le roman de Marie-Paule Henri

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Néo-animatrice d’ateliers d’écriture, voir son site Arles écriture.

19. Monologue en route


La nuit de fin août est tiède. Julien marche souplement. Ni faim, ni fatigue, ni sommeil. Au contraire il découvre l’acmé de sa clairvoyance, sa lucidité est à son apogée. Il avance avec détermination vers son avenir, sa vraie vie. La scène maternelle de la veille lui apparait comme une Epiphanie.

Il marche d’un bon pas, avec l’énergie d’une jeunesse qui vient de comprendre vers où se dirige sa vie d’homme. Loin d’une mère qui n’a mis ses enfants au monde que pour les manipuler à sa manière, les façonner à son gré. Sortir de la béatitude où elle l’a tenu reclus depuis sa naissance n’est pas une décision facile pour Julien. Il serait tellement simple de se laisser porter par ce cocon d’amour. Prisonnier de ce lien affectif, il vivait au rythme de la ferme, tout était lié. Tout le tenait captif.

Ces quelques jours vécus avec Julie, il les avait improvisés, et n’avait pas jugé utile d’en parler en amont à ses parents. Il avait évoqué quelques copains, un camping sauvage, une randonnée spontanée. A l’adolescence, il s’était découvert un jardin secret, lui qui, pourtant jusque là, n’avait jamais rien caché à sa mère qui lui pardonnait tout et le protégeait démesurément.

Il traverse un premier village endormi, faisant aboyer un chien sur son passage, pourtant silencieux. Des oies aussi se manifestent bruyamment. Tout se passe dans sa tête. Il a besoin de donner du sens aux dix neuf premières années de sa vie. Fils obéissant, élève studieux, enfant de chœur docile, il flattait involontairement l’orgueil de sa mère qui prétendait être une bonne mère, la meilleure possible, face à sa famille et aux voisins d’un village pour lequel elle sera toujours l’étrangère émigrée d’un autre département, où la terre est moins riche que celle de la Beauce. Elle avait besoin de faire ses preuves, de montrer en actes concrets qu’elle était capable.

Julien marche encore vivement quand le soleil sort de l’horizon. La nuit a été longue, les dernières vingt quatre heures fertiles en évènements et sensations fortes. Et pourtant tout s’est passé si vite. Quand il arrive au bourg suivant, un café s’ouvre sur la place de l’église. Il s’assied à la terrasse déserte et commande un solide petit déjeuner. Il a toujours bien mangé le matin, une baguette de pain entière avec beurre et confiture lui est nécessaire. Malgré ce bel appétit, il garde un physique longiligne qui désespère sa mère, pour elle les rondeurs signent une aisance matérielle, une réussite solide et la gourmandise n’est qu’un péché véniel.

Le ventre plein, son énergie redouble. Il repart à belle allure, toujours en direction de l’ouest, en direction de Julie. Quitter la femme du passé pour rejoindre celle de l’avenir. Celle qui a fait de lui un homme.

La matinée avance, pas à pas, Julien déroule le fil de sa jeune vie, toute entière sous la coupe maternelle. Comment il s’était laissé enjôler par une existence qu’il pensait belle, confortable, idéale même. Quand ses copains de lycée lui parlaient de leurs parents avec colère, il ne comprenait pas. Lui adorait sa mère et entretenait une relation de franche sympathie avec son père. Il ne trouvait aucun reproche à leur adresser.

Julien visualise maintenant les anneaux du serpent constricteur s’enrouler autour de son jeune corps à son insu et il allonge sa foulée comme pour mieux s’en extirper, s’en débarrasser. Arrivé à la préfecture du département suivant en fin de matinée grâce à une voiture qui l’a pris en stop, il se dirige vers une cabine téléphonique. La maman de Julie lui répond qu’il peut venir habiter chez eux, le temps qu’il voudra, il y a de la place chez eux et dans leur cœur.
Encore une femme.

Codicille : comment décrire une scène réelle mais inconnue de l’auteure sans déplaire à l’acteur principal ?

18. A tricyclette....


Dès que nos jambes étaient assez longues pour toucher terre sur le petit vélo rouge, mon père nous apprenait à pédaler en équilibre dans la cours de la ferme. Sept fois il a posé sa main gauche sur le guidon et sa main droite sous la selle, le temps qu’il fallait, avec patience et persévérance, pour que le néo-cycliste devienne autonome sur deux roues. Ce n’est pas rien, une fratrie de sept enfants, d’autant qu’il n’était pas question de petites roues, ni de tricycle ni de draisienne.

Et puis le cadeau, quand l’assurance semblait acquise, c’était la balade dominicale en famille jusqu’au village voisin. Six kilomètres tout de même, il fallait y parvenir et en revenir !

Dans le parc des Buttes Chaumont un cycliste de 5 ans
S’apprête à vivre un grand événement
Encouragé par son père et par sa maman
Il va faire du vélo comme les grands
Il empoigne son guidon
C’est parti pour le grand frisson
Vélo chanté par Bénabar

Cet apprentissage familial ne préservait pas des chutes à venir... La plus mémorable pour moi fut celle, stupide, d’une course avec Gilles, mon voisin d’un an plus âgé et doté d’une bicyclette neuve munie de vitesses, un luxe à l’époque. Moi, j’enfourche le petit vélo rouge avec la hargne et la rage de vouloir remporter cette victoire impossible et patatras... je m’étale en beauté sur la route goudronnée et gravillonnée. Les bras écartés, des larmes de colère et des sanglots de frustration plein le corps, je suis rentrée à pied pour me faire soigner et sans doute gronder par ma mère.

Notre équilibriste
s’élance sur la piste
Il tombe retombe
les paumes incrustées de gravier
ça fait mal et ça pique
c’est surtout vexant
de tomber en public
Vélo chanté par Bénabar

Le vélo, à la campagne, c’est la liberté ! Celle de m’éloigner, d’aller et venir à ma guise aussi loin que mes mollets peuvent m’emporter ! J’en ai beaucoup profité. Ce que j’aimais c’était surtout pédaler seule, me laisser aller à mes rêveries, ce n’est pas évident de bénéficier de solitude quand on appartient à une famille nombreuse. J’ai découvert et parcouru les chemins et routes secondaires tout autour de la ferme. Le prétexte, ça pouvait être la cueillette des fleurs d’acacias pour les beignets, celle des mûres pour les confitures, le ramassage des noix mises à sécher dans une clayette. Chaque saison avait son charme.

A l’adolescence, je me souviens d’une sortie à la journée, en groupe, avec la religieuse qui assurait le catéchisme dans nos villages.

Quand on partait de bon matin
Quand on allait sur les chemins
A bicyclette
Nous étions quelques bons copains
Y’avait Fernand, y’avait Firmin
Y’avait Francis et Sébastien
Et puis Paulette
A bicyclette chanté par Yves Montand

Le Tour de France, il est passé plusieurs fois près de mon village et à chaque fois c’était une grande excitation ! Mon père nous emmenait avec sa voiture, une Juva 4 puis plus tard une Peugeot 404. Ma mère avait préparé le pique-nique composé de sandwiches au jambon, au pâté ou aux sardines. Il fallait attendre, alors on écoutait la radio et enfin la caravane passait, au ralenti, distribuant ce qu’on n’appelait pas encore des goodies. Le peloton des cyclistes, quant à lui, roulait si vite, on ne reconnaissait personne ! Et alors on rentrait à la maison en voiture, vaguement déçus. Mon père regarde toujours le tour de France cycliste mais à la télévision. Il a 92 ans.

— Avez-vous fait le tour ?
— Tour de France
Non, mais j’ai fait des tours
Des détours des contours
Et même d’autres tours
Dans les champs chantaient les grillons
Le soleil dardait ses rayons
De bicyclette
Ell’voulait que je chante un brin
Mais à cela j’ai mis un frein
De bicyclette
A bicyclette chanté par Bourvil

Mon vélo m’a suivi dans tous mes déménagements de jeune fille, de jeune femme, de jeune mariée, de mère de famille. Ma fille trônait sur le porte-bébé à l’arrière de ma bicyclette noire. Puis je l’ai accompagnée sur son tricycle, son petit vélo bleu pastel et enfin elle a préféré les sorties avec copines et copains. Alors j’ai continué à pédaler en solitaire pour le plaisir ou quelques courses. J’aime profiter le nez au vent de tout ce qui m’entoure et le rythme du pédalier est idéal. Que ce soit à Aubagne, où ma fille est née, à Marseille où j’ai connu son père ou à Arles que j’habite maintenant, je me suis toujours plu à circuler à vélo.

Place des fêtes on roule pas
place Clichy on ne roule pas
La Bastille est assiégée
Et la République est en danger
Dans Paris à vélo on dépasse les autos
A vélo dans Paris on dépasse les taxis
La complainte de l’heure de pointe, chantée par Joe Dassin

La retraite venue, j’aurais bien voulu continuer, comme l’ont fait avant moi ma mère et mon père jusqu’à plus de 80 ans. Mais un souci de santé, d’équilibre plus exactement, m’a valu deux mauvaises chutes lors de ma dernière sortie vélocipédique. La mort dans l’âme, j’ai échangé mon vélo libre contre un vélo d’appartement, sans roues, prisonnier. Et depuis j’enfourche mon engin avec mélancolie, en écoutant la radio pour faire passer le temps parce qu’il faut bien reconnaître que le cyclisme en chambre, c’est ennuyeux. Alors, quand j’ai croisé en ville une petite dame sur son tricycle électrique je l’ai enviée de tout mon cœur. Je me suis renseigné dans le magasin de tricycles électriques mais le tarif n’est vraiment pas compatible avec ma pension. Alors je continue à pédaler dans mes rêves...

 

17. Ah non ! Surtout pas de...


Conjugaison au passé : tout est là aujourd’hui, maintenant, ça défile dans ma tête, ça se passe sous mes yeux.

Bloc compact : le lecteur a besoin de respirer, donc aérer le texte.
Plan élaboré avec une écriture fluide et linéaire : la vraie vie, ce sont des à-coups, des accidents au milieu d’une chronologie monotone et ennuyeuse.
Vocabulaire et style opaques, ampoulés, stéréotypés, artificiels, prétentieux, indigestes, abstraits, élitistes.

Flou, sous-entendus mystérieux, zone grise, zone d’ombre, approximation.
Volonté de vouloir faire plaisir ou de la peine à mes éventuels futurs lecteurs.
Réponses à mes obsédantes questions (pourquoi ?) mais simplement ce que ma mémoire et ma vision ont fait de la réalité vécue en vrai.

Grossièreté ou de pornographie, la vraie vie est déjà assez impudique comme ça.

Pas de longueurs, d’épanchements, de complaisance, de sensiblerie, de misérabilisme : juste ma vérité forcément biaisée et parcellaire.

Codicille : inutile d’en rajouter, ça ne va déjà pas être facile de respecter tous ces engagements...

15. Parce que


proposition de départ

Parce qu’après ses éternuements explosifs, intempestifs, itératifs, il ne sait affirmer que :"Eh ben merde alors !".

Parce qu’affalé sur le sofa il consulte, indifférent à sa présence, les fake-news sur sa tablette en se caressant ostensiblement les couilles, la main droite dans le pantalon.

Parce qu’assoupi il ronfle puissamment, vigoureusement, couvrant le bruit du moteur en bateau, celui des cigales en été, celui de la locomotive en voyage.
Parce qu’il tripatouille régulièrement ses conduits auditifs avec une curette, ramenant le produit de sa fouille sous ses narines, reniflant avec délectation le fruit de ses recherches.

Parce qu’attablé devant un plat, y compris le plus fin, le plus exquis, il bâfre, s’empiffre, engouffre, ne prenant pas le temps de savourer chacun des goûts, des ingrédients cuisinés jusqu’à leur quintessence.

Parce qu’il n’écoute personne, préférant hausser le ton en pensant que les décibels donnent plus de poids à son avis, tout en niant sa colère, déclarant qu’elle veut toujours avoir raison.

Parce qu’il ricane avec désinvolture quand elle le prie de quitter les toilettes en les remettant dans l’état de propreté où il les a trouvées :"Non, mais !... Tu m’imagines un balai de chiotte à la main ? !".

Parce qu’il fait semblant de dormir, ses cent kilos écrasés sur le canapé et lâche prouts, pets, pétards, tonitruants et pestilentiels, qui laissent des souvenirs colorés dans ses slips de coton bio blanc.

Parce qu’il estime dispensable de revisser le bouchon du tube de dentifrice après usage, de nettoyer le sol quand il renverse son verre de Martini rouge, de changer le sac quand la poubelle déborde.

Codicille : l’écrit de Pierre Ménard :"La sensation de n’être pas quelqu’un" m’a permis d’oser. Pour ajouter au poids des faits j’ai utilisé des mots longs, des adverbes lourds, j’ai répété des lettres sonores.

14. Suzanne


proposition de départ

Ma petite maman,

Je t’appelle « petite maman » parce que je ne connais de toi que le nid douillet de ton ventre. Presqu’un écrin puisque je m’y épanouissais de jour en jour. Jusqu’au moment où j’ai commencé à penser. J’ai réfléchi à l’après, quand je sortirai de ton corps. Quelle sera ma vie ? Un lourd fardeau ? Un long ennui ? Sans projet, je me contenterai de me traîner et tu seras triste de me voir végéter ? Sans but, je survivrai avec de temps en temps un sourire naïf sur mon visage innocent ? Si c’est pour t’apporter plus de tourments que de joie, si je me limite à exister sans vivre, à quoi bon ? Une errance morne ne me tente pas. C’est pourquoi je souhaite en rester là. Non parce que je ne t’aime pas, bien au contraire ! Le peu que je sais de toi me laisse à penser que tu mènes une vie active et dynamique, ne comptant que sur toi-même pour remplir ton existence de desseins ambitieux, variés et valorisants.

Je refuse d’être le boulet qui t’entraînerait vers le bas, toi qui ne cesses de t’élever avec une grandeur d’âme et une bonté que j’admire. Je ne dispose ni de ta force pour lutter contre les vicissitudes quotidiennes, ni de ta gentillesse pour pardonner à ceux qui me feraient du mal. Je suis consciente de te causer de la peine. Je suis même sûre de te décevoir. Mais je sais que c’est la moins mauvaise solution. Quand je naîtrai, tu seras persuadée que je suis morte. Mais c’est seulement mon corps que je confierai à tes bras chauds et enveloppants. En réalité, je serai déjà partie rejoindre le Petit Prince sur sa planète. Là-bas, je l’aiderai à surveiller son mouton pour qu’il ne grignote pas sa rose. Et je songerai éternellement à toi et à ta douceur, ma petite maman que j’aime.

Codicille : il y a 18 ans, un diagnostic prénatal alarmant, son bébé mort-né, ma sœur éplorée. Aujourd’hui, un écrit-compréhension.

13. La lionne se meurt


proposition de départ

Le fait que le père accepte l’hospitalisation à domicile pour que la mère pousse son dernier soupir à la maison, dans la salle à manger, transformée en salle du trône avec le lit médicalisé au centre et tout le matériel de soin sur le pourtour

Le fait que la mère survit plus de trois mois alimentée par perfusion alors que la nourriture était son plaisir principal depuis plusieurs années au point de négliger un cancer intestinal qui s’est généralisé à tout l’appareil digestif

Le fait que les sept enfants se relaient vingt quatre heures sur vingt quatre à son chevet afin que le père ne reste jamais seul et vaque sereinement au jardin baignant dans la nature et le silence qui lui sont indispensables

Le fait que la mère triomphe en position demi-assise face à la fenêtre donnant sur la cour et ses massifs de fleurs voyant arriver ses visiteurs et se succéder les nuages gris ou blancs de l’hiver

Le fait que le père vit chaque jour au rythme du passage des infirmières, du curé, des voisins venus en curieux observer la douce agonie de la seule mère de famille nombreuse du village

Le fait que chaque journée monotone s’achève avec le rosaire de Lourdes retransmis en direct par RCF (Radio Chrétienne Francophone) à dix huit heures

Le fait que les informations locales et celles du monde parviennent à la mère sans modifier la vacuité de son regard dans sa quatre vingt deuxième année

Le fait que l’un de ses petits enfants vient lui présenter son troisième arrière petit enfant qu’elle n’a pas osé prendre dans ses bras c’est bien la première fois
Le fait qu’elle continue de jouer au loto pas pour elle dit-elle mais pour aider ses enfants alors qu’elle n’a jamais su que gaspiller l’héritage de ses propres parents

Le fait qu’elle a dit « je ne verrai pas le printemps » et qu’elle est morte le vingt et un mars deux mille douze à seize heures quarante dans un sommeil bienheureux.

Codicille : j’ai beaucoup écrit, je me suis censurée, reste ce court texte/

12. Chablis sur billard


proposition de départ

Plan horizontal. Surface implacable. Planche rigide. Etabli inhumain. Plateau raide. Autel brut. Comptoir sec. Etal ferme. Table d’opération.

Carcasse allongée. Substance immobilisée. Chair paralysée. Entité inactive. Organisme entravé. Corps attaché.

Œil gauche clos, hermétique, caché, impénétrable, abrité, aveugle, bouché, couvert, dissimulé, protégé, fermé.

Œil droit dégagé, large, tiraillé, béant, découvert, dilaté, vulnérable, évasé, exposé, écartelé, exorbité, ouvert.

Lumière agressive. Eclairage violent. Eclat aveuglant. Projecteur nitescent. Phare éblouissant. Scintillement brûlant. Scialytique puissant.

Temporalité imprécise. Brouillard du temps. Episode indéterminable. Lenteur incommensurable. Durée démesurée. Dilution illimitée.

Engourdissement progressif. Chair de poule et tremblements. Froid polaire. Envahissement glacial. Climatisation sibérienne.

Discrétion assourdie. Paroles muettes. Bruit sur pause. Silence ouaté. Echanges insonores.

Abandon somnolent. Hébétude du néant. Abattement inhabité. Torpeur stérile. Vacuum vain. Inconsistance léthargique.

Codicille : comment situer (avant ? après ?) cette description de sensations ?

11. Les mains du père


proposition de départ

« Je vais au pain », dit-il dans une grimace, traduction familière de son sens du devoir. Déjà emmitouflé et chaussé pour affronter un avril humide. Ses chaussures montantes ne sont pas étanches, mais il ne veut pas en acheter d’autres. A 92 ans, il n’aurait pas le temps de les user. Sa main droite agrippe la rambarde et ne la lâche pas jusqu’en bas de l’escalier.

Une fois dehors, il marche d’un pas régulier et un peu raide, le dos à peine voûté. Il ne balance pas ses bras. Il économise ses gestes. L’achat du pain quotidien, c’est sa sortie de 8 h 30. L’heure de l’ouverture de la supérette. Il est le premier client et paie toujours avec l’appoint. Son porte-monnaie en cuir est lourd d’une quantité invraisemblable de ferraille, centimes d’euros et de francs mêlés.

De retour à la maison, il se dirige directement dans la cuisine. Il pose la baguette ensachée sur la table. Il ouvre de la main gauche le tiroir à pain. Il attrape le long couteau dentelé à manche noir. La main droite tremble un peu en dessinant la croix. Il tranche la flûte en deux portions égales qui trouvent leur place dans le casier, sur le torchon élimé recouvert de miettes qui finiront au compost.

La main droite commence à déboutonner la veste froide. C’est alors seulement qu’il parle. Du temps qu’il fait. À moins qu’une anecdote ait rompu la routine. Il peine à se défaire de son vêtement, même à deux mains. Je m’approche pour suppléer aux doigts gourds. Mon regard s’attarde sur les mains du père, qui pourraient raconter sa vie.

Comment elles ont abandonné le crayon de l’école de peur de devenir enseignant comme la sœur aînée. Pour s’accrocher au licol du cheval au moment des labours d’hiver. Ce qui ne les a pas empêché de jouer de la musique, dans la clique du village et à Mayence durant le service militaire. Avec un anneau à l’annulaire gauche, elles ont assuré la relève du grand père à la ferme.

Alors, les voilà qui égrainent le maïs, tiennent assis les bébés sur les genoux, tracent dans l’air le geste auguste du semeur, distribuent les taloches, tondent les moutons, dépouillent les lapins, fabriquent un tourniquet à partir d’une roue de carriole, montrent aux enfants à biner les betteraves et ramasser les pommes de terre, arrosent le jardin nourricier, apprennent aux grands à conduire le tracteur, maîtrisent l’immense moissonneuse-batteuse, découragent la descendance de prendre sa suite.

Et puis, un jour, burinées, épuisées, abîmées, lasses, les mains se sont posées sur la table de la pièce à vivre et il a dit :" ça suffit...". Alors, elles ont rempli une remorque avec l’indispensable et la ferme a été vendue. Dans une petite maison avec un petit jardin, elles ont commencé à vivre pour le plaisir. Mots croisés, journal local, télécommande de la télévision, livres, petits-enfants sur les genoux, radio, sudoku, feu de cheminée.

À l’heure du veuvage, les mains ridées et parcheminées ont découvert le lave-linge, le micro-onde et le fer à repasser. Elles n’ont pas réussi à s’adapter à des gestes réservés aux femmes jusque là. Alors, il a quitté la petite maison, est venu habiter chez moi, rassuré par ma présence attentive, satisfait de ma fidélité à la cuisine maternelle.

Les mains de mon père ont retrouvé leur sérénité, acquis une noblesse nouvelle, révélé toute leur dignité, sûres que la dernière partie de leur parcours est désormais balisée.

Codicille : je pensais décrire les mains de mon père, mais il habite loin, il hésite à se laisser photographier cette partie de son corps, alors j’ai écrit à partir d’une de ses activités régulières.

9. Sauf vivre


proposition de départ

4a . Décrivez un paysage tel que vu par une femme âgée dont le vieux mari, dégoûtant et détestable vient juste de mourir. On ne doit pas mentionner le mari ni la mort.
Je suis à la fin de mon âge. Laissez-moi me reposer sur le banc de pierre. Ne plus travailler, endurer, besogner, servir, nettoyer, supporter, accepter, peiner, souffrir, subir, tolérer, assumer, pâtir. Je veux, maintenant, rester seule. Regarder tout ce qui m’entoure, respirer à pleins poumons le vent d’automne, admirer la lumière sur le calcaire blanc de la grange, être émue par les violettes du jardin en février, profiter du soleil couchant qui n’en finit pas de disparaître à l’horizon, m’étonner du retour annuel des hirondelles dans leurs nid de l’année d’avant, m’amuser de la solidité des toiles d’araignées dans le souffle d’avril, être éblouie par la beauté du monde avant de le quitter, le plus tard possible.
Laissez-moi, je ne veux plus rien faire. Sauf vivre.

4b . Décrivez un lac tel que vu par un jeune homme qui vient de commettre un meurtre. Ne pas mentionner le meurtre.
Il avance lentement. Le sol est spongieux. A grandes enjambées. Ses pieds s’enfoncent dans la boue. Il sait l’endroit exact où il veut se rendre. C’est un renfoncement des eaux derrière un saule immense. Sa respiration est saccadée. Le jour tarde à se lever. Le brouillard succède à la nuit. Il n’est plus sûr de retrouver son chemin. Fébrile, il hésite. Tous les bouleaux se ressemblent. Et puis, il n’est plus venu depuis longtemps. Depuis la mort de son grand père. C’est avec lui qu’il a découvert l’étang. C’est avec lui qu’il venait pêcher le jeudi et le dimanche. C’est avec lui qu’il avait appris à mener la barque. C’est avec lui qu’il attrapait l’anguille à mains nues. Il tremble de froid. De peur aussi, peut être. Tout s’est passé si vite... Ça y est ! C’est là. Là où le marais est profond. Un trou d’eau qui ne s’assèche jamais. Il jette l’arme. Il respire un grand coup. Il s’essuie le nez de sa manche de blouson. Il se retourne. Il va maintenant se diriger vers la route. Tout va bien.

4c . Décrire un paysage vu par un oiseau. Ne pas mentionner l’oiseau.
Elle s’est posée sur le toit de la grange. Elle vérifie qu’elle n’est pas en danger. Au bourg, il y a moins de rapaces, mais il n’est pas rare d’y croiser une de ces corneilles malveillantes. Elle se tient sur ses gardes. Elle est venue seule, en repérage. Elle veut quitter la forêt pour fuir la promiscuité des siens et les champs empoisonnés de pesticides. Sur le pignon du bâtiment agricole, elle a une vue complète de la ferme, sa cour carrée, l’allée qui traverse le jardin avant de rallier le chemin vicinal empierré. Elle aperçoit le chien. Attaché le jour, à coup sûr il est libéré la nuit pour monter la garde. Depuis l’aube des temps, les paysans ont peur des voleurs de poules, pourtant enfermées avant le crépuscule. Un chat se prélasse au maigre soleil. Il y en a évidemment plusieurs. Son grand père a vécu 21 ans et 8 mois. Elle a la ferme intention d’atteindre, voire de dépasser les 15 ans. Le jardin est vaste, promesse de limaces et autres lézards. Le gros noyer pourrait faire un excellent lieu de nidation quand il aura retrouvé ses feuilles. Pourvu qu’il n’y ait pas de coucou, toujours prêt à éjecter les œufs de notre espèce pour y introduire le sien ! L’abri sera solide avec la paille du hangar tout proche. Et la boue est omniprésente. Sur le tas de fumier, une volée de tourterelles s’est abattue. Elles doivent y avoir leurs habitudes. Il faudra aussi être attentif au passage éventuel d’un pigeon ramier. La mare au fond du verger est encore gelée, mais la glace n’a pas l’air très épaisse. Un coup de bec suffira pour accéder à l’eau l’hiver.
Elle n’est restée sur place que quelques minutes mais elle a pris sa décision. C’est ici qu’elle s’installe, elle et sa descendance.


4d . Décrivez un bâtiment tel que vu par un homme dont le fils vient d’être tué à la guerre. Ne mentionner ni le fils, ni la mort, ni la guerre, ni l’homme en train de regarder.

Printemps 1917. La grange est éclairée par le soleil levant. La lumière souligne chaque pierre, suit chaque anfractuosité, révèle chaque couche de mortier. C’est injuste. C’est la fatalité, mais c’est injuste. La grange est si vaste qu’on peut y faire entrer le troupeau entier : bélier, brebis et agneaux compris. Pourquoi lui ? Pourquoi ça m’arrive à moi ? Le plafond est si haut que toute la paille s’y loge sous le toit d’un côté et le foin de l’autre. Nous ne manquons de rien. Sauf qu’il ne reviendra pas. La grange c’était pour la postérité. Et pour montrer aux aïeux que chaque génération s’était saignée aux quatre veines pour améliorer le patrimoine. Le sens du devoir. Il a fait ce qu’il devait faire. Tous les deux, nous avons fait ce que nous devions faire. Mais la grange restera vide.

Puis décrire le même bâtiment, au même moment du jour, vu par un amoureux satisfait. Ne mentionner ni l’amour ni l’amoureux.
Printemps 1910. La construction est éclairée par le soleil levant. Quand la grange sera achevée, la cour sera fermée sur tous ses côtés sauf l’allée qui conduit au chemin vicinal en traversant le jardin. Ce sera un beau bâtiment. L’équipe de maçons est dirigée par un maître expérimenté, Louis. Après son tour de France il a repris l’entreprise de son père avec quelques ouvriers et aussi un apprenti, François. Il faut assurer la relève. Ce novice n’a que seize ans mais déjà un corps d’homme et surtout la volonté de devenir lui aussi un bon maçon. Construire une grange est une vraie chance pour tous. C’est un bel ouvrage complet : fondations, gros murs, cloisons, plafond. Louis peut tout enseigner à François. Et puis, c’est au pied du mur que François est devenu un homme. Deux fois belle la grange.

Codicille : que cet exercice est délicat ! Un travail d’orfèvre... que je ne suis pas ! Mais au final un amusement singulier. A suivre...

8. intérieurs / extérieurs


proposition de départ
intérieur 1

La chambre conjugale, c’est d’abord un lit. Un grand lit haut qui évite d’avoir à se courber pour changer les draps. Des draps toujours blancs. Il ne supporte par le linge de literie autrement que blanc. Rien que de penser à des draps roses, il en perdrait le sommeil... A part le lit, il n’y a que deux chevets en bois de cerisier. Le placard est creusé dans le mur et fermé par un rideau d’organdi blanc. Deux valets de nuit reçoivent le linge de jour. Au sol un tapis turc fait main, un des rares souvenirs de son grand père maternel. Il est du genre à ne faire l’amour que dans son lit.

intérieur 2

La pièce à vivre porte bien son nom. Il s’y passe toujours quelque chose, jour et nuit. Entre les lèves-tôt et les couches-tard, on s’y croise pour parfois partager un repas ou la retransmission télévisée d’un match de football. Dans cette grande salle s’ouvrent deux portes qui donnent chacune sur un couloir qui mène aux chambres. Au nord les trois garçons, à l’est les quatre filles. Les propriétaires habitent le rez-de-chaussée et apprécient les allées et venues de tous ces colocataires venus parfois de très loin. L’université est au bout de la rue.

intérieur 3

La cuisine est carrée avec une fenêtre à l’est. Elle aime y déjeuner debout en regardant la rue se réveiller : deux madeleines "Bonne Maman" et un mug de café noir brûlant. Ne pas salir, ne pas réveiller le reste de la famille qui se lève plus tard. C’est un logement de fonction parce que son mari est instituteur. Comme l’était son père avant lui. Dans la même école. Elle dit :"Bernard n’est jamais sorti de l’école" ou bien :"Il ne quittera l’école qu’à la retraite".

intérieur 4

Quand j’ai su que cette pièce serait à moi, j’ai fait recouvrir tous les murs, du sol au plafond d’étagères pour mes livres. Ils n’ont jamais aussi bien respiré ! Et puis, devant la fenêtre s’ouvrant sur le couchant, j’ai installé le bureau conçu par l’ébéniste du village de ma marraine, devenue professeur de mathématiques. Une ascension sociale inimaginable pour une petite paysanne au siècle dernier.

extérieur 1

L’horloge de l’église sonna deux coups. Il se leva, les yeux grands ouverts.
Il se tient debout devant la fenêtre. Du premier étage plein sud, son regard embrasse toute la ferme. Il distingue la silhouette des bâtiments qui entourent la cour carrée. Au fil des siècles, ils ont abrité la recette des impôts, l’atelier d’un maréchal-ferrant, les bêtes qui donnaient le lait, les œufs, le crin ou la laine, la buanderie où les femmes faisaient bouillir le linge, les récoltes en tonneaux ou en ballots, le vétérinaire pendant l’occupation allemande, les machines agricoles, d’abord tractées puis motorisées. Un grand jardin succède à la première cour, de part et d’autre de l’allée caillouteuse qui conduit à la route, goudronnée récemment. Il aperçoit les pommiers, si vieux que même le père de son père les a toujours connus. Il retourne chaque automne au motoculteur un sol que ses aïeuls avant lui soulevaient à la bêche à la même saison. Il se sent relever de cette longue lignée d’hommes qui appartiennent à la terre et qui en vivent. Il ne veut pas la quitter. Il est obligé de partir.
Il a le sentiment d’avoir signé sans le lire un contrat abusif avec sa mère, il doit le déchirer. Maintenant, tout de suite.

extérieur 2

Elle est à bout. Elle n’en peut plus. Elle sait qu’elle a hérité de sa mère ce caractère qui porte à se mettre facilement en colère. Alors, avant d’exploser, elle attrape son vélo, à l’arrière duquel elle fixe un panier pour justifier la sortie de la ferme. Elle pédale à perdre haleine sur la route plate où l’horizon recule toujours. Elle hurle dans le vent ou sous la pluie. Quand elle est épuisée, elle s’arrête près d’un bosquet ou à l’entrée d’un petit bois. Elle cueille selon la saison, les champignons ou les mûres, les noix ou les fleurs d’acacias qui finiront en beignets. De retour à la maison, elle se la ferme. Elle offre sa récolte avec un maigre sourire. Et sa mère pense avoir gagné la partie.

extérieur 3

La cour est toute en pente. L’eau de pluie y dévale pendant les orages pour se jeter derrière la grange dans une mare. Elle y plonge son arrosoir le matin, à la fraîche pour arroser les légumes avant les grosses chaleurs estivales. Les enfants glissent sur la glace qui s’y forme en couche épaisse l’hiver. Et toute l’année, les animaux vont y boire pendant qu’il cure les écuries ou l’étable.

Codicille : Exercice facile pour les intérieurs (j’ai déménagé un vingtaine de fois dans ma vie et je n’ai que 63 ans). Pour les extérieurs, j’ai raclé les fonds de ma mémoire.

7. quitter la mère


proposition de départ

Il s’allongea sur son lit.

Il fait encore jour. La fenêtre est grande ouverte. Son regard fouille les nuages, cumulus d’un beau temps où il ne se retrouve plus. Il suit les circonvolutions des masses d’air humide. Il cherche le sens de ces tours et détours. Il a besoin d’un début, d’un fil rouge, d’une explication. Cette exigence à débrouiller l’imbroglio le tient immobile. L’absence d’interprétation claire, limpide et objective le fige sur place, tout habillé. Il respire à peine, juste assez pour survivre.

Il entendit son cadet jouer avec le chien.

Lui aussi aime l’animal. Il l’emmène volontiers sur le tracteur, dans les champs. C’est un compagnon agréable, sûr, fidèle, simple. Il lui parle, lui raconte la musique, la fac, les copains. Avec la bête, il devient bavard, certain de n’être ni démenti, ni jugé. Pas de surprise avec ce chien, ils se connaissent depuis si longtemps ! Le matin, puisqu’il se lève tôt, c’est toujours lui qui va l’attacher après sa nuit de liberté. Le chien lui lèche alors les mains et, docile, se soumet à la laisse.

La mère ferma les volets.

Il se revoit plus jeune, solliciter les câlins d’une maman aux formes molles et généreuses. Elle aime serrer dans son giron, contre ses seins, ce fils aîné dont elle est si fière ! Elle se moque gentiment de ce grand échalas qui cherche ses bras. Mais elle ne le repousse jamais. Il a besoin de respirer l’odeur maternelle, chaude et fade, vaguement surie. Entre l’apprentissage agricole du père et ces tendres cajoleries, il se sent bien, équilibré.

Le frère monta se coucher.

La nuit est noire maintenant. Les yeux clos, il cherche en lui une suite logique aux évènements de la journée. Il revoit son retour à la ferme, sac au dos et guitare en bandoulière après une courte semaine d’absence. Pourquoi cette mince parenthèse de plaisir entraîne-t-elle autant de désordre ? Pourquoi la brève permission qu’il s’est accordée se retourne-t-elle contre lui avec une telle violence ?

L’horloge de l’église sonna deux coups.

Il bosse dur. Pour ses études comme à la ferme. Il s’est offert, la moisson finie, quelques jours de vacances, avant les labours. Avec Julie. Subitement, il réalise que le projet maternel de le voir épouser, après ses études, une solide Bretonne, capable de le seconder à la ferme, s’est brisé. Il ne l’avait jamais pris au sérieux, il a eu tort. C’est une faute impardonnable. L’emprise de la mère lui apparaît dans toute sa cruauté.

Il se leva, les yeux grands ouverts.

Il ramasse le sac à dos, jeté au sol. La porte de l’armoire crisse sur ses gonds. Il attrape une brassée de linge. Il saisit la guitare restée dans sa housse. Il sait descendre l’escalier, ouvrir et fermer les portes sans bruit, même celle fermée à clé qui donne sur la cour. Réveillé, le chien s’approche, le suit jusqu’à la barrière. Son grand corps jeune et souple escalade sans peine la grille. Il inspire un grand coup. La nuit est tiède. Sur la route, il hésite : droite ou gauche ? Quelle importance ...

Codicille : sans l’avoir voulu, cherché, je m’aperçois que cet exercice reprend le texte # 3 "quitter la ville" et le texte # 4 "seul, ton dur, ton doux". Ce sera donc ça mon roman ? Un souvenir familial que je n’ai pas vécu mais que j’essaie de reconstituer depuis des années sans oser interroger la victime ni les témoins...

6. noms dans un bateau


proposition de départ

Dans mon premier texte « Le manteau blanc », répondant à la proposition #1, apparaissent trois prénoms.

La fille, Aurélie, trentenaire francilienne, a besoin d’espace, de liberté. Elle occupe une position de cadre dans une entreprise de traduction haut-de-gamme, elle n’apprécie pas forcément de diriger des personnes ni d’être elle-même dirigée mais reconnait que chacun a besoin des compétences et de l’expérience de tous. Sa vie sentimentale est claire, elle ne doit pas l’encombrer. Elle se méfie des hommes à cause d’un père alcoolique qui a toujours eu un fonctionnement ambigu et des gestes déplacés à son égard.

Le père, Michel, la soixantaine, second d’une fratrie de trois garçons, a été élevé par un père mutique et dépassé parce que sa femme était souvent hospitalisée pour dépression chronique. Devenu "petit fonctionnaire", catégorie B, il estime mériter mieux car on ne lui a pas donné sa chance. Alcoolique, il est incapable de faire ses preuves. Il repousse le moment de partir à la retraite car ne sait rien faire en dehors de son travail et s’y croit indispensable.

Le collègue du père, Yves, la cinquantaine, sympathique et équilibré, a proposé plusieurs fois à Michel de le rejoindre dans ses activités de loisirs, mais il essuie presque systématiquement des refus.

Dans mon troisième texte "quitter la ville", je démarre le roman avec Anne-Marie, un prénom sans grâce, qui n’a jamais été à la mode. Un prénom double, construit à partir des prénoms de son parrain (Jean-Marie) et de sa marraine (Annette). Avec la rage au ventre de quitter son milieu social, elle garde ses distances d’avec une mère rigoriste qui préfère ses fils. Elle fait profil bas tant qu’elle est mineure (A l’époque la majorité n’était accordée qu’à l’âge de 21 ans). C’est une bosseuse, aussi exigeante pour les autres qu’avec elle-même mais elle déteste être "au service" de quelqu’un, plus riche, plus cultivé, plus diplômé, surtout s’il s’agit d’une femme. A l’adolescence, elle lutte contre ses pulsions sexuelles (à l’inverse de copines qui flirtent abondamment) pour ne pas s’éloigner de sa ligne de conduite ni remettre en cause son projet de vie. Le plus important pour elle, c’est sa libération, sa liberté auquel son prénom colle si mal. Elle préfère se faire appeler Sylvie, à cause de la chanteuse Sylvie Vartan qui lui semble tracer un parcours et un comportement admirables.

Dans mon texte "il, elle fait la vaisselle" qui correspond au # 3, "je" est le sujet de ma première inspiration. Manuel est le prénom de mon beau-père et c’est un souvenir qui m’est remonté. Elisabeth est le prénom de ma fille et c’est comme ça que je l’imagine "faire" sa vaisselle. Une "femme" fait la vaisselle est une mauvaise blague vulgaire, j’aurais pu l’affubler d’un prénom adapté (Germaine, Gertrude) mais inutile d’enfoncer le clou. Martine fait la vaisselle me parait conforme aux "Martine" des livres jeunesse. Olivia est la femme qui m’a inspiré ce texte, si peu dans mon style. Sandra est un texte inspiré par une femme qui ne s’appelle pas Sandra : j’ai demandé à mon compagnon de me dire le premier prénom féminin qui lui passait par la tête.

Mais pour la plupart de mes textes, j’évite nom, prénom et patronyme qui enfermeraient trop mes personnages dans un lieu, un milieu social, une époque. Et puis, je préfère les qualifier, décrire un ou deux aspects de leur personnalité qui ont leur importance dans le récit parce que les personnages sont souvent des archétypes dans leur rôle et je ne m’appesantis pas sur des aspects qui ne présentent pas d’intérêt pour la narration.

Au fil de ma réflexion, je me suis souvenue de l’incipit de l’écrivain britannique Jérôme K. Jérôme pour son ouvrage Three men in a boat traduit par : Nous étions quatre, Georges, William-Samuel Harris, moi et Montmorency.
Je m’attendais à 3 comparses et voilà qu’ils sont 4 (comme les 3 mousquetaires ?). Je suis surprise que le narrateur ne se positionne pas en dernier comme l’exige la politesse et je découvre que Montmorency est un chien, fox-terrier insupportable et bagarreur. Je ne comprends pas pourquoi les deux amis du narrateur sont présentés l’un par son seul prénom (Georges) alors que l’autre est entièrement nommé (William-Samuel Harris). Dans le cours du récit j’apprends que Georges est un paresseux lymphatique notoire alors que William-Samuel Harris est un grand costaud alcoolique et qu’il occupe donc plus de place.

Codicille : au départ, ce travail m’a paru vain. Pourtant en visionnant une deuxième fois la vidéo le lendemain, j’ai commencé à rechercher dans mes lectures l’adéquation entre le prénom et le récit. Avec les ouvrages étrangers traduits, c’est plus délicat mais dans la littérature française, j’en apprends rapidement plus sur les personnages grâce aux noms et prénoms : époque, milieu social, religion, région de France, etc.

5. il (elle) fait la vaisselle


proposition de départ

Phrase archétypale. Voilà une expression si banale, si quotidienne, que je ne l’avais jamais regardé de près. Faire : former, produire, créer, façonner, élaborer, fabriquer, composer, construire ? Non, tout simplement exécuter une tâche rébarbative, un sale boulot dans les deux sens du terme. Comment s’y prendre ?

je fais la vaisselle

Je commence par soupirer un grand coup.

Ensuite, je m’y mets. Bien obligée sinon qui la ferait ? J’enfile la boucle de mon tablier, rapporté de vacances hivernales à La-Joue-Du-Loup, autour du cou, je fais deux fois le tour de ma taille avec les longs cordons en tissu bordeaux. Je cale mon ventre ainsi protégé contre l’évier en inox, les jambes écartées, pour soulager mon dos, devant le bac gauche. Je pioche dans la boîte en carton sous l’évier une tablette Sun Expert Extra Power "tout en un" que j’introduis dans le bac à couverts, tout en bas à gauche dans le lave-vaisselle ouvert en grand. Je ferme la niche prévue à cet effet dans la porte de l’appareil qui ne se débloque pas toujours opportunément pendant l’usage. Je n’ajoute ni sel ni liquide de rinçage, leurs fonctions sont remplies par la formule "tout en un".

Je trie du regard ce qui est gras pour le déposer dans le bac droit. Je commence à faire couler l’eau sur la vaisselle la moins sale pour la rincer avant de déposer chaque pièce à sa place idéale dans le lave-vaisselle qui jouxte l’évier, dans un même mouvement ergonomique, souvenir de ma vie professionnelle. Les couverts, je les essuie sous l’eau courante avec une lavette en microfibres de couleur vive. Les fabricants s’imaginent sans doute que cette palette fluo met de bonne humeur et que les travaux ménagers deviennent un plaisir grâce à eux. Puis les couverts rejoignent l’étagère du haut, juste sous le plafond de l’appareil. Je ne fais pas entrer de déchets dans le lave-vaisselle, ce n’est ni une poubelle ni un seau pour le compost. Les verres, le ramequin, la jatte, la passoire, les assiettes, la coupelle, le saladier, le bol, la tasse, chacun retrouve après rinçage sa place habituelle. Dans le panier à couverts du bas, j’introduis l’épluche-légumes, la cuiller en bois. L’écumoire, la louche et les grands couteaux se logent horizontalement sur l’étagère du milieu. Une place pour chaque chose, chaque chose à sa place.

Quand tout est positionné, je referme le lave-vaisselle et programme la mise en marche sur une utilisation économique d’une durée de 2 h 30 mn à 50°C et fixée à l’intérieur des heures creuses d’E.D.F. : 14 h - 17 h ou 2 h - 7 h du matin.

Maintenant, au tour des ustensiles qui ne rentrent pas ou ne supportent pas le traitement infligé par l’appareil ménager. Selon les menus et les saisons, il peut s’agir de la bassine à confiture en cuivre, du wok Le Creuset, du très grand plat à lasagnes en aluminium cadeau de ma belle-mère, de la cocotte-minute en fonte Staub, de l’autocuiseur Seb. Alors il faut laisser tremper un certain temps, parfois plusieurs jours et ensuite frotter avec l’éponge grattante verte Scotch Brite et le savon liquide Rainett super dégraissant citron vert, coupé pour moitié de vinaigre d’alcool cristal 8% Condé fabriqué à Reims (tiens ! Il n’y a pas que le Champagne qui soit produit à Reims...). Ce type de vaisselle s’égoutte sur la surface inclinée à gauche de l’évier, dans un égouttoir en inox. Il est hors de question que j’essuie en plus la vaisselle ! C’était une punition chez mes parents. Au-dessus de l’évier la fenêtre orientée à l’est permet au soleil matinal de sécher rapidement toutes les gouttes d’eau. Je ne fais la vaisselle qu’après les petits déjeuners et déjeuners. Le soir, je suis fatiguée et puis deux vaisselles par jour, ça suffit largement pour une seule personne.

D’ailleurs, quand je quitte mon tablier pour le fixer à sa patère sur la porte de la salle à manger-séjour, je souffle un grand coup. A la fois satisfaite du bon travail accompli et qu’il soit achevé.
Jusqu’à la prochaine fois.

Manuel fait la vaisselle

Il ne dort plus. Alors, il a besoin de pisser. Pas envie, besoin, à cause de sa prostate. Il se retourne lourdement sur le matelas trop mou. Avec un petit élan, il parvient à s’asseoir au bord du lit. La tête lui tourne. Il attend, ça passe. Il cherche à tâtons du bout des pieds ses pantoufles dans la nuit. Il s’y reprend à plusieurs reprises mais ça y est, il est chaussé. Il se lève, se soulève plutôt et trouve son équilibre, un peu penché en avant. Il glisse à petits pas jusqu’à la porte de la chambre. Il pousse le battant toujours un peu coincé dans le chambranle. Les ferrures grincent mais il ne les entend plus depuis longtemps à cause de sa presbyacousie. Maintenant il est dans l’entrée, et puis il se dirige vers le couloir. Cet appartement est devenu bien trop grand, les toilettes sont si loin ! Enfin, le cabinet avec son W.C en plein milieu. Le temps de soulever le couvercle, de déboutonner son pantalon de pyjama il a déjà arrosé le linoléum. Assis sur la cuvette, il se repose de tout cet effort. Evidemment, il n’a plus d’urine à évacuer et s’il force, ça va saigner. "Pourquoi ne suis-je pas mort depuis longtemps ? Je n’aurais pas eu à connaître toutes ces saloperies : cancer de la vessie, rhumatismes, cataracte, surdité...".

Manuel a 96 ans, sa femme qui a dix ans de moins aurait pu lui servir de bâton de vieillesse mais elle a développé une maladie d’Alzheimer. Elle lui est définitivement plus une charge qu’une aide.

Il n’a pas envie de retourner se coucher, s’ennuyer au lit, broyer du noir. Il se dirige avec ses charentaises à moitié déchiquetées par Droopy, le chien de sa fille, vers la cuisine. Il se lave les mains. La lumière de la rue éclaire la longue pièce. Dans l’évier traîne la vaisselle du soir. Les enfants ont installé un lave-vaisselle récemment mais Manuel rechigne à salir le bel appareil ménager, tout en inox brillant, avec la vaisselle grasse. Il prend un verre, fait couler l’eau tiède du robinet dedans, essaie de regarder à contre-jour mais ne distingue rien. De toutes façons, ils ne boivent que de l’eau, donc le verre n’est pas sale. Il pose délicatement, à l’envers, le gobelet fragile sur la surface ondulée et en pente de l’évier en porcelaine. Il recommence avec l’autre verre. Puis il prend les couverts, prudemment pour ne pas se blesser, comme si leurs vieux couteaux pouvaient encore faire du mal à quelqu’un ! Il frotte de ses vieux doigts ridés et déformés les fourchettes, les cuillers. Les grandes utilisées pour la soupe, les petites pour le yaourt aromatisé. Sa femme n’arrive plus à avaler les morceaux de fruits dans les yaourts, la dernière fois, elle a failli s’étrangler. Sa Lucette... Finalement ça aurait peut être été mieux...

Quand l’évier est vide, il fait quelques pas pour se reposer sur la chaise paillée, à côté de la fenêtre. C’était sous cette assise que s’est tenu le chat Polo dans son panier douillet pendant des années. Mais quand il est mort, les enfants ont décidé que c’était dangereux à leur âge de vivre avec un animal qui pouvait les faire trébucher à tout moment. Il se relève en appuyant sa main gauche sur le mur peint d’un beige délavé et sa main droite sur l’assise du siège. Une fois debout en équilibre, il se dirige vers le torchon accroché à un clou au mur au-dessus du lave-linge qui jouxte l’évier. Avant le clou il y avait une jolie patère mais elle avait fini par tomber et il n’avait pas su la remettre en place, il restait le clou, c’était bien suffisant. Le torchon est décoré d’un calendrier d’une année illisible à cause de l’usure. Manuel l’utilise précautionneusement et il finit par ranger toute la vaisselle, allant et venant, lourdement voûté, jusqu’à l’arrière cuisine. Il connaît la place de chaque chose, c’est normal il habite ici depuis 62 ans. Ses beaux-parents avaient décidé que c’était le logement idéal pour un jeune couple dont le mari venait d’ouvrir son cabinet médical en centre-ville.
Maintenant, il est fatigué. Il va retourner se coucher, le matin est encore loin.

Elisabeth fait la vaisselle

Flip flap flip flap.

Elle pose le coin du plateau sur le rebord de l’évier à un seul bac en inox. Vite fait, elle déplace la vaisselle du repas de 13 h du plateau dans l’évier. Elle ouvre le robinet d’eau froide :"Ça fait du bien de se rafraîchir les mains !". L’éponge Spontex, jaune douce d’un côté et verte grattante de l’autre, glisse des assiettes aux couteau, des fourchettes au saladier qui avait contenu le plat unique composé d’une salade mêlant tomates cerises, cubes de betterave rouge cuite, courgette râpée crue, riz complet cuit, quelques graines bio, du quinoa breton et une laitue issue des jardins partagés de la ville voisine. "Les filles, vous gardez vos verres pour le retour !". Le plateau est rincé à son tour et déposé au-dessus de la vaisselle en équilibre précaire sur l’égouttoir en plastique bleu ciel.

Flip flap flip flap. "Je change de chaussures et j’suis prête !".

Clac clac clac clac. "On y va ?".

Une femme fait la vaisselle

C’est l’histoire d’une femme qui fait la (sa ?) vaisselle. Son mari débarque dans la cuisine.
— Ben ... tu fais quoi, chérie ?
— Tu vois... la vaisselle !
— Pas aujourd’hui ! ! C’est ton anniversaire !
— Mon chéri...
— Laisse-la, tu la f’ras demain.

Martine fait la vaisselle

— Je vais laver les assiettes.
— Et moi je les essuierai.

Avec un peu de poudre, cela ira beaucoup mieux.

Il y a un oiseau bleu dans l’assiette en porcelaine. Dans celle-ci, on voit une bergère qui court après son mouton. C’est amusant de faire la vaisselle.

Olivia fait la vaisselle

Lave-vaisselle fantaisiste marche, ne marche pas. Vaisselle sans lave-vaisselle, cuisiner ça lui plait, après on mange, après on se régale, après quand c’est bien cuit , pas brûlé, pas trop cuit, surtout le chou-fleur, craquant, sauce citron ail persil, très bon, pas toujours, quand il est tout mou, ratatiné, on peut ajouter de la béchamel, les mots cuits, recuits collent au fond de la casserole, c’est tellement plus simple d’arrêter le feu juste au bon moment, à peine cuit, pas trop, un peu cru, les mots crus craquent sous la langue, mots crus entiers sans sauce avec la peau.

Cuire les légumes à point, à point. Arrêter le feu au bon moment, le bon moment, maman, tu m’as toujours dit, fais les choses au bon moment, tiens-toi prête, si quelqu’un arrive à l’improviste, l’imprévu, ta maison doit être prête, prête à l’accueillir, prête à partir, tu étais si prête, accomplie, si touchante quand tu nous as fait comprendre, c’est le moment.

Mettre le feu et partir regarder ses mails à l’autre bout de la maison, oublier oublier, pas les mots les légumes, c’était ça le sujet, tu cuisines après tu manges, tu manges après tu fais la vaisselle, ça colle tu frottes après tu ranges, mots revenus à la poêle, revenus les mots, le repas pas de doute était passablement bon ou très bon ça ne change rien si ça change tout, liquide vaisselle Lemongrass parfum naturel, vaisselle attend toujours, elle n’attend rien elle est sale dans l’évier autour, sur le bord de.

Quelqu’un va. Je préfère la ratatouille pas ratée, je / rate le temps le temps la rattrape, ne se rattrape pas dit-on, un jour la trappe se referme et t’as pas fait la vaisselle, si t’es morte tu pourras plus dommage, et après, c’est pas drôle d’être sale, vaisselle pas contente ne dit rien.

Quelqu’un va. Et si elle ou je / avait un peu de considération pour elle la vaisselle en tant que telle, vaisselle qui gagnerait le procès si elle attaquait en justice celle qui lit et marche et mange et. Casseroles salies s’allient aux assiettes couverts et cuillères en bois, fourchettes fourches géantes piquantes, couteaux dressés en gendarmes bizarrement armés d’arrêtes de poisson cuillères à soupe baveuses de soupe et de mousse, assiettes au taquet prêtes à, terrifiée elle n’ose plus mettre les pieds dans la cuisine, territoire étranger, tu m’étonnes.

Je veux du cru de l’intégral, pour laver la vaisselle à la main citrus tensioactifs végétaux purs particulièrement doux pour la peau, c’est doux. « Faire la vaisselle est une activité métaphysique qui redonne à un morceau de matière un peu de l’éclat du premier matin du monde… Je suis partisan des bouses de vache, des livres en papier et de la vaisselle faite à la main. » (Christian Bobin) Washen, mains dans l’eau chaude. Torchon propre se balade sur les assiettes.
Elle préfère essuyer.

Quelqu’un va venir. Trancher le gigot. Non, sont végétariens. Trancher dans le vif. Un coupable. Tous. L’un a fait, trop. L’autre n’a pas fait, assez. L’un attend, trop. L’autre fait attendre. Pas vu. Pas entendu. Pas écouté. Pas regardé. Pas compris. Quelqu’un s’invite à la table. Fantôme, hêtre lent, ancêtre, alien, Ange, Engel, hêtre sensible, voisine, der Hund, Angle droit, oiseaux, la chatte ronronne encore.

Sandra fait la vaisselle

Elle ne rechigne pas à faire la vaisselle, contrairement, par exemple, à gratter le plan de travail. Mais c’est une non-activité qu’elle expédie aussitôt la dernière bouchée avalée. Comme quand elle fait la cuisine, ça lui est égal de s’éclabousser, et elle a perdu tout espoir d’un jour trouver des gants qui ne soient ni trop serrés ni trop lâches. A mains nues dans son évier bien trop étroit, ses pensées prennent leurs aises et vagabondent.

« Et puis, il ne faut pas sous-estimer l’utilité que revêt cette corvée pour tester le degré d’investissement d’un homme. Après avoir régalé de sa cuisine tout nouveau partenaire, vient le test de fin de repas. Mais s’il s’empresse de débarrasser et de lancer, en empilant les assiettes grasses, « Laisse, je m’en occupe ! », en fera-t-il autant après la deuxième, ou la trentième invitation chez moi ? S’il se rappelle, d’une fois sur l’autre, où les verres et les tasses se rangent dans mes placards, j’ai vite fait de me dire « Bingo ». Mais en toute franchise, peu importe s’il déplace chaque samedi ma théière tant qu’il se souvient où appuyer pour me faire du bien, parce qu’après la vaisselle vient le dessert".

Codicille : j’ai été obligée de me faire aider pour décrire des manières très différentes de "faire la vaisselle" ! Mais c’est un jeu très amusant...

4. dur, doux, doux, dur


proposition de départ
seul, ton dur, ton doux

Elle a croisé son regard. Il a compris. Non pas sa faute, mais que selon elle, il avait fauté. L’attraction des yeux maternels d’un bleu acier ne lui permettait aucune fuite. L’apocalypse ne tarda pas à s’abattre. Elle cria comme une enragée. Elle lança des invectives. Elle vomit sa colère impuissante. Elle proféra des menaces. Elle vociféra des sanctions. Elle tonitrua sa répugnance. Elle cracha son venin. Elle brailla son désaccord. Elle hurla son ressentiment.
Elle s’époumonait, elle meuglait, elle s’égosillait, elle fulminait, elle beuglait. Tout son corps en ébullition exprimait la hargne, l’indignation, la rage, la furie, l’exaspération, la violence, un emportement trop longtemps contenu.

ton dur

Il resta là, les poings serrés de plus en plus douloureusement, devant la mère. Il ne savait pas qu’une épée flottait au-dessus de sa tête et maintenant un couperet lui tombe dessus et le hache menu. Roide, sans un mouvement mais le cœur battant à tout rompre, les muscles tétanisés par l’effort démesuré pour demeurer figé, il la fixait du regard. Dos au mur devant la hargne de sa mère, déboussolé par son ébullition sans fin, nourrie d’une rancœur qu’il n’aurait jamais soupçonnée, lui le fils préféré. Agé de 19 ans, la dépassant d’une bonne tête, il était pétrifié de sentiments mêlés. Il devrait se pincer pour vérifier qu’il ne rêve pas.

ton doux

Il restait là, interdit, sans bouger, sans comprendre. La voix de la mère semblait lui venir de très loin. C’était un cauchemar, il allait se réveiller. Une douce torpeur l’imbibait, l’engourdissant petit à petit. Il se sentait glisser dans une chute lente mais inexorable qui l’emportait ailleurs. L’écart entre son prétendu manquement à la morale maternelle et la scène qui en découlait lui paraissait hors de proportion. Qu’était devenu le fils préféré, dont elle était si fière et qui pouvait tout se permettre ? A cause de sa haute taille, il fléchissait la tête pour la regarder dans les yeux, autrefois synonymes de ciel bleu et de mer calme.

seul, à nouveau

Quand la harangue fut achevée, faute de mots, de souffle et de voix, elle l’envoya dans sa chambre, ne supportant pas le revoir avant 19 h, l’heure du dîner.

Codicille : j’ai cherché dans un premier temps des adjectifs "doux" et "durs", puis des verbes "doux" et "durs". Je ne m’y retrouvais pas. J’ai donc fini par jouer sur le ressenti du personnage lui-même pour évoquer la même situation fictionnelle...

Est-ce que avec la compil de Kafka ou la fiche du Paysan de Paris je m’en serais mieux tirée ? ! ?

3. quitter la ville


proposition de départ

pour une nouvelle

Il partira. C’est sûr, il s’en ira. Il la quittera.

Il ne sait pas encore quand, comment, ni pour aller où, faire quoi, mais il doit partir. C’est une question de jours. Ou d’heures ? Pourquoi attendre...

Le repas du soir est sinistre. La mère fait semblant d’animer la conversation mais le père, déjà peu bavard, se contente de vagues hochements de sa tête bicolore. Le bronzage suit les contours de la casquette ôtée au moment des repas en laissant une pâle calotte qui met en valeur une calvitie avancée. Les petits, qui ont assisté à la violente altercation de l’après-midi, bien malgré eux, ne pipent mot. A huit et dix ans, on ne comprend pas tout mais ils devinent la mère encore brûlante de sa récente colère. Il suffirait d’une étincelle pour réalimenter le foyer de sa rage. Lui n’arrive pas à avaler plus que quelques radis, du poulet rôti et un abricot, pourtant les fruits du verger ont l’air bien appétissants.

Ça suffit toute cette hypocrisie, cette incompréhension, cette tyrannie maternelles ! A 19 ans, il est déjà majeur, même si ses études d’ingénieur sont loin d’être terminées. Il est pourtant le fils préféré, alors quoi ? Et pourquoi est-ce qu’il n’arrive pas à lui répondre, à lui tenir tête alors qu’il la dépasse physiquement de quarante centimètres ?

Après le repas, le père s’abandonne dans son fauteuil, face à la télé, il ne va pas tarder à s’assoupir. La mère et la fille se partagent la vaisselle et le rangement de la cuisine. Le petit frère sort jouer avec le chien. Lui monte se coucher, se cacher dans la chambre des garçons. Il n’est qu’une boule de nerfs que rien n’apaise. Il tremble de tout son corps en se repassant sans fin l’horrible scène de tantôt. Dans cette pièce mansardée, dans cette maison familiale, dans cette ferme qui l’a nourri, il reste étendu, incrédule, oppressé malgré la fenêtre ouverte. Le jour n’en finit pas de s’achever, la lumière de s’estomper. Il doit prendre une décision. Tout se bouscule dans son cerveau : le passé, le présent, le futur. Quand le petit frère monte discrètement se glisser sur le lit voisin, il ne bouge pas.

Le clocher de l’église du village sonne deux coups. Il ne dort toujours pas mais il est résolu et déterminé et donc apaisé. Il se lève, ramasse le sac à dos avec lequel il est revenu la veille. La porte de l’armoire crisse sur ses gonds. Il attrape suffisamment de linge pour le remplir. Il saisit la guitare dans sa housse. Et c’est comme ça qu’il part. Ne pas faire grincer les marches en bois. Ouvrir et refermer la porte de la cage d’escalier sans bruit. Traverser silencieusement la cuisine-pièce à vivre, contigüe à la chambre des parents. Déverrouiller l’ouverture sur l’extérieur lui fait un bien fou. Il réalise qu’il prend enfin sa vie en main. Le chien, réveillé, vient se serrer familièrement contre lui. Lui se dirige vers la barrière fermée à clef. Il l’escalade sans mal. Il respire un grand coup. La nuit, encore bien noire, lui est douce. Il hésite : droite ou gauche ? Quelle importance...

Au petit déjeuner, le père prévient le petit frère qu’il a besoin de lui et de l’aîné pour nettoyer le poulailler. Le petit frère acquiesce mais il pensait l’aîné déjà levé puisque son lit est défait et vide. La mère est étonnée, elle ne l’a pas vu passer. La petite sœur est inquiète. Elle a besoin de l’autorisation maternelle pour aller jouer chez sa copine. L’humeur de la mère ne va-t-elle pas repartir à la furie ? La mère monte vérifier la chambre, le père parcourt la ferme et le jardin. Quand ils se retrouvent la mère est blême d’exaspération impuissante : "Il a emporté sa guitare".

pour un roman

C’était l’été 1978.

En juillet et août, Anne-Marie avait servi comme boniche, logée et nourrie chez une riche famille parisienne dans leur résidence secondaire. Le premier septembre, c’était un vendredi, jour du poisson, la mère avait préparé du cabillaud avec des pommes de terre. Elle était rentrée sur son vélomoteur Cady, acheté l’année précédente avec les gains d’un autre travail estival. Elle revenait, contente de l’argent gagné mais ces emplois de larbin la dégoûtaient profondément. Les employeurs devaient s’en apercevoir, on ne l’appelait jamais deux années de suite. Elle faisait ce qu’il fallait, mais pas plus, pas comme ces filles de pauvres qui se comportaient avec humilité chez les nantis. La mère plaçait ainsi sa fille aînée, depuis ses onze ans, pendant les vacances scolaires pour gagner trois sous qu’il fallait placer sur le livret de caisse d’épargne pour plus tard... Anne-Marie avait réussi à convaincre sa mère que l’achat du cyclomoteur avait été indispensable pour effectuer ses trajets alors que les petits réclamaient sa présence. La mère avait accepté cette dépense pour ne plus servir de chauffeur à sa grande qui aidait au marché, dans la sous-préfecture, à dix kilomètres du village.

Pour Anne-Marie, sa "Cady" rouge, ça avait été une grande victoire pour son indépendance et un grand pas en avant vers son autonomie. Même si elle avait été amère de constater que l’aîné s’était vu offrir une motocyclette par la mère sous prétexte que c’était un garçon et qu’il avait besoin de sortir avec ses copains.

Alors quand elle a appris que l’aîné avait mis les voiles en pleine nuit, elle avait été stupéfaite de constater que même chouchouté, le frère aîné qu’elle jalousait avait été capable de fuir la tyrannie maternelle ! La mère a simplement dit, alors qu’elle demandait des nouvelles de son grand frère en alignant les arêtes de poisson sur le bord de son assiette : "Il est parti, alors on n’en parle plus". On sentait la colère maternelle contenue à sa face rougissante et Anne-Marie avait vu les deux petits baisser la tête et même son regard interrogatif en direction du père n’avait pas reconnu de réponse du genre :"Je t’expliquerai".

Ce sont les petits qui lui ont narré la scène. Ils avaient eu peur mais il y avait une différence entre l’éducation des premiers nés et celle des puinés. Finalement, les petits étaient soulagés de bénéficier d’un peu plus d’attention et de responsabilité de la part de la mère. Anne-Marie avait essayé d’interroger le père mais il ne lui était pas facile de se retrouver seule avec lui. Une fille n’était pas censée apprendre pas le travail agricole, mais elle lui avait proposé de s’initier à la conduite du tracteur pour l’aider le dimanche au moment des labours et il n’a pas dit non. La mère n’était pas ravie de ce projet mais faute de mieux...

Anne-Marie avait repris le chemin de la pension religieuse du lundi matin au samedi midi. Elle était très motivée pour décrocher son bac et suivre des études qui lui permettent d’accéder à un bon niveau social où elle pourrait se faire servir et surtout bénéficier de tous les droits réservés aux seuls garçons à la ferme de ses parents.

Evidemment la mère échafaudait d’autres projets : passer le concours pour devenir institutrice, se marier avec un paysan beauceron du voisinage pour augmenter l’étendue des terres, arrêter de travailler dès le premier marmot pour s’occuper de la ferme le reste de sa vie. La mère avait repéré deux ou trois garçons des environs parmi les familles catholiques qui se retrouvaient à la messe le dimanche.

Anne-Marie avait écouté la première fois ce récit maternel et en avait éclaté de rire. Mais sa mère, vexée, l’avait prévenu :" Tu verras, j’te trouverai un mari qui te dressera !".

Oui, en 1978, dix ans après mais 68, on en était encore là au fin fond de certaines campagnes françaises.

2. parfaitement ridicule


proposition de départ

Vue de là-haut, c’est une scène parfaitement ridicule.

Elle, elle est dans sa cuisine. Elle lui crie que puisqu’il est au jardin, il n’a qu’à cueillir deux carottes. Elle lui demande s’il se rappelle bien comment faire. Lui, il répond par un vague borborygme. C’est normal, il serre un tournevis entre ses dents. Il a plié ses cent kilos pour tenter de les faire pénétrer dans le réduit de un mètre vingt de hauteur où est placé le programmateur de l’arrosage automatique. Et puis cueillir deux carottes, c’est pas le bout du monde ! Tout de même, elle a un doute et puis, elle le connaît, alors elle insiste sur la nécessité d’utiliser la gouge pour déterrer les carottes. Elle est fière de ses carottes, elle ! Elle a choisi les bonnes graines, les a semé au bon moment, à la bonne place, les a bien arrosées et maintenant elles sont belles, ses carottes, et goûteuses ! Quelques gouttes de citron et un peu d’huile d’olive vierge première pression à froid et les carottes râpées deviennent un plat de roi ! La gouge, elle est dans la brouette, il se rappelle ? A cette saison, on l’utilise presque tous les jours. Quand c’est pas pour les carottes, c’est pour les asperges. Alors, la gouge elle reste dans la brouette, à portée de main. Une fois rincée, il oubliera pas de la remettre dans la brouette, hein ?

Maintenant c’est lui qui cause. Il a posé le tournevis et arrête pas de jurer. Putain ... fait chier ... merde ! Et il reprend son triptyque depuis le début. Putain ... fait chier ... merde ! Elle sent bien que ça va s’éterniser, cette mise en service de l’arrosage automatique. L’installation est ancienne, antérieure à l’achat de la maison et y’a pas de mode d’emploi. C’est donc un sujet de chamaillerie saisonnière. Lui prétend que c’est pas compliqué, qu’il va résoudre ça en deux coups les gros, que bientôt il pourra piloter l’arrosation depuis sa tablette, tranquille, dans son canapé. Et elle, elle sait que c’est pas vrai, que ça marchera jamais. Tous les ans, c’est la même histoire qui traîne tout l’été et à la fin de la saison chaude, elle lui dit que c’est plus la peine de s’en faire maintenant, puisque les pluies d’automne irrigueront le jardin en quantité suffisante, vu c’qui reste comme légumes. A ce moment-là, il dit que maintenant il a tout compris, que d’ailleurs il a dessiné un crobard et que l’an prochain, les doigts dans le nez, l’arrosage automatique ça marchera !

Pour l’heure, elle croit bon de l’avertir que s’il veut manger à midi, c’est maintenant qu’il faut mettre les carottes à cuire. Après une nouvelle bordée d’injure, il extirpe son corps du cagibi. Il demande dans quoi il les met, ses carottes. Elle lui répond que le seau repose, à l’envers, sur le perron de la cuisine, comme d’habitude. De son pas lourd, avec le dos mal relevé, il avance jusqu’aux marches extérieures de la cuisine, attrape le seau et se dirige vers la rangée de carottes. Putain ... fait chier ... merde ! Il a oublié de prendre la gouge et doit retourner sur ses pas pour rejoindre la buanderie-garage-atelier-cabane de jardin où trône la brouette. Gouge enfin en main, il essaie de se pencher, pas trop parce que son ventre le limite mais ça va il réussit à planter la gouge et à déraciner la première carotte. Ainsi assuré, il s’exécute plus rapidement pour la seconde ... qui se casse à mi-hauteur. Putain ... fait chier ... merde ! Fâché, il lui apporte le seau à la cuisine. Evidemment, elle peut pas s’empêcher de râler. Mais comment qu’y s’y prend pour casser une carotte, bon sang ! Maintenant y’a l’odeur qui va attirer la mouche de la carotte et toute la récolte va finir bouffée par les vers ! C’est pas possible d’être aussi maladroit ! Est-ce qu’il a pensé au moins à mouiller la terre avant d’enfoncer la gouge ? Non ? Bien sûr... Elle soupire ... Elle pense qu’il est irrécupérable, il a beau être ingénieur à la retraite, le jardin c’est définitivement pas son truc. Lui continue à jurer, à rouspéter qu’elle est jamais contente. Et il retourne bidouiller, la tête pleine de for age, ballon, tuyau, raccord en T, robinet, valve... Putain ... fait chier ... merde !

Vue de là-haut, sur le toit c’est pathétique. Je suis bien contente d’être réincarnée en pie pour ma troisième vie sur terre. Et pas en être humain.

Codicille : un texte qui a germé dans ma tête au fil des heures passées dans mon jardin...

1. le manteau blanc


proposition de départ

Son manteau blanc disparait derrière le pilier de la verrière. C’est fini. Sa fille n’est plus qu’une petite parisienne à chignon égarée parmi tant d’autres.
Inerte au milieu du mouvement perpétuel et incohérent de la foule, sa vie s’est arrêtée. Autour de lui chacun se presse vers son travail, le heurtant, le bousculant. C’est une heure de grande affluence. Se dépêcher pour être ponctuel, atteindre son bureau, son atelier avant le chef, le N+1, le patron, enregistrer sa carte de pointage à temps, ne pas perdre son emploi, pouvoir boire un café peut-être, démarrer sa journée de labeur sans retard.
"Papa !". Il sursaute. Il va se retourner. Mais non, qu’il est bête, ça ne peut pas être Aurélie puisqu’il l’a vu partir là-bas, après lui avoir signifié que c’était la dernière fois qu’ils se rencontraient. Elle n’avait plus rien à lui dire puisqu’il est trop fermé, obtus, borné pour la comprendre. Sans lui elle est libre. Sans elle, il est perdu, condamné, comme mort.

Les flux contradictoires de tous ces gens le chahutent mais lui reste figé, comme statufié, le regard immobilisé vers le pilier de la verrière. Sa pensée hésite entre un improbable retour en arrière du cours de sa vie et une fuite rapide loin de ce brassage humain dans le hall bruyant et malodorant. Il n’arrive pas à prendre une décision. Son corps inerte, paralysé, anéanti résiste à tout désir, toute volonté, toute aspiration. Pourtant il doit sortir de l’effroi qui le tétanise, s’échapper de cette apathie, reprendre sa place, celle qu’il croit occuper depuis sa naissance au sein du monde vivant, de ceux qui comptent, qui ont de l’importance, de l’influence, qui font autorité dans son domaine de compétence.

"Michel !". Cette fois-ci, c’est bien lui qu’on reconnait, qu’on interpelle. Il identifie Yves mais ne parvient toujours pas à sortir de sa torpeur.
"Michel, quelle tête tu fais ! ... Ça va ?... Tu es tout pâle...Viens, on va boire quelque chose au Montreux Jazz café".

Le reste de sa vie, il ne pourra apercevoir un manteau blanc sans frissonner, trembler, même en plein été.

Ce fragment, je l’ai repris d’un écrit réalisé en 2017 alors que j’attendais mon train de retour d’un week-end chez ma fille. J’ai essayé d’épuiser un moment qui s’étire surtout dans la tête du personnage principal que j’ai nommé Michel.

 



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1ère mise en ligne 24 juin 2020 et dernière modification le 15 novembre 2020.
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