le roman de Dominique Estampes Paillard

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a beaucoup voyagé et aime ça toujours | a beaucoup écrit ici, là-bas, ailleurs et partout | a beaucoup photographié ici, là-bas, ailleurs et encore | a participé à de nombreux ateliers d’écriture | a été conseil en écriture | a animé des ateliers d’écriture (formation Aleph Bordeaux) | a écrit des biographies | a enseigné | a obtenu un master en création littéraire | maintenant ou jamais essaie de mener à bout ses chantiers, plutôt brouillon, part dans tous les sens | mais tient un début de quelque chose, peut-être, peut-être pas| persiste.

Travail photographique « la photo du jour » à suivre sur Instagram.

15. (Géraud) Émile, comme une ombre


proposition de départ

Quand Auguste part à la guerre en août 14, Émile a 17 ans. Mais au commencement, dans cette douceur exceptionnelle de ce mois de février 1897, quand il vient au monde dans ce foyer déjà constitué de trois enfants vivants, il est le numéro cinq, le dernier né de Jeanne et de Guillaume, celui qui est arrivé après, bien après les autres — peut-être sans vraiment être attendu ou peut-être a-t-il incarné, lui tout seul, un nouveau signe du destin — celui dont la sœur aînée, Anne, aurait pu être sa mère, celui qui est appelé le 11 août 1916 sous les drapeaux avec comme numéro de recrutement le 622, celui qui comme Marie, et à la veille de partir, n’a plus de nouvelles d’Auguste, ne sait pas encore ou devine avec la force de l’instinct ce que ce silence sous-entend, celui qui n’a que deux ans de plus que son neveu Jules, le premier né d’Anne, qui lui aussi intègrera l’armée, en avril 1918, et partira un peu plus tard pour l’Orient comme Auguste, mais c’est un soulagement, aussi, de penser que lui en reviendra vivant en mars 1921 en ayant fait ses armes dans le 1er Régiment des Tirailleurs Algériens. Contrairement à la plupart des carnets militaires de cette époque, celui d’Émile semble démuni de toutes précisions concernant ses états de services et à part la mention de l’accord du certificat de bonne conduite, il ne révèle que peu d’éléments permettant de retracer son parcours si ce n’est la campagne contre l’Allemagne du 11 août 1916 au 22 septembre 1919 au service du 86ème puis du 117ème Régiment d’Artillerie Lourde de Toulouse. Entre ces deux dates, c’est un monde silencieux amplifié par l’absence d’où surgit le rien. Et comme si ce manque d’annotations n’était pas suffisant, comme si ces jours passés ailleurs contribuaient à perdre sa trace, comme si la question de sa naissance tardive pesait sur son quotidien, la retranscription de son état civil manquait à son devoir d’exactitude et semblait s’orienter vers d’autres hypothèses, de celles qui entretiennent des confusions, embrouillent les recherches, questionnent l’arbre généalogique. Ainsi, de son lieu de naissance une béance s’est ouverte. Alors, il y aura cette ville de Castelsarrasin écrite à l’encre noire sur le livret militaire et l’acte de décès laissant dans les archives un doute qu’aucun officier d’état civil n’aura su identifier. Était-ce déjà le signe d’une vie qui serait vite écourtée ? Sans acte de naissance, sans le lieu établi, personne sans doute ne peut exister. Émile est une énigme au signalement flou où le regard peine à imaginer un visage large au front moyen et au nez busqué avec des yeux châtains et des cheveux noirs alors que la taille initialement signalée à 1,72m est rectifiée à 1,63m, trois centimètres en-dessous de celle de son grand frère Auguste. Alors il y aura cette ville de naissance à retrouver, des hypothèses à formuler, des parcours de vie familiale à remailler. Quand Anne se marie avec Joseph quelques mois après la naissance d’Émile, c’est à Barry d’Islemade que les noces sont fêtées. C’est à ce moment-là, peut-être, qu’il faut imaginer la famille quittant au cours de la décennie écoulée le lieu-dit de Laronne à Castelsarrasin pour revenir sur les terres qui ont vu naître Géraud en août 1789 – et peut-être Pierre et avant lui Étienne –, le grand-père de Guillaume, et dont Émile porte aussi le prénom. Était-ce un signe, une porte ouverte vers l’évidence ? Barry d’Islemade, comme un retour sur les terres ancestrales, berceau de plus de cinq générations de cultivateurs, comme une conscience retrouvée pour se raccrocher à un passé englouti, comme le lieu d’un défi. Le défi de Jeanne, cette femme à l’identité écorchée, écrite et réécrite selon l’humeur de l’officier d’état civil, cette femme à la naissance floutée au cœur même de son acte de décès. Pour le moment, elle a quarante-deux ans. Et peut-être malgré cet écart entre l’immensité de son désir d’enfanter une dernière fois et le grincement insidieux de son corps déformé, c’est un lien invisible qu’elle va tisser avec le destin de son enfant comme s’il était écrit quelque part, comme si la vie voulait la consoler des épreuves à venir et c’est dans leur maison d’habitation, au lieu-dit de Ferrière, que Jeanne portera à la vie, à dix heures du soir, son deuxième fils, auquel Guillaume donnera les prénoms de Géraud Émile. Sur cette terre qui semble si familière, il n’est pas conseillé de s’attacher et même si, en ce temps-là, le monde semble à portée de main, même si le temps s’écoule au rythme des saisons, même si le relief renvoie souvent à un décor familier, il est temps de se déplacer et d’explorer d’autres terres agricoles, celles qui s’étendent à une quinzaine de kilomètres de là, aux abords du quartier Saint-Benoît de Moissac sur la rive gauche du Tarn. C’est là que la famille s’installe. C’est là aussi qu’Émile rompt avec cette longue tradition de cultivateurs pour marcher sur les traces d’Auguste et devenir lui aussi un employé de la Compagnie des chemins de fer du Midi. Mais entre l’été 1914 et l’été 1916, celui de son départ, celui de son incorporation au corps d’armée, où était-il ? Dans cette période chaotique où les travaux des champs se poursuivaient coûte que coûte, où le mari de sa sœur Marguerite était rentré rapidement au foyer, réformé pour blessure, où durant l’été 1916 personne n’avait reçu de nouvelles d’Auguste et que Marie en était très affectée, perturbée même, pressentant le pire et le pire s’est finalement révélé fauchant tout espoir d’avenir, alors peut-être, qu’en prévention, il gardait un œil sur elle et ses trois jeunes enfants, peut-être, mais cela ne suffisait pas. Et ensuite, durant les trois ans passés dans un régiment d’artillerie, rien ne dit encore où il était, ce qu’il faisait, ce qu’il pensait. Comment a-t-il appris le décès d’Auguste ? Comment a-t-il vécu ce deuil sans corps, sans sépulture ? Comment l’a-t-il vécu à son retour en septembre 1919 ? Il est là, lui, rentré, certainement épuisé, fragilisé, blessé dans son âme, peut-être impuissant à vivre un présent dont il aurait perdu les codes. Est-ce qu’il va voir Marie et les enfants ? Est-ce qu’ils se parlent ? Est-ce qu’il lui vient aux lèvres des paroles apaisantes ? Quand Marie pose son regard endeuillé sur lui, sans doute cherche-t-elle à conjurer le mauvais sort. Assis sur une chaise empaillée, encore meurtri par son vécu, Émile devra se résigner. Il n’a que 22 ans. De sa mort, à peine deux ans plus tard, dans la nuit du 22 au 23 juillet 1921, qui sait ce qui s’est réellement passé ?

« Aujourd’hui, on s’occupe d’Émile », François ne croyait pas si bien dire. Pour moi, Émile est le frère d’Auguste et le moment de l’évoquer est apparemment venu. De lui, je ne sais rien, à part ce qui est mentionné dans son livret militaire, c’est-à-dire si peu.

Alors il faut jongler avec ces minces informations, enquêter, deviner les événements et créer un autre espace.

J’ai mis du temps avant de m’atteler à ce texte, mais dès que les mots sont arrivés, j’ai su que je pourrai en faire quelque chose ou du moins amorcer un début, défricher, même s’il n’est pas parfait, loin de là.

Ce texte s’est écrit dans un bloc, je n’ai pas pu le découper ou pas eu le désir de le faire, plus tard peut-être. J’espère juste qu’il ne sera pas trop indigeste dans cette forme-là.

14. Auguste, l’absent qui jamais ne pourra vieillir


proposition de départ

Bientôt les images vont me revenir, elles seront là, celles de la vie qui s’arrête pour de vrai, celles du temps d’avant, celles de demain avec les questionnements qui surgissent de nulle part, celles d’un instant mal choisi ou d’une douleur consentante, mais pour le moment les mots suffisent à me combler, à nourrir l’impensable ou l’impossible perspective d’un regard apaisant sur demain. L’immobilité soudaine de mon corps me questionne. Suis-je encore là, présent à moi-même ou déjà parti vers des contrées incertaines ? L’abstraite fluidité de la vie m’échappe, se perd dans l’épaisseur du temps, de mon temps évaporé comme une brume légère mais persistante. Un jour, les murs de l’hôpital se sont tus et l’écho de leurs murmures se sont assoupis, puis les mots réconfortants de Marie se sont dissouts dans le vent chaud, dans ce souffle enveloppant, redessinant ces terres sauvages, révélant dans un profond soupir ce paysage doublement dépossédé de lui-même à la fois désertique et semi-marécageux, lieu offert au rien, un hors-champ sur une carte militaire, un décor, une étendue éclatée que les circonstances ont déposé au nord-ouest de Salonique. Et pourtant là où je devrais être, je ne suis plus. Je peux passer des heures à détailler ce lit d’hôpital, à me regarder mourir, à me replonger dans les yeux bleus de Marie. Mais comment rompre avec la douleur d’après, comment renoncer sans me l’avouer, à détailler la souffrance sur son beau visage, comment renoncer sans me le pardonner, à revivre ce déchirement insupportable, comment renoncer à un sursaut d’espoir sans fondement, à moins que ces heures d’observation ne se dissolvent dans un désir d’ailleurs. J’aimerais savoir. J’aimerais savoir si Marie s’est arrêtée, sur quel chemin, sur quel quai de gare, au détour de quelle rue, à quel croisement a-t-elle ressenti les vertiges de l’absence, à quelle fenêtre s’est-elle penchée pour observer un après déconstruit, bouleversé dans son équilibre déjà défaillant, devant quel paysage s’est-elle recueillie, sur quel lieu aimé est-elle revenue livrant aux éléments cet instant tant redouté, celui qui bouleverse à jamais l’existence sans espoir de revenir sur ses pas. J’aimerais savoir. Je suis parti, elle ne s’est pas laisser mourir, mais peut-être a-t-elle gardé au fond d’elle-même un espoir étouffé, peut-être a-t-elle ressenti la promesse d’un autre espace, en fin de journée, au moment où le temps suspendu laisse une ouverture vers l’ailleurs jusqu’à ce que les nuages s’écartent et diffusent une lumière étrange, peut-être a-t-elle perçu comme un flottement au-dessus d’elle, quelque chose d’indéfini comme une caresse invisible. J’aimerais savoir. Au fond de l’armoire, sous les draps amidonnés, mon portait en uniforme militaire a trouvé sa place, le côté face écrasé contre l’étagère en bois de chêne. C’est à ce moment-là, peut-être, que le regard de Marie s’est définitivement détourné de nos sept années de mariage. Je n’en suis pas si sûr, mais je ressens le vide de mon absence, cette douleur sans cesse ravivée par les sursauts de l’oubli. Marie, c’est moi qui t’ai perdue et non l’inverse. Même si ton visage a pris un étrange relief, s’est paré en secret d’une opaque mélancolie de celle que personne ne peut détecter à la lecture des photographies d’après, je peux y voir tes lèvres fines offrir un léger sourire énigmatique alors que ton regard malicieux ne laisse passer ni ombre ni sentiment. N’es-tu jamais vraiment revenue Marie de ce lieu où je t’avais laissée ? Souvent tu as suivi un chemin de terre chauffé au soleil d’été d’où s’échappait dans la transparence de l’air l’odeur si particulière de la pluie après une averse, poursuivie par l’illusion que ce qui m’a éloigné de toi me rapprocherait, convaincue que ce voyage t’offrirait l’intimité refoulée à portée de main. Tu as résisté, tu as cédé. C’est moi qui t’ai perdue. À mon insu, j’ai glissé de l’autre côté, me suis éloigné sans vraiment déserter. Tu as tenté de remplacer un absent, d’oublier l’image coincée au fond de l’armoire, figée dans son époque, l’image d’un absent qui jamais ne vieillirait. Cette image m’est revenue, m’habite au quotidien, hante mes nuits, questionne mes jours. Au fil du temps, elle est restée fidèle à son propre reflet, seul son environnement a muté.

Impossible de laisser Auguste sur le bas-côté de la route. Il était là, tout près, à attendre que je lui donne la parole. Et voilà, il a pris sa place comme une évidence. Je ne sais rien de lui, ou si peu, pas grand-chose, quelques mots regroupés autour d’une phrase et pourtant j’ai l’impression de le porter en moi, qu’il révèle un peu de lui à chaque fois que je lui tends la main. Je m’attache à lui de jour en jour et ça me fait du bien.

13.


proposition de départ

le fait que Marguerite est née au bord de l’eau et qu’elle n’a jamais appris à nager, peut-être, le fait qu’elle avait un frère de trois ans son aîné, Gaston, qui portait en premier prénom celui de son grand-père maternel, Jean, le fait qu’elle avait un autre frère, plus jeune de quelques mois, Roger, qui portait aussi en premier prénom celui de son grand-père maternel, Jean, le fait que leur mère se prénommait Jeanne, le fait que sans un deuxième prénom il aurait été difficile de distinguer les deux frères, le fait que Marguerite porte elle-même le prénom d’une grand-tante décédée à quelques mois, sœur aînée de son grand-père Jean, le fait que Marguerite est aussi le prénom de la mère de son grand-père Jean et de la grand-mère maternelle de ce dernier, le fait que c’est compliquer les prénoms, qu’au bout du compte il y a de quoi tout mélanger, s’emmêler, s’égarer, le fait que Marguerite ne sait pas qu’elle a une arrière-petite-fille qui s’appelle Margot, le fait que Margot est un diminutif de Marguerite et que personne ne l’avait réalisé avant, le fait que c’est compliqué de donner à ces récurrences plus de sens qu’elles n’en dévoilent, mais c’est compliqué aussi de les ignorer, le fait que les deux frères aînés de Jeanne se prénommaient Pierre comme leur grand-père paternel et que les deux autres frères s’appelaient comme leur père, Jean, le fait que c’est juste un constat et qu’il faut garder précieusement ce souvenir en tête, on ne sait jamais, le fait que Jeanne dit Madeleine s’est mariée avec Pierre dit Georges le même jour que son plus jeune frère, Jean, avec Anne Jeanne, le fait que le 28 octobre de l’année 1911 était un samedi, le fait que Jeanne habitait le quartier de Mestras et que Pierre, à cette époque était domicilié à Bordeaux, rue Dupaty, le fait qu’il était mentionné dans son carnet militaire qu’il était fils de veuve et que sa mère vivait avec lui, le fait que l’histoire ne dit pas si Jeanne est allée habiter à Bordeaux après son mariage, le fait que Marguerite avait un ancêtre, Jean dit « Chambille », disparu en mer le 28 mars 1836 sur l’embarcation « L’Augustine », ils étaient treize à bord, mais ce jour-là ce sont soixante-dix-huit marins qui ont perdu la vie dans la tempête laissant soixante-cinq veuves et cent soixante-huit orphelins, le fait que Marie était une de ces veuves et que ses neuf enfants en une nuit étaient devenus des orphelins, le fait que de tous temps, dans cette famille, ils étaient tous marins, attirés les uns après les autres par l’appel de la beauté et du péril, tel est l’attrait de la mer, le fait que Marguerite grandit dans ce village aux sept ports ancré au sud du Bassin d’Arcachon, le fait que sa mère, Jeanne, partait elle aussi pêcher à la rame sur une barque, jetait et remontait les filets à la force de ses bras, le fait que son père, Pierre, voilier de son métier, est parti aux armées le 28 août 1914 et qu’il a été blessé quelques semaines plus tard, le 10 septembre, le fait qu’elle n’était pas encore née à cette date puisque sa mère, Jeanne, était enceinte de cinq mois et que ça commençait à se voir

le fait que je me suis perdue dans un méandre de l’histoire de Marguerite, ma grand-mère paternelle, le fait que je m’y suis vraiment perdue, le fait que c’était juste pour voir et que finalement c’est comme une histoire sans fin, une histoire de faits sans fin

12. ce qui reste du corps c’est le rien ou Auguste et son corps d’à côté avant le rien


proposition de départ

ça commence avec le souvenir d’une piqûre de moustique sa trompe plantée dans la chair l’aspiration du sang jusqu’à l’écœurement des picotements fourmillements et démangeaisons une cloque sur l’épiderme grattée jusqu’au sang après c’est l’infection elle se propage dans tout l’organisme endommage les replis du corps les creux du corps la texture du corps jusqu’à la rupture

sans doute des maux de tête intenses quotidiens et fragiles se frayent un chemin sous tension jusqu’à la boîte crânienne s’y installent avec succès et enflamment toute la sphère intérieure donnant un autre visage aux hypothétiques symptômes sans que dans leur for intérieur ils ne soupçonnent les ravages à venir et les conséquences liées au déferlement des cellules folles qui se multiplient s’étendent et dévorent peu à peu dans une gloutonnerie indécente les dernières résistances de ce corps meurtri

une tension musculaire puissante se propage et s’installe au bout des articulations déchire les tendons mord dans les os jusqu’à les broyer et peu à peu les brûle les laisse se consumer de l’intérieur s’interrompt puis se poursuit au plus profond de la matière sème un espoir dans chaque cavité se resserre s’étire à nouveau surgit de nulle part fait place à la folie

c’est là que l’estomac se vide jusqu’à l’épuisement jusqu’à plus rien et lorsque parfois la toux s’en mêle abolissant l’instant présent aussi sûrement que l’espoir en l’avenir c’est comme un monde inconnu qui défile à l’intérieur du corps encore sous le choc de l’opacité de cet instant à vivre et peut-être que ce moment n’aura pas existé ou peut-être que le mal s’était déjà glissé dans les couches fragilisées de l’organisme

fièvre tremblements sueurs froides intense transpiration et le cycle reprend fièvre tremblements sueurs froides intense transpiration encore fièvre tremblements sueurs froides intense transpiration encore et encore fièvre tremblements sueurs froides intense transpiration encore et encore et encore fièvre tremblements sueurs froides intense transpiration

les draps impriment l’essence d’un organisme en lutte recueillent l’excès de peur deviennent la mémoire d’un corps déjà oublié sa seconde peau pas encore son linceul mais ça viendra l’hôpital patientera diffèrera cette étape et c’est dans une autre dimension loin du monde au centre des quatre murs imbibés d’éther et de pourriture dans ce lieu propice à l’oubli que le corps s’use se disloque se démembre parce qu’ici c’est presque le bout de tout lorsque le corps s’achève renonce s’éteint lentement ici c’est le corps en apesanteur détaché du réel dans l’antichambre de demain ici le corps existe encore un peu si peu ici le corps espère un signe mais n’expérimente que l’abandon

et quand le corps est immobile quand il se referme sur lui-même s’isole c’est le monde extérieur qui vient à lui les bruits de la rue ceux d’une autre vie remontent impudiques traduisent un ailleurs fictif dissolu dans l’absence de temporalité c’est une drôle de perception l’intrusion du dehors dans l’épaisseur de la chair dans le conscient déjà noyé par les effets de la morphine c’est le monde d’à côté qui se déverse dans ses propres sensations là où les râles du voisin de lit se mêlent aux siens le corps perd de son identité ne se reconnaît plus c’est alors qu’une voix aux inflexions les plus douces s’attarde et s’incruste dans le pavillon de l’oreille tente d’apaiser une oppression un essoufflement le corps tendu sous l’emprise de la panique

autour du corps des mouvements contenus des frottements des murmures comme une caresse un voile protecteur un baume improvisé comme si la vie se retirait tel l’océan à marée basse créait une bulle en apesanteur à la portée du monde réel ainsi le corps étendu le corps impuissant le corps délaissé dans un instant de répit les yeux clos au repos recueille la douceur d’une main bienveillante sur l’épaule le bras la main redonnant un semblant d’énergie un regain d’espoir

et c’est dans un souffle à peine perceptible que le corps au bord de la rupture raconte une dernière fois au temps qui lui est compté ces espaces alors inconnus de lui ces intervalles qu’il n’avait jamais soupçonnés il les inscrit dans son présent pour mieux les emporter dans un ailleurs indicible puis le corps avant de se raidir de s’éloigner imprime une dernière fois sur sa peau déjà pâle le souvenir improbable de la lumière artificielle

Il a fallu pousser l’écriture pour trouver aux mots l’espace suffisant dans ce rapport au corps. J’ai une nouvelle fois beaucoup tâtonné avant de trouver le rythme (un semblant de rythme). J’ai même cru qu’il y avait comme un fossé entre ce que je désirais exprimer et la consigne. Il était important de tenir bon, d’essayer quelque chose, de proposer un écrit. Le début me semble laborieux, peut-être me suis-je mieux installée dans le texte dans la deuxième moitié. Mais je crois que les mots m’ont dépassée, ont pris leur place, se sont imposés. Le texte m’échappe. J’ai l’impression qu’il ne veut rien dire. Les mots s’enchainent, rompent avec le sens, organisent leur propre finalité.

J’ai voulu poursuivre le projet que j’explore actuellement autour de l’écriture d’une mémoire de famille et la fiction et j’ai choisi d’emmener Auguste, mon arrière-grand-père, dans cet espace du corps alors qu’il était à Hôpital temporaire n°1 Zeitenlik où il est décédé en juillet 1916 des suites du paludisme.

Ici, ce n’était pas directement d’Auguste dont il était question, mais d’imaginer son corps, ses ressentis. J’ai essayé de ne pas perdre de vue la consigne et d’envisager l’écriture avec ce qu’elle avait à me transmettre de cette épreuve que je ne pouvais qu’imaginer. Je crois que cette expérience m’a demandé de doser, faire des choix, de rentrer dans l’écriture, mais aussi de la mettre parfois à distance, comme si je portais un regard extérieur au-dedans de la matière. C’est encore bien confus comme sensation.

11. Ça dit quoi des mains ?


proposition de départ

Des heures sans attente et le corps défait de l’intérieur, comme en marge de lui-même, inerte. Ne reste que l’habitude des mains. C’est dans cette usure prématurée des souvenirs qu’il devient nécessaire de dire les mains, convoquer cette partie du corps qui exprime tout, se livre au cœur de la nuit ou peut-être à la lumière tamisée du jour, dire les mains comme une histoire racontée dans la douleur d’un monde pourtant à portée de main, dire les mains dans un froissement de tissu, un croisé et décroisé esthétique des doigts dans les replis d’une étoffe soyeuse. Les mains, ça dit tout ce que le reste ne dit pas, ça dit ce qui se cache dans les silences, ce qui s’essouffle dans l’obscurité du soir et ne revient jamais. Ça dit l’inconsistance des mots un jour de pluie, ça dit l’épuisement du corps à travers le reflet impitoyable du miroir, ça effleure la beauté d’un soir d’été sous la tonnelle rouillée, ça crie les silences à peine dissous entre la peau distendue et les doigts déformés. Les mains, dans cet acharnement à apprendre, à sentir, à explorer, ça se souvient de chaque corps caressé, quitté, de chaque larme essuyée, de chaque mensonge écarté. Les mains comme un plaisir de répétition, comme une prise au corps, une inscription peut-être encore possible dans le dessin d’une voix. Le temps tourne, appelle des flux de vie, témoigne de son passage tandis qu’il inscrit sur la peau flétrie, sur le dos d’une main tachetée, la cartographie du delta d’un fleuve exotique. Les mains, ça dit ce que ne dit pas les mots des jours passés, présents et futurs, ça raconte en silence une histoire inscrite dans le rythme du temps, ça devient la mémoire de tous, de chacun. Le corps s’en souvient et en frémit encore.

Une entrée en matière qui m’a demandé un peu de réflexion. Comment aborder ce texte ? Et puis les mots sont venus, un peu dans le désordre, se sont installés à leur place. Les mains ont parlé d’elles-mêmes.

9. fermer la porte


proposition de départ

Il règne dans cette pièce un souffle d’abandon, comme un glissement d’attention sur les objets présents, une perte, un désir profond de regarder ailleurs, de s’évader. Ici le temps est passé. Plus rien ne le retient, plus rien n’existe. Le regard se pose sur les murs, les meubles, les tapis, tout est devenu poussière, transparent, muet, sans résonance. L’absence s’inscrit comme une marque indélébile sur les surfaces recouvertes de draps usés. C’est pour toujours, pour l’éternité, diraient certaines âmes averties. Même les parfums se sont éteints, volatilisés à jamais. D’autres s’installeront plus tard, indifférents, anonymes, plus capiteux ou plus fleuris, impalpables, débordant le temps. Alors, il y aura peut-être un autre lieu, un autre décor.

Dehors le vent s’épuise, l’horizon reste noir. À l’intérieur, ce n’est que silence, un silence qui pèse, qui prend à la gorge, qui se tait. Ici, la tempête a éclaté bien avant l’annonce de cette perturbation estivale. Les murs s’en souviennent encore, c’était comme hier. Vitres du salon brisées, vaisselle cassée, éparpillée sur le sol de la cuisine, vêtements disséminés un peu partout dans tout l’espace vital, même dans la douche, valise éventrée, tapisserie décollée, déchirée, livres éjectés des rayons de la bibliothèque et sur la table basse du salon, une feuille, le début d’une lettre, quelques lignes assassines.

À l’extrême bord de la vie, c’est comme une déchirure qu’il faut éviter d’agrandir. Un œil jeté sur les derniers cartons soigneusement fermés, étiquetés, une main qui s’égare sur les draps déposés sur les meubles assoupis, retirés dès les premières heures du jour demain. D’autres arriveront bientôt. Des inconnus. Un moineau se cogne à la fenêtre, repart d’un coup d’aile maladroit, étourdi. Et c’est toute cette vue sur la plage, la promenade, la mer aux couleurs changeantes, cette douce beauté les soirs de tempête, l’habitude des senteurs iodées qui ne seront plus qu’un cadre lointain, inerte, épuisé. La vie attend ailleurs.

Je suis partie de ce lieu qui me semblait déjà évoquer du mystère. C’est drôle, déjà en l’écrivant, il induisait quelque chose d’indéfini, de fluide, de curieux et je me posais des questions, formulais quelques hypothèses. Voici le texte sur lequel je me suis attardée :

Alors, il y aura un autre lieu, un autre décor. L’été n’est pas arrivé, pas encore. Au-delà de la fenêtre fermée, la mer est enfouie dans les embruns. Dans l’appartement, les meubles ont été recouverts de draps. Les cartons soigneusement fermés, étiquetés s’entassent dans l’entrée, sans laisser toutefois entrevoir un espoir d’avenir. Le vide prend à la gorge. Bien sûr, l’espace se redimensionne, se réorganise, se restructure avec du rien, de l’attente. Un moineau se cogne à la fenêtre, repart d’un coup d’aile maladroit, étourdi. À l’intérieur, le néant, rien ne bouge, l’air stagne. Les miroirs ne reflètent plus la douce surprise des jours passés, la joie inscrite en lettres de sable sur les vitres aux éclats bleu pâle, mais diffusent l’étrange sensation que les murs se posent en frontière. Dehors, le vent s’épuise, l’horizon reste noir.

Le premier fragment essayait de convoquer une âme absente des lieux, une personne décédée, partie à jamais. Tout s’efface.
Le deuxième fragment tente de retracer les dégâts provoqués par la colère d’un être meurtri par le message contenu dans une lettre
Le troisième fragment pourrait évoquer un déménagement, les dernières minutes passées sur ce lieu juste avant de fermer définitivement la porte.

8. Dedans, dehors


proposition de départ
intérieur

La solitude des murs un matin. Une fenêtre ouverte. Les rayons du soleil filtrés par un voile de tissus en lin clair. Un carré de lumière pointé sur le parquet ciré. C’est long le déplacement de la lumière naturelle sur la courbe invisible du temps quand on peine à l’observer. Sans doute sa dissipation se fera-t-elle dans la pénombre du soir, clair-obscur en perdition étendu sur une ligne fuyante. Ne restera que le souvenir d’une douce caresse persistante aux confins d’une journée déclinante. Seule, la chambre lovée dans l’opacité veloutée du soir atteindra l’autre versant. L’attente. Celle qui plombe l’atmosphère déjà rendue moite par le dernier orage de l’été. Celle qui se pose sur le crucifix au-dessus du lit recouvert d’un épais édredon en plume. Et au rez-de-chaussée une porte claque.

À l’étage, une pièce spacieuse, carrée, haute de plafond. Lumière tamisée, une seule ouverture sur l’extérieur. Aux murs, de la tapisserie aux motifs anciens, sombres, assortiment de rayures et de médaillons. La porte d’entrée s’ouvre sur un côté comme pour préserver une forme d’intimité. Deux miroirs se font face, l’un est posé au-dessus de la cheminée, l’autre, immense, occupe une grande partie du mur (3m de large x 4,20m de haut). À côté d’un fauteuil, un cendrier sur pied. Sur un guéridon, un vase avec des fleurs de saison, un paquet de cigarettes à moitié ouvert. Sur une table recouverte d’une étoffe effilochée, un téléphone, un agenda et un tampon buvard en bois. Accroché au mur, un almanach de l’année 1947.

C’est un hall d’hôtel. C’est le soir. Il est tard. Le hall de l’hôtel est vide et la nuit mange le silence. La nuit et ses énigmes hantent tout ce qui l’habite. Ce hall d’hôtel, ce serait le souvenir d’une sonnette de comptoir, d’un bouquet de fleur sur un guéridon à l’entrée, d’un porte parapluie amphore ciselé en cuivre ou celui d’un ascenseur capricieux. Qu’importe le lieu, l’époque, la saison, le hall d’un hôtel le soir, tard, est toujours vide dans l’imaginaire collectif. Les marbres froids et silencieux veillent. Les tapis moelleux somnolent. L’escalier central se languit. C’est comme une bonne surprise cette réception qui reprend vie au petit matin, les pas qui résonnent, les valises qui s’entassent, les clés qui tintent et la voix ferme du jeune crieur de journaux dans la rue, dehors.

Alors, il y aura un autre lieu, un autre décor. L’été n’est pas arrivé, pas encore. Au-delà de la fenêtre fermée, la mer est enfouie dans les embruns. Dans l’appartement, les meubles ont été recouverts de draps. Les cartons soigneusement fermés, étiquetés s’entassent dans l’entrée, sans laisser toutefois entrevoir un espoir d’avenir. Le vide prend à la gorge. Bien sûr, l’espace se redimensionne, se réorganise, se restructure avec du rien, de l’attente. Un moineau se cogne à la fenêtre, repart d’un coup d’aile maladroit, étourdi. À l’intérieur, le néant, rien ne bouge, l’air stagne. Les miroirs ne reflètent plus la douce surprise des jours passés, la joie inscrite en lettres de sable sur les vitres aux éclats bleu pâle, mais diffusent l’étrange sensation que les murs se posent en frontière. Dehors, le vent s’épuise, l’horizon reste noir.

extérieur

La mer. La mer et sa solitude. La mer et sa réalité. La mer derrière la dune de sable. Là, pas là, ailleurs, jamais retrouvée. D’ici, la mer n’existe pas. Seule une brèche sans fond au milieu du paysage. Absente à elle-même, elle ne révèle sa présence qu’au-delà du mur de roseaux. De ce côté-là, seul le bruit des vagues est perceptible. Passé la végétation, la mer se confond avec le ciel gris délavé, uniforme, inesthétique, et s’y reflète jusqu’à s’y perdre. Au loin, la ligne d’horizon dématérialisée, désorganise la vue, déplace les convictions, interroge l’indéfinissable. Puis la mer regardée, la mer penchée dans un cadre, la mer abandonnée et oubliée.

Cette maison, elle apparaît plusieurs fois sur des photographies en noir et blanc entre 1940 et 1941. Toujours plus ou moins le même cliché, plus ou moins le même angle de prise de vue. À croire qu’elle hésitait à se livrer autrement que de trois quarts. Pour indice, un lieu, une adresse inscrite au crayon derrière une photo : 32, rue des fenêtres vertes à Lisbonne. C’était une pension de famille. Le monde basculait et c’est un large escalier en pierre comptabilisant cinq marches toutes lisses, évasées à la base, rétrécies sur le perron devant la double porte principale, qui attire l’œil.

C’est donc ici que repose une partie des vestiges du passé, dans cette immense demeure de deux étages aux volets aujourd’hui clos. Et s’il ne reste plus d’espoir pour la reconquérir, si cela paraît inadapté, dérisoire, artificiel, pourquoi y revenir ? Ne pourrait-on pas la laisser s’éteindre dans l’amnésie familiale, détruire les preuves de son existence que sont les photographies, les souvenirs, égarer sans apprêt le chemin qui mène vers elle ?

La gare, un bâtiment rectangulaire étendu sur un étage à quelques mètres des rails de chemin de fer. Entre, le quai. Pins-et-Justaret peut-on lire sur le mur en lettres capitales de part et d’autre de la bâtisse. En façade, deux immenses portes vitrées, un banc en bois et, accrochée perpendiculairement au mur, une horloge ronde. Autour, la campagne. Sur le côté, un potager délimité par une palissade de fortune, de l’ombre sous les arbres, une table dressée où il faisait bon déjeuner l’été. Pas loin, à moins d’un kilomètre, coule l’Ariège. C’était après la guerre, la deuxième.

Un environnement construit petit-à-petit, picoré au fil d’une mémoire fragile, instable, rapportée, inventée, puisée un peu plus loin. Des images, des sensations, des bribes de dedans de dehors me sont revenues et c’était bien.

7. Les possibles de demain


proposition de départ

André soupira en silence. Il ne sait pas encore qu’il lui faut être fort pour affronter les méandres de son existence. Il a deux ans et ressent de la tristesse, celle de sa mère. Il voit sans voir la silhouette de son père s’éloigner sur le quai de la gare. Il ne sait pas encore que cet instant ressemble à une dernière fois. Il a quatre ans et entend un cri de douleur comme un déchirement à peine amorcé, artificiel, apparaît un vide dans l’image, plus rien ne sera comme avant. Il perçoit cependant une zone imprécise où se dessine les possibles de demain.

André déversa son désarroi par fragments. Il perd la réalité paternelle au travers d’une attente interminable. Il oublie les contours de son visage qui s’effacent peu à peu, le son de sa voix, son odeur familière disparaît dans une prière à l’au-delà. Il perd sa trace. Il vit désormais à Toulouse. Il pense pouvoir survivre à cette absence. Il désapprend l’autorité du père. Il accepte l’idée que son géniteur ne reviendra plus. Il apprend à aimer son successeur et peut-être à le considérer comme un père. Il est heureux d’avoir cédé à cette option.

André serra les dents. Il est pupille de la nation. Il quitte sa mère et ses deux sœurs et poursuit son éducation en Auvergne, certainement à Billom, dans un ancien établissement jésuite. Il devient enfant de troupe. Il apprend la discipline, à vivre en communauté, à se laver à l’eau froide dehors en plein hiver, à bien écrire et bien s’exprimer, la courtoisie et la mécanique. Il teste le courage, l’insouciance, la responsabilité, la compétition sans jamais accorder plus d’attention qu’il n’en faut aux obstacles de l’existence. Il rêve qu’un vent de sable chaud lui fouette les joues. Il collecte les gestes de sa vie. Il espère sans doute éloigner les instants de doute. Il arpente les chemins du savoir. Il tente de devenir un jeune homme bien.

André prit son envol. Il s’engage pour cinq ans dans l’armée. Il est sous-officier au camp d’instruction de Cazaux. Il devient ouvrier aéronautique puis mécanicien d’avion. Il se glisse et s’installe un peu plus chaque jour dans sa vie. Il joue au rugby les dimanches. Il essaie de ne pas oublier d’où il vient. Il fréquente les bals de la région. Il flirte avec des filles, partage des boissons alcoolisées avec ses camarades, rit, s’épanouit. Il écrit à sa mère. Il envoie des souvenirs à ses sœurs. Il se fait lui-même un tatouage au-dessus du poignet gauche, dans l’intérieur de l’avant-bras.

André se tourna vers Marguerite. Il tombe amoureux d’un visage, d’une silhouette, d’une voix, d’un sourire rieur, d’un parfum de peau et se dit qu’il est prêt pour faire de son avenir ramassé tout entier dans une unique projection une complicité durable. Peut-être marche-t-il à côté d’elle sur le bord de la route, savourant sa présence, l’esquisse délicate d’un premier rapprochement, l’ébauche des premiers troubles, du premier baiser, lui vers elle, elle vers lui, pas trop loin, pas trop près, dans la fusion de l’instant et l’alchimie miraculeuse des sens. Peut-être parlent-ils d’évasion, quitter cette terre familiale pour elle, affronter les courants aériens pour lui, saisir le vaste monde et dessiner leur trajectoire aussi loin que possible. Il lui murmure à l’oreille son amour avec cette élégance à la foi innée et discrète d’un homme aux sentiments pudiques et aux gestes prévenants.

J’ai ruminé la consigne une journée entière sans rien écrire. J’ai passé en revue certains personnages et je me suis arrêtée sur celui d’André, le fils d’Auguste, c’était le moment.

Encore plein de choses à écrire, mais j’ai préféré en rester là pour le moment. Juste amorcer le texte, le laisser reposer, puis y retourner plus tard.

6. Ceux d’avant


proposition de départ

Auguste est né le 30 octobre 1885 à Castelsarrasin (Tarn-et-Garonne). Il se situe au milieu d’une fratrie de cinq enfants, Anne, Jeanne Marie, Marguerite Anne et Géraud. Sa mère, Jeanne, était ménagère et son père, Guillaume, cultivateur. Le 10 juillet 1909 lors de son mariage avec Marie Antoinette Pauline à Lafox (Lot-et-Garonne), il était employé à la Compagnie des chemins de fer du Midi à Valence d’Agen. Marie lui a donné trois enfants, Jeanne Odette (1910-1975), André Georges (1912-1989) et Marguerite Laure (1914-1987). Il a été rappelé à l’activité à la 7ème section des chemins de fer de campagne le 10 août 1914. Il est mort à l’hôpital temporaire n°1 de Zeitenlik (Grèce) des suites de paludisme le 27 juillet 1916 et inhumé dans le cimetière français.

Marie Antoinette Pauline est née le 24 janvier 1892 à Auch (Gers). Elle est d’origine espagnole. Son père, Paul, était né à Monzon. Il était terrassier. Sa mère Thérèse Jeanne était née à Villefranche d’un père lui aussi espagnol décédé à Unarre six mois après sa naissance. Marie est la quatrième d’une fratrie de six enfants. Son frère aîné, Paul Joseph, enfant illégitime, a été reconnu par Paul lors de son mariage avec Thérèse en 1886 à Auch. Marius Étienne a été porté disparu le 22 août 1914 sur le front belge à Anloy. Marie Antoinette a vécu quatre mois et a laissé son nom à la suivante (lourd héritage), « notre » Marie. Henri, grièvement blessé en juillet 1916, est décédé à l’âge de 39 ans et Émile s’est éteint à l’âge de 90 ans à Agen. Marie avait 17 ans lorsqu’elle s’est mariée avec Auguste. Elle a eu son premier enfant à l’âge de 18 ans, le deuxième à 20 ans et le dernier à 22 ans, deux mois avant le départ d’Auguste à la guerre. Deux ans plus tard, elle était veuve de guerre et ses trois enfants pupilles de la Nation.

Pour écrire ces derniers textes, je n’ai pas eu besoin de trouver des noms, ils étaient là, bien réels, regroupés dans l’arbre généalogique. Me suis aussi beaucoup, beaucoup rapproché du livre de Michèle Audin, Oublier Clémence pour la présentation ci-dessus. Inventaire : pas d’autres Auguste dans la généalogie familiale. En revanche, Anne est le prénom de la mère de Jeanne et Jeanne Marie est aussi le prénom de la mère de Guillaume qui, lui, porte le prénom de son oncle côté paternel. Des Marie, il y en eu plein, mais la plus proche est une tante de Jeanne. Pas de Marguerite, ou pas trouvé, mais elle a donné son prénom à Marguerite Laure. Puis un Géraud, le grand-père paternel de Guillaume. Il y a aussi Thomas, père de Guillaume, né au début du XIXème siècle qui tient son prénom de son grand-père maternel, père de Catherine ; Pierre marié en premières noces à Marie en 1785 ; Étienne décédé avant 1792 tout comme sa femme, Jeanne ; tous des cultivateurs. Cette liste n’est qu’un début et ne représente qu’une branche de la lignée paternelle… de quoi faire tourner la tête !

Dans les écrits de fiction pure, utilisation le plus souvent des pronoms « il » et « elle », avec une prédilection pour ce dernier, pourquoi ? Une astuce pour mettre le personnage à distance ou une ruse pour glisser dans sa peau sans laisser de traces. J’ai aussi des écrits où les personnages sont nommés, comme ce micro roman qui se situe en Lettonie : Stepan, Ada, Igor, Marina, Fédor, Véra, Anna, Alexandre et Moukine. Que dire de ces noms ? Je me souviens les avoir trouvés dans une liste de prénoms et dans l’optique de faire un bon choix, je m’étais documentée sur leur signification. J’ai aussi retrouvé le nom de Dacha Tchebarov, personnage d’une vie brève écrite en 2008. Il y a aussi Samora, jeune africain, dont j’ai écrit l’histoire sous la forme d’un récit jeunesse ; puis Maria Elena Ruiz, une danseuse de tango à Buenos Aires ; Violette, une photographe de passage à Johannesburg ; Louison, dit Mamichou, mariée à Albert dont la fille, Marie Lou (celle de Polnareff ?), avait une enfant du nom de Lili Rose (Depp ?) ; Marie Des Moines (nom d’une ville aux USA), Jaya Bhavana… beaucoup de prénoms féminins et une ouverture sur le monde. À creuser en effet !

5. Printemps 1916


proposition de départ
1

Loin des regards, Marie guette le passage du facteur. Et à ce stade de leur histoire, on peut supposer que Marie écrit à Auguste depuis sa mobilisation en août 14, qu’elle lui décrit les longues journées empreintes de son absence et qu’Auguste, en retour, lui répond, lui écrit à l’encre violette sur des cartes postales aux images figées qui trainent dans leur sillage le goût amer d’un autre monde. Bien sûr, Auguste sait trouver les mots pour apaiser Marie, pour la rassurer sur son quotidien, suffisamment pour la laisser libre d’imaginer sans trop se laisser submerger par la rude réalité. Il trouve les mots. Ceux qui lui manqueront dans quelques mois, quelques semaines, ceux qui lui échapperont. Mais pour le moment, elle attend, elle espère. Elle est gorgée d’espoir.

2

Tout le jour, Auguste attend ce moment avec impatience, respire au rythme de ses espérances, cherche quelque chose à quoi se raccrocher. Il attend avec une pointe d’angoisse la distribution du courrier, comme s’il avait besoin de se ménager des silences, comme s’il pouvait réduire la distance juste avec des mots. Le temps est orageux, il fait lourd. Il est à l’affut d’un signe qu’il pourrait interpréter comme une promesse. Celle de lire les paroles résonnantes de Marie.

3

Si le temps reste au beau, une lettre arrivera. Voilà ce que pense Marie. Les lettres traversant les paysages lointains aiment voyager sous le soleil. C’est ça ! Elle veut y croire, ne pas être déçue, car elle sent que l’absence d’Auguste la ronge petit à petit et dans ces moments où l’intime la submerge, elle devine le vide qui s’installe à l’intérieur. Au début, elle s’est étonnée de son endurance, si nouvelle si inattendue. Au début, elle a même souhaité mettre à distance les jours d’impatience pour trouver un apaisement en marge de ce monde défait, chaotique. Au début, elle a gardé au fond d’elle-même le souvenir précieux des jours d’avant, et ça la faisait rire.

4

C’est seulement en croisant le regard inexpressif du vaguemestre qu’Auguste comprend qu’aujourd’hui sera un jour sans courrier, pour tous. Une chape de plomb tombe sur le camp de Zeitenlik, le silence s’installe pour un temps et plonge les âmes blessées dans un monde de sauvegarde. C’est le moment où chacun ressort ses vieilles lettres, les relit encore et encore pour se convaincre que tout va bien, pour imaginer les nouvelles qui auraient pu arriver, pour ne pas tomber dans l’oubli des proches si loin d’ici, si présent dans le cœur. Assis à même la terre, c’est la première lettre de Marie qu’Auguste tient dans sa main.

5

À quoi ressembleraient les premiers mots écrits par Marie ? Dans l’ombre de la feuille, se dessine une autre part d’elle-même, se déplie un espace vierge de toutes blessures dans lequel elle pourrait imaginer un ailleurs différent que celui décrit par Auguste, un monde dans lequel ils pourraient s’évader, se retrouver. Et sans doute, sa vie pourrait ressembler à un rêve éveillé.

6

Quand il regarde la trace de l’encre laissée sur le papier, Auguste n’en peut plus d’attendre. Les lettres se croisent parfois dans l’ordre, souvent dans le désordre laissant des interrogations se perdre dans le néant et des réponses isolées se détacher de la réalité. Il trace soigneusement ses lettres comme pour laisser à marie l’opportunité de lire entre chaque mot et d’en faire une conversation où tout ne peut être raconté. Aussi, il sait le courage de Marie, il sait ce qu’elle tait. De son côté, les moments de désarrois, de débâcle intérieure, il les garde pour lui. Il tient à l’épargner.

7

Bien sûr, il reste le souvenir d’Auguste et son odeur sur sa veste toujours suspendue au crochet derrière la porte. Marie pense qu’il la remettra plus tard quand il rentrera à la maison. Pour l’heure, elle relit sa dernière lettre et à travers les mots, c’est la voix d’Auguste qu’elle entend. Encore. Car après tous ces mois de séparation, elle s’oblige à se souvenir, à forcer sa mémoire pour accumuler des images, des sons, des odeurs, assembler ce qui lui apparait des détails et recommencer tous les jours pour ne pas perdre ce qui lui reste de lui.

8

Peut-être que le visage fermé d’Auguste fait croire à un jour sans nouvelles, sans colis. Peut-être entame-t-il une conversation imaginaire avec Marie, un exercice qui lui demande de la concentration, qui exige qu’il formule lui-même ses réponses à elle avec ses mots à lui. Peut-être a-t-il pensé, ce soir-là ou un autre, ou peut-être pas, couché sur son lit de camp, espérant pendant un laps de temps la fin de cette absurdité, à lui écrire une lettre où l’attente d’un retour encore hypothétique ne soulève pas encore tout à fait l’inquiétude ni trop d’espoir, mais laisse subsister, sur un fond d’exotisme, un désir bien réel.

9

Pendant plusieurs mois, Marie se demande si un jour elle reverra Auguste, si sa vie reprendra à l’endroit même où elle a été suspendue, si ses enfants grandiront avec leur père. Elle doute. Encore aujourd’hui, ces questions hantent ses soirées où lentement elle laisse le sommeil l’envahir et quand elle s’endort enfin, les mots d’Auguste viennent la cueillir, comme s’ils étaient présents, observateurs immobiles, dans le coin sombre de sa mémoire. Quand le poids du ciel deviendra plus léger et qu’elle se lèvera les cheveux tout ébouriffés, le sourire au coin des lèvres, elle saura peut-être ce qui l’attend.

10

Ils savent qu’il leur faudra être patients, affronter la distance, accepter l’épuisement des mots, des phrases, accepter les silences bavards, l’encre qui s’efface. Alors, dans l’attente de demain, ils patientent, ils s’offrent ce temps-là, ces moments choisis dans l’intime de soi. Les lettres se croisent, se décroisent, se perdent et s’usent, mais au fond d’eux-mêmes, au seuil de leur mémoire chaotique, les beaux souvenirs les bercent, sans compter que les nuits où Auguste pense à Marie, Marie tend l’oreille et on peut l’imaginer heureuse.

Il m’a fallu du temps pour me glisser dans cette proposition, trouver son rythme, j’ai maintes fois été coupée dans mon élan, mais Marie et Auguste m’ont beaucoup aidée.

4. Auguste


proposition de départ
variation ton doux

Camp retranché de Salonique, le 23 avril 1916
Ici, le temps semble tourner sur lui-même, puis s’étirer jusqu’à l’ennui. J’imagine Auguste, en retrait de ses compagnons, enveloppé par une profonde solitude, profitant d’un moment d’apaisement entre deux corvées. Ici, l’avenir se reflète dans un ciel aux contours trompeurs où seule la gifle du soleil brulant en plein visage le renvoie au moment présent. Ici, il faut être fort pour subir la monotonie de son existence, accepter sa dérisoire condition, surmonter l’attente. Auguste se languit de chez lui et pour ne pas devenir fou il roule dans sa bouche les mots qui ne veulent plus sortir. « Quand donc nous dira-t-on de nous en retourner chez nous ? » Il sait qu’il a d’autres moments à vivre, loin d’ici, ailleurs, en suivant la ligne du couchant. Alors, combien de temps avant d’obtenir une permission, combien de temps avant de monter sur un bateau, de revivre l’insupportable traversée entre tangage et roulis où la mer, aux teintes changeantes, recèle dans son antre les mines meurtrières de l’ennemi, combien de temps avant de se blottir dans les bras de Marie, s’enivrer de son doux parfum aux senteurs fruitées et de sa voix encore teintée d’intonations colorées émanant de l’autre versant des Pyrénées ? Combien de semaines pour réaliser que la vie qu’il avait rêvée avant ne sera plus envisageable après, mais peut-être se trompe-t-il. Combien de jours pour oublier la lettre qui n’est toujours pas arrivée peut-être jamais partie, elle aurait pourtant dû arriver, même si les communications sont lentes, même si certaines lettres se perdent dans les eaux profondes de la méditerranée, même si le temps n’y fait rien. Durant les premiers mois de l’année 1916, il se peut qu’avec Marie ils se soient écrit. Un peu, beaucoup, tous les jours. Qui pourrait encore en témoigner ? À travers la moustiquaire, le vent s’engouffre sous la toile de tente, un vent chaud, beaucoup trop chaud. Une fois ce temps passé que restera-t-il de ce moment suspendu, volé à la vie ? Ici, la monotonie des heures creuses rythme les journées de ces combattants devenus des travailleurs temporaires dont l’occupation principale consiste à assécher les marais alentours et créer des potagers dont les légumes viendront agrémenter leur maigre pitance quotidienne. Auguste a-t-il été un de ces « jardiniers de Salonique » ? A-t-il comparé cette terre à celle cultivée par sa famille dans le Tarn-et-Garonne entre Castelsarrasin et Montauban ? La nuit, a-t-il ressenti la peur lorsque les Zeppelins larguaient des bombes sur Salonique endormie. Pour le moment, il attend, chasse d’une main désabusée une nuée de moustiques qui sifflent à ses oreilles. Il attend patiemment le passage du vaguemestre.

variation ton dur

Résiste.

Le ton dur me résiste, je galère. Je le laisse de côté pour le moment, mais j’espère y revenir plus tard. Quant au ton doux, je dirais que le texte s’est déplié de manière plus généreuse…

3. un train pour Lisbonne


proposition de départ
rythme roman

11 janvier 1940. C’est à ce moment-là qu’elle a réalisé qu’elle partait, là, à cet endroit même, sur le quai de la gare Saint-Jean. Dans ce petit matin glacial, ils n’étaient pas nombreux à attendre. Bien sûr, son frère avait dû l’accompagner et la soulager en portant ses deux valises débordant du peu qu’elle pouvait emporter. Ses deux jeunes enfants, les yeux encore remplis de sommeil, lui donnaient la main comme s’il ne fallait surtout pas rompre ce lien, rester ensemble à tout prix et si proche les uns des autres. Avec le temps, combien de fois revivra-t-elle cet instant d’abandon, ce moment de solitude qui précède celui des grandes décisions. Et les regards, ceux qui s’accrochent, mais se taisent à force d’avoir trop suggéré. Les mouchoirs. Et au fond de soi la panique qu’on se doit d’étouffer, car ce n’est ni le lieu ni le moment. La refouler. Quand le train de nuit de Paris entre en gare, c’est tout l’espace baignant sous l’immense verrière, qui frémit. Sans doute scrute-t-elle le ciel à l’affut d’un signe réconfortant avant de s’embarquer sur un trajet qu’elle appréhende déjà. Ne pas partir maintenant, après la longue attente du passeport, de l’autorisation de sortie du territoire, des visas, des permis de transiter, ce serait se résigner, renoncer, céder. Longtemps après ce voyage, dans les instants de solitude d’où resurgissent les souvenirs, les images de cette traversée persisteront. Pour le moment, ils montent dans le train, s’installent du mieux qu’ils le peuvent dans cet inconfort qu’elle avait sous-estimé. Pendant quatre jours, ils vont voyager à travers l’Espagne et le Portugal, avant de rejoindre Casablanca en avion. Si Marguerite devait déjà ressentir une profonde fatigue l’envahir qu’en était-il de ses garçons, S. quatre ans et demi et le petit dernier, J.-C. à peine 21 mois ? Pour l’instant, bercés par le bruit régulier du train, ses fils s’étaient assoupis sur la banquette. Voyageurs anonymes parmi d’autres voyageurs anonymes. À présent, ce qu’elle pourrait évoquer de ce qui ressemblait de loin à une escapade, une fuite en avant, ce qu’elle pourrait évoquer, c’est cette impression passagère d’un long enfoncement dans l’épaisseur du temps, que chaque étape viendrait ponctuer jusqu’à la frontière espagnole. Les gares défilent : Dax, Saint-Vincent-de-Tyrosse, Le Boucau, Bayonne, Les Deux-Jumeaux, Hendaye. Encore quelques mètres et de l’autre côté de La Bidassoa ce sera Irún. La gare est sombre, mal éclairée. D’un coup, elle s’est levée, écartant le voile du doute, le désir fugace de rebrousser chemin. Les garçons ont levé sur son visage tendu leurs petits yeux interrogateurs. Elle a regroupé leurs affaires. Un dernier regard en arrière avant de quitter le wagon et de se présenter à la police des frontières. Puis l’attente, celle qui ronge, celle où les silences se mélangent, celle des regards perdus, fuyants, qui se lient aux regards inquisiteurs des autres voyageurs. Ces regards qui troublent sont intimité et lui rappellent qu’ici, elle est désormais une étrangère méprisée. Ici, le regard est provoquant, l’insulte facile. Qu’importe, il y a un temps pour la fierté et un autre pour se glisser dans l’ombre de soi-même. Il va falloir patienter, le train de nuit en partance pour Lisbonne ne part pas tout de suite. À l’intérieur, le froid d’hiver est pénétrant. On peut imaginer que les enfants se blottissent contre elle en se délectant de son odeur familière, réclament leur gouter, un peu d’attention. Et soudain, un coup de sifflet et le train s’ébranle enfin.

rythme nouvelle

11 janvier 1940. Quand, au petit matin le train est parti, a quitté le quai de la gare Saint-Jean, sans doute as-tu fermé les yeux et exaucé une prière. Tu sais que tu en auras besoin. Exténuée par l’agitation de ces deux derniers jours où tu as dû arpenter la ville pour récupérer ton passeport et obtenir l’autorisation de sortie du territoire, les visas, le permis de transiter, et l’achat des billets de train, tu es maintenant seule avec tes deux jeunes enfants insouciants, bercés par le bruit régulier du train. Le paysage défile, les gares aussi. Tu tentes d’échapper pour quelques minutes aux heures sombres qui t’attendent, de te fondre dans le gris du ciel. Le train entre en gare d’Irun, il est temps de regrouper les affaires pour te présenter à la police des frontières.

Pour cette proposition #3, j’avoue que je me suis mieux installée dans le texte long. Pourquoi ? Difficile à cerner. Peut-être que j’y ai trouvé un rythme, un sens, l’écho du passé. Peut-être que ce texte se devait d’être ainsi, avec ses maladresses et ses failles, avec sa propre musique, celle d’un départ, d’une ville que l’on quitte ou plutôt d’une vie qui part se déplier ailleurs, qui suis son destin.

La matière ? Je n’ai pas eu besoin de chercher bien loin. Ce début d’histoire, cette parenthèse de vie, est celle de ma grand-mère. Elle s’est imposée d’elle-même, je l’ai juste aidée à ressortir de l’oubli, un peu, si peu…

Quant au texte court, il ne m’a pas vraiment parlé. J’ai bien tenté de le sauver, mais je n’ai pas su lui donner l’étoffe qu’il aurait dû avoir. Tout était peut-être dit ailleurs, épuisé. Je n’ai pas su lui offrir la chance d’exister, même en utilisant le « tu ». À repenser.

2. le ciel est-il devenu gris ?


proposition de départ

Nous sommes dans les années 1910. Marie attend. Elle attend comme on attend un enfant, le troisième, certainement dans un moment suspendu, hors temps, dissout dans la fraîcheur des douces soirées de mai. Elle attend, son enfant et celui d’Auguste, mais ne sais pas que sa vie va très vite basculer vers un épisode bien sombre, elle ne sait pas encore, elle ne sait rien, elle va savoir très vite. En attendant, il y a quelque chose d’émouvant à entendre le premier cri d’un nourrisson. Et puis quelques semaines s’écoulent et la grande Histoire se réveille, secoue la population, arrache les hommes à leur foyer. Auguste monte dans un train, rejoint sa garnison. Peut-être le ciel est-il devenu gris, d’un gris sans âme, insipide, d’un jour qui n’en finit pas d’emporter les êtres aimés vers des matins incertains. Du dehors, il y a ce moment d’une intensité extrême où le jeune soldat envoyé sur le front d’Orient y trouve en juillet 1916 sa sépulture à jamais désignée par un numéro, 960. « Mort pour la France » peut-on lire dans son livret militaire, aujourd’hui archivé sur le site Mémoires des hommes du Ministère des armées. Si Marie s’est arrêtée de vivre sur ce quai de gare, j’aimerai savoir jusqu’à quand. A quelle époque a-t-elle, tel le phénix renaissant de ses cendres, à quelle époque a-t-elle porté son regard bleu acier vers un avenir plus prometteur, essayant de remplacer un absent qui jamais ne pourrait vieillir à ses côtés. Je n’ai retrouvé dans les souvenirs de famille qu’une photographie d’Auguste, unique vestige à jamais inscrit dans la mémoire volage des vivants. Une photo carte postale sur laquelle il avait revêtu sa tenue militaire et qui était restée cachée au fond d’un tiroir puis avait migré, par je ne sais quel miracle, jusqu’à moi. C’est à ce moment-là peut-être, au milieu de l’oubli simulé, que le regard de Marie a rencontré la suite de son histoire. Peut-être lui arrive-t-il parfois de visualiser ce que sa vie aurait pu être si son soldat lui était revenu, peut-être que c’est cela que Marie aura tant de mal à accepter, cette absence de corps qui questionne, qui creuse un espace innommable. Peut-être n’ont-ils pas su se dire au revoir sur ce quai de gare où tout s’est joué sans qu’ils n’en sachent jamais rien. Peut-être qu’ils n’ont pas su, un geste avorté, un regard fuyant évitant le trop plein d’émotion, un manque d’intimité, trop de pression autour d’eux. Peut-être que ce baiser volé comme un présage du manque à venir a mal été interprété laissant derrière lui un goût de trop peu. Peut-être que la vie devait se poursuivre dans le souvenir. Peut-être ne l’a-t-elle pas souhaité. C’est le soir et Marie se demande peut-être si le jour d’après a déjà commencé. C’est une bien sombre histoire.

J’ai laissé les choses s’agiter dans ma tête, j’ai relu la consigne. Suis partie sur une fausse piste, puis quelque chose est venu de loin, c’est imposé, j’ai suivi le fil. Cette histoire me parlait, peut-être parce qu’elle fut tue dans la famille. Alors, je ne sais pas si j’ai bien appliqué la consigne de départ… le bloc, oui, il est là ! la distance certainement, je n’ai écrit que ce que je savais, c’est-à-dire presque rien. Quant à la tension, elle n’est peut-être pas perceptible, si peu, dans le non-dit… ?

1.


proposition de départ

Il y a celle qui monte quatre à quatre les marches du métro de la station Shibuya, atteint la sortie, essoufflée, jette un regard en biais vers la statue du chien, Hachikô, et ne sait pas encore qu’elle va devenir le témoin principal d’une scène de crime. Là, le décor est planté. Alors c’est là que précisément, juste devant elle, c’est là que cette scène à peine pensable par la foule pressée, cette scène si inconcevable si incroyable quelques secondes en arrière, va devenir l’objet d’une violence insoutenable et s’inscrire à jamais dans l’épaisseur du noir de ses pupilles. Ainsi, dans un mouvement rappelant le geste fatal d’une tragédie antique, un homme va sortir une arme blanche et poignarder de sang-froid, exactement au niveau du troisième bouton de son long manteau, une jeune femme aux cheveux rouges. Oui, une jeune femme aux cheveux rouges. L’empreinte instantanée de cet acte impensable va stopper net dans son élan celle qui monte en ce moment quatre à quatre les marches du métro, cet acte impensable va la stopper net en haut des marches, à quelques pas de la sortie de la station Shibuya, juste devant la statue du chien Hachikô, lieu emblématique où elle doit retrouver une amie. Stoppée net, elle ressentira une forte nausée, mais au moment où elle aura la sensation de se sentir défaillir, elle endossera le rôle du bon Samaritain et deviendra sous peu celle qui va recueilli dans ses bras la victime. Il y a maintenant celui qui fend la foule d’un pas assuré et qui, en traversant cette foule d’un pas assuré, se prépare à commettre un acte assassin, impensable ici même, à cet endroit précis, pratiquement en haut des marches de la station Shibuya à quelques pas d’Hachikô, sous son regard bienveillant, alors que celle qui monte quatre à quatre les marches du métro va bientôt atteindre la sortie, essoufflée. Mais celui qui marche d’un pas assuré, du moins c’est ce qu’il veut bien montrer, se déplace dans la foule au hasard. Il est à l’affut. Il ne sait pas encore qu’il va croiser une jeune femme aux cheveux rouges vêtue d’un long manteau, il ne sait pas qu’elle sera recueillie par celle qui monte en ce moment les marches de la station Shibuya et atteint la sortie. La foule autour de lui ne sait pas qu’il tient dans sa main gauche enfoui dans la poche de sa veste un couteau. A ce moment-là de la scène, la foule n’est pas concernée. La foule ne sait pas. La jeune femme aux cheveux rouges non plus et celle qui monte quatre à quatre les marches de la station et atteint la sortie, essoufflée, non plus. Personne n’est concerné. L’homme au couteau n’a pas encore choisi sa victime, il pensera l’avoir choisi, mais en réalité ce ne sera pas le cas, ou si peu, ou peut-être. Et plus tard, vraiment plus tard, il restera très confus à ce sujet. Plus tard, il donnera différentes versions et s’embrouillera dans ses explications ou du moins dans les explications qu’il essayera de fournir aux autorités quand il sera interpelé, mais c’est une autre histoire. Pour le moment, l’homme au couteau fend la foule toujours aussi dense à la sortie du métro, à l’heure de pointe. La jeune femme aux cheveux rouge aussi. Et celle qui monte quatre à quatre les marches du métro de la station Shibuya, atteint la sortie, essoufflée.

Rien de vraiment prémédité pour ce premier texte. Beaucoup attendu avant de me mettre devant mon ordi. Un temps d’hésitation puis de panique, puis un flash, le souvenir d’un autre texte écrit il y a quelques années maintenant. Retournée sur ce lieu en février dernier, des images plein la tête. Alors, envie de construire à côté, pourquoi pas, faire émerger une vie parallèle, un autre possible pour l’un des personnages déjà existant, ailleurs. Aller voir, comme on justifierait une visite imprévue. On ne sait jamais…


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1ère mise en ligne 25 juin 2020 et dernière modification le 9 octobre 2020.
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