Olivia Tabaro | Miroitements

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Quelques mots pour me présenter et photo Miroitements (une flaque d’eau sur la cordillère centrale des Andes, 2012).

À l’étranger et en France, je me suis toujours intéressée aux histoires racontées d’un point de vue littéraire, photographique ou cinématographique. Dans cet état d’esprit, j’ai travaillé autour du cinéma et surtout du livre.

Je cherche à écrire à partir de ce qui est enfoui, quelques lieux, beaucoup de livres et de films devenus flous. Avec le temps, ils ont perdu leurs noms, ils se sont stratifiés, il n’en reste que des images et des sensations entremêlées, parfois des reflets, des miroitements.

16. Notes plus ou moins statistiques du traducteur


proposition de départ

1. Choix de l’auteure de ne pas nommer la ville construite à 1900-2200 m d’altitude. Les pentes de chaque côté de la rue sont à 45°. Le terrain est glissant, comme dans beaucoup de villes du pays.

2. En 2009, 1 360 986 personnes du pays ont émigré, dont 143 500 en Espagne. On ne sait pas combien sont revenues. Au moins une.

3. Le coefficient de Gini qui mesure les inégalités a constaté une amélioration en 2019, mais le pays reste un des plus inégalitaires au monde. Quitter le village peut être un déplacement dit « forcé ».

4. Choix de l’auteure de ne pas nommer le pays fait d’extrêmes.

5. En 2011, l’emploi informel concernait 40% de la population active, le niveau de pauvreté s’élevait à 45% et celui d’indigence à 17%.

6. Là-bas, le chat n’a pas toujours de nom, d’ailleurs il arrive dans une minorité de foyers que ce soit un tigre, il s’appelle alors Gatito (chaton).

7. Les palmiers à cire poussent à plus de 3500 m d’altitude, c’est l’herbe non ramifiée la plus haute du monde, elle peut atteindre 80 mètres de haut.

8. Le pays a une superficie totale de 1 141 748 km2. La cordillère des Andes y est divisée en trois chaînes parallèles. À l’Ouest, les jours sans brume, on rêve toujours d’apercevoir le Pacifique.

9. Les forêts occupent plus de la moitié du pays. La forêt amazonienne représente à elle seule 1/3 du territoire. Le sous-sol regorge de richesses.

10. Troisième industrie cinématographique d’Amérique latine. Le nombre d’écrans est passé de 300 en 2004 à 900 en 2016. On parle d’écrans de cinéma, pas des petits écrans qui sont omniprésents.

11. Les coulées de boue peuvent être provoquées par des tremblements de terre et des éruptions volcaniques. Elles sont plus souvent une conséquence de la déforestation.

12. Des médecins traditionnels indigènes viennent soigner dans les villes, ils forment des jeunes à leurs pratiques. Aucune statistique n’informe sur ce sujet.

13. En 2012, le volcan qui a tué 20 000 personnes en 1985, a connu une forte éruption de cendres. L’alerte rouge a été déclenchée, les aéroports locaux ont suspendu leurs activités.

14. Minute de silence.

15. Casino détient le groupe Éxito (à 95%).

Codicille : J’ai commencé par écrire avec l’idée que « chaque note est un poème » mais c’était trop intime. Après réflexion, lecture des 16 des autres, j’ai préféré donner au contraire des informations concrètes que je n’ai pas voulu mettre dans mes textes. Pas toutes car je pense que certains noms portent les stigmates de leur histoire, en d’autres termes, nous avons trop de clichés en tête véhiculés par les médias et les séries américaines. J’ai finalement procédé de la manière suivante : chaque note renvoie à mes textes de 1 à 15. Les notes 3, 4, 6 et 10 informent sur les textes absents.

15. Tout roule pour Juan


proposition de départ

Tout a bien commencé aujourd’hui pour Juan, réveillé au lever du jour par la bande de perroquets du bois d’en face, il a été tendre avec sa petite femme. Il était en forme parce qu’il n’a presque pas bu la veille. Pendant qu’elle prépare les œufs brouillés et les arepas chaudes et beurrées, il passe le chiffon bleu propre en microfibre anti-acariens sur Princesa jusqu’à ce qu’elle brille de partout à l’intérieur et à l’extérieur. Le soleil monte et réchauffe le ciel, la carrosserie émet des reflets jaunes étincelants, elle rayonne. Juan est tellement satisfait de sa pépite qu’il prend sa femme par la taille et qu’ils boivent leur panela fumante devant la maison en admirant sa Princesa, une Kia achetée à crédit, qu’il a presque fini de rembourser. Cette Kia, c’est le fruit de son travail, sa vie. Juan est encore jeune, mais il a visé haut tout de suite, chaque matin, il se glisse dans la file des taxis jaunes devant le supermarché Exito, parce que les bonnes femmes, plus ou moins mignonnes, plus ou moins siliconées, qui sortent de là avec leurs sacs plastiques remplis de courses, n’ont pas assez d’argent pour se payer une voiture ou un chauffeur, mais elles en ont assez pour le régler sans essayer de négocier le prix de la course. Et puis Juan aime les mécaniques bien huilées, l’harmonie, il porte un polo blanc repassé par sa femme, un pantalon de toile beige sans plis, être élégant, propre sur lui, c’est sa façon de se fondre dans son taxi jaune, sa voiture, sa Princesa. Il a choisi la file de l’Exito plutôt que celle d’un quelconque centre commercial aussi parce que l’enseigne du supermarché pour riches est jaune et qu’il trouve qu’il est bien assorti au lieu. Parfois il se dit que c’est un peu idiot, mais cette idée lui plaît, plus tard sans doute, quand il sera prêt, il fera son trou devant un mall tout neuf excentré ou même du centre.

Lorsqu’il attend, il coupe le moteur, prend le temps de saluer les autres chauffeurs et écoute la radio, et à l’arrivée de la première cliente, il sort, ouvre le coffre, l’aide à vider son caddie, porter ses sacs, lui ouvre la portière arrière, la referme avec délicatesse et il part dans un des quartiers chics de la ville. Il aime bien rentrer dans les résidences surveillées, les gardiens commencent à le connaître, tout le monde le salue, lui fait une petite blague, il sort souriant, ouvre le coffre, attrape les sacs plastiques qui débordent et les donne directement aux employés de maison puis sur le chemin du retour, comme à son habitude, il roule tout en douceur, monte un peu le son, chante et s’amuse à imiter le ton précipité et l’articulation appuyée des présentateurs de radio, oui, bien sûr, lui aussi un jour sûrement changera de métier, mais pour l’instant, il se contente d’être un peu mieux que les autres, les chauffeurs usés, ceux qui ont vécu les périodes les plus violentes de la ville, l’époque où on ne pouvait pas en sortir de cette ville, où on montait les vitres et qu’on gardait l’arme sous les fesses prêt à mettre le plomb avant de le recevoir au hasard. C’était au hasard, racontent les vieux chauffeurs bouseux qui bouffent leurs mots. Les gamins passaient à moto, un conducteur, un tireur et ils s’entraînaient ici et là comme ça pour voir de quoi ils étaient capables avant de rentrer fièrement dans leur quartier. Convoyeurs de terreur. Ce n’est plus possible aujourd’hui, interdiction de monter à deux sur une moto, obligation de porter le gilet avec la plaque d’immatriculation, en gros, trois lettres et trois chiffres phosphorescents. L’époque est plus sournoise, les cartes sont distribuées autrement. Tranquillité des conducteurs assurée et des chauffeurs de taxi aussi. Mais il voit bien Juan, vitre baissée, reggaeton qui fait vibrer sa Princesa, il voit bien que tout le monde n’est pas tranquille. Il observe au feu à l’angle de l’avenida Grande et de la calle 20, tandis qu’il jette deux pièces au cracheur de feu, le pauvre

mec, il remarque les types à côté dans leur 4x4 beaucoup trop gros pour eux faire semblant de ne pas voir, fermer les yeux, regarder discrètement dans le rétroviseur, remonter leur vitre sans bouger, appuyer sur le bouton du bout de l’index. Ils ont peur. Ça le dégoûte, Juan, parce qu’il les connaît bien ses mecs-là de la rue, le cracheur de feu, la fille qui jongle devant les voitures au milieu de la chaussée, ils prennent un peu des trucs pour supporter leur vie difficile, c’est vrai, pour s’amuser, un peu d’herbe, parfois il leur en donne un peu gratis, c’est mieux d’avoir des amis plutôt que des ennemis dans la rue. Il y en a qui tournent mal, il faut voir les choses en face, ils tournent à des trucs plus forts qui ne font pas du bien à leur cerveau et disparaissent assez vite de la circulation. Les autres veulent juste rester en marge. Comme ce type-là qui crache du feu au carrefour, il ne ferait pas de mal à une mouche. Rien à voir avec les tarés de la nuit, qui font que personne ne s’arrête au feu rouge, il ne sait plus s’il y a un vrai danger ou si tout le monde le fait par habitude et pour aller plus vite, on raconte encore des trucs à ce sujet-là.
Juan ne veut de mal à personne, il roule, un peu plus loin, il s’arrête devant la boulangerie, ça sent bon les pains briochés qui sortent du four, il s’en achète un encore chaud et le mange en regardant Princesa, pas une rayure, pas un accro, deux ans de service, lumineuse compagne. Avant de reprendre la route, il jette un œil de connivence aux gâteaux d’anniversaire disposés derrière la vitrine sur les larges plaques métalliques, viennoise et crème au sucre rose acidulé, recouverte de pâte d’amande, ornée de crème messagère. Les pâtissiers doivent s’appliquer pour bien former lisiblement les lettres. Il adore ces louanges écrites sur les pâtisseries de fête, Bon anniversaire mon amour, Joyeux anniversaire, il imagine, Joyeux anniversaire Princesa, ricane intérieurement et se ravise, il voudrait écrire quelque chose de spécial, d’original, un truc que jamais personne dans cette petite ville de cul-terreux n’a jamais eu l’idée d’écrire, un truc comme Tu es la plus belle, J’ai confiance en toi, Tout l’avenir est pour nous. Pas mal. Il va continuer à réfléchir, pour l’instant il doit transporter encore quelques mères de famille ou des types avec leur maîtresse, leur faire faire de courts détours prétextant d’éviter les embouteillages du centre ville pour allonger les trajets sans en avoir l’air, histoire petit à petit, d’augmenter son salaire, ça, plus les pourboires des plus généreux, ceux des amants qui veulent faire les seigneurs devant leurs maîtresses et les marges faites sur les livraisons de sachets la nuit, il pourra commander le gâteau et faire une belle fête avec sa famille et ses amis. Deux ans, ça se fête. Il inspire un bon coup à cette idée et, les poumons pleins de l’air chargé d’humidité, lève le nez au ciel. Ça se gâte, il détecte le nuage et l’averse qui assombrit la montagne au loin. La pluie ne va pas tarder à bloquer la ville, un coup d’œil à la montre, celle de son père, il faudra qu’il aille au cimetière ce week-end, pour l’instant, il va d’abord rejoindre Linda, la fille qu’il a rencontré au bar la semaine dernière et avec qui il a bien sympathisé, avant de transporter quelques clients l’après-midi et de rentrer à la maison en fin de journée, sa femme a invité leurs voisins. Il s’assoit, remet son reggaeton, se tourne satisfait vers le rétroviseur intérieur, sourire en coin, plissement d’yeux de star de novelas et démarre. Tout roule pour Juan aujourd’hui.

Codicille : Cette proposition 15 tombe au moment où je commençais à me dire que je ne tiendrais pas la longueur avec l’ambiance dramatique dans laquelle je me sens embourbée, qu’il me faudrait du liant. Est-ce ces personnages secondaires qui peuvent faire le liant du roman ? Après l’écoute de la vidéo, je retourne instinctivement au rétroviseur intérieur chercher un personnage ni bon ni méchant, un être imparfait. J’écris d’abord au passé puis je change au présent.

14. Tu voulais qu’on soient grands, droits et résistants


proposition de départ

J’aurais presque pu y croire. Croire que j’étais un moins que rien, de la vermine, un nuisible, toxique. J’aurais presque pu y croire si, après tout ce qui s’est passé, la mort ne m’avait pas laissé ressasser sans fin.

Je ne sais pas depuis combien de semaines je suis là, nulle part, dans ce vide, là où le temps s’étire et n’a plus de sens. J’ai pu le remonter pas à pas et le dérouler à nouveau, m’y arrêter, observer et surtout comprendre l’engrenage de la mécanique qui m’a écrasé. N’a-t-on pas le droit de découvrir la vie, s’amuser et même faire des erreurs quand on est jeune ? C’est vrai, je n’ai pas fait les bons choix, suivi les bonnes personnes, on m’a embarqué dans des trucs qui ne plaisent pas à tout le monde, je n’ai pas été droit comme on voudrait que les gamins le soient. Qui peut juger de tout cela ? Maintenant que je peux revoir ma vie et découvrir la vôtre, observer vos actes et scruter vos esprits, je perçois les contradictions, la tourmente des uns, les certitudes effroyables des autres. Moi, le mort, le disparu, invisible aux yeux de tous, je vois à quel point je suis présent dans vos rêves, dans vos cauchemars, mon souvenir est encore là, à vous hanter. Il s’immisce par vos tripes, vos cœurs et vos esprits, il s’invite malgré vous, s’agrippe comme un lierre, malgré moi. Il est en vous, il ne dépend plus de moi. Malgré nous, il s’accroche, lutte contre l’impunité, l’oubli, car oui, le souvenir compte bien faire entendre sa voix, résonner, vous empoigner à chaque fois que vous poserez les yeux sur les lieux où vous m’avez vu, où vous m’avez entendu, les lieux où vous m’avez aimé, caressé, méprisé, détesté, frappé... abattu. Il envenime le manque, la tristesse ou l’effroi. Sans prévenir, il vous empoigne par le col et s’approche, et alors bouleversé, vous sentez sur votre visage son souffle chaud qui vous dit — ne m’oublie pas, parle !

Moi, je ne peux plus parler, je ne peux pas te parler, mais je sais que tu te consoles parfois avec les images qui apparaissent sous tes paupières closes, et même aussi ma voix encore prégnante murmure parfois en toi quelques paroles berçantes. Tu évites de revoir les disputes, les cris, tu évites les moments où nous nous affrontions, les mots déplacés lancés dans la colère. Et tu me cherches encore dans les rues, sur les sentiers, tu sursautes au moindre craquement, tu erres dans le silence de la montagne. Si tu savais à quel point je regrette de ne pas avoir eu une deuxième chance, de ne pas avoir compris plus tôt l’engrenage, la mécanique boueuse dont on ne s’extirpe pas. Si j’avais compris, j’aurais pu éviter ça. J’aurais pu t’éviter cet enfer que tu n’as pas mérité et que je n’ai pas mérité non plus car personne ne le mérite, même si d’autres pensent le contraire et croient avoir raison, raison de nous. Ils croient savoir où se situent le bien et le mal, faire leur justice sans justice, détruire ce qu’ils croient bon de détruire sans se soucier de la vie des autres, mais juste de leurs intérêts, froidement. Leur froideur pétrifie ceux qui les entourent. Ceux-là, c’est la peur, qui les rend silencieux. Toi aussi, tu as peur. Tu n’oses pas affronter la vérité. Tu as compris, aujourd’hui, l’essentiel est de sauver ta peau et celle de Felipe, réparer sa main et toutes ses blessures, parce que c’est lui maintenant ton espoir et le mien aussi parce que lui peut-être parviendra là où j’ai raté. Tu voulais qu’on soient grands, droits et résistants comme des

palmiers à cire, souviens-toi quand nous étions enfants. Moi, j’espère que Felipe, lui, pour nous, deviendra résistant.

Codicille : Après le Zoom du 18, j’ai écrit une première version, puis une autre. J’ai recommencé depuis le début trois fois en ne reprenant que quelques mots ou idées des versions précédentes. C’est en définissant clairement le point de vue du mort, à partir de mes notes du Zoom et de la vidéo que je suis arrivée à cette version : mort omniscient, dans un espace-temps infini, il ne peut pas communiquer avec les vivants, mais il aimerait le faire. Pour le reste, ce mort est lié aux autres personnages de l’histoire qui apparaît peu à peu. J’ai cherché à garder une tonalité lyrique, faire avancer l’histoire sans trop en dire.

13. Le fait que le silence tombe


proposition de départ

Le fait que les cendres s’immiscent partout dans les objets dans la voiture dans la télé dans la cafetière dans le téléphone dans les tissus du canapé et jusque sous les draps, le fait que les masques nous coupent le souffle mais que si on ne les portait pas ce sont les cendres qui nous le couperaient, le fait que toute la journée se passe un chiffon à la main un masque sur le nez à protéger les objets pour que la poussière volcanique ne les tue pas, le fait que le choix on ne l’a pas on n’a pas d’autre choix que de se débattre contre les cendres crachées par le volcan et d’inhaler son soufre et d’en être asphyxiés, le fait que chacun prie en secret pour qu’il ne se réveille pas qu’il nous laisse en vie, le fait que les enfants vont seuls à l’école parce que je dois aller travailler quitter la maison et les laisser rentrer seuls et que pendant ce temps je ne sais pas ce qui leur arrive, le fait que je ne peux pas tout contrôler, le fait que je suis née ici dans ce village au beau milieu des montagnes et des forêts que je suis prisonnière de son silence que je ne peux pas m’en échapper parce que je dois veiller sur les enfants, le fait que l’argent manquerait pour s’enfuir que rien ne fonctionne comme on voudrait, le fait qu’il reste toujours une tâche sur les vêtements qu’on a lavés et relavés que rien n’est jamais impeccable alors qu’au contraire il faudrait lessiver devant sa porte sans arrêt tenir les enfants propres pour ne pas se faire remarquer les enfants doivent être impeccables irréprochables mais je ne peux pas toujours les surveiller, le fait que je voudrais qu’ils restent bien sages qu’ils restent tranquilles bien comme il faut qu’ils ne fassent pas trop de bruit mais que je m’inquiète dès que tombe le silence le silence qui réveille la peur les frissons la terreur, le fait que je ne peux pas revenir en arrière jamais alors que j’aimerais tant que ce soit possible de tout recommencer, le fait que je me demande nuit et jour et jour et nuit ce que j’ai bien pu faire pour mériter ça la nuit surtout sans fin je regarde ma montre chaque minute impossible de remonter le temps pousser un peu les aiguilles à l’envers surtout la nuit dans le village quand tous se taisent, le fait que personne ne sait sauf eux ce qu’ils leur ont fait et ce qu’ils pourraient leur faire aux enfants des autres et à nos enfants s’ils n’étaient pas irréprochables s’ils glissaient même un peu rien qu’un peu dans la boue qui traîne partout, le fait que je ne peux pas tout savoir que je ne peux pas dire ce que je sais, le fait que je suis condamnée au silence que je voudrais bien tout raconter et même le crier et même le gueuler tiens ouvrir la fenêtre et le dire haut et fort à tout le monde à la terre entière pour qu’elle sache l’impunité mais qu’au lieu de ça je me tais parce que j’ai peur ils me font peur, le fait que les graines du caféier ne sont jamais mûres quand je voudrais que les lits restent défaits que les chaussettes traînent par terre qu’il me faut les ramasser et que parfois elles restent orphelines et que je pique des crises à cause de tout ça et que j’envoie tout valdinguer, le fait que rien que d’y penser je suis glacée à l’idée de ce qui se passe dehors dans la rue dans la forêt la nuit, le fait que ni la radio ni la télé même à fond même les séries ne couvrent pas le silence ne comblent pas le vide, le fait que je ne suis tranquille que quand le verrou a été tourné deux fois qu’il faut fermer sa bouche comme on ferme sa porte, le fait que je ne peux pas lutter que je m’embourbe que je suis obligée d’avaler leurs papayes pourries sans y penser, le fait que ni moi ni personne ne peut leur faire confiance, le fait que sa main a été cassée que je n’étais pas là pour empêcher ça et que maintenant je ne peux rien faire pour adoucir les choses, le fait que la douleur ne passe pas la douleur lancinante des années des blessures accumulées, le fait que le corps lui ne lâche pas qu’il absorbe et qu’il nous renvoie à la figure toute la misère qu’on lui donne, le fait que ce soit lui qui parle malgré nous.

 

12. Corps communicants


proposition de départ

pourquoi pourquoi pas comme ça parce que pour rien si quand même parce que l’appel du corps l’appel des ancêtres être avec les autres avec lui le jeune homme à la main cassée l’accompagner à la petite finca du bout du chemin le laisser près du vieil homme entre les mains du vieil homme et rester incarnée tout entière écouter le vieil homme chanter à côté dans la finca le vieil homme qui vient du fleuve serpent qui vient de la forêt dense écouter ses chants goûter ses racines laisser les corps entre eux les corps communicants et les esprits flottants

pourquoi comme ça pour l’appel des ancêtres sentir être là vivre réveiller les sens endormis éprouver la terre être là bien debout immobile mais aussi oui aussi oublier oublier le jeune homme à la main cassée déposer son corps abîmé dans les mains du vieil homme

immobile toute entière incarnée la silhouette de la jeune femme filant sur la crête se pose enfin elle s’arrête reste immobile debout plante ses pieds là dans la terre volcanique de la colline juste à côté de la finca puis s’évapore laisse le corps du jeune homme déposer sa souffrance dans les mains du vieil homme

immobile debout et léger le corps de la jeune femme disparaît dans l’air l’humidité remonte de la terre équatoriale chauffée par le soleil toute la journée c’est la nuit un nuage nocturne se forme il remonte de la terre et s’immisce dans le corps immobile qui ne sait plus très bien où il commence et où il finit devenu brume particules d’eau si léger que le vent d’un souffle pourrait l’emporter

mais non il est planté là le corps de la jeune femme dans la terre volcanique bien planté comme les bananiers les papayers les caféiers alignés si bien planté qu’il se confond avec les autres arbres le vent ne l’enlèvera pas

il est là bien planté et savoure le souffle discret du vent sur la peau chauffée par le soleil toute la journée qui se réveille et oublie la souffrance du jeune homme emportée par le chant du vieil homme elle est tout entière immobile imperceptiblement agitée par le chant

elle est bien là la peau elle absorbe la musique venue de l’autre côté de la colline en face sur un petit coin de cordillère cultivé en rangées bien ordonnées elle entend un air de cumbia perçoit de loin un son de peau tendue qui pulse qui pulse et palpite si fort qu’il résonne à l’intérieur des collines volcaniques à l’intérieur du corps qui danse en dedans pourtant ce corps tout entier est resté immobile

sans bouger juste à côté à quelques pas du jeune homme il a saisi la main cassée qui s’est apaisée

Codicille : j’ai choisi un personnage qui n’était qu’une silhouette filant sur la crête et, après avoir lu Artaud et Beckett, avoir laissé dégouliner les mots, j’ai travaillé au sens. Mais, plus j’ai voulu donner du sens, plus je me suis éloignée des corps. J’ai recommencé plusieurs fois. Il y a peut-être une litanie, quelque chose de magique. J’ai finalement cherché à exprimer la communication des corps les uns avec les autres et avec les éléments.

11. La main au sol


proposition de départ

Sa main ne sera jamais tordue par l’arthrose. Elle n’aura pas le temps. C’est celle de sa mère qui portera en silence cette souffrance lancinante jusque sous la pierre tombale.

Sa main au sol, brisée par les chaussures. Des baskets blanches aux semelles épaisses, clinquantes qui finiront crasseuses, pendues par les lacets sur un câble électrique entre deux immeubles, dominant la rue et ses passants. Tristes étendards flottants d’une cordillère à l’autre. Tout a commencé avec cette sale histoire de marque ou alors cela a commencé avant. Difficile à dire. Qui pouvait bien se payer des baskets pareilles ? Un mois de salaire, elles valaient peut-être même plus. Le caïd de la classe, avec ses pieds prêts à broyer, avec ses poings aux phalanges saillantes prêts à s’abattre sur le moindre visage fermé, cherchait le respect, l’inclination des discrets face à sa toute puissance. Une toute puissance observée dans le barrio, dans les films de mafia sûrement qu’il mimait. Enragée pour celui qu’ils appelaient Flaco, autrement dit, le gringalet, le maigrichon, l’avorton. C’est vrai qu’il était tout maigre, mais c’est surtout son visage délicat, son air absent qui agaçait. Ni leurs magouilles ni leurs bagarres ne semblaient le toucher, non, quand ça s’agitait autour de lui, ses longs doigts agiles continuaient à tracer des traits sur ses feuilles, imperturbables. En réalité, sidéré par la violence de ces gars, il s’arrêtait de penser, de bouger, seules ses mains, comme détachées de son corps figé par la peur, elles, continuaient. Ce jour-là cependant, les baskets clinquantes et leur propriétaire tout en nerfs avaient fait leur entrée triomphale dans la classe. Le caïd des caïds était passé à côté de Flaco et, tandis qu’il s’était mis à observer ce que l’avorton était en train de faire, alors il avait vu ses doigts se contracter, sa main déraper légèrement sur la feuille une seconde peut-être moins, le temps d’un trait, le temps suffisant à la faille de se former, aux ondes de remonter à la surface, aux paroles de souffler. Le temps pour Flaco d’entendre la question et de marmonner non en reprenant son geste, la tête penchée sur son dessin, conscient du choc qu’il déclenchait et de la coulée de boue qui allait l’écraser.
— Elles te plaisent mes nouvelles Nike ?
— Non.

Codicille : Je cherchais à décrire des mains qui souffrent d’arthrose quand j’ai croisé par hasard celles de la maman bretonne dans Villa Amalia de Quignard. Là, les mains sont sujets, c’est un doigt tordu qui exprime toute la souffrance de la vie d’une femme. Cette lecture m’a bloquée d’autant que je n’arrivais pas à choisir une main entre celle du fils ou celle de la mère (de l’histoire qui commence à trotter dans ma tête). J’ai finalement choisi celle du fils. Une partie de cette sombre histoire m’a été racontée.

9. Sous le décor


proposition de départ

La ligne d’horizon formée par les collines, entre ciel et terre, à peine dissimulée par les nuages moutonneux, se laisse deviner, partout englobante, rassurante. Si on voulait la dessiner, on la suivrait des yeux, on la suivrait du bout des doigts et cet infime mouvement entraînerait tout le corps dans une danse légère, un bercement. D’abord des vaguelettes pour l’horizon et puis des ronds, comme du coton, des huit à l’infini. On capterait l’imperceptible balancement des arbres, le frémissement des feuilles nourries par les gouttelettes de vapeur d’eau des nuages, leur accord, leur langage, leur immuable harmonie.

Incompréhensible, insensible paysage, tellement immense et dense que de loin, il semble figé. Il semble sans vie, ce décor montagneux aux nuances de gris et de verts. Il semble inerte alors que, bien au contraire, ses masses de nuages s’immiscent quotidiennement dans la forêt équatoriale, si épaisse que ses innombrables arbres parviennent à cacher totalement ce qui se trame au sol sur les collines. Ne voit-il rien, ce paysage ? Ne sent-il rien de ce qui se passe sous ses yeux, à ses pieds ? Que faudrait-il faire pour le réveiller ? Le secouer ! Au sol, il y a ce qu’il ne daigne ni voir ni savoir. Au sol, la terre est chaque jour lavée, lessivée par l’eau déversée, la boue coule et entraîne avec elle le vivant jugé insignifiant dont elle efface les traces. Insignifiant juste parce qu’invisible, totalement occulté sous cette densité compacte, opaque. C’est sur la terre, sous le décor, que tout se passe.

Là, en face, il y a un immense territoire aux frontières encore mal définies. Des milliers de kilomètres carrés, des hectares de forêts sur des terres non exploitées, d’autres pas bien ou pas assez utilisées. Le terrain est complexe, plein de dénivelés, presque inaccessible, difficile à cerner, beaucoup trop arrosé, mais son sous-sol est si riche qu’il en vaut la peine. Là, à perte de vue à gauche, à droite et aussi tout droit jusqu’à l’océan bien caché à l’autre bout, c’est de l’or, le combat à mener, la revanche sur le passé, la puissance à retrouver. Et même si les déluges continuent à protéger les montagnes, ils n’empêcheront pas les arbres de tomber les uns après les autres pour que domine un territoire plus organisé. Dompté.

Codicille : J’ai gardé en tête le paysage montagneux du Dans le décor, 1 pendant une semaine avant d’écrire quelques lignes d’un coup. Encore imprégnée de ce lieu, je l’ai repris de manière évidente. Il s’agit des montagnes naissantes de la cordillère occidentale des Andes.

Pour Dans le décor, 2, j’ai d’abord écrit spontanément au brouillon, tout de suite après avoir écouté la vidéo, plusieurs textes, avec à l’esprit des personnages et leur vécu particulier (en tout cas, à défaut de parvenir à vraiment me mettre dans la peau des personnages, je peux chercher à ressentir leurs émotions pour écrire). J’en ai réécrit trois en me donnant un temps d’écriture plus court que les autres fois afin d’avancer plus vite.

Entre-temps, je suis allée voir les photos (d’une autre forêt, aussi dense) de Claudia Andujar à la Fondation Cartier, ce qui m’a aidée à « être dedans ».
Le Zoom du 7 août m’a donné l’idée et l’envie de faire le même exercice avec les autres fragments d’intérieur et d’extérieur.

8. quelques mètres carrés


proposition de départ
extérieur 1

Il fait trop sombre dans les allées du marché couvert désinfectées la veille au soir. Les étals cadenassés, recouverts ou grillagés sont à peine perceptibles. À gauche, à droite, les bâches, les cageots entassés se laissent tout juste entrapercevoir grâce à la lueur timide qui pointe au bout de l’allée à travers les grilles de l’entrée principale. Elle est encore faible et discrète, cette lumière, mais elle est là et porte en elle une promesse de jour qui peut sauver.

extérieur 2

Devant le supermarché, sous l’auvent qui protège des rayons brûlants ou des averses torrentielles, des caddies. Ils s’agglutinent avec leurs grands sacs plastique emplis à craquer de paquets et de sachets jetés là pêle-mêle, du riz, des lentilles, des haricots rouges, des chips aux saveurs artificielles, des sodas aux couleurs criardes, des gâteaux qui seront vite engloutis. Ils attendent leur tour. Ils seront bientôt déversés dans le coffre d’un des petits taxis jaunes stationnés les uns derrière les autres. Eux sont impatients d’aller plus loin sur le béton, au-delà du parc pour enfants et de ces trois tristes manèges assortis aux bonbons acidulés vendus sur le parking, vers les résidences surveillées pour se vider et recommencer.

extérieur 3

La longue rue sur la crête domine les vallées. Elle traverse la ville de bout en bout et dessert les rues perpendiculaires qui dévalent les pentes abruptes de chaque côté. C’est là que les collines avoisinantes se donnent rendez-vous le samedi pour faire les courses dans les boutiques spécialisées notamment en plantes médicinales, lunettes, vêtements, électricité, pain, instruments de musique. Et quoi encore ? De tas de babioles inutiles bon marché et de trucs indispensables. Les réparations d’objets se font là aussi tandis que devant les vitrines, toutes sortes de fruits en morceaux, de jus frais, d’empanadas et de glaces sont vendues sur les trottoirs offrant une impression générale de joyeux fourmillement.

extérieur 4

Tout là-bas au loin vers l’horizon, la vallée est entourée par les collines naissantes aux tendres formes arrondies de la cordillère occidentale, nombreuses, elles s’étalent à l’infini, se cachent les unes les autres, dissimulées jusque sur leur sommet par la forêt équatoriale, verte et dense, à l’aspect broussailleux, impénétrable, et pourtant toujours aux prises avec les ciels mouvants, les orages qui ne préviennent pas avant de s’abattre, les nuages qui se forment et s’immiscent de manière tentaculaire jusqu’à les faire disparaître avant de s’effacer eux-mêmes et de laisser place à un bleu dur et trompeur.

intérieur 1

C’est une maison de quelques mètres carrés faite de briques rouges récupérées, troquées ou négociées, pas forcément volées, à peine scellées les unes aux autres. Pas de fenêtre, des taules ondulées sur la tête, pas de peinture, les murs ont la couleur brute de la terre cuite. On aurait envie de la comparer à un garage, cette bicoque, de dire que c’est un taudis car la porte de planches et de clous ferme comme elle peut et parce qu’à l’intérieur il est difficile de distinguer les affaires entassées, masses compactes colorées — peut-être deux matelas en mousse sur une grande planche, des sacs dessous et un tas de vêtements, un réchaud à côté, des boîtes en carton pleines de trucs en tout genre, deux ou trois trésors, des billets bien dissimulés sans doute et des seaux à remplir et à vider, à mettre sous les gouttes pendant l’averse quotidienne. Impossible de comprendre cette organisation pourtant bien rodée.

intérieur 2

La lourde porte métallique s’ouvre directement sur une salle de séjour au sol couvert de granito gris, bien poli, glissant lorsqu’il est mouillé. Et au milieu ? Une table vide. Une simple table rectangulaire avec ses six chaises assorties, aux pieds et aux dossiers droits, modernes en bois vernis acajou, aux sièges molletonnés, sans accrocs installés là bien sagement. Collé au mur blanc près de la fenêtre ouverte sur le caféier du jardin, un canapé marron trois places aux coussins protégés par des napperons brodés, et puis à l’autre extrémité de la pièce, le coin cuisine, sobre, un buffet en Formica blanc aux rayures invisibles, neuf d’il y a quarante ans, une cuisinière à gaz sans four avec quatre brûleurs. Et dessus, la poêle. Elle est là avec les grains de café séchés cueillis dans le jardin.

intérieur 3

Tout est en bois ou presque à l’intérieur du café, par-delà la plate façade en pierre — un vieux parquet ciré, des rambardes tout autour de l’immense salle principale et puis plus loin au fond, des rambardes encore autour du patio. Les escaliers déformés par les chaussures sont en bois eux aussi et en haut, encore et toujours du parquet et des rambardes anciennes. Le lieu qui paraît figé depuis des décennies se réveille chaque samedi soir quand, à la même heure depuis trente ans, les platines passent le Daddy Cool de Boney M avant de lancer le reggaeton et la salsa, alors le bois se met à grincer sous le poids d’une folie pleine d’anachronismes.

intérieur 4

Des choses d’avant dans la vaste villa, une peinture bleue sur un mur blanc, un genre de tourbillon, escargot protecteur ou ouragan dévastateur selon l’humeur du moment, tracé au pinceau imprégné de pigments naturels, du bleu, du rouge, de l’ocre, ça va bien avec les larges dalles de tomette cirées de l’atelier qui contrastent avec les immenses baies vitrées. L’architecte a imaginé cette touche de modernité, un patio tableau grandeur nature que l’on contemple depuis le hamac de l’atelier par les immenses baies vitrées : héliconias toujours en fleurs, vert, pourpre, ocre, bananiers sauvages, vert, rouge, visités quotidiennement par les colibris et les papillons, et puis plus loin en arrière-plan, l’eucalyptus qui a bien grandi et le ficus tellement énorme qu’il occupe un quart du patio. L’herbe verte surmontée du haut mur rouge qui clos totalement le lieu fait l’effet d’un aplat bicolore parfait. Simple impression.

Codicille : suite aux paroles et aux exemples donnés lors de la réunion Zoom du vendredi 31 juillet, je décide d’écrire d’après (extérieur, intérieur) :

 1. le souvenir d’une scène de cinéma (une fiction pour extérieur, un documentaire pour intérieur)

 2. une image vue en vrai il y a plusieurs années

 3. un mélange de vrai, de cinéma et d’imagination

 4. une image vue en vrai il y a plusieurs années.

7. palmiers à cire


proposition de départ

Amparo ôta ses bottes en s’appuyant sur la porte encore verrouillée, elle le répète chaque matin à Felipe et Alejo, ôtez vos bottes avant d’entrer et posez-les sur la planche, chaque jour, elle râle, leur fait la morale, pas de glissades, ici, c’est pas un terrain de foot, c’est une salle de séjour, les chutes sur le carrelage, c’est pour les riches, elle le sait ses réprimandes volettent au-dessus d’eux puis sortent par la fenêtre sans les atteindre. Tourna les verrous l’un après l’autre en retenant son souffle, comme pour atténuer leurs grincements nocturnes et poussa la porte avec tout le poids de son corps pour qu’elle s’entrouvre, cette masse métallique la rassure mais pas moyen d’en diminuer le bruit, comme elle se ferme, comme elle s’ouvre, ses crissements résonnent sur les murs sourds de l’étroite maison andine. Elle entra en chaussettes, les empreintes humides de ses orteils libérés de leur longue journée de travail s’effaçaient à mesure qu’elle se déplaçait, il faut leur apprendre à retirer leurs chaussettes pour ne pas tomber, et puis ce sera ça de moins à repriser, bien stables sur leurs deux jambes, c’est pas faute de leur dire, qu’ils se tiennent droits et ils deviendront grands comme des palmiers à cire, mais ce ne sont que des enfants avec une idée fixe qui les possède de la tête aux pieds, courir partout et tout le temps jusqu’à ce que le sommeil les assomme. Elle attrapa ses bottes d’une main et, dans l’obscurité de la pièce endormie, les posa sur la petite planche en bois installée à côté de la porte, ils sont trop jeunes pour comprendre, chaque jour la boue qui leur colle aux semelles dessine leurs empreintes sur le carrelage, chaque soir, elle essore la serpillère et frotte pour qu’elles disparaissent, elle pourrait taper les talons de ses bottes à elle à l’extérieur pour faire tomber la terre, mais on ne sait pas qui, par la brèche de la porte entrouverte, pourrait suivre l’obscure courant d’air et s’engouffrer à l’intérieur. La porte grinça, les verrous qu’elle refermait geignirent sous ses doigts fendillés, son autre journée pourrait commencer.

Codicille : Je n’emploie jamais le passé simple. Ici, je fais l’effort de l’utiliser en mêlant les actions d’un personnage à des pensées au présent. Je tente quelque chose : les mettre dans la même phrase. Plusieurs thématiques surgissent, traces et bruits. J’ai retenu l’idée des objets personnages. Aller plus loin dans cette idée ou l’atténuer ?

5. rétroviseur intérieur


proposition de départ

Dans le rétroviseur, elle admire la ville s’endormir après elle.

Au feu, il embrasse d’un regard dans le rétroviseur les enfants endormis, puis soupir.

And here’s to you, Mrs Robinson, comme elle chantonne, l’air s’emplit d’une humide nostalgie, elle peine à distinguer ses yeux froissés dans le rétroviseur et à l’arrière, quoi ? Des souvenirs flous.

Regard planter dans le rétroviseur, buste droit, pieds à l’arrêt sur les pédales, rien ne bouge, seul l’index crispé appuie sur le bouton, la vitre remonte lentement, les sons de la rue s’estompent. Il a toujours eu peur du cracheur de feu qui passe entre les voitures en quête de pièces.

Ses yeux s’accrochent au rétroviseur, tandis que, bras tendu, ses doigts fébriles tâtonnent dans la boîte à gants, papiers, mouchoirs, revolver, pas de trace de ce satané sachet, sous le siège, rien non plus. Son corps se liquéfie, il voudrait disparaître maintenant.

Une mèche glisse sur ses paupières fardées, au feu, elle n’aura pas le temps de remettre du rouge. Elle grimace devant la glace, puis esquisse un sourire.

Ses doigts pianotent sur le volant, une ondulation circule, il tourne la tête. Lumière. Plissement d’yeux dans le rétro, il s’accorde au CD et lance, baby you can drive my car and maybe I’ll looove you… Peu lui importe si sa voix déraille.

Son dos s’avachit sur le dossier, il savoure l’instant de pause. Il inspire, son cou s’étire et bascule légèrement sa tête en arrière, là, il croise un visage serein dans le rétroviseur.

Coup d’œil sur sa chemisette flamants roses dans le rétroviseur, pas si mal cette bande de gracieux migrateurs aux longues ailes déployées. Et puis le col Mao lui plaît bien.

Codicille : J’ai choisi le rétroviseur intérieur d’un véhicule car j’aime bien les reflets et les cadres, un personnage aperçoit quelque chose, une vue d’ensemble ou un détail, quelqu’un d’autre ou lui-même. Il jette un œil ou il regarde longuement, j’essaie de ressentir et faire sentir son émotion du moment.

2. impeccable


proposition de départ

Vue d’en haut, c’est une rue ordinaire construite sur une colline andine, deux chapelets de maisonnettes identiques sans étage dégoulinent de chaque côté de la voie. Les étroites habitations construites en parpaings tiennent debout et tiendront jusqu’au prochain gros tremblement de terre qui pourrait les balayer d’un geste sûr et sec comme celui des mamans quand elles nettoient le pas de leur porte. Chez elles, c’est propre, lessivé à longueur de journées. Elles n’arrêtent jamais. Les mains dans le linge, elles suppriment les taches, frottent, essorent, étendent, défroissent, repassent, rendent impeccable. Et quand c’est fini, elles font les courses, cuisinent, lavent, essuient, puis recommencent chaque jour, sans fin. Elles s’estiment heureuses d’être là à pouvoir rester chez elles et garder un œil sur leurs enfants. C’est en quelque sorte ce que Jorge avait vendu à Rosa quand il l’appelait dans son hôtel Boutique de la Costa Brava. Il lui disait de revenir au pays, qu’il avait un travail sûr, qu’elle pourrait rester à la maison, qu’elle n’aurait plus besoin de laver les draps sales des étrangers dans cet hôtel de luxe. Le luxe serait d’être avec ses proches et pas à l’autre bout du monde. Et sur ce point-là, il n’avait pas menti. Jorge était un type honnête, un peu vieux mais fidèle, plutôt pas mal pour son âge. Il lui avait offert la sécurité, le mariage. L’emploi de Rosa au Cosmopolita Hotel Boutique Spa était bien payé, mais il l’épuisait. Elle avait surtout gagné d’être en haut de la liste des femmes de chambre les plus efficaces de 2008. En quelques mois, elle était devenue une sorte d’employée modèle. Sa photo avait été collée au mur, Rosa Sanchez, 29 ans, femme de chambre depuis deux ans. Pas d’histoires. Pas d’histoires avec les clients malgré les sollicitations. Pas de vols. Que des compliments. Du travail. De l’argent mérité. Une énergie énorme, un sourire sans failles. Rosa était fière et indépendante à ce moment-là. Mais une femme comme elle, encore plus belle que Penelope Cruz, à son âge, méritait mieux. Jorge l’avait convaincue. Elle était rentrée en 2009, s’était mariée pour devenir la princesse dont il rêvait. Trois ans plus tard, Rosa ne s’estime pas heureuse de garder un œil sur ses enfants parce qu’elle n’en a pas. Lorsqu’elle est seule, elle passe son temps à briquer avec rage les murs de sa maison. Parfois, elle s’arrête, attrape l’icône de la Vierge de la Guadalupe, derrière laquelle elle a caché sa photo d’employée modèle, Rosa Sanchez devenue Rosa Sanchez Restrepo, la regarde, s’étonne de sa ressemblance avec l’actrice espagnole, se demande comment elle a pu tomber dans ce piège. Il ne veut surtout pas qu’elle prenne un travail. Il préfère qu’elle reste à la maison pour se reposer dans l’espoir qu’elle tombe enceinte. Il trouve toujours de bonnes excuses pour qu’elle ne sorte pas seule, qu’elle ne rentre pas seule. Ou lui, ou une sœur, ou une cousine, ou une voisine de la rue l’accompagnent partout, tout le temps. Il n’avoue pas sa jalousie chaque jour grandissante, même à lui-même, qu’il prend pour de l’amour. C’est parce que je t’aime, lui répète-t-il en la serrant de ses bras, toujours plus fort, mon amour, ma perle. Il en souffre et il le lui dit, il le lui crie. Et elle, ne montrant rien de l’étau qui la tient, elle affiche toujours son sourire impeccable de star de cinéma. Elle joue son rôle à la perfection dans l’attente d’un séisme qui pourrait balayer sa prison.

Codicille : Vue de l’extérieur, des images de maisons collées les unes aux autres, j’hésite, je penche pour l’une puis pour l’autre. Je me décide au bout d’une semaine, viendra ce qui viendra, c’est une histoire de femme enfermée. Écriture laborieuse pour cette sombre histoire.

1. funambules


proposition de départ

Le démarrage en côte ne lui fait pas peur, et pourtant, cette fois, il a calé, bel et bien calé avec son Hummer de 2013. Foutue mécanique. Blindée, à son image, visage carré, mâchoire carnassière, petit homme sec aux cheveux sombres qui a du mal à atteindre l’embrayage. Heureusement que personne ne peut le voir derrière ses vitres teintées. Les phalanges crispées sur le volant, les dents serrées. Ce sera bien la première et la dernière fois qu’il laissera passer un marchand ambulant, vermine à l’échine courbée. Il espère que l’animal entendra sa rage quand le klaxonne lui explosera les tympans. Mais les oreilles du vendeur de fruits frais en ont entendu d’autres, il n’a même pas relevé la tête quand l’homme au Hummer a exprimé son impuissance en klaxonnant, il a vu du coin de l’œil la grosse bagnole à l’arrêt en haut de la descente de la calle 16. Prête à atteindre la calle 21 mais pas tout à fait. Lui, ne peut pas s’arrêter, ne peut pas dévier sa route, il suit la rue principale, celle qui traverse la ville en damiers sur la crête, dominant les vallées de caféiers et de bananiers, celle qui est tumultueuse le samedi après-midi, qui sent les empanadas, celle où il vendra sa marchandise. Il suit sa trajectoire, évite la pente à droite, évite la pente à gauche. Il traîne ses tongs râpées sur le béton, pousse, il pousse son lourd charriot plein de papayes, de mangues et d’ananas, épluchés, coupés, lavés et ensachés avant le lever des perroquets par toute la famille, lui compris. Sa peau tannée par le soleil andin, il en est fier, sa famille, il l’aime, alors la femme refaite qui l’arrête de l’autre côté du trottoir pour un sachet de papaye, il lui sourit mais il n’en pense rien. Il ne porte attention qu’à la qualité des fruits et aux pièces qu’elle lui donne. Alors qu’elle, elle a pitié de lui, de sa peau indigène, de sa maigreur, de son visage naïf. Elle ne devrait pas, elle ne se doute pas de sa douceur. Sa constance à lui, elle en aurait bien besoin. Il marche sur le fil comme elle. Elle et son mari infidèle, méprisant pour qui elle a transformé son corps, pour qui elle se cache sous des couches de crèmes, de rouge et de noir. Elle menace de dégringoler de ses talons hauts à chaque seconde. Le sucre des fruits n’adoucira pas son amertume. Pourtant, est-ce ce croisement de regards ? Avec les grands yeux noirs de cet homme discret ou avec ceux lumineux de la jeune femme déterminée aux longs cheveux qui dansent dans son dos ? Est-ce la vue cette tunique colorée qui file sans se retourner dans le tumulte de la rue commerçante, sans prêter attention à elle, pauvre objet gonflé en avant et en arrière par le silicone, pantin qui ferait bien de se délester, se libérer. Est-ce ces regards ? Est-ce l’orage qui approche ? Mais l’espace d’un éclair, elle se voit… retourner une dernière fois chez le docteur Echevarria et lui rendre ses kilos de camelote. Tandis que la ville grouille et gronde autour d’elle, plantée là bras ballants, devant la vitrine de la boutique d’alarmes, d’armes, de gardiennage et de pose de barbelés, elle peine à se souvenir comme elle était avant. Car ce qu’elle voit est une autre toujours latino-américaine, à la peau claire, fille de cultivateurs de caféiers, mais à cet instant où son reflet se mêle aux images de barbelés derrière la vitrine, elle se demande qui elle est.

Codicille : Au mot « perturbation », une image d’orage sur une petite ville de la cordillère andine me revient en mémoire, et puis des visages aperçus. La rue principale est sur une crête, les personnages qui se croisent sont alors tous un peu en équilibre sur ce fil. J’essaie avec difficulté de donner une voix, pas sûre que l’on sente l’ambiance.

 



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1ère mise en ligne 24 juin 2020 et dernière modification le 12 octobre 2020.
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