, il grogne : — Vos gueules ! C’est sale, c’est bruyant, ça pue, ça n’a pas de maître, c’est sauvage quoi ! Le sauvage en ville, c’est dangereux, ça amène les maladies. Faut tuer tous les pigeons, tous les moineaux ça nous fera du silence, ça nous fera des vacances ! Surtout pas oublier les mouettes et les goélands aussi ! Ces braillards ! Peuvent pas la fermer, comme tout le monde ! Son chien à lui il l’a bien éduqué, il est civilisé son chien ! Il gueule jamais. Même que ça fait plusieurs heures qu’ils sont dans ce bistro et qu’il doit avoir envie de pisser le chien ! Tout comme lui. Trop la flemme ! Le vieux pisse sur sa chaise. Ça met du temps à imbiber et puis ça coule à terre. Tant pis ! Ils penseront que c’est le chien. Sous ses yeux qu’il lève avec difficulté, cataracte et alcool, passe l’Homme-Colère. Ses muscles et ses tendons bandés par la rage, il avance mécaniquement tout de guingois. Son corps penche très fort du côté du bouquet qu’il tient toujours en main. C’est pas qu’il soit lourd, vu qu’il a arraché toutes les fleurs, mais ça pèse ! Salope ! Salope ! Salope ! Salope ! Salope ! Derrière lui il a semé une traînée de têtes rouges, des roses. Dans son crâne, il y a un couteau qui frappe et frappe au rythme de son sang, au rythme de ses pas. Elle se tient droite devant l’arrêt du bus, la canne dans sa main ressemble plus à une arme qu’à un soutien. C’est sa manière de la tenir, on sent bien qu’il vaut mieux ne pas s’y frotter, un coup pourrait partir. En tout cas elle en donne l’impression. Les cheveux blancs épais tenus dans un gros un chignon bas, un tailleur de laine grise à mi-jambe, une chemise blanche à col large, un foulard bleu, noué en cravate. Elle observe avec sévérité la jeune femme qui s’avance vers elle avec son landau. Arrivée à sa hauteur la femme s’arrête pour attendre le bus. La vieille jette un œil dans le landau, elle aperçoit les grosses cuisses roses d’un bébé en culotte. La mère regarde la vieille regarder son magnifique bébé, c’est ce qu’elle pense, mon magnifique bébé ! Elle esquisse un sourire orgueilleux et puis elle se ravise. La vieille ne sourit pas, elle pense : Les beaux jambonneaux, je pourrais les manger ! Il faudra cuire le chat pour les poissons, non c’est pas ça ! C’est le contraire, idiote ! Celle-là rit d’elle-même, toute seule, une petite dame voûtée quasi bossue, ses cheveux gris tirés en arrière par un élastique fluo, un petit visage maigre et pointu, elle a souligné le bas de l’œil au crayon mais ça bave un peu. Le nounours accroché à la fermeture éclair de son sac à dos, tressaute quand elle marche. Elle porte un pantalon corsaire en jeans, avec le bas brodé de fleurs, et dessous des bas résille roses dans des souliers à talons rouges. Tu dis n’importe quoi ma vieille et non seulement tu dis n’importe quoi mais tu le penses aussi ! Je m’appelle Denise j’habite au 30 ! Au 30 de… Quoi ? De la rue ! La rue ? La rue ! Tu as oublié la rue ! Mais non là-bas, c’est celle là-bas au fond, là-bas derrière l’église, peut-être, elle ira voir après mais d’abord acheter ce qu’elle est sortie acheter, elle ne se souvient plus ce que c’était, il y a une minute encore elle le savait et puis si ! Elle se rappelle, elle se rappelle qu’elle l’a écrit, pour ne pas l’oublier, tu es maligne tout de même ! Elle s’assoit sur un des bancs devant la gare aussi loin qu’elle peut de l’homme affalé, les pieds nus, gris de crasse, il dort. Elle tire sur le nounours au bout de la fermeture éclair, sort son carnet vert. Sur la première page elle lit à voix basse, je m‘appelle Denise Emery j’ai quatre-vingts ans bientôt quatre-vingt-un, j’habite au 30 rue de Lyon au troisième étage, le code de ma porte d’entrée est le 95 762, je dois acheter du lait, du citron du pain et du poisson. Assis sur le banc devant la gare : l’homme sale, deux femmes, la vieille au nounours et une plus jeune. Celle-là regarde ses pieds dont elle vient de peindre les ongles rouge vif. Elle trouve qu’elle a de beaux pieds. Elle pense même que ses pieds sont la seule chose réellement belle chez elle. J’aime quand tu passes tes doigts dans mon cou entre la chair et le tissu, j’aime quand tu m’effleures le dos de ta main renversée, qu’elle glisse le long de ma colonne sans que les autres la voient. J’aime quand tu me caresses avec tes grosses mains comme si j’étais ton chien. Rêve de l’homme : Il marche, sur la route, grise à perte de vue, ce sont des engoulevents, couchés, la route s’étale au loin, pavée d’engoulevents. L’homme hésite mais faut avancer, la frontière, pas s’arrêter ! Il s’enfonce dans les plumes, il lève haut les pieds pour ne pas être englouti par le chemin. C’est de plus en plus difficile, ses pieds sont si lourds, il voit qu’ils sont gris avec quatre doigts dont l’un à l’arrière comme ceux des pigeons. Aller à la Migros plutôt qu’à Manor, c’est plus facile pour rentrer, tu suis tout droit la route, c’est ta fille qui te l’a dit, répété, qu’est-ce qu’elle répète celle-là ! Ils ont tout à la Migros, oui même du poisson pour le chat. Elle n’est plus très sûre d’avoir un chat.

Je ne sais pas trop quoi dire, C’est sorti comme ça, des personnages croisés, des bouts de soliloque entendus ou rêvés. Mais tout est vrai. Surtout les propos des animaux. C’est le chien qui a fait démarrer le texte. Sa réprobation était totale. Combien de chiens se font chier des jours entiers au bistro, sous un banc ou dans les bras de leur maître en sacs à main. Comme d’habitude je ne suis pas sûre d’avoir saisi toute la proposition, il me semble qu’il manque quelqu’un, le narrateur ?

 



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1ère mise en ligne 26 juin 2020 et dernière modification le 15 novembre 2020.
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