le roman de Claudine Dozoul

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J’habite à Rouen. J’ai participé à l’atelier sur la ville. J’anime depuis quinze ans des ateliers dans l’association Les ateliers de traverse 76.

20. La sacoche


Cueillir, les yeux fermés, les personnages clandestins de ses textes. Les cueillir et les ranger dans la sacoche du facteur comme on range un bouquet de fleurs, art floral japonais – Ikebana. Lui reviennent en mémoire, l’odeur poudrée de la vieille femme derrière son rideau, la clarté bienveillante de la lune qui métamorphose les désirs, le fumet de poisson qui fuit les conflits par l’entrebâillement d’une porte, une couleur rouge – celle des chaussures de l’homme au labrador, celle du parapluie d’une femme au cinéma, et celle d’une perle enfilée sur le fil du temps, celle enfin du sang chaud qui relie tous les personnages. Lui reviennent aussi le regard égaré de la mère assassinée, les mains ointes de liberté de la femme écrivaine, et toutes ces femmes dans un train, elle les voit, elle les cueille, elle les range bien soigneusement dans la sacoche. Tant d’habitants en perspective, tant de vies à déployer… Mais sa mémoire se dérobe, même les yeux fermés elle oublie. Le facteur envahit son horizon. Il s’empare avec douceur et fermeté de la sacoche et lui fait signe de le suivre dans sa vie. Sa vie, une tournée comme une autre, ou presque.

Codicille : les yeux fermés réellement. En relisant les textes après avoir écrit celui-là, j’ai repris contact avec les oubliés. Ils auront leur place dans la sacoche. Les yeux ouverts, pour remercier tout le monde de ce cadeau qu’a été cet atelier pour moi

19.


proposition de départ
« Qu’est-ce qu’une lettre ? Une absurdité.
Ce sont les apothicaires qui écrivent des lettres… »
Journal d’un fou, Gogol

Extraits du journal du facteur Faleau, journal tenu à partir de 1990 sous forme de vingt cahiers de brouillon (un par année) écrits à l’encre noire, d’une écriture difficile à déchiffrer, régulière mais très serrée et ramassée. Cet extrait est pris dans le cahier de l’année 1997

Lundi 6 octobre 1997

La semaine commence bien. Ce matin en me réveillant je tenais enfin l’Idée que je cherche depuis des mois. J’ai fait un rêve. Il y avait un château de cartes, des cartes postales, de toutes celles que je transporte. Je m’en servais pour monter des murs, chaque jour je rajoutais de nouvelles cartes, les murs devenaient gigantesques, j’étais obligé de monter sur des échelles sur lesquelles j’avais le vertige et au moment de tomber… je me suis réveillé et là je me suis dit qu’il y avait certainement un Signe, avec un S majuscule. Et j’ai pensé au facteur Cheval. Et l’Idée a surgi, il y avait le Palais du facteur Cheval, il y aura le pavé du facteur Faleau. C’est ça l’Idée ! Un pavé ! Un putain de pavé de roman fait de ces cartes et de ces lettres que je trimballe chaque jour, un roman comme un édifice sans fin qui pourra être continué après ma mort…

Mardi 7 octobre 1997

Cette nuit a été longue. Je suis sacrément excité par mon idée. Le problème qui a tourné toute la nuit dans ma tête c’est comment pouvoir accéder au contenu des enveloppes. Pas résolu, il faudra que j’essaie plusieurs techniques. Après c’est facile, il suffira de les photographier et de les remettre en place avant la tournée sans éveiller les soupçons. Aujourd’hui j’ai repéré un studio à louer près du centre de tri. J’ai pris le numéro de téléphone et j’ai rendez-vous demain soir.

Mercredi 8 octobre (ouverture du procès de Maurice Papon)

Je me suis encore levé en pleine nuit. J’ai eu besoin de lister tout ce dont je vais avoir besoin. J’étais un peu fatigué mais la tournée s’est passée sans problème. Je suis sur le temps de l’observation. Je note tout ! Le nombre de lettres, de cartes, de recommandés, de petits colis, de journaux. Je fais des organigrammes, des tableaux, j’organise ! Je sens que ça va être grand ! J’ai aussi loué le studio. C’est fait ! Il n’est pas meublé.

Jeudi 9 octobre

J’ai fait un rêve. J’étais dans une librairie immense, petit bonhomme perdu dans un vrai labyrinthe. je marchais à toute vitesse. De temps en temps j’ouvrais un livre pris au hasard, je le feuilletais et j’en absorbais le contenu, et à chaque livre absorbé ma tête grossissait et il fallait que j’en absorbe le maximum avant que la librairie ne disparaisse. Je me souviens m’être arrêté devant tout un rayon consacré à Dostoïevski en version russe et je comprenais ! J’ai tout absorbé goulument, trop goulument, si goulument que ma tête a failli exploser et je me suis réveillé tant elle me faisait mal. Encore un signe ! Des livres, des histoires, une œuvre ! Mon Destin !

J’ai fait des courses, cahiers, crayons, enveloppes, un appareil photo dernier cri — un numérique ! Un peu cher mais ça vaut le coup ! — et le journal d’un fou de Gogol. J’ai aussi acheté de la colle et du scotch, une loupe, un coupe papier très effilé, des trombones et des étiquettes.

Vendredi 10 octobre

Je vais commencer un autre journal, un nouveau, le journal de ma tournée, un journal seulement factuel, pas d’états d’âmes… seulement des faits — Les états d’âme, les idées, je continuerai à les coucher dans celui-là — Je crois que ça peut être intéressant de raconter tous les jours le même parcours avec les différences liées seulement au courrier. D’un autre côté ça me permettra d’avoir l’ordre chronologique du dépôt du courrier. C’est important. Ça pose des repères.

Samedi 11 octobre

Avec le studio la liste des choses à faire s’enrichit. Ça sera mon bureau d’écrivain. L’idée est de pouvoir y passer une demi-heure tous les matins après le tri et avant ma tournée. C’est là que je vais ouvrir, photographier, classer le courrier. C’est là que je viendrai écrire après la tournée. Ce week-end j’emménage. Je suis tout émoustillé ! Les perspectives m’enchantent !

Lundi 13 octobre

C’est fait ! Ça me plait ! J’aurai certainement quelques ajustements à faire au fil de la pratique, mais je pense avoir anticipé pas trop mal les besoins. C’est encore un Signe, ce studio LIBRE à l’endroit idéal, au moment idéal ! Je crois en mon Destin. J’y crois de plus en plus. Trop de signes… Je commence à y voir clair. J’ai compris quelle est l’œuvre que je dois accomplir. Elle est énorme mais je me sens prêt à l’accomplir. De la méthode et tout ira bien ! Je me donne une semaine pour être opérationnel et après… j’ai toute la vie !

Mardi 14 octobre

J’ai préparé les cahiers avec le nom et l’adresse de chaque boite aux lettres. Un cahier par adresse. Il y en a une vingtaine. Je me suis longuement demandé où installer tous ces cahiers sans qu’ils ne prennent trop de place. Finalement j’ai opté pour des casiers identiques à ceux qu’il y a au Tri. C’est un bon rangement.

Mercredi 15 octobre

Je ne suis pas encore au point pour ouvrir les enveloppes, mais je sens que je me rapproche de la technique idéale. Encore quelques jours et ça sera bon. Dans le studio j’ai accroché au mur un grand tableau en liège ce qui me permettra de punaiser les documents sur lesquels je vais travailler. En passant ce soir, un peu plus tard que d’habitude je me suis aperçu que l’éclairage n’était pas suffisant. J’irai acheter une lampe. Par contre je suis extrêmement satisfait du fauteuil de bureau. Et la touche finale sera quand j’aurai reçu la chaine HiFi

Jeudi16 octobre

Je me suis réveillé en sueur au milieu de la nuit. L’impression que quelqu’un était près de moi. J’étais paralysé par la peur, pétrifié. Je voulais parler et ne le pouvais pas, bouger et ne le pouvais pas, regarder, mes yeux étaient plongés dans un noir profond. Au bout d’un moment qui m’a paru une éternité il m’a semblé voir une faible lueur devant moi et comme dans un rêve j’ai cru entendre des paroles qui m’ont apaisées puisque je me suis rendormi. Mais je ne me rappelle pas leur sens. J’essaie, mais rien ne me vient, la seule chose dont je suis sûr c’est qu’elles m’ont apaisé. Ce matin je suis calme et résolu à mener à bien mon destin

 

18.


Quand Geneviève se leva il faisait 10°C dehors et 18° dedans, le ressenti en deçà.
Frileuse, elle enfile son peignoir d’hiver en molleton polaire prune, le noue bien serré à la taille et se dit que c’est aujourd’hui que la lettre doit arriver. Quand l’idée lui frappe le cerveau elle oublie un instant de respirer. Quelques secondes d’apnée avant de se ressaisir. Le facteur passe à 9h00. Il est 8h10. Elle a le temps de prendre son petit déjeuner. Elle va dans la cuisine, ouvre les volets roulants électriques, remplit le broc en verre de la cafetière à l’eau du robinet, met un filtre en papier recyclé dans le cône renversé au-dessus du broc, ajoute quatre doses de café équitable pur arabica, appuie sur le bouton qui s’allume rouge, prend sur l’étagère près de la porte un bol en céramique framboise décorée d’arabesques noires signé par un artisan de Safi au Maroc, le pose sur la table de la cuisine avec une petite assiette assortie, un couteau à beurre au manche en plastique jaune et une petite cuillère en inox. Elle sort deux tranches de pain de campagne du congélateur, les glisse dans le grille-pain Moulinex subito noir tandis que l’odeur du café commence à se répandre dans la pièce et que la cafetière qui n’est plus toute jeune crache bruyamment ses dernières gouttes d’eau. 8h20. Sortir le beurre du frigo table top. Elle commence à se réchauffer. C’est jeudi, elle récupère la Gazette du quartier qui traine sur le buffet, et les tartines qui sont bien grillées. Elle les pose dans l’assiette, saisit le broc de la cafetière, remplit le bol de café bien noir, repose le broc, s’assoit, beurre une tartine et ouvre la gazette à la page sorties. 8h25. Elle a une petite demi-heure devant elle pour décortiquer le journal et programmer les activités des jours à venir. Ça fait trois fois qu’elle lit la même phrase. En fait, elle ne lit pas, elle a juste le regard qui glisse sur les mots. Mais ils n’ont aucune résonnance en elle. Elle ne savoure pas ce moment privilégié qu’est le petit-déjeuner, quand la nuit n’est pas complètement terminée et la journée pas tout à fait commencée. Elle pense à la lettre. Ce qu’elle contient. Ce que pourraient être les conséquences. Est-ce qu’elle l’ouvre tout de suite, tant que le facteur est là ? Est-ce qu’elle attend la visite de son fils dans deux jours ? La tartine reste dans le café et son regard flotte à la surface du liquide noir. Quand elle la porte à la bouche, une partie se détache et tombe dans le bol en éclaboussant nappe et peignoir. « Merde ! Merde ! Merde ! » Elle recule avec la chaise, les yeux fixés sur les grosses taches brunes sur le peignoir tandis qu’une partie de la nappe glisse emportée par sa maladresse. Tout se fracasse sur les pavés froids. 8h55. C’est la chienlit ! Le facteur va arriver.

 

17.


proposition de départ

Faire en sorte que ça ne soit pas la réalité, ce qui n’en exclut pas les bribes, grumeaux doux au palais d’une pâte faite de fictions.

Que ça ne se réduise pas au récit d’une vie, ni à l’histoire d’un trajet, mais plutôt à celle d’une réécriture de vies suggérées

Que le plaisir de produire de l’écriture ne se tarisse pas, il y a tant de lettres, tant de récits possibles… un livre sans fin.

Faire en sorte de ne pas se perdre dans la foule des mots, ceux traduits et les autres, ceux écrits d’une main sûre ou ceux tremblés dans la précipitation à les écrire, ceux imprimés sur du papier rose ou ceux à demi effacés par l’eau d’une main mal essuyée. Ne pas se noyer. Ne pas oublier la respiration.

Faire en sorte que ça ne soit pas tragique, ni glauque non plus.

Que l’imagination ne soit ni timorée ni exaltée

Faire en sorte d’éviter les pièges de la caricature, croquer comme un dessin croque les nus en laissant le geste glisser, fluide et rapide sur la feuille de Canson. Ne pas hésiter à raturer, barrer, repasser sur le texte

Faire en sorte que ça ne soit pas un bloc, que ça ne soit ni un monologue ni des récits à la première personne du singulier.

Faire en sorte que ce ne soit pas mièvre

Faire en sorte de ne pas se décourager, et qu’advienne du roman

 

16.


proposition de départ

Dans les enveloppes, des mots

« J’ai à décrypter et parfois à traduire des lettres manuscrites et des documents scanné.e.s sur une clé USB que m’a remise la famille de Monsieur Faleau. Leur intention est de voir s’ils peuvent éditer un livre à partir de ce travail. Il a fallu d’abord que je comprenne le rangement de ces lettres.

Deux dossiers. Un intitulé lettres, l’autre des vies. Dans chacun d’eux les mêmes lettres rangées dans deux autres dossiers. Un, intitulé chronologie et l’autre destinataires.

J’ai d’abord ouvert le dossierlettres

Dans la série destinataires, les lettres sont rangées dans un ordre qui s’avère être, après recherches, celui de la tournée du facteur

Dans chronologie ainsi que son nom l’indique elles sont rangées en fonction des dates, de la plus récente à la plus lointaine

Chaque lettre de destinataires est annotée au stylo vert, ce sont plutôt des remarques sur le ton de la lettre ou des questions, tandis que dans chronologie des phrases sont soulignées à la règle et numérotées.

Dans le dossier des vies deux fichiers PDF de feuilles manuscrites scannées : destins et journal de bord d’un facteur. Il semblerait que le premier soit une compilation de biographies des habitants de la tournée du facteur imaginées depuis les lettres, tandis que le second est écrit sous forme d’un journal de bord, et semble s’appuyer sur les phrases soulignées dans les lettres.
Les lettres sont plus ou moins faciles à lire. Certaines sont en arabe et ce qui est étrange c’est qu’elles sont annotées de la même façon que les autres. Monsieur Faleau savait-il lire l’arabe ?

Parmi les lettres il y a aussi des documents administratifs - comme des demandes de déclarations d’impôts, des résultats d’analyse, des contraventions et chacune de ces pièces est classée et annotée de la même façon que les autres,

Je relève ici quelques annotations qui reviennent souvent, sur plusieurs lettres différentes
— pas convaincant
— blablabla !
— incroyable !
— manque pas de culot !
— wouahou !
— c’est pas possible, pas crédible !
— je comprends pas !
— et alors ?
— à d’autres !

Ou bien, autres tons
— quelle chance !
— intéressant
— Très intéressant
— important
— chercher où ça se trouve

Etc… Le travail va être long »

Codicille : bloquée… je suis restée bloquée malgré ce que j’ai pu lire et entendre, je n’y suis pas arrivée… alors j’ai contourné la consigne et n’ai gardé que l’idée d’annotations… Je suis retournée vers mon personnage qui n’inspire aucune empathie et … la structure d’un livre a commencé à émerger, qui est à creuser.

15. L’oeil


proposition de départ

Au centre de tri dès sept heures du matin. Mr Faleau se met au travail sans prendre le temps de saluer tout le monde. Il est facteur. Il va chercher la caisse orange numéro vingt-et-un et il commence à trier. Il prépare sa tournée. Il a l’œil. Depuis le temps ! Ça fait vingt-cinq ans qu’il travaille à la poste. Le métier a bien changé et ça le chagrine. Lui, ce qui lui plait, ce sont les lettres et maintenant les colis. Il a une véritable passion pour les lettres. Mais petit à petit elles disparaissent, concurrencées par les mails et les textos. Heureusement les colis ont le vent en poupe et il reporte sa passion sur eux. Ça fait vingt-cinq ans qu’il travaille dans le même quartier. Il connait toutes les boites aux lettres. Il sait qui se cache derrière chacune d’entre elles, qui reçoit du courrier, qui n’en a jamais hormis les déclarations d’impôts et les prospectus pour les élections, qui a des recommandés d’huissier, des convocations de justice, des résultats d’analyse et autres traces d’une vie dont l’intimité lui est familière. Il a l’œil. Il ne paye pas de mine comme ça, mais il a l’œil et le bon ! Il voit tout ce qui passe entre ses mains. Il connait maintenant l’art de s’introduire incognito dans l’intimité des autres. Il sait ouvrir et refermer une lettre sans que personne ne s’en aperçoive. Il est presque au point avec les colis, c’est plus délicat mais il apprend vite. Il est méticuleux, presque maniaque. Ses doigts sont agiles. Quand il a commencé il n’avait pas d’amis. Il vivait seul dans un grand appartement dont il avait hérité. Il avait aussi hérité d’une coquette somme qui lui permettait de faire entretenir cet appartement par une entreprise comme il en fleurit tant par ces temps de chômage continu. Pas d’amis, pas de liens privilégiés, pas même avec un animal de compagnie. Il a horreur des animaux. Maintenant il connait tant de gens ! Il a l’œil ! Des gens qui ne le connaissent pas, qui ne le voient pas, pour qui il est une fonction, celle de facteur, il ne manque à personne, c’est la fonction qui peut faire défaut, pas lui, et c’est là que réside sa jouissance. Personne ne sait. Pendant ses temps libres il met à jour des cahiers, ses cahiers, un pour chaque personne de sa tournée. Il engrange tous les renseignements dont il dispose seulement par l’intermédiaire du courrier et de sa tournée. Il ne fouille pas sur internet. Non ! Ce n’est pas pour lui. Aucun intérêt. Ce qu’il veut c’est extirper depuis son métier toute la substantifique moelle enfouie dans ce fatras de lettres et de colis de la boite orange numéro vingt-et-un. Il a l’œil ! Il sait rapidement si la journée à venir va être riche ou pas. Ce matin par exemple il est heureux. Dans les recommandés il y en a un pour Mme Q. qui n’en a jamais eu. C’est une vieille dame qui ne sort pas de chez elle et qui n’ouvre pas facilement sa porte. Elle habite là depuis peu. Il ne la connait guère. Aujourd’hui est un grand jour, il va lui remettre un pli. Il va enregistrer sa signature. Une signature ça dit beaucoup de choses sur le signataire. Peut-être va-t-il rentrer chez elle… Il caresse le recommandé. Le tourne et le retourne. Le renifle de son nez en lame de rasoir. Il a préparé un nouveau cahier.

Codicille : A partir de la relecture des textes j’ai relevé (#2) un moment où quelqu’un qui n’est pas nommé est témoin d’une scène qu’il n’aurait pas dû voir. Par l’entrebâillement de la porte. Ils n’ont pas entendu frapper. Ils n’ont pas entendu la porte s’ouvrir lentement et se figer pour laisser passer cette image d’eux Et j’ai pensé à un facteur qui fait partie des personnes qui peuvent à la fois disparaitre derrière leur fonction et apparaître n’importe où, qui peut être un fil tendu derrière le récit.

14. Mots des morts


Il m’a regardée dans les yeux :
— Cette lumière ? Les feu-follets. Cette poussière là-bas ? Le jardin du souvenir. Cette rumeur ?

L’amphigouri des mots des morts. Je ne suis… où ? Sous le marbre. Il y a comme un goût d’ombre. Une femme, ce qu’il en reste, l’absence d’une mère, l’absence d’une amante, l’absence. Là où je donnais à vivre… je creuse le vide. Je n’aime pas être morte ! J’ai tant attendu le moment où je n’aurais plus à m’occuper d’un quotidien domestique, où la liste des commissions serait remplacée par la liste des projets. Ils étaient modestes mes projets ! Mais ils étaient ! … Elaborés autour de la vie ! Et soudain… Je ne voyais pas les choses comme ça ! Je voulais du temps, du temps pour, et non une éternité de pacotille dans laquelle tout est bridé. Il y a eu une erreur…. Sinon je ne comprends pas… Il m’a regardée dans les yeux et il a tiré… qu’est-ce qu’il croyait ? Que j’allais partir ? Parce que j’avais sorti les valises ? Oui certainement qu’un jour je serais partie… c’était dans mes projets, dans mes projets lointains… mais d’abord… le retour de l’enfant, son retour. Lui était parti, lui nous avait plantés là pour faire son tour du monde au lieu de s’embourgeoiser bêtement comme vous, qu’il disait. Il disait aussi qu’il reviendrait dans un an t’en fais pas ! et moi je l’attendais, je ne bougeais plus, je voulais être là à son retour et c’est après, seulement après, que les projets pourraient prendre vie. Et maintenant ils ne sont qu’une liste couchée, à jamais endormie sur du papier, je ne les ai même pas emportés dans la tombe. Il est revenu au bout d’un an et un jour, comme promis. Il m’a dit pourquoi tu m’as laissé partir ? Et il a tiré. C’est une erreur… je ne l’ai même pas embrassé et je ne lui ai pas dit que j’avais encore des choses à faire, que maintenant qu’il était là j’allais pouvoir recommencer à bouger. Il était tout maigre, les yeux rougis, les pupilles dilatées, il tremblait, il avait un petit sourire tout contrit… il n’est pas méchant… il n’était pas méchant… il n’a jamais été méchant… c’est une erreur… il ne m’a pas reconnue… c’est vrai que j’ai vieilli… trop de chagrin blanchit les cheveux …. c’est pour ça qu’il a tiré… s’il me voyait maintenant… je ne me sens pas… utile ni inutile… je ne me sens pas !… quelques fois je le vois qui vient sur la tombe… quand la nuit fait signe il arrive, il s’installe juste au-dessus, sur la stèle, il se pique à l’héroïne, s’allonge et reste là plusieurs heures… enfin je crois que c’est lui… mais peut-être pas… ma vue n’est pas très nette… et puis lui il est en prison pour avoir tiré sur sa mère… il m’a tiré dessus… peut-être qu’il est sorti de prison… je ne sais pas… depuis combien de temps je suis ici ?… aucun repère… je crois que je perds la tête ! …

Codicille : je suis partie d’une chanson (La rumba des îles -– Marguerite Duras et Jeanne Moreau) que j’ai plagiée. Elle m’a éloignée de mes morts et m’a permis de créer une morte de fiction. Un personnage, a resurgit du premier texte et devient le fils.

13. Acté


proposition de départ

Le fait que rétrécissent les heures, les minutes, les secondes, plus le temps d’un battement d’ailes, plus le temps d’ouvrir les yeux, le fait que c’est douloureux ces paupières qui se relèvent, les pupilles dilatées par l’ombre qui tombe sans préavis, le fait que le spectacle n’est plus le même, plus le temps de voir ton corps, offrande à la musique d’un tango à deux, le fait que rétrécissent les gestes, l’amplitude apeurée, la fluidité brisée, rap, reggae, reviens, le fait que tout est pressé, pressuré, écrasé, écrabouillé, purée aux senteurs de madeleine, le fait que, le fait que tu, ne pas dire tu en m’adressant à toi, le fait que tu, que toi, des mots plus faits pour toi, le fait que toi tu n’es plus, plus de corps, le fait que le soleil se couche allongé sur la mer que tu as parcourue, avec moi, le fait que les heures, les minutes, les secondes, les nanosecondes, tout ce temps, tout ce temps, le fait que la pierre est de marbre rose et la terre d’argile, le fait que le tricot n’est pas fini, il fait froid, une maille à l’endroit, une maille à l’envers, le fait qu’il n’y a pas d’envers, pile ou face, ça n’est pas un jeu, le fait que de l’autre côté du globe une femme se relève, le fait que tout se brise sous la tempête, dans les entrailles, au fond des mots, tout se noie sous le tsunami, les bouches, les nez, les poumons, les cerveaux, délires, ires des dés, haïr le hasard, le fait qu’elle ne croit plus en Dieu, Dieu est un homme qui blesse les femmes, coups, lésions, mutilations, entailles, morsures, brûlures, viols, vexations, le fait qu’elle se redresse, fuir, manger, dormir, fuir, la peur partout, la peur comme moteur des sociétés, la peur je n’ai plus peur, le fait que rétrécisse la place du dernier acte, le rideau se lève, tu as tiré la révérence à la première scène, les trois coups, j’en ai pris un en pleine gueule, c’est fini, les paupières fermées, le corps immobile qui n’attend plus, plus dans le canapé, plus dans le lit, plus dans le nid, fantôme de mes émotions, le fait que quelque part une femme écrit, lettres d’amour, lettres de désespoir, depuis la prison, depuis la maison, depuis le bateau, lettre à la mer, jetée dans un océan plastifié, lettres sans réponses.

12. Du corps


proposition de départ

Au début est un corps

Ça y est il le tient il tient son personnage ne pas bouger ne pas l’effrayer l’asseoir le coucher sur le papier

Son sang se décolore se fluidifie se dilate se laisse envahir par du sang neuf rouge bien épais d’une histoire à découvrir

Des fourmis dans le cerveau des fourmis au bout des doigts tout fourmille respirer lentement profondément arrêter les images les laisser défiler lentement en retenir chaque détail derrière les paupières

Son personnage s’infiltre il se sent rétrécir de petits pieds menus des mains fines aux doigts courts le nez aussi se retrousse tout commence par les extrémités les cheveux noircissent jusqu’à devenir nuit profonde des souvenirs

Les yeux il voit trouble elle est myope de si beaux yeux clairs il se sent léger il vole il lui vole la vie elle ne donne pas gratuitement il doit venir la chercher

Il perd le contrôle son sexe diminue disparait dans le ventre qui enfle les seins aussi enflent il n’a plus froid elle est en place elle prend la place il a disparu ne pas bouger écouter ce qu’il n’a jamais entendu

Le cœur au rythme des secondes qui coulent qui roulent qui s’embrument ne pas s’endormir juste la retenir scruter sa bouche leur bouche qui ne dit mot muette et si bavarde il n’entend pas elle n’est personne elle n’a pas de nom pas de pays son ventre enfle il le sent il sent un autre cœur il sent la peau qui se tend se tend vers elle vers ce qu’elle va faire naitre il veut accoucher là maintenant

Elle prend naissance

Codicille : partir dans tous les sens (Les fourmis de Boris Vian, Le moindre des mondes de Sjon, Pas moi de Beckett) et ensuite arrêter les sens. En garder un seul et immobile écouter ce qu’il advient.

11. La vie comme un mouvement des mains


proposition de départ

Elle est née les poings fermés, elle est morte le poing dressé. La vie dans le creux d’une main. Ligne claire, épaisse, faite de labeurs, d’amour et de luttes. Les petits-enfants étaient fascinés par les veines apparentes sur le dos de ses mains. Le plus jeune aimait les suivre du doigt, les faire apparaître et disparaître, les pincer, les caresser. Elle lui disait que là coule son sang, l’histoire de sa famille, celle des Hommes. Mets la paume de ta main au-dessus de la mienne, sans la toucher ! Ferme les yeux. Est-ce que tu sens la chaleur ? Est-ce que tu sens l’énergie qui circule ? Ils connaissaient tous cette énergie. Elle n’en était pas avare. Prudemment elle avait déplié ses poings. L’un après l’autre. Il y avait des chapelets d’illusions nichées en leur sein. Elle les avait vu s’échapper une à une, au fur et à mesure que ses mains s’ouvraient. Elle avait vu ses doigts s’allonger, se saisir d’un crayon puis d’un porteplume, d’un stylo, se déplacer maladroitement sur le clavier d’une machine à écrire et maintenant elle pianotait sur un ordinateur. Qu’importe l’outil, pourvu que la trace soit rebelle. La main était légère, le propos percutant et le dessin maitrisé. Mais quand elle posait les mains sur un piano, ou sur tout autre instrument de musique, elles bégayaient, hoquetaient, avant de se taire tant elles se trouvaient bêtes. C’était son grand regret. À quarante ans, les paumes étaient tournées vers le ciel, tendues. Elle demandait des comptes. Plus aucune illusion. Elle avait usé son quota. Elle refusait la prière. Il fallait se battre pour donner un sens à ce chaos. Elle le fit. En regardant attentivement sa ligne de vie on peut voir qu’elle se sépare en deux branches parallèles très proche l’une de l’autre. Celle-là, tu vois, c’est celle de l’écriture, et celle-là, celle de la vie, et l’une ne va pas sans l’autre. La veille de sa mort elle avait manifesté pour la liberté de la presse. Elle n’a pas eu le temps de finir l’article qui devait accompagner la photo. Les mains avaient fini de se refermer, le cœur s’était mis sur off.

Codicille : j’ai regardé mes mains s’ouvrir et se fermer lentement ce sont celles d’un personnage qui se sont manifestées.

9. le mur côté escalier


proposition de départ

Elle avance. Une marche, une autre, une encore, et un sol fait de grandes dalles tristes et inégales usées par le passage de tant de générations. Elle voit. Pas de plafond, juste une verrière impossible à nettoyer étant donnée la hauteur. Elle ne voit pas, le ciel bleu. Elle enregistre, à gauche une cuisine sombre et mal ventilée lors des fortes chaleurs, et un salon désuet aux couleurs passées. En face, un jardin rebelle dont la beauté n’a d’égale que sa sauvagerie rassurante. Un îlot de plantes exotiques perdues au centre de la pièce, deux petits fauteuils rabougris, une chaise longue aux bras vermoulus peu accueillants, une table vraiment très basse, kilims et tentures délavés sur le mur côté escalier, rien qui ne console vraiment son regard.

Il descend d’un pas léger les quelques marches en contrebas de l’entrée et foule les grandes dalles grises inégales, patinées par les ans. Il lève la tête et laisse le regard s’éloigner dans le ciel au-delà de la pyramide de verre à hauteur du premier étage. L’air est bleu. Il ne voit ni la peinture écaillée des montants métalliques ni la poussière accumulée sur les vitres. Il voit le ciel. Son regard parcourt la pièce. La cuisine et le salon à gauche ont le charme désuet des intérieurs d’antan. Le jardin, en face, est épris de liberté. Seules quelques simples dans un carré de terre mise à nue sont disciplinées. Flotte une odeur de citronniers, de jasmin et autres plantes exotiques, toutes regroupées au centre de la pièce. Deux jolis petits fauteuils bigarrés et une chaise longue écrue qui a su accueillir plusieurs générations sont distribués autour d’une table basse en bambou. Kilims et tentures habillent chaleureusement le mur côté escalier. Il s’installe sur la chaise longue.

Il regarde par une des fenêtres du couloir situé au premier étage. Elle donne directement dans la verrière. Le sol parait si lointain qu’il n’en distingue que la couleur grise. Les vitres de la pyramide lui renvoient un reflet de la fenêtre, pixélisé par une fine poussière de sable jaune. De son poste d’observation il ne voit pas grand-chose, les branches d’un arbre exotique dont il ignore le nom font écran. Il devine, par la lumière qui s’engouffre sur la droite, une ouverture sur le jardin qu’il ne peut qu’imaginer, à l’image de cet étrange appartement. A gauche il aperçoit une porte en verre poli, celle du petit hall d’entrée par lequel il est arrivé.

Codicille : j’ai choisi La Verrière pour toutes ses ouvertures aussi bien topographiques qu’allégoriques, à, peut-être, exploiter plus tard. Ensuite j’ai fait trois fois un copié/collé du texte et j’ai travaillé la description à partir de trois points de vue différents. Deux liés à des états d’âme opposés, le troisième lié à une position en plongée. Je voulais essayer de travailler comme quand on passe une photo du noir et blanc au sépia ; rien n’a changé, ou presque, mais l’ambiance est différente, qui dit quelque chose des personnages.

8. Ceci n’est pas un lieu


proposition de départ
la rue

Dans une rue quelconque, d’un village au nom énigmatique, un haut mur en crépis d’une banalité affligeante, sans même le moindre tag, d’un beige uniforme, avec ça et là une porte fermée gris anthracite. Il prend pied le long d’un trottoir étroit, aux petits pavés carrés de silex arrasé, aplani, dessinant un damier sans bordure. Aucune ombre ne déborde sur la chaussée récemment goudronnée, chaussée rectiligne bordée de voitures bien rangées dans des compartiments délimitées par des bordures en granit. Tout respire le propre et le net. Tout est figé, suspendu.

l’entrée

Une odeur de cannelle diffusée par un flacon de cristal finement ciselé posé sur une petite table basse oblongue en entrant à gauche, surprend le visiteur. Un grand miroir biseauté sur chacun des murs latéraux prolonge l’espace avec une mise en abîme étourdissante déclinant à l’infini une patère en bois portant chapeau et châle noirs, la table basse et une grande jarre émaillée bleu turquoise remplie de pivoines pourpres. A deux grands pas de loup de la porte d’entrée, le mur d’en face avec une grande photo de famille nombreuse sépia accrochée entre deux ouvertures. A gauche une porte en verre dépoli donnant accès à une verrière ancienne, à droite un rideau de velours grenat tenu par un galon ouvrant sur un escalier

l’escalier

Un escalier en bois, sombre et raide, aux marches hautes et irrégulières accède rapidement à l‘étage. On dit qu’il a été ainsi fait, pour que les voleurs potentiels ne puissent fuir aisément. Une rampe en laiton patinée par les ans, courbée à ses extrémités, court le long du mur de gauche, soulignant quelques vanités accrochées parmi les lézardes du plâtre. A droite, juste un hublot à mi-parcours de l’escalier permet de mesurer l’épaisseur impressionnante du mur. Il donne sur un terrain vague.

le terrain vague

C’est une large bande de terrain en terre battue ocre jaune au milieu de laquelle serpente un ruisseau encadré par deux haies de roseaux. Des ragondins fréquentent le coin ainsi que des chiens parfois accompagnés. Le panneau « interdit de déposer des ordures sous peine d’amende » est criblé de trous de chevrotine. Ce terrain prend ses lettres de noblesse au crépuscule quand le soleil plonge derrière les peupliers qui tapissent le fond.

le couloir

Le plancher aux lattes larges et épaisses, craque et grince sous les chaussures. Le mur qui le sépare du terrain vague est aveugle. Pas muet, couvert de photos de famille de plusieurs générations. En face, deux fenêtres hautes et étroites aux huisseries récemment repeintes en vert anglais ouvrent sur la grande verrière. Au plafond des moulures et une rosace au milieu de laquelle est suspendue une vasque en pâte de verre aux couleurs chaudes. L’odeur, mélange subtil entre celle d’une encaustique à la cire d’abeille et celle d’un potpourri de plantes odorifères accroché à la clenche de chaque fenêtre

la verrière

Quelques marches en contre bas de l’entrée, un sol couvert de grandes dalles grises inégales, une hauteur de plafond qui couvre le rez-de-chaussée et l’étage. Verrière aux montants métalliques gris anthracite, au toit en forme de pyramide à trois pans peu inclinés. Verrière donnant sur la cuisine et le salon à gauche, sur un grand jardin en face. Verrière comme une serre pour plantes exotiques avec un bananier, des citronniers, un jasmin et autres plantes exotiques regroupées en son centre tandis que deux petits fauteuils bigarrés et une chaise longue écrue sont distribués autour d’une table basse en bambou. Kilims et tentures sur le mur côté escalier.

l’atelier

A l’étage, au fond du couloir, derrière une porte, l’atelier. Etonnante écriture contemporaine du mobilier. Une grande pièce, haute de plafond, murs blanc mat, sol en lino gris moucheté. Un plan de travail noir mat qui court sur trois murs, devant lequel trois chaises hautes de bar en inox et cuir grenat. Au-dessus une étagère avec des pots en terre émaillée de couleurs vives remplis de crayons et de pinceaux. Au-dessous des cadres, des cartons à dessins, de grandes feuilles à dessin de toutes les couleurs posées sur des étagères adéquates, des tiroirs transparents dans lesquels on peut apercevoir des tubes de peinture, des bouteilles de produits variés, des ciseaux et autres outils liés à la création. En face, une grande baie vitrée style loft surplombant un jardin de curé. Dans le coin un évier double bacs ronds en inox surmonté d’une robinetterie fine et élégante. Des chevalets en bois de plusieurs tailles, plus ou moins occupés par des toiles en devenir. Des tabourets et des chaises éparpillés, ainsi que des spots de lumière et une odeur de térébenthine.

le jardin

Un jardin de curé. Clos par des murs assez hauts en pierres écrues parcourues de fourmis, et accrochés en espaliers, des poiriers. Il n’est pas particulièrement entretenu mais a le charme des lieux hantés par l’agencement d’anciens propriétaires inconnus. L’herbe enserre les graviers asphyxiés qui se laissent couler dans la terre argileuse des allées tracées au cordeau. Le buis cerne des carrés alignés dont les spécialités disparaissent au profit de la folle avoine et des liserons. Seul le carré proche de la verrière est épargné. Une main gourmande y cultive des plantes aromatiques.

Codicille : Ces lieux n’existent que dans mon imagination et sont faits de bric et broc, souvenirs de détails ou pure invention. J’ai dû faire un plan pour qu’il y ait une certaine cohérence. L’écriture s’est faite à partir des images qui se formaient au fur et à mesure. Tendance à la liste.

7. rouge sang


proposition de départ

Elle enfila la première perle. Rouge sang. Le regard perdu dans les brumes d’une mangrove d’opéra. Il l’appelle sa Pénélope parce qu’elle suspend le temps là où loge son adolescence. Quand il lui caresse les cheveux elle baisse les paupières et ouvre ses artères. Son sang est épais et chaud, encore bien vivant

Elle enfila une deuxième perle. Nacrée rose. La mère la berce, un peu, beaucoup, à la folie. Dans le berceau les draps sont bleus, et la couverture, et la layette. Une odeur de myosotis. Une peur bleue.

Elle enfila une autre perle. Blanche. Ses doigts l’accompagnent le long du fil de soie. Elle se balance au-dessus de la voie lactée. Tant d’étoiles ! Aucune pour elle. Elle attend le passage de la comète Neowise, nouvelle sagesse, nouveaux refuges. Une longue solitude en perspective.

Elle ferma les yeux et écouta. Elle aime cette voix de contre alto quand il lui chante la vie. Tout devient calme. Elle se fond dans la profondeur du silence qui s’installe. Les mots effacent les bruits du dehors. Elle flotte dans leur bulle.
Elle enfila une perle couleur d’ambre. Il l’emmène sur son bateau, jonque ou felouque, caravelle ou péniche, pirogue ou galère, elle vogue avec lui. Tous les deux, tout seuls. Ils laissent sur les rivages les nœuds gordiens de son existence. Il lui demande si elle veut un enfant. C’est là l’erreur. C’est si douloureux d’être un enfant !

Elle choisit alors une perle de cristal qu’elle roula lentement entre le pouce et l’index, en explorant du regard la surface parfaite. Elle court, elle fuit, s’évade, quitte l’enfermement. Elle traverse des torrents, longe des champs de fougères, dévale des chemins rocailleux. Elle ne veut pas, elle ne veut pas !

Elle lâcha la perle de cristal pour une perle noire. Elle ne sera pas sa reine.

Codicille : à partir d’une vision, celle d’une femme ayant perdu la raison, qui enfile des perles. Enfiler des perles comme on décline le temps. Pas de chronologie, les perles n’ont pas de place définie. On peut défaire et refaire.

6. Mino


proposition de départ

Juste besoin que les noms aient une utilité dans le texte : sémantique (exemples 1 et 3), musicale (exemple 2). Je peux aussi ne mentionner que la première lettre ce qui laisse planer soit un certain mystère autour du personnage, soit de l’indifférence par rapport à son patronyme (exemple 4).

1 — Avant, il s’appelait Paavali F. Paavali signifie « l’homme au bâton, celui qui frappe » en finlandais. Et il a frappé…

Maintenant Paavali s’appelle Trausti… Trausti Kjartanson. C’est écrit sur le passeport que lui a procuré Evrard.

2 — La première fois qu’il l’avait appelée Mino, elle eut juste, pas envie de le quitter. Il y avait quelque chose d’énigmatique dans la façon dont il avait prononcé ce nom. « Je t’appellerai Mino ! » lui avait-il dit. Elle avait souri. Elle trouvait ça drôle, Mino ! Et comment ça s’écrit ? Il l’avait longuement regardée et dans un murmure avait répété « Miiiinoooo ! ». Sa voix s’était envolée dans la forêt. Elle était sûre que les oiseaux l’avaient entendue. Maintenant, pour eux, elle avait un nom.

3 — Le crépuscule des chiens

4 – C’est un homme

Codicille : étant en pleine transhumance estivale, je n’ai pas eu beaucoup de disponibilité pour écrire. J’ai donc fait la fainéante et ai repris des textes anciens sur lesquels je me suis posée rapidement la question du pourquoi, pourquoi ces noms ? Et je renvoie à ces textes par des liens sur mon blog perso.

5. place 24 wagon 4


proposition de départ
1

Une jeune fille. Elle laisse les sangles de son sac à dos glisser lentement le long des bras tandis qu’elle tape nerveusement sur les touches de son téléphone. Elle plie les genoux, penche le dos en arrière et laisse tomber le sac sur le siège bleu marine côté couloir. Elle ne quitte à aucun moment le téléphone des yeux. Elle se déplace jusqu’à la fenêtre à pas chassés, l’attention rivée à l’écran et s’assoit lentement à sa place tout en découvrant des dents d’une blancheur de cygne accentuée par un teint mat qui sent bon la méditerranée. Elle ne voit pas vraiment où elle se trouve, elle a juste repéré le numéro de la place qu’elle avait réservée. Ses doigts s’animent régulièrement sur le téléphone et son visage agit comme miroir, véritable révélateur de la conversation, du tchat, qu’elle entretient. Elle s’enfonce dans le siège et croise les jambes. Son jean est troué aux genoux. Ses baskets rouges sont assorties à la chemise qu’elle porte ouverte au-dessus d’un tee-shirt écru. Elle éclate de rire, les yeux toujours fixés sur le téléphone. Le train démarre. Elle ne l’entend pas.

2

Une vieille femme. Elle fixe le numéro au-dessus du siège et le compare avec celui sur le billet. Plusieurs fois. Elle acquiesce de la tête, se penche, relève les accoudoirs qui sont autant d’écueils sur le parcours jusqu’à sa place. Elle défait son imperméable beige et mouillé, le secoue, le plie et le pose avec son sac à mains sur le siège côté-couloir. Elle regarde autour d’elle et sourit en direction des passagers présents découvrant ainsi le travail impeccable fait par un orthodontiste sur une dentition en voie de disparition. Elle s’agrippe aux dossiers à l’aide de doigts pleins d’os et de bagues et avance de guingois jusqu’à se coincer contre la vitre. Commence alors une chorégraphie qui rappelle celle des chats quand ils cherchent la position la plus confortable au milieu d’un fatras d’objets inconfortables. Enfin elle est assise. Non sans douleurs. Elle attrape son sac, sort une paire de lunettes à la monture métallique et une étole aux arabesques colorées dont elle se couvre les épaules. Elle parait petite fille perdue dans un grand fauteuil, ses pieds touchant à peine le sol. Le train démarre. Elle se tourne vers le quai et fait un geste de la main inutile car il n’y a plus personne pour le recevoir.

3

Une étudiante. Elle pose avec mille précautions un cartable en cuir noir mat sur le siège en velours bleu devant elle. Elle sort de la poche un téléphone portable et des écouteurs qu’elle introduit dans le conduit de chacune de ses oreilles cachées par des cheveux mi-longs teintés en roux. Elle enlève la veste et la met en boule bien ordonnée pour en faire un coussin. Puis elle va s’installer sans aucune difficulté à la place près de la fenêtre. Elle récupère son cartable. Elle relève l’accoudoir central et se met en travers pour donner de l’aisance à ses jambes, pose le coussin derrière la nuque, le cartable derrière son dos et se cale dans l’encoignure de la fenêtre et du fauteuil. Elle porte un pantalon léger vert anis et des mules à talon ocre. Quand le train démarre elle est prête pour faire un somme.

4

Une femme enceinte. Grossesse bien avancée. Le ventre en avant, les reins cambrés, une main posée sur la hanche, un peu en arrière, et l’autre qui caresse le ventre. Elle a mis le cabas plein de victuailles entre les sièges. Elle attend l’annonce de départ du train pour s’asseoir. Elle promène le regard sur les autres passagers puis le glisse sur le quai où un homme essaie d’attirer son attention. Il lui fait signe de s’approcher de la fenêtre. Elle fait celle qui ne comprend pas et lui envoie un baiser du bout des lèvres accompagné d’un sourire plein de charme. Elle entend le haut-parleur puis le claquement des portes automatiques. Elle s’assoit sur le bord du siège, les pieds coté couloir et à l’aide des bras se tire en arrière jusqu’à ce qu’elle atteigne la vitre. Alors elle pivote en tenant son ventre. Le train démarre. il lui faut trouver une position plus confortable.

5

Une femme noire de peau. Du grand sac de tissus bariolé en bandoulière, elle tire un portefeuille. Elle l’ouvre et cherche le billet de train parmi maints papiers qu’elle doit ranger, qu’elle rangera en rentrant si elle n’oublie pas, entre temps, qu’elle doit le faire. Elle regarde dans tous les compartiments du portefeuille, rien ! Elle fouille dans le grand sac en retournant toutes les choses plus ou moins utiles qu’elle y a entassées. Elle s’énerve. Sort une partie du contenu du sac sur le siège, secoue les revues, secoue un livre, déplie un châle, extirpe un parapluie pliant, examine la trousse de maquillage, rien ! Exaspérée elle remet tout en vrac dans le sac et machinalement tâte les poches de son jean, plus par acquis de conscience que par conviction. Elle y trouve le billet. Elle relève la tête qu’elle avait jusqu’alors maintenue baissée comme une pénitente de couvent. Ses yeux se plissent de contentement. Les cheveux crépus savamment relevés en une touffe vaporeuse au-dessus d’une tête portée par un long cou gracile, des lèvres charnues et bien dessinées, un large front lisse couleur d’ébène, un nez court et légèrement épaté, elle a tout du cliché de la belle africaine. Et elle est vraiment belle ! Elle se glisse rapidement à sa place, s’affale presque, regarde autour d’elle. Le train démarre. Elle sort une revue de son sac

6

Une femme obèse. Légèrement maquillée, les cheveux courts teintés de reflets légèrement roux, une robe ocre jaune de toile légère, un sourire aux coins des lèvres aussi léger que celui de la Joconde… tout est léger en elle. Tout sauf son poids. Elle est grande et elle est atteinte d’obésité. Elle regarde le numéro des places puis l’espace qui lui est alloué. Elle semble désolée. Pas beaucoup d’espace. Elle tient un petit sac à main qu’elle lance sur le siège côté fenêtre. Elle remonte l’accoudoir et se retourne pour être dos aux sièges. Elle se tient aux dossiers de part et d’autre et plie lentement les genoux en freinant du mieux possible la descente vers l’assise du siège. Quand elle sent qu’il n’y a plus aucune crainte à avoir sur un écrasement trop violent, elle lâche les dossiers. Elle est assise. Elle entreprend de pivoter. Des gestes familiers. Une longue habitude de ce corps encombrant. Elle s’installe côté couloir. Elle récupère son sac. Le train démarre. Le voyage va être long

7

Une femme voilée intégralement. Seuls points de repère, la silhouette et les lunettes. Elle est donc myope, ou astigmate ou bien cache-t-elle aussi ses yeux derrière les verres neutres de lunettes à monture épaisse et noire. La silhouette d’un fantôme noir de geai. Pas très grande, plutôt menue. Agile. Elle se glisse rapidement à sa place accompagnée par les regards interrogatifs des passagers présents. Bien adossée au fond du siège, raide dans sa posture, les mains gantées de noir posées sur les genoux, la tête tournée vers le quai, elle ne bouge plus. Le train démarre. Vers quels horizons ?

8

Une femme d’âge mur. Elle balance son sac à main en cuir violine sur le fauteuil près de la fenêtre et y laisse, avec une certaine élégance, tomber son corps éreinté et un soupir de soulagement. Tous ses muscles se détendent laissant apparaitre une douceur naturelle sur le visage. Puis elle jette un coup d’œil sur le quai sans vraiment chercher à voir ce qui s’y trame. Son regard est ailleurs. Elle ferme les paupières. Au fond de ses yeux sombres se dessine peut-être l’espoir d’une île, d’un port où déposer la fatigue que des cernes bleutés légèrement nacrés trahissent. Derrière la vitre une ville qui va la quitter. Une ville amie des nuages, une ville ruisselante de conformité. Y était-elle la bienvenue ? Elle étend ses jambes sous le siège avant, prête à plonger dans les méandres de son imagination. De belles jambes fines et bien galbées, mises en valeur par une jupe serrée au-dessus des genoux. Elle frissonne, appuie la tête contre la vitre, une main posée sur le sac à mains, l’autre sur le bord de fenêtre. Le train démarre. Elle ouvre les yeux et se redresse.

9

Une femme agitée. Elle se retourne constamment et tient son sac collé au ventre. Elle a repéré la place mais elle s’intéresse tout d’abord aux passagers déjà installés. Elle les dévisage un par un avec ses petits yeux de myope, en toute indiscrétion. Elle jette un coup d’œil sous la banquette, sur l’étagère qui court le long du wagon, dans la poubelle. Elle a un corps maigre, secoué par des tremblements non maitrisés. Elle regarde une dernière fois derrière elle avant de se glisser rapidement vers sa place. Assise, elle est comme un ressort. Elle se lève pour enlever la veste. Se rassoit, se relève pour couvrir ses épaules avec la veste et se rassoit. Elle se relève pour savoir qui vient de rentrer dans le wagon. Se rassoit. Le train démarre. Elle se ratatine sur le siège comme si elle ne voulait pas qu’on l’aperçoive depuis le quai qui défile. La peur ?

10

Androgyne. Elle, ou peut-être il, range son cartable sur l’étagère au-dessus des sièges. Se glisse jusqu’à la place côté-fenêtre, passe une main plutôt épaisse, une main de travailleur manuel, sur l’assise pour enlever quelques miettes, baisse le rideau et se laisse aller au fond du fauteuil, le regard dans le vague. Elle, ou peut-être il, a des cheveux bruns très courts, d’épais sourcils noirs, une peau lisse et mâte, des lèvres épaisses bien ourlées, un nez assez imposant. Ses yeux noirs sont soulignés au khôl, poudre minérale faisant échos à une petite perle noire plantée sur le lobe de son oreille gauche. Elle, ou peut-être il, porte un costume veste pantalon en lin naturel et une chemise blanche au col Mao largement ouvert sur une petite chaine en or et une médaille représentant une mante religieuse. Elle, ou peut-être il ferme les yeux tandis que le train démarre.

Codicille : J’ai d’abord recherché dans les textes déjà produits pour l’atelier les phrases susceptibles d’être intéressantes. Puis j’en ai choisi une dans « Eclipse de lune – roman » : [Elle s’installa côté fenêtre]. Dans un premier temps j’ai commencé à chercher dans ma bibliothèque des livres dans lesquels je pouvais retrouver cette situation, en me disant que j’allais faire un cut-up de 10 occurrences. Je suis tombée sur la Modification de Michel Butor dont j’ai relu le premier chapitre. Bonne imprégnation, changement de cap. Je me suis alors demandé qui pourrait être « elle » dans la phrase. Qui je voyais en lisant « elle » et qui j’aurais pu voir. J’ai listé les images qui me venaient et je les ai déclinées. C’est très descriptif.

4. le carnet


proposition de départ

Vieille. Vieille et seule. La trivialité de la vie frappe aux carreaux des tristes fenêtres du balcon. La vieille se retire dans son chagrin. Refuge. Vibrations douloureuses. Elle se rabougrit dans le ruban de Moebius de ses ruminations. Prostrée. Perdue dans le monde étroit de ceux qui restent, croûtons d’une vie bien entamée. Brutalement vieillie. La mort a assassiné son mari. Ses rides crient maintenant l’injustice, l’escroquerie, la cruauté de la grande faucheuse. Sa tignasse sel et poivre ramassée trop rapidement sur une nuque soumise donne à voir le renoncement. Son corps lui fait horreur. Sa carcasse grince aux articulations. Tous les matins elle arrose les soucis sur le balcon. C’est tout ce qu’elle peut encore donner. De l’eau aux soucis à l’heure où les chiens promènent leurs maitres avec condescendance. Seule. Elle mange de petits repas bien équilibrés, seule. Elle dort d’un sommeil à écraser les plus grandes armées, seule. Elle chante, seule. Non ! En fait elle ne chante plus. Elle écoute de la musique seule, à fleur de peau. Elle se promène sur des voies ferrées désertées, seule. De son regard noir elle repousse toute intrusion. Elle prend son verre de Porto au goût amer, seule. Le dimanche c’est un Americano. Elle y gagne en ivresse, tristesse solitaire. Les caresses aussi sont en solitaire. Elle croit sa vie derrière elle. Pas d’énergie pour faire autrement. A l’abri des rideaux jaunis par la misère, elle guette, seule. Elle espère ramasser des miettes d’histoires. Les gober, les ruminer, les transcrire sur le gros carnet marron, celui qu’elle n’a pas terminé avant qu’il ne meure. Celui qu’elle avait commencé lors de leur voyage en Islande. Son obsession, finir ce carnet. Elle n’a plus rien à écrire d’eux. Eux, n’existe plus. Mais un carnet, ça se termine !

*

Cette femme n’a plus vingt ans depuis longtemps. La vie coule, harmonie insouciante du monde. Il y a, en la femme, une douleur infinie, une mélancolie profonde qui appelle l’estime. Elle semble absente au moment présent, noyée dans une rêverie sombre où flottent les fantômes de son passé. Quand leur histoire s’est invitée au mausolée de leur amour elle a épousé l’âge d’airain. De tendres sillons parcheminent maintenant son visage usé par les pleurs. Elle se fond dans la nostalgie, dans la houle morose de ses regrets. Son ample chevelure blanchit dans le désordre de ses pensées. Elle a mal à ses membres, à son âme. Elle pleut sur les fleurs comme il pleut en son cœur. Elle se fane lentement tandis que se pavanent la gente canine en bonne compagnie. Sola, è sola. Mangia da sola. Dorme da sola. Canta da sola. Non ! non canta più ! Les notes de la gamme dégoulinent dans le caniveau de sa mémoire. Dégouline l’alcool, dégouline l’amour. Tout s’évanouit. Le lendemain, pâle destin, s’éloigne dans la brume. O ! comme elle est seule ! Enroulée dans le lin du voilage, elle espionne la vie qui se déroule loin de son âge, sur la pelouse de l’esplanade. Elle en demande les romances de celles-là même qui se baladent sans tourments, flânant entre les tilleuls en fleurs. Elle voudrait les déposer sur les feuilles ivoirines de son journal d’Islande. Elle voudrait que ce carnet ne soit pas celui du deuil. Une belle histoire est finie. D’autres continuent. Mouvement perpétuel.

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J’ai commencé par le ton dur. Le rythme me correspond davantage. J’ai beaucoup utilisé sur word la fonction « dictionnaire des synonymes » qui m’a permis de choisir des mots en fonction de leur sonorité. Le son « r » sonne dur pour moi. En français il n’est pas roulé.

Puis j’ai repris le texte pour l’adoucir par les mots et par l’approche sémantique sans en enlever le tragique. J’ai utilisé un peu d’italien dont la chanson me parait douce. Les sons « l » , « m » et « n » me sont doux à l’oreille. J’ai aussi un peu joué avec des poncifs.

3. incipits


proposition de départ

Eclipse de lune (roman)

Elle traversa le désert du grand hall d’un pas léger. Le train entrait en gare. Ils n’étaient pas nombreux à patienter sur le quai. Elle n’y prêta pas attention, attendit l’arrêt complet de la locomotive et se dirigea vers le wagon numéro trois. Personne n’en descendit. Elle ouvrit la porte et monta. Elle se dit alors… c’est pas si dur que ça … je comprends pas pourquoi je m’en faisais tout un patacaisse… partir… Elle sourit. Yesss ! … foutre le camp… quitter cette putain de ville ! Ouais ! j’en ai mis du temps avant de me décider… quelle conne ! Mais quelle conne ! Je suis vraiment nulle de chez nulle ! Elle s’avança dans l’allée à la recherche de la place réservée le matin même alors que le soleil n’avait pas encore franchi l’horizon. Elle fredonna dans sa tête Pars ! Et surtout ne te retourne pas ! Mais elle savait que la fin ne serait pas comme dans la chanson d’Higelin. Elle ne reviendrait pas. Elle voulait… elle ne savait pas vraiment quoi mais elle le voulait. C’est comme vouloir naître une seconde fois…C’est drôle… cette homophonie n’être… naître. C’est comme… je me casse… et je me casse… deux moments, deux sens… Elle trouva enfin la place. Elle s’installa côté fenêtres. Sans voisin immédiat. Elle regarda sa montre. Deux minutes encore et s’en était fini de cette ville. J’en reviens pas ! Je -vais-quitter- dé-fi-ni-ti-ve-ment ce trou du cul du monde ! Sont pas près de me revoir ! Quand le train démarra elle n’eut même pas un regard vers ce paysage d’une urbanité lugubre. Elle sortit un carnet et un crayon et se mit à écrire tandis que le train prenait de la vitesse. Quand elle leva les yeux, son regard était vide. Vide sa tête, vide son cœur. Elle avait tout laissé sur le quai. Il n’y avait personne pour les récupérer. Elle vivait seule, elle n’aimait pas la permanence de quelqu’un à ses côtés. Elle avait eu des amours. Pas beaucoup d’amis. Elle ne les avait pas prévenus. Elle n’avait prévenu personne pour la simple et bonne raison que la veille encore elle ne savait pas qu’elle allait partir. Ce qui l’avait décidée était étrange. La nuit précédente, la lune était apparue immense au-dessus des immeubles. Elle émettait un rayonnement d’une intense beauté. Elle aimait la lune. Elles passaient du temps ensemble lors de ses insomnies. Cette nuit-là, tandis qu’elles se souriaient avec beaucoup de tendresse, elle avait ressenti une énergie nouvelle se diffuser dans tout son corps. Une impression d’ivresse, de douce euphorie qui se distillait dans les veines. Autour d’elle tout avait paru autre, tout avait dit la laideur. Les immeubles, les rues étroites encombrées de poubelles, les rideaux métalliques tout rouillés baissés sur les boutiques, les réverbères dont un sur deux n’éclairait plus, les panneaux tordus, les portes taguées, tout ce pour quoi elle avait éprouvé une certaine indulgence parce que c’était son enfance, c’était sa vie, tout lui avait sauté aux yeux dans son évidente laideur ! Elle avait alors ressenti comme une urgence. Il fallait qu’elle parte. Elle était partie. Dans l’heure qui avait suivi cette métamorphose elle avait réservé un billet dans le premier train du matin sans se soucier de la destination, fait une petite valise dans laquelle elle n’avait mis que le strict nécessaire, …le reste je l’achèterai au fur et à mesure…, écrit deux mots au propriétaire et laissé un chèque sur la table de la cuisine qui couvrait les trois mois de préavis. Elle n’avait pas de destination précise, juste le terminal du train, et pas de projet. Son seul désir, partir, quitter cette ville. Dans le taxi qui l’avait conduite à la gare elle s’était retournée quand le balcon de son appartement avait disparu au coin d’une rue. Aucun remord. Juste un sentiment du devoir accompli. Voilà ! C’est fait ! Ya plus qu’à… Dans le train elle était étonnée de ne ressentir aucune inquiétude. Il lui semblait qu’elle avait une confiance absolue en un hasard bienveillant. Il serait son fil conducteur.

Eclipse de lune (nouvelle)

Tout a basculé un soir de pleine lune. Avant, l’idée de partir ne faisait que l’effleurer. Mais ce soir-là c’était une évidence, une nécessité absolue. Pas besoin de raisons. Elle devait partir, quitter cette ville, se défaire de ses attaches, se débarrasser de ses carcans. Elle devait suivre la lune. Apparaître, disparaître, un peu, beaucoup, pleinement. Quand le propriétaire de son appartement, un ancien amant, découvrit la lettre qu’elle lui avait adressée, il fut sidéré et prit peur. Il fouilla l’appartement à la recherche d’un indice qui lui indiquerait quelque chose de sa fuite. Si tant est que ce soit une fuite !

Pour le roman j’avais dans mes souvenirs une fuite programmée dans Kafka sur le rivage de Murakami. J’ai eu envie de prendre le contre-pied avec un départ inattendu sans motif raisonnable

Pour la nouvelle j’ai voulu travailler sur la même idée, la même histoire mais le résultat ressemble davantage à une 4ème de couv’.

2. la tentation


proposition de départ

Par l’entrebâillement de la porte. Ils n’ont pas entendu frapper. Ils n’ont pas entendu la porte s’ouvrir lentement et se figer en laissant passer cette image d’eux, prise dans un cadre tout en hauteur. Ils apparaissent dans la partie haute du cadre, au bout d’un couloir sombre, animés dans la lumière diffuse de ce jour désespérément terne. Ils sont assis face à face. Lui devant une assiette vide. Il émiette nerveusement une tranche de pain qu’il ne quitte pas des yeux, les épaules et la tête en avant, comme celles d’un taureau prêt à foncer. Elle, elle se lève sans cesse et disparait du cadre. Elle ne revient jamais les mains vides. Elle met le couvert, tout en parlant aux murs qui semblent las de ce verbiage incessant. Un long moment d’absence. Il lève la tête et fixe un point devant lui… Elle ? Une odeur de poisson se répand jusqu’à l’embrasure de la porte. Il baisse la tête et ramasse les miettes dans l’assiette pour les transformer en boulettes. Elle revient. Pose un plat fumant entre eux le sert, se sert, et s’assoit. Il prend les couverts, le couteau, le regarde longuement, la regarde, regarde son assiette. Il pose les couverts, repousse l’assiette, se lève et disparait. Elle jette violemment le torchon par terre, se prend la tête entre les mains, coudes appuyés sur la table, et se met à sangloter. Il réapparait un paquet enrubanné de lettres à la main. Il les pose devant elle, l’observe. Elle se décompose devant son regard insistant. Il recule, hors-champ, avance, dans le cadre, il se penche comme pour lui murmurer quelque chose à l’oreille, une main agrippée au dossier de la chaise. Mais il se relève brutalement et fout le camp. Elle se lève, tourne lentement autour de la table et sort du cadre. Dans l’entrebâillement de la porte, au bout d’un couloir sombre, sur une table embarrassée, un paquet de lettres.

M’est venue d’abord l’idée de la porte entrouverte, de la place du voyeur involontaire (?). Puis des images … celles de tableaux d’Edward Hopper et du film « Le chat » avec Gabin et Signoret.

1. l’esplanade


proposition de départ

Il n’est pas tout à fait 9h du matin un dimanche de printemps. Il fait beau. Les rues sont désertes. La fontaine dort encore. Les tilleuls alignés en fer à cheval autour de la pelouse commencent tout juste à distiller dans l’air tiède du matin un parfum doucereux. Ici et maintenant c’est l’heure des chiens. La vieille dame sort sur son balcon. Elle sait qu’ils vont arriver, conduits par leurs maitres. Aujourd’hui elle parierait bien sur le jeune homme aux chaussures rouges. Il arrivera le premier, du moins c’est ce qu’elle souhaite. Le voir tout seul avec son chien. Il s’approchera peut-être davantage de l’immeuble. La vieille dame n’y connait rien en chiens mais elle dirait que celui-là c’est plutôt un labrador, un labrador chocolat. Elle le dirait, parce que le mot sonne bien dans sa tête et que sans doute un jour, elle ne sait pas vraiment quand, mais un jour quelqu’un lui a dit que les chiens comme celui-là s’appelaient des labradors... Et puis que ça va bien avec le jeune homme aux chaussures rouges. C’est un homme athlétique, cheveux bruns bouclés autour d’un visage pâle, chemise grenat ouverte sur un tee-shirt gris. Ce matin il est rasé de près. Il a pris son temps avant de quitter la maison. Il n’aime pas arriver le premier. Il ne sait que dire. S’il arrive quand les filles sont déjà là avec leurs chiens, il se sent moins emprunté… Les chiens se font la fête, les filles bavardent entre elles et l’invitent à participer à la conversation par des rires bruyants. La vieille dame ne les apprécie guère. Elle les trouve trop exubérantes. En fait, elles sont « nature », sans complexe affiché, à l’aise… tout ce dont est dépourvu le garçon… qui les envie. Il traîne sa timidité au bout de son regard. Il a souvent pensé à consulter mais il pense avoir trouvé mieux… un chien. Cette chienne ! Ce labrador qu’il a appelée Freyja, comme la déesse nordique de l’amour. Freyja, elle est jeune. Elle est affectueuse. Elle est joueuse aussi, et quand elle sort avec lui elle tire sur la laisse pour arriver plus vite près de ses compagnons de jeux. Elle jappe de temps en temps quelques mots d’impatience. Son maître lui sourit. Lui aussi est impatient. De loin il voit sur le balcon du premier étage la vieille dame en kimono couleur abricot. Elle arrose ses plantes et rentre. Il comprend que les filles sont déjà là avant de les voir. Quand il est tout seul, elle reste sur le balcon. Sinon elle disparait une fois l’arrosage terminé. La vieille dame est déçue. Elle rentre et ferme les rideaux mais reste discrètement au coin de la fenêtre. C’est plus fort qu’elle. Il faut qu’elle sache. Freyja est lâchée. Elle se précipite vers les filles et leurs chiens qui sont encore en laisse. Une des filles, petite et blonde, fait un signe de la main en direction du nouveau venu et lui lance un au revoir plein de rires. L’autre lâche son chien et se tourne vers Freyja. Commence alors une étrange chorégraphie entre elle et la chienne. Et tout en sautillant elle se rapproche du garçon. C’est ce qu’elle veut. Lui parler. Elle a perçu sa timidité. Depuis plusieurs jours ils se côtoient. Grâce aux chiens. Mais ils ne se parlent pas. Ou si peu. Et chaque fois il rougit. Elle y a réfléchi… ça sera plus simple sans sa copine. Elles sont d’accord. Voilà, elle est à côté de lui ! Elle lance une balle. Freyja et le chien jaune partent en courant. La vieille dame derrière le rideau se dit que cette petite, elle est maline ! La fontaine s’est mise en route. Le bruit des jets d’eau couvre les paroles et en partie les aboiements. Alors, elle abandonne son poste d’observation. Demain sera un autre jour. Pendant ce temps ils ont échangé leur prénom. Il est un peu déçu, elle s’appelle Sabrina, il n’aime pas du tout… il rêvait d’un nom plus… mais non, c’est idiot, on ne choisit pas son prénom ! Elle, elle est ravie de pouvoir le nommer, Laurent ou Lorent, elle a oublié de lui demander comment il l’écrit… Trois jeunes gens, gros sacs à dos, chiens en laisse et bières à la main viennent s’installer sur l’un des bancs protégés par des rosiers pourpres. Ils parlent fort. Ils semblent déjà sous l’emprise de l’alcool. Laurent et Sabrina rappellent leurs chiens et s’éloignent. Freyja traine en se retournant vers les nouveaux venus. Des compagnons de jeu ? Les jeunes sortent d’autres bières de leurs sacs, et une gamelle que l’un d’eux va remplir dans l’eau de la fontaine. Il la trouve fraîche. Il se rince le visage. Il rêve d’un bain dans les eaux d’un lac en montagne. Quand il est parti sur les routes, c’est là qu’il voulait aller, en montagne ! Puis les rencontres en ont décidé autrement. Il est bien plus faible que ce qu’il pensait. Et influençable. Il s’est donné un an pour aller jusqu’au bout de cette expérience. Il se dit qu’il faut qu’il fasse attention de pouvoir en revenir. Sa vie n’est pas là…

J’ai d’abord pensé à l’épuisement d’un lieu (l’esplanade) façon Perec, en imaginant ce qui peut bien se dire dans la tête des personnages de passage sous forme de petits monologues intérieurs. Mais c’est venu autrement alors j’ai laissé faire… l’essentiel était pour moi de mettre le pied à l’étrier

 



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1ère mise en ligne 22 juin 2020 et dernière modification le 8 novembre 2020.
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