les exercices de Danièle Godard-Livet

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 Ingénieure agronome et philosophe (épistémologie des sciences)... il y a longtemps !
 fréquente des ateliers d’écriture depuis 30 ans (Aleph, TiersLivre en particulier), en anime parfois ;
 lectrice, écrivaine, photographe, biographe, généalogiste...
 aime accompagner bénévolement les artistes et les scientifiques qui ont du mal à écrire pour leurs portraits, demandes de résidences, réponses à appel d’offre...
 essaie de finaliser ses projets personnels jusqu’à l’exposition ou l’autoédition confidentielle, mais publiée sans remords sur amazon.fr
 tient un blog lesmotsjustes.org
 traîne souvent et cause parfois sur Facebook, instagram et twitter
 pratique le Qi Qong et l’aïkido (3e dan) et l’enseigne aux enfants
 ne cuisine pas, ne repasse pas, ne fait pas de vidéos ni de vélo, mais élève des poules et aime manger simple et bon, et boire (avec modération)

20. Première fois


Elle ferme les yeux. Elle s’imagine pédalant au bord d’un canal sur le chemin de halage. Une odeur douceâtre l’envahit. Les feuilles jaunes des peupliers tapissent le chemin. Elles ont une odeur bien particulière, odeur d’osier, odeur de manouches tressant leurs paniers et les vendant au marché. C’est le souvenir d’une très ancienne promenade en vélo avec son père avant le divorce de ses parents. Un vélo qui avait encore des roulettes comme ceux des tout petits enfants ? Non, ce n’est pas possible, elle confond avec le souvenir d’une photo sur son premier vélo. Jamais son père ne l’aurait emmenée si loin sur son vélo d’enfant ! Qu’importe, elle sent encore le vent sur ses jambes nues, l’énergie qu’elle met à pousser sur les pédales pour dépasser son père, la joie de savoir faire du vélo. C’était sûrement bien plus tard, elle devait avoir une dizaine d’années ; en fait juste avant la séparation de ses parents. C’est peut-être pour ça que le souvenir est resté si fort. Il avait plu peu de temps avant, il restait des flaques qu’il fallait éviter et des branches cassées par le vent. Ils étaient rentrés au soir tombé, il commençait à faire froid. Elle sent l’odeur de la soupe dans le chaud de la maison, cette soupe de légumes qu’elle détestait. Sa mère n’avait pas apprécié ce retour tardif, surtout qu’il n’y avait pas de lumière sur son vélo de petite fille. Ça n’allait déjà pas très bien entre ses parents, mais elle ne se doutait de rien à l’époque ou alors elle a oublié. Où était-ce ? Elle pourrait demander à sa mère. Elle n’en a pas envie. Elle préfère garder le souvenir ainsi, un peu flou, enchanté. Peut-être l’unique promenade à vélo qu’elle ait faite avec son père ! C’est drôle que ça lui revienne alors qu’elle imagine la promenade à vélo avec Thomas.

Aura-t-on le droit de faire du vélo avec le nouveau confinement qui démarre ? Elle y pense tout à coup. Ce serait un désastre s’il fallait abandonner cette ballade avec Thomas. Trop triste, trop injuste. Elle en a mal au ventre, ouvre les yeux et voit tous ces groupes qui marchent avec ou sans chien, avec poussette ou sans poussette, seuls aussi. Jamais elle n’avait vu tant de gens sur ce chemin. Les vacances sont pourtant terminées, mais ce n’est pas un lundi comme les autres. Le confinement vient de commencer sans dérogation possible. Elle a oublié de remplir son autorisation. Elle croise Filo et son père qui promènent Sénèque en laisse. Le chat a bien grossi et semble apprécier la sortie. Filo est rayonnant. C’est la première fois qu’elle voit son père sortir de chez lui autrement qu’en voiture. Ils lui font un petit signe amical.

Tant pis si le vélo est interdit, ils iront à pied. Tant pis, si ça ne dure qu’une heure dans la limite d’un kilomètre.Ce sera leur première fois. Elle sait que ce sera bien. Elle en est sûre.

19. Pourquoi tant d’insouciance ?


proposition de départ

Je marche et cela me fait du bien. La marche dissout mes angoisses, mes doutes, mes peurs. Peu importe le paysage ou le temps qu’il fait, les jambes marchent et cela dénoue quelque chose. Est-ce la respiration qui se fait plus profonde ? Est-ce le mouvement qui empêche la stagnation ? Les ruminations cessent. Ne plus pouvoir marcher, ne serait-il pas pire que de ne plus voir et de ne plus entendre ? La marche, c’est un état qui ressemble à l’éveil ; ce qu’on a ressassé toute la nuit disparaît au réveil ou du moins se fait plus léger, plus fluide.

Je marche et cela me fait du bien. Lila a l’air heureux. Je ne devrais pas m’inquiéter et pourtant…

Ce matin, Jacques marche à mes côtés. Nous ne parlons pas ou si peu. Il sait que je suis préoccupée et que dans ces cas-là la marche me fait du bien. Ma fille trouvera-t-elle un compagnon aussi attentif et discret qui saura la deviner et la pousser sans la contraindre vers ce qui lui fait du bien. Deviner les moments et les remèdes qui conviennent. Ecouter le silence sans poser de question. Respecter les états d’âme maussades sans s’en alarmer. C’est une chose si hasardeuse que la rencontre de la bonne personne. Il n’y a pas de recette. Celle qui inventera ce que vous ne savez pas vous-même, comme on invente un trésor enfoui, celle qui vous fera découvrir ce que vous ne saviez pas ou n’osiez pas savoir de vous-même.

Les asters d’Amérique ont fleuri de ce mauve si doux, ils tiennent compagnie au linaires jaune pâle. J’hésite toujours à les arracher du jardin, ce sont des plantes très envahissantes qui ne sont belles qu’en octobre et pour si peu de temps. J’aime les voir sur les bords des fossés. Peu d’arbres ont déjà des couleurs d’automne comme on les imagine, ces jaunes lumineux ou ces rouges claquants. Les vergers de poiriers en portent un peu sur quelques feuilles qui cachent encore les poires oubliées, bien petites et dures. Jacques veut toujours en ramasser et s’en remplir les poches. Il n’aime pas les poires, mais sait que je m’en régale. Pas de celles-là, qui ont si peu de chair qu’il ne reste que des pépins dans un coeur pierreux quand on les ouvre. Il en croque une et la recrache. Je sais qu’il recommencera demain et après-demain. Il aime l’idée de la cueillette. Il me fait penser à mon père qui aimait aussi cueillir les pommes oubliés, les fruits gratuits.

Bien sûr que l’avenir financier de Lila m’inquiète. Je trouve les jeunes d’aujourd’hui si insouciants quant aux ressources dont ils disposeront pour vivre. Il me semble que l’on peut être ainsi à 20 ans, mais pas quand on approche de la quarantaine. Abandonner ce travail de fonctionnaire pour devenir artiste, est-ce bien raisonnable ? Et si cela ne marchait pas ? Comment faire pour élever des enfants, payer son loyer, vivre tout simplement ? Je sais que ce sont des réflexions de vieille à qui la banque vient de refuser un prêt au motif que le questionnaire de santé n’était pas vierge. Il y a un moment où tout le monde commence à prévoir votre fin, votre incapacité à honorer des échéances lointaines. On y pense soi-même, mais cela sonne comme une terrible restriction des possibles. C’est tellement angoissant.

Un pigeon s’envole à grand bruit d’ailes près de nous. Je regarde et j’aperçois deux pigeonneaux serrés l’un contre l’autre sur une branche. Ils sont gras et dodus comme ceux que l’on étouffe au nid pour les manger. L’un des deux est déjà blessé à la tête ; il ne survivra pas longtemps. Quelle imprévoyance de se reproduire si tard dans la saison ! L’imprévoyance de la nature. J’ai l’impression que Lila est ainsi, à ne penser qu’à vivre d’amour et d’eau fraîche. Et pour le moment, elle n’a même pas l’amour. Juste l’eau fraîche de sa vocation d’artiste. Ce garçon qu’elle a rencontré sur le chantier, ce conducteur de pelle hydraulique, je sais qu’elle a accepté son invitation à aller faire du vélo avec lui. Que peut-on en attendre ? Elle l’a invité à boire l’apéritif à la maison à la fin du chantier. Il s’appelle Thomas. Il est sympathique et adroit, mais il a un peu de ventre déjà et j’imagine si peu la concordance d’une artiste et d’un manuel. Comme le monde est différent de ce que nous avons connu. J’imagine que cette pandémie me porte à la tête. Suis-je victime des dégâts psychologiques à prévoir dont tout le monde parlait et contre lesquels je me sentais si bien armée ? Je vois tout en noir. Comme si l’avenir devenait obscur. L’annonce du couvre-feu m’a fait peur. Nous ne sommes pas concernés directement, mais ces mots « couvre-feu » sont si dramatiques. Mes parents avaient-ils pour mon avenir les mêmes inquiétudes que celles que j’ai pour Lila ? Sans doute l’époque était-elle plus riante.

Jacques me parle de l’article qu’il vient de lire sur le ministre de la justice. J’ai oublié son nom, il me le rappelle : Dupont-Moretti. J’oublie de plus en plus les noms. Et puis, il y a eu la décapitation de ce professeur pour avoir montré à ses élèves les caricatures de Mahomet. Jacques pense encore en politique, moi je me sens juste terrifiée et j’avoue que je n’aurais pas le courage de montrer ces caricatures aux élèves si j’étais professeur. Nous commentons la dernière série visionnée en replay. Je me suis endormie avant la fin et je sais qu’il n’aime pas me raconter les fins, mais aujourd’hui il le fait gentiment. Il sait que j’ai besoin de penser à autre chose.

Nous rentrons toujours par le même chemin, passons devant les mêmes clôtures en faisant aboyer les mêmes chiens. Dans la boite aux lettres, il y a la première lettre de la nouvelle maire. C’est long, verbeux et vide. Elle a choisi pour en-tête une phrase de Sénèque : « Pendant que nous sommes parmi les hommes, pratiquons l’humanité ». Je l’entends comme un glas.

 

18. tout est vrai


proposition de départ

On me demande souvent si tout est vrai dans mes romans. Je réponds oui, tout est vrai et même vécu. Sinon, je ne pourrais pas écrire. Il me faut pour écrire ce rapport poignant à une réalité qui non seulement me touche de l’extérieur, mais m’empoigne de l’intérieur. Mes projets arrêtés qui ont pour thème la maladie d’Alzheimer et l’enfermement des otages se sont heurtés à une incapacité à vivre totalement de l’intérieur le sujet. J’ai rechigné devant le gouffre où m’entraînait le récit, mais je les reprendrai car je commence à comprendre que vivre de l’intérieur n’implique pas d’être otage ou de vivre la maladie d’Alzheimer. C’est autre chose. Il faut que j’aie moins peur et que mon entourage ne s’affole pas de ce qui me trotte dans la tête. Je suis restée une paysanne dans l’âme, ça m’aide pour le vrai. Proche de la nature, des sensations physiques, tout de suite alertée quand les citadins déroulent leurs roueries et leurs poses.

Il ne suffit pas de partir d’une histoire vraie, un peu fictionnée dont on dirait à la fin comme dans certains films : « Ma Lila-Camille, ma fille adoptive va bien. Elle m’a envoyé hier ses premiers collages réalisés en formation d’art-thérapie et sa première story à partir d’une visite au musée. Je crois qu’elle a compris qu’un peu de culture va démultiplier sa sensibilité. Et elle s’est introduite dans mon projet d’ouvrage collectif de photo avec ses compétences de graphiste qui sont bien supérieures aux miennes. » J’écris pour quelqu’un et j’aime que ce que j’écris fasse bouger le réel, le mien ou celui des lecteurs.

J’ai essayé de me faire biographe pour les autres, mais cela ne marchait pas. C’était du vrai (enfin pas toujours), mais je n’arrivais pas à le vivre, cela ne m’intéressait pas ou alors je transformais ce qu’ils me racontaient en enquête sur leurs petites menteries, oublis, arrangements avec l’histoire. Ce que j’aime lorsque je n’écris pas pour moi, c’est traduire ce que les gens ont dans la tête et qu’ils n’arrivent pas à exprimer. J’aime que mon texte puisse faire pleurer celle ou celui pour qui je l’ai écrit, ou alors qu’il ou elle le complète en m’apportant encore un peu de matière ignorée. C’est un test de vérité. N’importe qui d’autre pourra le lire avec indifférence, mais je saurai que c’est vrai, que j’ai touché juste.

Ceux qui vivent avec moi savent que je me sers de tout pour écrire, des situations, des événements, des phrases dites. Même si mon entourage est transformé en personnages de fiction, j’ai des interdits par prudence ou superstition. Le champ du réel est assez vaste pour ne pas toucher à ce qu’il peut y avoir de douloureux dans l’intime ; c’est parfois déjà assez de le vivre.

Observer, enquêter, utiliser ses souvenirs pour retrouver des sensations, pas de plan, pas de fin de l’histoire connue au départ, mais un fil conducteur, une continuité dans le projet. Pour moi, le fil conducteur cette année aura été Balzac ; l’an dernier, c’était la ligne 21 des TCL. Une unique préoccupation pour enrichir l’histoire au fil du temps et des contraintes techniques pour donner une forme aux moments.

Le vrai ne donne pourtant ni le début, ni le milieu, ni la fin de l’histoire, puisque mon projet c’est de raconter une histoire, d’aller au-delà d’une suite de fragments. Je me suis servie d’un guide de scénario qui m’a fourni une sorte de plan (genre gestion du deuil par exemple : déni, colère, résistance, dépression, acceptation) pour enchaîner mes fragments. Il me reste la phase de réécriture et de rester dans le vrai.

 

17. Ce qui me fait fuir, fermer le livre au bout de quelques pages


proposition de départ

Quand l’auteur ne me laisse pas entrer, en ne nommant ni le personnage, ni le lieu. En faisant le mystérieux, le sachant, le dominateur. Quand il me raconte ce qu’il a dans la tête, ses doutes, ses angoisses sans me donner aucun repère concret.

Quand l’auteur se dispense de me raconter quelque chose, quand il veut juste me faire partager ses états intérieurs sans montrer, sans situer. J’ai besoin d’une histoire et de personnages. J’ai besoin de concret et de comprendre, voire d’apprendre.

Je n’aime pas les stéréotypes, les archétypes, les personnages convenus. J’ai besoin que l’observation vraie nourrisse le texte, que l’enquête vraie me communique l’impression de réel, même s’il s’agit d’un réel imaginaire.

Je n’aime pas les mots compliqués, les proses poétiques, les proses intellectuelles, j’ai besoin de sensations pas de poses.

Je n’aime pas l’excès de références incompréhensibles à d’autres créations artistiques. J’ai besoin de démonstration, que l’auteur me montre pourquoi telle référence produit sur lui un effet. Pareil pour les opinions politiques. Je n’aime pas l’allusif, ni la pédanterie.

Je n’aime pas les formes graphiquement trop compliquées (sans paragraphe, sans ponctuation...) ou bien les textes qui ne prennent forme qu’une fois déclamés. J’aime les formes simples. Perec et Duras, c’est bon pour moi ; Sarraute, déjà un peu trop ; Claude Simon ou James Joyce, impossible. J’aime les histoires, qu’on me raconte des histoires et en plus des histoires vraies.

 

16. Notes du traducteur


proposition de départ

Notes du traducteur en lien avec la biographie de l’auteur et la pandémie mondiale de 2020.

Le texte ne présentant aucune difficulté lexicale, il a semblé intéressant de donner au lecteur quelques informations sur la période pendant laquelle ce texte a été écrit et sur la vie de l’auteur pendant cette période.

1. La grande pandémie mondiale de 2020 (covid19) a donné lieu dans tous les pays à des périodes de confinement strict, des interdictions de déplacement et à des mesures sanitaires appelées mesures barrières (port du masque, distanciation sociale, utilisation du gel hydroalcoolique....etc. auxquelles le texte fait amplement référence.

2. L’explosion : On sait par les brouillons de l’auteur que ce texte fut écrit au mois de juin 2020, bien avant l’explosion du 4 août qui ravagea Beyrouth et toucha beaucoup l’auteur car elle connaissait bien la ville et y avait une partie de sa belle famille.

3. Le texte par ailleurs fait explicitement référence aux conditions qui régnaient en France et dans le monde pour la reprise des classes après la longue période de confinement qu’avait connu la France.

4. On peut penser que l’auteur avait besoin d’une situation dramatique mais totalement fictionnelle pour mettre en scène l’explosion de son héroïne.

5. Le texte est par ailleurs au passé, alors qu’on aurait attendu un présent pour rendre le drame plus actuel. C’est aussi un texte qui aurait sa place dans un avant-propos et non dans un premier chapitre. Il n’y est plus jamais fait référence par la suite, sauf au travers du désarroi psychologique de l’héroïne. Désarroi qui sera à nouveau montré au chapitre 4 dans l’accident.
6. On peut raisonnablement penser dès ce premier chapitre que l’héroïne a pour modèle une personne proche de l’auteur qu’elle désigne souvent dans ses posts sur Facebook comme sa fille adoptive. Celle-ci venait de vivre une année de burn-out et reprenait tout juste le cours normal de sa vie.

7. Bornage amiable :Une exploration des archives de l’auteur et la lecture de son blog montrent qu’elle est à l’époque très affectée par un projet de construction, précédé d’une démolition de la maison mitoyenne à la sienne. Le récit qui en est fait est sans doute directement tiré de ce qu’elle a vécu transposé dans le centre-ville de Ventabren où l’habitat ancien est très enchevêtré.

8. Quitter la ville fait référence aux interrogations très en vogue pendant la période de confinement. On sait par ailleurs que l’auteur n’est jamais allée à Ventabren, mais qu’elle y avait une amie photographe qui construisait à l’époque une série photographique autour de l’étang de Berre. L’auteure avait par ailleurs du renoncer à un voyage à Venise pour cause de confinement et était bien renseignée sur les problèmes de la lagune par les amis à qui elle devait rendre visite. Elle fait une association libre avec les problèmes de l’étang de Berre.

9. L’auteur a visiblement fait d’importantes recherches sur l’évolution du village provençal de Ventabren grâce à plusieurs sites (IGN, google maps). On trouve là, comme dans la description de la maison des parents, une veine sociologique chère à l’auteure dans ses photos comme dans ses écrits.

10. Les élections municipales françaises venaient d’avoir lieu et l’auteur s’inspire sans doute d’une réunion qui a véritablement eu lieu dans son village de Lissieu autour de la mise sur pied d’un comité des fêtes.

11. L’accident, on l’a déjà signalé, redouble la scène initiale de l’explosion. Elle est située dans les marais salants, lieux qui exercent une fascination durable sur l’auteur. Elle s’est d’ailleurs servi d’une des photos de son amie pour situer le lieu de l’accident. Les parents tels qu’ils sont présentés dans ce chapitre font sans doute référence aux problèmes familiaux aigus auxquels l’auteur faisait face dans sa famille recomposée (divorce douloureux d’un des enfants qui avait divisé durablement la fratrie).

12. Avec Eleonora Bureau l’auteur introduit un thème qui l’occupe personnellement à travers l’inflation des conseils en tous genres concernant le développement personnel. Ce thème irriguera tout le roman. Faux prophètes et vrais thérapeutes. Chamanes et autres formes d’accompagnement. Là encore l’auteur s’est abondamment renseigné sur toute la mouvance des youtubeurs, conspirationnistes, anti-masques et autres déviances qui ont fleuri pendant la pandémie.

13. L’auteur s’est posée beaucoup de question sur le prénom de son héroïne et a beaucoup consulté les sites de romanciers expliquant la manière de choisir les noms et prénoms. Le premier nom de l’héroïne retrouvé dans les brouillons était Lila, prénom qui a ensuite paru trop faible et a été remplacé par Camille. Autre référence à la vie de l’auteur, référence plurielle et à explorer plus en profondeur. A l’époque l’auteur lisait Mc Ewan, mais n’a pas osé appeler son héroïne Miranda, prénom qui manque de résonance en français et lui semblait trop fort pour son héroïne perturbée. La référence à Balzac commence à apparaître en lien direct avec les lectures de l’auteur qui a entrepris la lecture intégrale de Balzac.

14. On sait que l’auteur fait deux rencontres à l’époque de l’écriture de ces chapitres, Laurent guide en Laponie et Vale uruguayenne féministe (qu’elle nomme Vera) avec qui elle se lie d’amitié. Ils sont librement utilisés dans le texte qui se réfère aussi à l’organisation des festivités du 14 juillet en période de crise sanitaire. Les municipalités ont pris des décisions très variables, de l’annulation au maintien aménagé. L’auteur utilise les dispositions exactes retenues par chaque ville.

15. L’auteur fait en juillet un voyage en camping car dans le massif du Sancy en Auvergne. Les chapitres qu’elle écrit alors sont directement inspirés de ce voyage. Il en est de même pour tout ce qui se passe à Olliergues et dans la vallée de la Dore que l’auteur avait visitée l’année précédente. Elle émaille son récit de phrases types de développement personnel qui devient avec la dimension sociologique le deuxième thème fort de son projet.

16. L’histoire de la séparation des parents de Filo est directement issue de la crise vécue dans la famille de l’auteure où deux parents se battent pas avocats interposés pour la garde de leur enfant.

17. La critique d’un montage vidéo de la même artiste lui donne l’occasion d’exprimer ce qu’elle aime en termes de montage.

18. L’autoportrait est une longue réflexion à partir d’une image de « la fille adoptive » de l’auteur. Elle fait aussi à cette occasion de longues recherches sur les ex-voto. On sait par sa bibliothèque qu’elle a acquis le livre consacré par le musée Ziem aux ex-voto qu’il conserve.

19. L’enfant prisonnier de l’éboulis est directement inspiré d’un des ex-voto du musée.

20. Le long chapitre Célib’ s’attache à décrire les déboires des abonnées à Tinder avec les hommes. Tout semble inspirée de conversations avec des trentenaires en quète d’amour. Elle y reviendra dans des hommes déconcertants. Célib’ deviendra le titre du roman qui s’appelait auparavant Finding Lila, sur le modèle de Finding Vivian Maier que l’auteur lit au même moment. Les lâchetés des hommes deviennent le troisième thème du roman. Il faudrait plutôt dire les difficiles rapports hommes-femmes et Balzac que l’auteur lit toujours passionnément lui sert de tremplin de d’assurance quant à l’universalité du thème, peu traîté cependant en tant que problème de société.

Codicille : Pour la première fois, j’arrive à me détacher de mon histoire personnelle, tout en puisant largement dans les événements de mon quotidien. Les personnages, en particulier l’héroïne qui se cherche et cherche son devenir artiste, ne ressemble pas à l’auteure. Les personnages secondaires ne sont plus les relents des ancêtres qui ont peuplé ses écrits précédents. L’histoire démarrée sans projet d’ensemble va trouver une conclusion encore inconnue. Bizarrement, les incitations des consignes de l’atelier d’écriture sont chaque fois arrivées au bon moment pour débloquer grâce à un travail technique un tournant de l’histoire. Aucune angoisse limitante n’est venue troubler l’auteur pendant l’écriture. Le sujet traité lui tient à cœur (sociologique, économique, géographique, devenir artiste, les jeunes de 30 ans, les relations homme-femme, le développement personnel). Enfin un atelier qui permet d’aller au-delà du fragment ! </div<

15. Des hommes déconcertants


La lecture de la lettre produit sur Lila un étrange effet de détachement, comme si elle retournait sur Mathieu ce regard extérieur et sans empathie qu’il porte sur elle.

Elle serait « trop attachée au statut social de ses amoureux », mais à quoi se rattacher à Olliergues, ce trou du cul du monde, ce fond de vallée qui sent le moyen-âge et n’a attiré la modernité qu’à raison de son éloignement de tout. Une position de repli, voila ce qu’était Mathieu dans le douillet cocon tissé par ses beaux-parents. Il avait cette immobilité calme qui lui permettait de rester des heures à contempler l’autre côté de la vallée. À mi-pente on ne voyait rien que des arbres et un peu de ciel. Il en était satisfait. Le ponçage méticuleux, qu’il s’agisse de plâtre ou de bois, était une autre de ses activités favorites avec le choix précis de la granulométrie du papier de verre. Ils avaient refait une pièce chez elle et retapé quelques chaises. Elle ne voyait jamais arriver le moment où tout serait assez parfait pour appliquer la peinture. Sa main bien à plat, il parcourait la surface et détectait toujours l’aspérité, le creux, l’irrégularité. Certes, elle avait beaucoup appris sur la granulométrie des papiers de verre du P40 au P600. Il aurait voulu qu’ils appliquent de la laque. Il rêvait de P2500, l’ultra-fin pour la finition de la peinture. Il aimait travailler la laque, pour ce ponçage entre chaque couche, le ponçage à l’eau. Elle n’avait pas voulu. Il avait accepté à regret. C’était au début de leur relation. Multiplier les couches participait aussi de ce bonheur placide qui formait son milieu de culture préféré. Comme un tissu que l’on développe sur l’agar-agar, il proliférait benoitement, assidument, continument.

Elle relit les mots qu’il a écrits et sent partout le reproche. Elle n’arrive plus à retrouver les bons moments. Elle étouffe. Pas étonnant que ses beaux-parents aient perçu « son besoin d’espace et de liberté » eux qui ont vécu depuis leur naissance dans cette vallée de la Dore, qui peuvent encore citer le nom de tous les hameaux dont sont descendus les ancêtres pour s’employer dans la vallée. Bien sûr qu’elle le revendique ce besoin d’immensité et d’indépendance et ce n’est pas avec la pogne aux pommes ou la truffade de pomme de terre qu’on la retiendra. Tous ces petits soins dont il l’entourait comme l’entomologiste qui a piégé un papillon, le bactériologiste qui cherche le meilleur substrat pour faire se reproduire le joli micro-organisme qu’il vient de découvrir. Elle a l’impression d’avoir échappé à un grave danger. Ce n’était pas de la reconnaissance qu’il lui donnait, c’était juste les fils tendus d’une nasse. Il avait la patience de l’araignée, la persévérance de la termite, l’entêtement borné, déconcertant. Comment aurait-il pu sans cela venir la rechercher jusqu’à Ventabren et l’attendre chez ses parents, alors que personne ne l’avait invité ?
Elle s’étonne de cette lucidité soudaine, hésite, doute, mais le charme est rompu. La lettre a brisé le verre opaque qui lui cachait la réalité. Elle pense à Julien et se demande si elle n’est pas victime d’une autre espèce d’aveuglement. Cette façon qu’il a de se regarder longuement dans la glace après la douche en pinçant entre deux doigts la peau de son ventre pour vérifier qu’il n’a pas grossi. Ces vérifications qu’il fait sur elle, sur le ventre et les cuisses en concluant qu’elle n’a presque pas de cellulite contrairement aux autres filles qu’il a connues. Ça la flattait au commencement, ça lui devient insupportable. Cette attention qu’il porte au négligé décontracté de ses vêtements, un calcul millimétré de son apparence et cette moue dubitative qui ne le quitte pas devant certaines de ses robes ou pire quelques chaussures dont il affirme qu’elles iraient parfaitement à sa mère.

Mathieu peut se réjouir des effets de sa lettre de rupture. Elle va rompre aussi avec Julien. Avec lui ça ne sera pas difficile. Elle a déjà suffisamment expérimenté combien de fois il s’est dit indisponible, pris par son travail ou elle ne sait quoi de plus important qu’elle. Après tout, un moment sans homme, juste avec Filo et les vieilles gens du Yoga, cela ne lui fera pas de mal.

Codicille : suis-je piégée par le roman en cours ? Peut-être, on le saura à la fin. Je voulais que Lila rompe avec ses deux amoureux et je ne savais pas comment faire. La proposition de François est venue à point nommé pour développer un peu ces deux personnages secondaires et expliciter la rupture par manque de convenances d’humeur, de sympathie physique, de concordance de caractère... comme dirait Balzac.

14. Chère Lila


Chère Lila,

Je sais bien que je suis mort pour toi et je respecte ton choix, mais peut-être liras-tu quand même cette lettre. Nous nous sommes rencontrés alors que nous étions encore trop pleins de nos histoires d’avant. Je rêve encore souvent de ma femme comme toi sans doute de ton amoureux si extraordinaire. Ce n’est pas pour autant que notre histoire était condamnée à mourir. Je sais que je rêverais encore pendant des années de ma femme dans des situations cocasses. L’autre jour elle avait épousé Nicolas Sarkozy et il lui interdisait de porter des chaussures à talons ; elle venait vers moi pour m’expliquer que je devais dire à Sarkozy qu’elle avait bien le droit. Elle était véhémente, elle me tirait par la manche, elle me tapait et je restais muet. Cela ne me fait pas peur. Je pense que c’est la façon dont mon esprit a trouvé le moyen de se libérer d’elle, c’est du nettoyage. Je ne sais pas si Lui revient aussi dans tes rêves, c’est vrai que nous n’en avons jamais parlé. On aurait dû le faire. C’est long de se défaire d’une histoire qui a compté.

Tu me reproches de t’avoir menti en me faisant passer pour un vétérinaire. Tu as raison, j’ai eu tort. Mais ne m’as-tu jamais menti toi aussi par omission. Il faut du temps pour connaître la vérité de l’autre et peut-on jamais y arriver. Je me dis maintenant que tu accordais trop d’importance au statut social de tes amoureux. Lui, c’était ton patron, un architecte connu. Que crois-tu qu’il se serait passé à la longue ? Il t’aurait écrasée, mise à son moule. Ne m’as-tu pas dit que parfois sa manière de regarder tes photos te faisait te sentir minable ? J’ai vu les images qui sont mises en avant sur le site de son entreprise. Ce ne sont pas les tiennes ! Ce sont des photos monstrueuses de corps malmenés, des photos qui rabaissent les femmes. Rien à voir avec la délicatesse et la poésie de tes œuvres.

Mes beaux-parents ont bien senti ton besoin de liberté et d’espace. Ils ont été très choqués que vous ayez oublié le petit chat chez eux. Je sais que ce n’était pas méchanceté, juste ton besoin de poursuivre une idée lorsqu’elle te saisit. Ils m’ont dit que tu n’étais pas une fille pour moi. Je pense tout le contraire. J’aurais été là pour toi, même quand tu disparaissais. Je t’aurais nourrie, j’aurais tenu ta maison, je t’aurais attendue, je t’aurais aidée quand tu passes des heures à mettre en place tes images au quart de millimètre. Je ne suis pas un artiste, mais un bon bricoleur.

Tes idées fixes, ton perfectionnisme, ton travail acharné autour d’idées que je ne comprenais pas, tout cela ne me faisait pas peur. Je ne me sentais pas abandonné. Je savais que tu avais besoin de ce temps à toi, de cette solitude habitée, de cette intensité dont j’étais absent. J’étais à tes côtés. J’aurais été un bon mari, j’aurais aimé notre conjugalité.

Je savais aussi ton besoin de reconnaissance et mon admiration pour ce que tu étais, ce que tu faisais devait te sembler bien naïve. Elle ne comptait pas pour toi. Elle ne te suffisait pas. Tu voulais plus, venant de quelqu’un qui aurait su de quoi il parlait, ce que je n’étais pas. Je suis trop simple, trop peu informé des choses de l’art. Pourtant lorsque parfois j’exprimais un doute, je te blessais, mais souvent cela te permettait d’aller plus loin, ce que bien sûr tu ne reconnaissais jamais. Ce n’était pas important pour moi de rester transparent. Je n’ai pas besoin que l’on me voie, juste besoin d’être là. Je suis un nourrisseur, un conjugal.

Nous aurions fait un beau couple, un peu « ver de terre amoureux d’une étoile », cela ne me faisait pas peur. Tu aurais mis de l’absolu dans ma vie et moi je t’aurais empêché de perdre pied et de finir en étoile filante ou en comète promise au néant. Il me suffisait d’être ton point d’appui, ton ancrage et j’aurais su le laisser la corde très longue, ma petite chèvre boudeuse et entêtée. Je t’aurais protégée.

Lila, je te souhaite de tout cœur de rencontrer enfin celui qui saura t’accompagner patiemment sur ton chemin d’artiste.

Ton amoureux d’Olliergues
Codicille : j’étais en stage de photo lorsque la proposition 14 est parue. Je n’en ai lu que le titre « Faire parler le mort »... qui bien sûr a cheminé. J’ai rêvé la nuit de mon premier compagnon... et j’ai fait parler l’amant éconduit de Lila. J’ai ensuite regardé toutes les vidéos et vu que mon idée tenait (au moins pour moi).

13. Célib’


Le fait que des milliers de gens cherchent leur moitié , le fait que les sites de rencontres prolifèrent, prospèrent, se multiplient Adopte un mec, Badoo, Tinder, Bumble, Happn, Lovoo, Once, Meetic, Pof, Gleeden, Attractiv world, Be2... le fait que tous proposent des stratégies différentes mais qu’aucun ne donne la recette de la bonne rencontre, le fait que tout le monde en parle sans que jamais personne explore la question de comment trouver celui qu’il faut, le fait qu’elle retourne à Balzac pour comprendre ce qui est illusion, ce qui est raison, et surtout ce qu’il advient au fil du temps, le fait qu’elle a perdu beaucoup de temps, couru derrière des mirages, essuyé des déceptions, risque encore de se tromper, le fait qu’elle ne se fait plus confiance, qu’elle se méfie des beaux parleurs, qu’elle est encore attiré par les physiques les plus avantageux, le fait qu’elle aime encore les bad boys, le fait que les moches ne sont pas plus fiables que les autres et souvent plus tordus, le fait qu’il y a trop de concurrence, qu’ils trainent tous derrière eux des histoires trop lourdes, le fait que c’est une vraie galère de douter, de se méfier, d’être seule, le fait qu’elle ne profite plus de rien, ni des petits matins, ni des fleurs qui passent, ni des soleils qui se couchent, le fait qu’elle cherche en vain, le fait que son corps souffre et que sa tête ne pense qu’à ça, le fait qu’elle ne veut plus se réveiller seule, qu’elle ne veut plus attendre un rendez-vous qui ne vient pas, qu’elle ne veut plus manger seule, qu’elle déteste les lapins, les mauvaises surprises, ceux qui se décommandent au dernier moment, ceux qui deviennent collants, le fait qu’elle a besoin de penser à autre chose, qu’elle déteste perdre son temps à consulter les profils, qu’elle se méprise d’attendre les contacts, qu’elle s’y perd, y perd sa vie et sa jeunesse et que le temps passe, le fait qu’elle ne sait pas ce qu’elle attend, le fait que c’est une charge mentale de plus en plus lourde, le fait qu’elle s’y adonne à corps perdu, le fait que ça la détruit de voir d’autres se trouver et elle-même de rester seule, le fait que cela ne l’aide pas de voir des couples qui se séparent, qui s’engueulent, le fait qu’elle ne pense à rien d’autre, le fait qu’elle ne sait pas ce qu’elle cherche et que personne n’est là pour l’aider, le fait qu’elle doute d’elle-même, qu’elle cherche ce qu’il faudrait changer dans son physique dans son habillement dans sa manière d’être, le fait qu’elle a déjà beaucoup changé dans son physique dans son habillement dans sa manière d’être et que cela ne change rien, le fait qu’elle est trop en demande et que cela fait fuir, le fait qu’elle est trop grande, trop maigre, trop grosse, trop maquillée, le fait qu’elle ne parle pas littérature ou cinéma ou musique, le fait qu’elle couche trop vite, le fait qu’ils ne veulent que coucher ou pas du tout, le fait qu’elle compare trop, le fait qu’aucun ne lui plaît ou qu’elle ne plait à aucun, le fait qu’elle ne sait plus que faire, par quel bout prendre la chose, le fait qu’elle en rit avec ses amis quand elle raconte ses fiascos, le fait que c’est souvent à se tordre de rire ces rendez-vous d’approche, ces dates ratées, le fait que ce sont désormais ses seules histoires drôles, le fait qu’on la dit trop abrupte, trop rentre dedans, le fait qu’on la trouve trop naïve, le fait qu’on la trouve trop intellectuelle, le fait qu’elle parle toujours de photo, le fait qu’elle ne parle pas de son métier, le fait qu’elle reste trop silencieuse, le fait qu’elle parle trop, qu’elle rit trop fort,le fait qu’ils s’appellent Nicolas, Sébastien, Julien, David, Christophe, Cédric, Frédéric, Jérôme, Guillaume, Olivier... et se ressemblent tous, le fait que le temps passe, le fait que cela tourne à l’obsession, le fait que le mantra de Balzac ne sert à rien, le fait qu’elle ne cherche pas le mariage mais "des convenances d’humeur, des sympathies physiques, des concordances de caractère », le fait qu’elle en demande trop, que cela n’existe plus, que c’est introuvable, que les bons sont déjà pris et les autres gays ou pervers, le fait quà son âge elle cherche plutôt des divorcés de retour sur le marché, que ceux-là ont tous les histoires compliquées inachevées et des enfants en garde alternée, qu’elle n’aime pas les enfants des autres, qu’il sentent trop la mère qui les a mis au monde et que le divorce de leurs parents fait qu’ils se croient tout permis, y compris la détester, la provoquer, le fait que leurs pères se sentent tellement coupables qu’ils deviennent des marionnettes dont ces mini-pousses tirent les fils, qu’ils ont mal au ventre, qu’ils vomissent, qu’ils pleurent , font des colères, pourrissent sa vie, le fait que les célibataires de cet âge ont des mères, ou des frères ou des secrets inavouables, le fait que les veufs (la solution de Balzac) ne sont pas toujours des cadeaux, le fait qu’elle ne veut pas s’incliner chaque jour devant l’autel dressé à l’absente, le fait que certains portent une telle haine à leur ex accusée de manipulation, de violence ou de perversité qu’elle a cru un moment être la bonne fée qui les consolera, le fait est qu’il faut se méfier d’eux aussi, le fait que plus le temps passe moins elle pense qu’elle trouvera, le fait que les relations humaines sont un dédale dans lequel cela ne l’amuse plus de se perdre, le fait qu’ils aient vu psy, conseiller conjugal, chamane ou autre psychopraticien n’est pas une garantie de leur santé mentale, le fait qu’ils sont des milliers et pas un seul pour la sauver de sa solitude, le fait que la vie continue et qu’elle n’en profite pas, le fait qu’elle ne sait pas ce qu’elle veut, ce qui comblera sa solitude, celui qui fera un bon compagnon, le fait que les sportifs l’épuisent, les intellectuels l’ennuient, les manuels ont de trop grosses mains et une trop petite tête, le fait qu’elle pense toujours à celui avec qui tout allait si bien, qui devait quitter sa femme, qui lui disait qu’elle était la plus belle chose qui lui soit arrivé, qui est parti un jour sans un mot, le fait qu’ils sont trop compliqués ou trop simples, le fait qu’elle déteste se lever tard, se coucher tard, le fait qu’elle n’aime pas manger vegan, le fait qu’ils fument ou boivent trop, le fait qu’il n’y a que la politique pour les intéresser, le fait qu’ils ne travaillent pas ou sont radins, qu’il faut les supporter toute la journée ou les voir passer des heures à faire leurs comptes, le fait qu’ils se croient grands cuisiniers et ne veulent manger que les recettes qu’ils mettent au point et servent toujours quand on n’a déjà plus faim, le fait qu’ils n’aiment pas ses amies, le fait qu’ils rêvent de vivre à la campagne dans une yourte et d’élever des poules en s’essayant à la permaculture, le fait que leur but est d’écrire un roman et que pour cela ils ont besoin de temps et de liberté, qu’ils racontent dans leurs écrits tous leurs moments les plus intimes, les disputes avec sa mère et l’amour qu’elle porte à son frère qu’il trouve disproportionné, ce fait qu’il la trouve souvent inappropriée dans son comportement, sa façon de manger, sa manière de marcher dans la rue, le fait qu’il surveille ses achats, le fait qu’elle n’a même pas envie de faire un projet, une série de leurs portraits, le fait qu’elle n’est pas Sophie Calle et qu’elle n’écrira pas No sex last night car ils sont trop insignifiants, le fait qu’ils la renvoie à ses échecs, à ses difficultés, à sa solitude, le fait qu’elle n’aime pas leur odeur, leur parfum, leur after-shave, le fait qu’ils laissent tout en désordre, qu’avec eux tout doit rester à la place où ils l’ont posé car cela pourrait servir, le fait qu’ils trouvent normal qu’elle fasse la lessive et les courses, qu’ils choisissent le film, le fait qu’elle les oublie les uns après les autres, le fait qu’elle ne trouve pas, ne trouvera pas, le fait qu’il faudrait faire plus de concessions, parler plus de ce qui va ou ne va pas, le fait que les accommodements c’est toujours elle qui les fait pour se les voir ensuite reprochés, le fait que sa psy lui dit toujours qu’elle est trop exigeante et qu’il ne faut pas cesser de pratiquer, le fait que la cartomancienne sorte toujours le pendu et qu’elle continue à croire au prince charmant qui changera sa vie, le fait que sa mère lui répète toujours qu’elle le rencontrera un jour où elle n’y pensera pas et qu’alors tout sera évident, le fait qu’elle y pense tout le temps, qu’elle ne peut pas s’empêcher d’y penser et que c’est peut-être cela qui empêche la rencontre.

12 bis. tête et corps dans le jouir


À Valentina

Apprendre à jouir long chemin ou découverte immédiate du plaisir de la détente absolue intérieur extérieur paix profonde gage de sérénité oser le désir accepter sa manifestation emprunter les fausses routes s’illusionner sur des presque plaisirs et croire que ce n’est que cela s’en contenter découvrir le déclencheur le bouton le retardateur, apprendre les échecs lorsque le plaisir n’est pas au rendez-vous ou incomplet ou fugace apprendre les dégoûts la honte le creux à l’âme du plaisir immérité croire que c’est un combat politique et s’apercevoir que ce n’est une lutte que contre soi-même

Si elle m’avait appris à jouir plus tôt sans attendre des décennies serais-je devenu plus beau ou aurais-je sombré dans la recherche effrénée du plaisir ne pensant plus qu’à cette jouissance promise serais-je devenu addict j’ai connu les petits plaisirs du vent sur la peau de la nourriture abondante de la diète de l’effort la satiété la faim la soif aurais-je connu le dégoût mes peines auraient-elles été moins lourdes ma persévérance moins forte aurais-je su me restreindre attendre

Beaucoup de choses à me reprocher moi corps immobile ne pas lui avoir fait connaître plus tôt la jouissance l’avoir torturée par mes besoins mes faims mes soifs mes addictions n’avoir jamais été tel qu’elle me désirait souvent sans force sans habileté sans don particulier sans résistance et toujours affamé de facilité de soleil de douceur de soyeux pas à la hauteur de ce qu’elle attendait chance qu’elle m’ait gardé en maugréant en luttant en essayant de m’imposer une discipline je me laissais vivre je m’en veux elle va partir et me quitter me trouve trop vieux trop moche trop souffreteux je la libère c’est bon moi j’étais bien avec elle même si je n’étais qu’un bon à rien

Dure avec moi elle l’a été bien souvent des reproches elle m’en a fait je souriais car elle ne pouvait rien sans moi c’était ma revanche j’étais fort un peu pervers bien dans la place j’aimais ses petits plaisirs qu’elle trouvait communs des bêtises disait-elle elle voulait vivre sur un grand pied prendre la vie à pleine main jouir à corps perdu moi j’étais prudent soucieux de mon équilibre pour ma défense j’affirme que bien souvent je lui ai évité le danger j’avais peur et elle s’en moquait

Sur moi il saute d’un bond avance prudemment chacune de ses pattes pèse sur moi s’installe sur mon torse quand elle fait sa sieste ou au creux de son lit si elle dort j’aime le soyeux de sa fourrure contre ma peau elle le chasse parfois ou bien il part fâché et moi je m’ennuie la nuit sans lui immobile

cueillir les noisettes une à une en pensant à la joie des petites mains recevant le modeste cadeau infime cadeau minuscules fruits amassés par la main qui n’échappe pas à la joie de l’accumulation de fragments de plaisir gratuit pur travail du corps vers le don patience et longueur de temps alliance de la main et de l’œil infimes mouvements pendant que la tête anticipe cavale échafaude bonheur de la découverte et de ce qui se met à peser au bout du bras poignée de mûres brassées de champignons panier de bleuets thésaurisation des dons de la nature pour se donner soi-même tout entier

codicille : petite brassée de corps comme exercices, essayer de parler du plaisir, de l’apprentissage du jouir, essayer de saisir le rapport du physique et du mental, faire parler le corps. Mérite une dédicace à Valentina Viettro qui par ses ateliers de l’intime m’a guidée vers cette expression

12. ex-voto l’enfant prisonnier d’un éboulis


Il ne faudra pas bouger, tu crois que tu pourras, tu es enseveli sous un éboulis, allongé sur le dos si tu veux, les bras en croix, c’est pas mal, après on met le sable, pas sur la tête, promis.

Ça glisse, ça chatouille, ça rentre partout, ça coule, ça s’insinue, c’est long, c’est lourd, ça donne envie de bouger, ça gratte sous l’élastique, il en manque sur les jambes, les orteils, les doigts, il y a des bêtes, des puces de sable maintenant qu’elle puise dans le mouillé, c’est froid, c’est lourd lourd, pas bouger, une autre position aurait été meilleure, plus facile à tenir, en chien de fusil ou couché sur le ventre, c’est lourd, ça fait peur, sous des pierres ce serait effroyable, avec une jambe cassée, un bras qui ne répond plus, des serpents dans les pierres, il y a souvent des serpents dans les pierres sèches, ça donne envie de bouger pour savoir si rien n’est cassé, ça donne envie de pleurer, de hurler. Je hurle je bouge.

C’est pas grave, on va recommencer, en chien de fusil, d’accord, l’éboulement pourrait avoir eu lieu pendant ton sommeil, on recommence.

C’est moins facile que de faire le malade dans son lit, ou le noyé qu’on sort de l’eau, ou même l’accident de carriole. J’en ai dans les yeux, dans le nez, la bouche, les oreilles, pas beaucoup, ça grince sous mes dents, c’est bientôt fini, c’est moins lourd que sur ma poitrine et sur mon ventre, ça sert à ça les os, à solidifier le mou, c’est presque fini,couché sur le ventre, j’en aurais pas eu dans les oreilles, si ça rentre profond dans mon oreille, pas de larme, pas de salive pour enlever les grains, une bête dans l’oreille, je l’ai déjà eu, il a fallu aller chez le médecin, je vais bouger, je bouge, je suis debout, je secoue la tête pour faire sortir le sable de l’oreille, il faut recommencer.

Si tu es d’accord on recommence, pas trop fatigué, on va te mettre un châle sur le visage, on l’enlèvera au dernier moment précautionneusement pour prendre la photo, ça va aller vite, on a déjà un gros tas de sable tout prêt, et on va se servir du trou aussi, on y va

Couché dans le trou avec le châle sur la tête, c’est plus facile, le sable humide pèse en paquets rassurants rafraichissants, c’est un jeu que j’aime bien, je respire pas trop bien et si le châle était aussi sous ma tête ce serait mieux, mais je vais tenir cette fois, je suis champion à ce jeu. Elle enlève le châle. Ça glisse un peu dans le cou, c’est pas grave, c’est tout doux, je vais gagner.

On en fait plusieurs, ne bouge pas, on prendra la meilleure. Tu as été super.

Codicille : dans le roman en cours, l’héroïne et son petit voisin préparent une exposition avec des montages photographiques reproduisant des ex-voto du musée Ziem. « L’enfant piégé sous un éboulis » est un des ex-voto après l’accident de carriole, la noyade, plusieurs situations de maladie qu’a déjà joués l’enfant. C’est la situation de corps immobile qui m’est tout de suite venue à l’esprit. En revanche pourrai-je me servir de l’exercice dans le roman, c’est une autre question ?

En écrivant, je me suis aperçue que c’est le mental qui déclenche la terreur (ou apporte la sérénité) plus que les désagréments objectifs et c’est ce que j’ai voulu rendre.

11. L’autoportrait


On voit sa main tenant la télécommande et le fil. Il lui faudrait une télécommande sans fil. Elle n’en a pas. Elle aime bien qu’on voie à travers ce fil que c’est elle qui déclenche et prend la photo. Ce n’est pas un banal portrait, c’est un autoportrait, c’est important. Elle s’est allongée dans l’eau et elle a déclenché. Un peu Ophélie, même si ce qu’elle veut transmettre n’est pas une image de mort. Au contraire, une image de sérénité, de purification par l’eau, de limpidité. La main qui tient le déclencheur hors de l’eau saute aux yeux. Elle pourrait la corriger avec Photoshop. Elle ne le fera pas. C’est justement cette main qui donne du sens, qui affirme le statut d’autoportrait.

Dans toutes ses séries, elle insère, depuis toujours, des autoportraits en pied à côté d’images sans personnage. Elle s’enhardit de plus en plus aujourd’hui à montrer son visage, à payer de sa personne. Elle a eu froid dans l’eau, très froid malgré le mois de juillet. Le dévoilement a commencé avec son visage portant un masque covid. Avant, elle se prenait de dos ou le visage caché par le mouvement de ses cheveux. Elle serait bien incapable d’expliquer le pourquoi de ces autoportraits qui lui prennent un temps fou en réglages, en prises de vue ratées, en recommencements, en accessoires, en mises en scène. Dans une série, on ne voit qu’une partie d’elle. Une jambe, deux pieds, un corps sans tête, mais c’est elle tout entière, en partie sortie du cadre parce qu’elle était en mouvement. Le plus souvent, elle est immobile et tout entière. C’est compliqué l’autoportrait, elle ne se l’explique pas, mais le pratique avec passion.

Elle se met en scène, elle met son corps en scène et c’est important. Elle met son corps en scène dans les lieux qui l’inspirent. Pas des morceaux de son corps, son corps tout entier. Son corps, objet d’art. Elle toute entière, matière de son art. Jamais elle ne s’était mise aussi consciemment en danger : ce n’est pas facile de s’autoportraiturer à la surface d’une eau même peu profonde. Elle s’est mise une autre fois en danger, mais c’était inconsciemment sur cette plage d’une île atlantique où elle a tracé des cercles de feu. C’est au moment de l’exposition des clichés qu’elle a appris que des vacanciers avaient sauté sur une bombe oubliée en allumant un feu de bois sur cette plage. Elle ne le savait pas. Un visiteur de l’exposition lui a même apporté l’article de journal relatant le fait divers. Pour elle, ça a donné du sens à ses photos.

Si elle est présente à l’exposition, on la reconnait. Si elle est absente, personne ne peut savoir que l’artiste s’est photographiée elle-même, sauf à travers le fil et la télécommande. Ces mises en scène ont du succès et pour elle c’est important, une reconnaissance. Jamais elle n’aurait l’idée de prendre un modèle et de le faire poser. C’est elle qui doit être là pour attester de son art. Un modèle n’aurait pas la même signification. Depuis ses premières photos. Elle a accepté d’être modèle pour d’autres. Elle se souvient très bien de cette fois où elle a posé avec une pieuvre sur la tête pour une amie photographe. Les tentacules lui cachaient le visage. Elle est restée des heures avec cette puanteur dans le nez et dans les cheveux.

Que cherche-t-elle à savoir sur elle-même en se photographiant, que cherche-t-elle à approcher, à extraire, à s’approprier ? Que cherche-t-elle à dissimuler ? Quelle reconnaissance cherche-t-elle ? Parmi tous les artistes autoportraitistes, c’est de Sophie Calle dont elle se sent la plus proche. Mettre sa vie en scène, mettre son corps en scène, se mettre en scène pour vivre d’autres vies que la sienne. Elle ne sait pas l’expliquer. Elle n’a jamais exploré le monde de l’autoportrait. Ce sont parfois des spectateurs ou des galeristes qui lui demandent si elle connaît Cindy Shermann, Nan Golding, Elina Brotherus, Frida Kahlo. Elle va voir, cela ne lui parle pas. Elle ne fait pas des photos intellectuelles. Elle privilégie son instinct. Il lui semble que tout le reste la détournerait de ce qu’elle veut dire de la perte, de l’abandon, des traces, des ruines, de la mort qui rôde.

C’est important que son corps tout entier soit visible, sans déformation, sans flou, sans morcellement, sans déguisement (elle porte le plus souvent ses vêtements habituels, juste choisis pour s’adapter au contexte), sans pose extraordinaire, sans fard, sans truquage, sans humour, sans éclairage de studio, sans miroir. Son corps tout entier, parfois juste caché derrière la lumière d’un flash qu’elle a dirigé sur l’objectif et non sur elle. Elle veut se montrer telle qu’elle est, être reconnue pour ce qu’elle est. Simplement. Totalement.

L’autoportrait n’est pas une chose qu’elle met en avant quand elle présente sa démarche. Elle n’en parle même jamais. Elle parle de tout autre chose, de sa quête, de son chemin, de l’obscurité et de la lumière, des éléments. Les autoportraits s’imposent comme une nécessité. Ce qui donne le sens sans être au centre. Ou peut-être est-ce le centre sans qu’elle ose l’afficher ? Elle ne sait pas. C’est incontournable, c’est tout.

Codicille : J’écris souvent les textes qui accompagnent les photos d’une amie artiste. La main dérangeante dans son autoportrait en Ophélie dans sa dernière série a été mon point de départ. Elle m’a d’abord dit qu’elle la retoucherait, puis qu’elle n’y toucherait pas. Cela m’a conduite à réfléchir aux autoportraits qu’elle insère dans toutes ses séries. Jamais centraux, mais toujours présents. C’est une jolie fille, jeune, grande et mince, mais qu’on ne remarque pas. Ses autoportraits statiques magnifient l’insignifiance de son apparence, la grandissent, la statufient. Le mystère reste entier de ce geste artistique qu’elle n’explique pas et ce mystère me passionne, car tout en elle est à l’opposé de ce que je suis.

9. Olliergues


Elles arrivèrent à Olliergues par le car SNCF qui les déposa sur la place. La longue halte à Courpière avait presque doublé le temps de trajet depuis Clermont-Ferrand.

Olliergues, si vous venez par la route, vous n’allez pas bien en profiter, vous allez voir un alignement de petites boutiques dont beaucoup sont fermées dans une rue principale qui n’est autre que la D 906 à qui l’on a donné dans la traversée du bourg le nom de rue du Maréchal Delattre de Tassigny. Vous allez vous dire qu’il n’y a rien à voir. Comme la route tourne beaucoup et que vous êtes dans la vallée de la Dore, vous penserez peut-être qu’il y avait des remparts ou un méandre si vous êtes sensible à la lecture du paysage. Pour voir, il faut descendre vers la Dore ou bien monter vers le château d’un côté de la rivière ou des maisons médiévales de l’autre côté par la rue pavée. Vous découvrirez alors un bourg industrieux qui s’est renouvelé du Moyen-âge au 20e siècle, utilisant la rivière pour sa force motrice : moulins, tanneries, tissages, petite mécanique, chirurgie dentaire, papeterie. Vous aimerez ces hautes maisons médiévales et leurs terrasses qui servaient de jardins et ces ateliers d’usines à pans coupés et à verrière encore à l’abandon attendant que la DRAC en fasse peut-être des ateliers d’artistes. Vous vous demanderez si ce Provenchère qui signe les arrêtés municipaux est bien le descendant de cette famille qui fit fortune au moment de la révolution dans le commerce des bois acheminés par la rivière jusqu’à Paris lors des crues hivernales. Vous sentirez tout ce travail humain et la peine séculaire des familles ouvrières pour enrichir quelques notables.

Vera s’émerveillait une fois de plus de la diversité des paysages français. Elle le savait, on le lui avait dit, mais c’était une sensation si nouvelle. Si les planèzes du Sancy lui avaient vaguement rappelé l’espace des grandes plaines uruguayennes, elle avait l’impression, depuis le départ de Super-Besse, de se déplacer dans une maquette pour poupées où on aurait cherché à accumuler les ambiances les plus variées. Le massif déchiqueté du Sancy, les rondeurs autour de Clermont-Ferrand, la plaine de la Limagne si plate et maintenant cette vallée de la Dore qui se transformait progressivement en gorge. Et ce village si mignon avec ses bacs à fleurs, ses vieilles maisons, ses petits commerces au bord de la rue principale et ses vitrines de bois coloré tellement plus charmantes que les vitrines toute de verre Securit. Un vrai village avec le petit pont en dos d’âne sur la rivière, ses trois arches inégales, l’église et son petit clocher et les murs de pierre blondes serrés les uns contre les
s autres. Même la couleur des pierres changeait en quelques kilomètres. Trop beau, parfaitement pittoresque ; le chat Sénèque miaula dans sa caisse à chaussures et elle le sortit pour lui montrer.

Lila retrouvait tant de souvenirs à Olliergues qu’elle restait muette, perdue dans ses pensées. Elle se pencha sur le parapet du pont et regarda la Dore couler. Il y avait maintenant des fleurs partout, des balsamines dans la rivière, des valérianes accrochées aux pentes. Le tabac-presse, la boulangerie, la boucherie et le Casino étaient toujours là de l’autre côté de la route. Et plus loin le café de la Poste et sa belle arcade qui surmontait une terrasse, en dessous de la maison des tanneurs, une maison à colombages bien restaurée. Le monument aux morts n’avait rien perdu de sa banalité ; des plaques de lave noire sans aucune statue, portant juste l’inscription en blanc des cinquante et un morts de la Première Guerre mondiale et des onze morts de la Seconde. La droguerie Quincaillerie était fermée désormais. Malgré le tourisme, un bourg qui se mourrait et ne cessait de perdre des habitants. Même la rivière semblait perdre de son débit et n’était plus qu’un mince filet d’eau en cet été caniculaire. Le port du masque obligatoire dans les magasins et plutôt bien respecté ajoutait à ce tableau d’une grande tristesse malgré le soleil éclatant.

Elles se mirent en quête du cabinet vétérinaire et de la maison de Mathieu.

Contrairement aux apparences, ça prolonge la 8, mais mes personnages ont fait de la route depuis. C’est mon huitième atelier d’écriture Tiers livre depuis celui de l’été 2016, 24 mois, le temps d’un mastère en écriture. Aujourd’hui, j’ai des questions à résoudre pour faire avancer ma narration, des questions de temps, de lieu, de narrateur. Chaque exercice vient à point nommé pour leur donner une réponse. Les consignes qui ne m’ont jamais beaucoup arrêtée servent maintenant mon projet. Elles prennent sens dans ce projet, alors que lues dans le livre creative writing elles restaient très abstraites. La seule question qui demeure : arriverai-je au bout de mon roman et intéressera-t-il quelqu’un d’autre que moi ?

8. ce que le décor dit de nous


la maison des parents de Lila

La maison des parents de Lila n’avait rien d’exceptionnel. Une maison de lotissement de plain-pied banale, quelconque, assez grande. Deux baies vitrées ouvraient sur une terrasse, surmontées de deux fenêtres de toit laissaient à penser que les habitants aimaient la lumière et s’étaient installés depuis peu. On devait cuire là-dedans ! Deux autres baies vitrées dont les volets roulants étaient baissés correspondaient aux chambres. Le cyprès encore jeune paraissait bien isolé. En revanche, la haie de lauriers roses était exubérante, sans doute à force d’arrosages.

Le potager était plein de charme et de ressources. Des tomates, des courgettes, des haricots, de la rhubarbe, des zinnias, des dahlias dans un fouillis explosif de verdure et de couleur qui tranchait avec une pelouse plus sahélienne que normande. Cela sentait les retraités qui ont du temps et la main verte. Des arbres fruitiers vieillissants, on aurait dit des pruniers, avaient été conservés, sans doute d’un reste de verger transformé en lotissement. C’était l’unique endroit où l’on respirait autre chose que le chaud et la poussière en ce mois de juillet, quand on frôlait le basilic, la verveine ou la menthe
.
Pas de SUV ou d’autre gros véhicule cossu et climatisé dans l’allée, mais deux vélos et une mégane hors d’âge bien que semblant en état de marche. Pas de palmiers non plus ou d’autres oliviers pluricentenaires transplantés de la lointaine Espagne comme les affectionnaient les maisons voisines. Pas de piscine, il y aurait eu largement la place pourtant. La clôture, car il faut une clôture à un terrain en France, était simple et dans le ton du pays. Un mur surmonté d’une couvertine en tuiles rondes. Le portail en revanche aurait mérité plus d’attention. Sans doute un premier prix chez Castorama à ouverture manuelle.

Quand on entrait, une cuisine à l’ancienne sans ilot central ni tabourets indiquait des traditionalistes peu enclins aux modes nouvelles. Contre toute attente, il faisait frais sans climatisation et Jacques vantait l’épaisse isolation de son toit et de ses murs ainsi que sa gestion minutée des ouvertures et fermetures de fenêtres en fonction des heures de la journée. Il faudra pourtant qu’on pense à la climatisation pour nos vieux jours si le réchauffement climatique continue, avouait-il à regret. L’ameublement était minimal signé IKEA et faisait plus penser à un logement d’étudiants qu’à celui de retraités. En revanche les murs étaient couverts de grands tirages photographiques sur papier sans encadrement, suspendus par des cimaises très professionnelles. C’étaient des œuvres achetées à de jeunes artistes amis. Une jeune fille de dos montée sur un escabeau face à un paysage de collines verdoyantes attirait particulièrement le regard par son attitude et ses vêtements rouge et noir. Un pêcheur à pied, grandeur nature, épuisette à la main rougeot et bizarrement accoutré d’un bermuda à fleurs hawaïennes lui faisait face avec pendant à son cou et descendant sur son gros ventre un bidon transformé en panier à crabes. Et puis des livres, un peu partout, en plusieurs épaisseurs, sur les étagères, la table basse, près du rocking-chair.

la vallée

Dans la hêtraie on commençait la visite en regardant un tableau de la vallée d’un certain Constantine Staviski peint en 1872 et conservé au musée de Saint-Pétersbourg qui avait pour titre « Voyage en Auvergne ». Sur un large chemin de terre, un curé monté sur un âne guidé par un gamin lisait son bréviaire en tenant de l’autre main son ombrelle. Une dame à grand châle rouge se faisait porter en chaise par deux gaillards, deux cavalières en robes longues montées en amazone s’occupaient plus de leur compagnon et de leur ombrelle que du paysage. Un groupe de trois hommes, dont un muni de jumelles scrutait les hauteurs. Une cascade descendait des sommets et la pelouse rase avait remplacé les arbres. Le groupe en était encore au début du parcours sous la hêtraie. Les casquettes, polos et pantalons quetchua avaient pris la place des ombrelles et des robes longues. Le guide faisait son petit effet avec cette introduction historique.

Les hêtraies sont, parmi tous les couverts végétaux, les bois sans doute les plus propices à la rêverie et au romantisme. Les troncs sont clairs et lisses, le feuillage est couvrant mais léger, les feuilles mortes forment au sol des matelas confortables et ces bois procurent une ombre qui reste toujours lumineuse. Pour l’étude, les faines qui sont comestibles, mais ne dévoilent leurs amandes que dans une atmosphère très sèche donnent toujours l’occasion d’occuper les enfants et les grands.

Les prés en contrebas du chemin étaient exploités. Un panneau pédagogique expliquait que sans agriculteurs et sans entretien, la nature reprenait ses droits, d’abord le genêt, puis le saule, puis les arbres de haute futaie. Le plus grand des prés était parsemé de ces balles rondes que produisent désormais les machines qui ramassent les foins à la place des hommes ; dans un plus petit, arrosé par un ruisselet, quelques vaches rousses paissaient avec un taureau.

De l’autre côté du ruisseau, un peu cachés par sa bordure de saules deux tentes rondes laissaient s’échapper une jolie petite famille qui avait campé là malgré les interdictions. Grand-mère, parents et enfants cherchaient visiblement tous à se dissimuler pour soulager leurs vessies avant de déjeuner et de plier le campement. Peut-être avaient-ils une autorisation spéciale ou connaissaient-ils le directeur de la zone protégée ? Plusieurs firent la remarque, mais personne ne les dénoncerait. « Tant qu’ils ne font pas de feu » dit Laurent.

On montait ensuite dans une sapinière d’épicéas. Ces arbres de rapport plantés en lignes serrées créent des forêts sombres et inhospitalières. On se poisse les mains de résine en ramassant leurs pommes. Ils ne sont beaux que sous la neige qu’ils retiennent sur leurs branches courbes. Rien ne pousse dans leurs sous-bois et malheur à qui se couche sur leurs tapis d’épines. Ils sont si peu propices aux oiseaux qu’on les croirait inhabités, sans chants, sans gaieté. Et parfois le bruit sinistre du vent dans leurs cimes, mais ce n’était pas le cas dans ce jour de juillet ensoleillé.

On arrivait alors à la source ferrugineuse, décevante comme beaucoup des curiosités naturelles longtemps attendues. Un filet d’eau s’écoulait d’un petit édicule couvrant tout l’alentour d’une vraie couleur rouille. Il fallait ensuite traverser le ruisseau, dont la source n’était qu’un très modeste affluent, par une barrière canadienne de barres métalliques horizontales scellées au-dessus de l’eau. Derrière, les vaches étaient en liberté ce qui causa quelques frayeurs dans le groupe. Elles étaient tellement placides et dociles que bientôt même les plus inquiets se trouvèrent rassurés.

Codicille :Le décor, exactement ce qui me manquait pour faire vivre mes personnages dans des lieux,et faire dire par les lieux ce qu’ils sont, ce qu’ils ont dans la tête, ce que les lieux disent d’eux. Balzac évidemment que je continue à lire avec ferveur.

7. une histoire d’ours


Dans cette ambiance de fête et malgré le bruit de l’orchestre, Laurent le guide taiseux était en veine de confidences. Il raconta.

C’est le soir. Le froid tombe sur la banquise. le groupe doit rentrer au bateau. Tout s’est bien passé, le fusil n’a pas servi. « Il manque Benoit » dit Anne-Lise. Je recompte, il manque Benoit. Ce mec m’emmerde depuis le début. « Montez, j’y vais ». Ils montent et je repars chercher ce type et son matériel photo de fou, deux pieds, deux boitiers avec des objectifs différents, des boites à filtre plein le sac. Un malade ! Au moins 20 kg de matos ! Et toujours empêtré dans ses protections contre le froid, ses moufles, ses dessiccateurs et ses sacs. Une plaie dans un groupe. Je ne vois rien, le terrain est accidenté et il peut être caché par un repli. Rien, rien et rien. Je suis loin du bateau. Enfin, je le vois.

Heureusement il porte un vêtement rouge. Je vois l’ours aussi. Il l’attend. C’est pas possible d’être aussi con. Loin encore, si je tire, je le manque. J’appelle « Benoit, Benoît ». Il n’entend rien. À genou près de son pied, il attend l’œil dans le viseur. Il attend pour ne pas décharger sa batterie. Sûr qu’il ne déclenche qu’au dernier moment ! Et encore, il vient juste de la mettre en place cette fichue batterie qu’il garde avec les autres au fond de son sac bien au chaud. Depuis le début il rêve d’un cliché d’ours pris de près. Il en a vu, il en a montré, il veut faire le même. Si l’ours charge, il sera trop tard. Il faut que je tire. Quand je l’ai dans le viseur, Benoit se lève ; c’est lui que j’ai dans le viseur. J’y crois pas, je tremble. Impossible de m’arrêter de trembler. J’appelle encore. Il se retourne et me fait un signe avec ses bras en V. Si je tire et le manque, il charge.

Il fit une pause, une gorgée de bière, puis reprit :

Je cours vers Benoit. Tuer un ours polaire c’est grave, perdre un estivant plus grave encore. D’un seul coup, je ne tremble plus. Je m’arrête, je vise et je tire. Atteint en pleine tête, il tombe. Benoit hurle. Il essaie de me désarmer puis tombe en pleurs. J’ai peur. Il faut le ramener, trainer son matériel, surveiller s’il n’y a pas d’autre ours. Peu probable, mais... Je le gifle, je le tire, je le pousse, je prends son sac. Je crie, on laisse le pied et l’appareil. Tant pis, trop encombrant, trop dangereux. Je ne sais comment on est arrivé au bateau. Épuisés, à bout de souffle et de nerfs.

Il alluma une cigarette et poursuivit :

Au bateau personne n’a rien vu. Ils prennent le thé. Ils bavardent. Il n’y a qu’Anne-Lise qui me demande pourquoi j’ai mis si longtemps à retrouver Benoit et pourquoi Benoit est furieux. C’est lui qui raconte, ce débile de Benoit. Il lui faut un moment, mais quand il est requinqué, c’est lui le héros du jour. Son aventure du Grand Nord, il la tient. Elle va lui faire des années. Ses petits enfants s’en souviendront de la chasse à l’ours de Papy. Il n’a pas sa photo, c’est ma faute. Pas la peine d’argumenter, le client est roi. À ce moment-là, je pense bien m’en sortir. Erreur. Dix ans après, je suis toujours en procès avec ce tordu à qui j’ai sauvé la vie. Il vient de gagner en appel. Ça me dégoute. Je vais y laisser toutes mes économies. Tu me crois... et je suis toujours guide, je ne sais rien faire d’autre.

Ni Vera (l’Uruguayenne s’appelait Vera), ni Lila ne dirent rien. C’était peut-être vrai. Après tout, elles ne connaissaient rien à la Laponie.

Toute au plaisir de retrouver le présent en racontant une histoire dans le passé et s’apercevoir que ça marche. Deux rencontres dans le groupe qui m’ont fait rêver à d’autres cieux.

6. comment Zéphyrine Chrétien est devenue Miranda


Pour le nom de mon personnage, j’avais utilisé un générateur de noms (serendipity). C’était un conseil de l’animatrice d’atelier d’écriture que je suivais. Elle nous avait fait trois séances de mises en garde et de conseils sur le choix du nom du personnage pour en arriver à nous recommander le générateur. Après cinq ou six essais, Zéphiryne Chrétien m’avait paru convenir. Original, mais pas trop ; facile à prononcer et laissant une jolie empreinte sonore ; léger et terrien ; plein de spiritualité et concret. Les ennuis ont commencé avec la graphie : j’écrivais parfois Zéphyrine et d’autres fois Zéphiryne, autant de corrections qu’il faudrait faire et dont je me serais bien passé. Après, c’est l’histoire qui m’a posé question, ma Zéphyrine ne cessait de me rappeler qu’elle venait de Rivière des Monts, alors que pas du tout, elle était née à Latillié près de Poitiers. J’ai fait naître son ancêtre à Rivière des Monts croyant que cela suffirait. Ça l’a calmée un moment, mais pas complètement ; il a fallu aussi que je lui fasse passer des vacances au Québec (avant le confinement). Elle était très prude et ne voulait rien savoir de la romance que j’avais fait débuter un 14 juillet au bal des pompiers. Elle soutenait avoir été violée. Malgré sa haute teneur en bière, elle n’avait pas pu donner son consentement à Édouard Cousin le chef des pompiers. Ça n’allait pas du tout : Henri Bernard, le gendarme qui avait pris sa déposition ne la croyait pas. Après bien des hésitations, j’ai accepté de la soutenir, c’était dans l’air du temps et un ressort dramatique comme un autre. Ça me faisait rentrer dans des considérations techniques sur le fonctionnement de la gendarmerie et de la justice et il fallait que je me renseigne. J’ai trouvé sur [Slate] le récit détaillé d’une fille violée qui racontait son calvaire et ses démarches dans une sorte de long journal anonyme de 100 pages (ça avait duré deux ans entre les faits et la condamnation du violeur), manque de pot ça se passait en Australie et la fille (française) racontait qu’elle n’aurait jamais eu gain de cause de la même façon en France. « J’en sais quelque chose m’a dit Zéphiryne, tu connais l’histoire du 36 quai des orfèvres, de cette Canadienne violée par deux agents de police. » « Vaguement, je lui ai dit. » J’ai tout lu sur l’histoire du 36 quai des orfèvres. Ça m’a bien secoué, mais pendant ce temps mon roman restait en plan. La documentation c’est bien, mais il faut écrire aussi. J’avais déjà cinquante pages avec Zéphiryne Chrétien et j’étais bloqué. On m’a conseillé de changer le nom de mon personnage. « Rechercher tout » et « remplacer tout », et plus de Zéphiryne Chrétien qui pourrait devenir Roselyne Pineau. Ça sentait encore bien son québécois, je me suis méfié, je devais être tombé sur un générateur de noms québécois. Je faisais quoi maintenant ? J’abandonnais mon roman et l’idée d’écrire pour me consacrer aux vacances et aux barbecues familiaux ? Je subissais le syndrome de la page blanche et je me bourrais d’antidépresseurs ? Je n’étais pas Balzac, plus créatif que l’état civil pour nommer ces quelques 3000 personnages, ni Zola et ses Rougon-Macquart, ni même Roger Martin du Gard et ses Thibault (jamais lu) et de toute façon, ce n’était plus à la mode ce genre de grande fresque. Peut-être serais-je plus à l’aise avec un personnage sans nom ? Je dirais « Elle » ou « Madame » et jusqu’au bout le lecteur pourrait s’imaginer ce qu’il voulait, cela donnerait de la profondeur à mon propos. Ou alors, j’imaginerais une héroïne qui aurait plusieurs noms, plusieurs personnalités ? Je n’allais quand même pas rester bloqué sur le nom du personnage, j’avais déjà eu bien du mal à choisir de parler à la première personne et non à la troisième personne et à employer le passé au lieu du présent. Il fallait que j’en sorte.

La solution s’est imposée un petit matin après une nuit d’insomnie. Elle s’appellerait Miranda, elle aurait un père hypocondriaque amoureux de Shakespeare et se vengerait du viol qui avait conduit sa meilleure amie au suicide. J’ai repris mon texte au bal des pompiers et j’ai bien avancé pendant les vacances. En souvenir de Zéphiryne (ou pour me venger), j’ai donné à Miranda une mère canadienne anglophone originaire de Vancouver, morte alors que Miranda était très jeune. Quand la bibliothèque a rouvert à la rentrée, je n’ai pu m’empêcher d’en parler un peu à Florence, mon amie bibliothécaire. « Ça me rappelle une histoire que j’ai lue, m’a-t-elle dit. Mais continue, vas-y, vas-y, go, go, Philippe ! Toutes les histoires ont déjà été écrites, je suis sûre que la tienne sera tout à fait originale. »

Codicille : cette proposition a failli me bloquer. Il y a tant à dire sur le choix du nom du personnage. Après d’intenses recherches sur internet et autres divagations ressemblant au début d’un essai sur le choix du nom du personnage (en trois volumes), j’ai écrit ce petit texte qui résume mes interrogations sur le sujet.

Pour ne pas priver le lecteur du choix du nom du chat, en voici la petite histoire personnelle et véridique :

« Les enfants ont appelé le premier chien Bulma du nom d’un héroïne de BD, je crois. Le second n’avait pour nom que “petit” ; son maître avait décidé de le faire piquer “pas bon pour les vaches” lorsqu’un vétérinaire nous le donna en nous conseillant de trouver un nom qui se rapprocherait en termes de sonorité. “Wiki” nous parut convenir. Lorsque la chatte arriva, “Pedia” s’imposa. Pedia se révéla être un mâle et devint naturellement “Pedro”. La chatte d’avant s’appelait “Zazie” (dans le métro) nous étions Parisiens à l’époque ; avant Pédia-Pedro nous avions eu peu de temps “Betty” (nous lisions Arnaldur à ce moment-là sans doute) qu’une voiture écrasa après bien d’autres accidents graves, mais non mortels. »

5. Eleonora Bureau


1

18 rue nationale, c’est dans le vieux village, sa mère lui a dit qu’il valait mieux y aller à pied, car c’est impossible de se garer. Elle sonne. C’est long et pourtant c’est là. Eleonora bureau (comme un bureau) arrive et lui ouvre. Elle est en fauteuil roulant. Leila ne s’attendait pas à ça. Votre maman ne vous avait rien dit, elle a bien fait, ce n’est pas important. On fait du yoga ensemble et heureusement beaucoup de gens oublient mon handicap.

2

18 rue nationale, elle est venue à pied. Impossible de se garer dans le vieux village. Ces portes en verre, on dirait un pressing, elle s’est trompée ! Elle vérifie et sonne quand même. Un bruit d’ouverture automatique lui répond, elle tire, non il fallait pousser. Il y a une odeur d’encens comme dans une église.
 – C’est bien là, entrez, je m’appelle Eleonora Bureau comme un bureau. Entrez, entrez !
Eleonora est toute ronde, les cheveux blancs en bataille et son antre est encombrée de crucifix, de statures de la vierge, de rameaux, de bocaux. Lila s’assied face à elle sur une chaise de bureau comme dans un commissariat.

3

Heureusement qu’elle n’est pas venue en voiture, c’est une rue piétonne en pente avec des marches ; le vieux village, elle ne connaissait pas. C’est pittoresque, parfait pour les touristes et si différent des lotissements de Ventabren. Au 18 rue nationale, une petite maison de village toute en hauteur deux poteries d’Anduze plantées de capucines encadrent la porte qui s’ouvre avant même qu’elle sonne. Un grand escogriffe en sort. Il court presque.
— N’y allez pas, c’est une sorcière. Je ne veux plus la voir. Elle vous fera du mal.

Eleonora Bureau accueille Lila, hésitante sur le pas de la porte.
 – Entrez, ne vous formalisez pas ! Tous les mardis, c’est la même chose, il part très fâché, car il n’aime pas entendre ce que j’ai à lui dire. Il reviendra et je lui dirai encore la même chose : je ne peux rien pour lui, il doit se faire soigner.

4

La porte est entrouverte. Lila entre sans sonner.
— Je suis bien chez Madame Eleonora Bureau ? Je viens de la part de Françoise Fournier.
— Entre, entre, je t’attendais. Je t’ai vue monter les marches depuis le début de la rue. Tu as hésité, tu es retournée sur tes pas, tu as vérifié sur ton téléphone et te voilà. Sois la Bienvenue, veux-tu boire quelque chose ?

Lila en reste bouche bée. Elle n’aurait jamais imaginé que sa mère fréquentait des gens comme ça, même au yoga.

5

Au 18 rue nationale, Lila a beau chercher, il n’y a pas de sonnette, juste un carillon en bambou qu’elle fait tinter. La porte s’ouvre automatiquement comme dans une banque ou une pharmacie. C’est étonnant pour une vieille maison. À l’intérieur, il fait frais, presque froid et sombre. Une fontaine, de celles qu’on voit dans les jardineries gazouille au-dessus d’un bac profond dans lequel s’ébattent des poissons rouges. Il y a partout des niches dans les murs dans lesquels flambent des lumignons de toutes les couleurs. Eleonora Bureau l’accueille. Il est très grand, blond avec des yeux bleus, vêtu d’un sarouel blanc et d’une ample chemise blanche aussi.
 – Entrez, je suis le professeur de yoga et votre maman m’avait annoncé votre visite. Vous imaginiez une femme ? Je sais, tout le monde se trompe avec mon prénom.

6

Au 18 rue nationale, il n’y a pas de porte, juste une ruelle dans laquelle il faut s’engager pour accéder aux maisons derrière. Une plaque indique Eleonora Bureau psycho thérapeute, chamanisme, rebirth, chanelling et puis d’autres choses que Lila n’a pas le temps de lire, car Eleonora Bureau soulève les lanières en plastique qui font office de porte. Elle explique qu’elle récupère ainsi toute la fraicheur de la ruelle sombre sans avoir les mouches. Elle doit avoir très peur des mouches, car dans la pièce où elle accueille lilas des rubans collants pendent du plafond en grand nombre.
— Vous vous attendiez à un espace plus moderne, mais ces vieilles maisons de Ventabren sont tellement agréables en été que je ne quitterais mon antre pour rien au monde. Vous sentez cette fraîcheur !

Lila acquiesce, car c’est effectivement très agréable après avoir marché en plein soleil.

7

C’est bien pour faire plaisir à sa mère que Lila se rend au 18 rue nationale pour rencontrer Eleonora Bureau. Entrez sans frapper dit le panonceau sur la porte. Elle entre et son entrée déclenche d’étranges chants grégoriens mêlés de cris d’animaux. D’immenses photos en noir et blanc couvrent les murs. Est-ce une exposition ou un lieu de culte ? Au sol et au plafond, de petits écrans diffusent des vidéos d’événements. Un mariage, une robe blanche descend un escalier pharaonique. Une victoire, des mains et des poings tendus vers le ciel. Un baptême, un accouchement (en couleurs celle-là), un enterrement. Lila avance dans cette grande chapelle vide. On dirait l’abbaye de Montmajour pendant les rencontres d’Arles. Rêve-t-elle ? Elle ne s’attendait pas à un espace si grand dans les ruelles étroites du vieux village. Une silhouette vient à sa rencontre, toute menue dans ce décor de cinéma.
— Je m’appelle Eleonora Bureau. Ne vous formalisez pas de cette installation pompeuse. C’est une réalisation de mon petit fils pour son diplôme en école d’art. Il appelle ça « la vie humaine » et il a été sélectionné pour une résidence à Rome.

8

À l’entrée, un flacon de gel hydroalcoolique dont on est prié de se servir et un distributeur de masques. Lila se conforme aux instructions avant de sonner. Le voyant rouge passe au vert et la porte s’ouvre. Le cours de yoga a déjà commencé. Le professeur lui fait signe de prendre place. Le silence est complet. Elle pense qu’elle s’est trompée d’adresse et cherche une issue pour s’échapper discrètement.
— L’agitation et l’inquiétude nous font perdre le vrai sens de la vie. Apaisez votre esprit. Laissez passer les pensées comme des nuages dans le ciel, ne les retenez pas. Concentrez-vous sur votre respiration.

Le professeur s’exprime avec un fort accent méridional et Lila s’en trouve bizarrement rassurée.

9

Lorsqu’elle sonne au 18 de la rue nationale, c’est comme si elle déclenchait le carillon de l’église voisine. La petite femme qui accourt en pantoufles pourrait être la sacristaine avec son gilet tricoté en laine boutonné sur son tablier à fleurs. Ses cheveux poivre et sel sont coupés au carré et retenus par une barrette de chaque côté du front. Elle porte aussi des lunettes toutes rondes. Lila revoit exactement la physionomie de son professeur d’histoire-géo de 5e. Un choc, une apparition, un retour dans le temps.
— Je m’appelle Eleonora Bureau, comme un Bureau, Je suis un peu sourde. Entrez, je vous attendais.

10

Avant de se rendre au 18 rue nationale, Lila googlise cette Eleonora Bureau que sa mère lui a conseillée. Ce qu’elle a trouvé l’inquiète un peu : Praticien en psychothérapie. Psychopathologie. Chargé d’enseignement supérieur et universitaire. Conférencier et formateur en psychopathologie. Psychothérapie individuelle pour adolescent et adulte dans le cadre d’une approche globale : thérapies d’inspiration analytique freudienne, analyse transgénérationnelle, analyse systémique, thérapies cognitivocomportementales, thérapies d’éveil avec initiation à la méditation en pleine conscience.

Il consulte par Whatsapp. Elle a envie de commencer par là, même si elle habite Ventabren. Elle n’a pas envie de tomber entre les mains d’un gourou qui lui dira l’avenir avec un jeu de tarots. Sur les pages jaunes, cette Eleonora est bien organisée : le calendrier de ses disponibilités jour par jour et demi-heure par demi-heure est affiché. Elle clique sur le mercredi 8 juillet à 10 h 30. C’est dans deux jours. Il faut se connecter via Facebook, Linkedin ou Google. « Rassure-vous, rien ne sera publié sans votre accord ». Elle hésite. Elle ira d’abord repérer les lieux au 18 rue nationale.

Codicille : excellent exercice pour préciser un personnage. J’ai laissé mes doigts courir sur le clavier samedi soir en rentrant d’une fête et ce dimanche matin pour trouver les dernières. Beaucoup aprécié de découvrir Raphaële Bezin et son travail.

4. l’accident


L’accident (version dure)

Les pompiers appelèrent à 23 h 10. Jacques partit immédiatement chercher sa belle-fille dont la voiture avait basculé de la digue dans un marais salant. Lila n’avait rien, juste une grosse frayeur ! Françoise se retrouva seule.
Encore Lila, toujours Lila ! Allait-elle un jour trouver son chemin, cesser de faire les mauvais choix et de se mettre dans des situations impossibles. Qu’est-ce qui ne tournait pas rond chez sa fille ? Depuis quand ? Pourquoi cherchait-elle toujours le risque comme une adolescente ? Cette exigence d’absolu qu’elle poursuivait sans relâche, d’où lui venait-elle ? Cet idéal d’artiste qu’elle s’était mis en tête, quelle folie ! Il y en a tant des artistes photographes, des artistes visuels, des artistes plasticiens, comment espérer percer un jour ? Et rien, jamais, pour faire ce qu’il fallait !Quel malheur, quelle pitié !

La nuit était noire, sans lune, Françoise sortit quand même et marcha jusqu’au bosquet de pins. Elle les verrait arriver et son téléphone ne la quittait pas.
23 h 30 Jacques devait être sur les lieux. Françoise poursuivait son monologue tout haut. Bien sûr, qu’elle avait sans doute eu des torts ! Ce petit ami du lycée, elle s’en voulait encore ; mais que pouvait-elle faire d’autre ? Elle venait de divorcer. Elle était seule avec deux adolescents. Rien n’avait été facile.
23 h 40 il avait dû la retrouver. Elle aurait dû être plus attentive lorsque Lila était arrivée sans prévenir, lui poser des questions. Elle avait préféré rester discrète et parler de ce qui la préoccupait, elle. Raconter cette histoire de bornage amiable, plutôt amusante. Qu’y pouvait-elle si Lila n’avait rien dit de sa visite chez le médecin et était ensuite partie pour faire encore ses satanées photos ? Elle respectait son silence et sa vie privée. D’ailleurs ce confinement était en train de leur faire perdre la tête à tous. Lila n’avait pas été assez prudente en conduisant sur ces digues. Espérons qu’elle n’était pas en zone interdite à la circulation en plus.

23 h 55 c’était bizarre qu’ils n’aient pas pensé à l’appeler pour la rassurer. N’était-il pas encore arrivé sur le lieu de l’accident ou bien les pompiers les retenaient-ils pour des formalités ? Ils auraient dû l’appeler.
Au bosquet de pins au croisement du chemin des méjeans et de la départementale, Françoise s’arrêta. C’était fou comme de ce minuscule point de vue, le halo lumineux d’Aix d’un côté et de Marseille de l’autre était fort. Comment Lila avait-elle pu perdre la route, même si les salins étaient particulièrement bas et sombres ?

A minuit, Lila et Jacques n’étaient toujours pas rentrés. C’était agaçant cette attente. Elle aurait préféré être dans son lit ou commencer à écrire la lettre qu’elle projetait d’envoyer en recommandé au promoteur et au géomètre sur cette stupide histoire de bornage. Une voiture la croisa l’éblouissant de ses phares. Elle crut que c’était eux, mais non.

Ils arrivèrent à une heure du matin. Lila monta directement dans sa chambre. Jacques promit qu’il lui raconterait, qu’il était fatigué lui aussi et que demain il faudrait faire remorquer la voiture. Ce n’était pas grave, Lila avait oublié le frein à main alors qu’elle était sortie pour prendre des photos. Elle avait appelé les pompiers en pensant qu’ils pourraient la dépanner tout de suite. Ce qui avait pris du temps, c’étaient les papiers.

L’accident (version douce)

Les pompiers appelèrent à 23 h 10. Jacques partit immédiatement chercher sa belle-fille dont la voiture avait basculé de la digue dans un marais salant. Lila n’avait rien, juste une grosse frayeur ! Françoise se retrouva seule.
Elle descendit dans le jardin et pensa que l’heure était idéale pour arroser les zinnias qu’elle venait de transplanter, les dahlias qui commençaient à fleurir et toutes les autres fleurs dont elle ignorait le nom. Il faisait nuit noire sans lune, mais la clarté des villes avoisinantes d’Aix et de Marseille formait un halo lumineux bien visible que traversaient parfois des chauves-souris en chasse. Les lavandes embaumaient et la senteur de l’eau fraiche et de la terre mouillée était très agréable. Pourquoi ne sortait-elle pas plus souvent le soir « à la fraiche » ? Les journées étaient vite si chaudes alors qu’on n’était qu’en juin. L’obscurité était reposante après la lumière aveuglante du calcaire blanc réverbérant l’éclat du soleil. Il y avait longtemps qu’elle n’avait pas connu un tel bonheur de tous ses sens, depuis qu’ils avaient quitté les régions arrosées et verdoyantes. L’inquiétude qu’elle ressentait pour Lila lui gâchait son plaisir. Pauvre Lila qui ne parvenait pas à suivre la bonne route et se retrouvait une fois de plus dans le fossé, sur le bas côté. Françoise n’arrivait plus à comprendre sa fille. Elle ne se souvenait plus du temps où tout était simple entre elles. Jusqu’à l’adolescence ? Peut-être même pas ! Lila lui avait confié, un jour où elle était gaie et en pleine forme, ses terreurs de petite fille quand sa mère lui apparaissait comme quelqu’un de préoccupé et d’inaccessible. Elle s’était plainte aussi de la façon dont elle l’habillait sans jamais lui mettre de jolies robes et combien son père l’angoissait avec ses exigences scolaires. Sa meilleure amie la décrivait comme la fillette qui pleurait tout le temps. Françoise n’avait rien vu, rien su de cette détresse d’enfant rieuse et curieuse. Cela lui faisait atrocement mal de se remémorer ses confidences échappées un jour d’insouciance. Il y avait eu aussi des jours très sombres, lors de la rupture avec ce petit ami du lycée. Françoise croyait avoir été là, mais l’avait-elle vraiment été ? C’était tellement dur à entendre les reproches des enfants devenus adultes lorsqu’ils vous rendent coupables des échecs qu’ils essuient dans la vie. Elle n’avait pas l’impression d’avoir fait subir cela à ses parents. Elle s’en était éloignée tout simplement. Elle s’était assumée seule et construite seule, son père et sa mère lui offrant des conditions matérielles suffisantes, parfois bonnes, parfois mauvaises. Jamais elle n’avait pensé qu’ils étaient pour quoi que ce soit dans les écueils qu’elle avait rencontrés ; son travail d’institutrice qui ne l’avait que partiellement satisfaite, elle le devait à son manque d’envie de poursuivre plus longtemps ses études ; son divorce, à son choix d’un homme qui ne lui convenait pas. Question d’époque sans doute ! Elle se demanda si Lila voyait un psy. Elle aurait tellement aimé qu’elle soit heureuse.

Lorsque Jacques et Lila arrivèrent à une heure du matin, ils la trouvèrent perdue dans ses réflexions un livre sur les genoux. Lila monta directement se coucher et Jacques promit qu’il lui expliquerait, qu’il était fatigué lui aussi et que demain il faudrait faire remorquer la voiture. Ce n’était pas grave, Lila avait oublié le frein à main alors qu’elle était sortie pour prendre des photos. Elle avait appelé les pompiers en pensant qu’ils pourraient tout de suite la dépanner. Ce qui avait pris du temps, c’étaient les papiers.

Codicille : j’ai d’abord écrit la version dure, puis la version douce.

La personnalité de la mère change : de mère dure excédée par les errances de sa fille, on passe à une mère plus culpabilisée. Mais les deux peuvent parfaitement coexister à des moments différents du récit.

3. quitter la ville


version format roman

Jacques et Françoise s’étaient toujours dit qu’ils quitteraient la ville à la retraite. Ils pensaient tous les deux qu’il était très important d’anticiper ce tournant de leur vie pour en faire une sorte de nouveau départ. Leur appartement lyonnais n’était pas petit et des hauteurs de la Croix-Rousse ils avaient une belle vue sur la ville, ses toits et le fleuve, mais le stationnement des voitures devenait un souci permanent avec des rues encombrées et un accès au parking souterrain assez acrobatique. Jacques ne l’aurait jamais reconnu, mais Françoise avait de plus en plus de mal à garer sa voiture. Elle était moins souple, estimait moins bien les distances et pour tout dire cette pente à l’entrée l’effrayait comme toute la circulation pour descendre des pentes de la Croix-Rousse d’ailleurs. Les plaisirs de la ville comme on les appelait ne leur semblaient plus si évidents : le soir bien souvent, ils se contentaient d’une série sur Netflix. Ils n’allaient plus vraiment au cinéma ou au théâtre, car ils rechignaient désormais à sortir le soir, surtout en hiver.

Jacques, en ingénieur qu’il était, avait voulu aborder la question scientifiquement en choisissant de ne pas s’isoler dans une campagne par trop profonde. Il avait construit une petite application qui donnait instantanément pour chaque lieu sa distance à leur résidence actuelle en fonction des temps et des moyens de transport et avait consulté famille et amis sur le lieu le plus désirable. Cela avait beaucoup amusé autour d’eux pour un résultat décevant : le choix commun à tous les consultés était qu’il était préférable de rester à Lyon ou dans ses environs. C’était central, bien desservi, une halte pour ceux qui descendaient vers le sud ou montaient vers le nord et la campagne environnante recélait beaucoup d’endroits charmants dans les monts du Lyonnais, le Pilat ou le Beaujolais. Oui, pourquoi pas la campagne, disaient les amis, mais vous n’avez plus l’âge de retaper une grange pour l’aménager. Jacques qui était bricoleur pensait que cela ne lui déplairait pas de retrouver des activités manuelles et de s’attaquer à un projet concret.

Ils s’étaient mis à visiter des lieux qui leur apparaissaient comme des paradis sur internet. Le premier avait été la Godivelle, un tout petit village du Massif central en pleine nature dans le Cézallier. Il avait suffi à Françoise de lire [Pays perdu] de Jourde pour percevoir le danger inhérent à l’implantation de purs citadins dans des lieux reculés. Si Françoise trouvait largement son inspiration dans la littérature, Jacques la cherchait dans sa collection de la vie du rail et des lignes SNCF historiques. C’est ainsi qu’ils avaient découvert La Clayette (prononcer la Clette) sur la ligne historique ouverte en 1900 Givors-Paray -le-Monial. Le poète du Chemin de fer Henri Vincenot fit le voyage avec eux et Françoise avait trouvé beaucoup de beauté au haut Beaujolais comme à ce confins de Bourgogne où les champs sont ponctués de vaches blanches.Ils firent bien d’autres escapades, dans l’ouest et le marais poitevin, la vallée de la Vézère, l’Aubrac, le lac du Bourget, celui de Vassivière. Ils avaient le temps et leur recherche était devenue une occupation agréable et prenante. Ils y consacraient toutes leurs vacances et résidaient souvent une semaine ou deux dans les lieux qui pourraient avoir leurs laveurs.

Jacques avait toujours été citadin du plus loin qu’il remontât dans ses racines, Françoise au contraire était de lointaine souche paysanne et avait passé son enfance dans une petite ville du Puy-de-Dôme. Ils essayèrent aussi ce retour aux racines, comme un exode rural à l’envers à un siècle et demi de distance. Leur envie de se retirer à la campagne avait peut-être sa source dans leur histoire. Françoise détestait lorsque Jacques parlait de "se retirer". L’expression ne lui convenait pas, elle aimait dire et penser qu’ Internet avait réalisé le village mondial. Il suffisait d’avoir une bonne connexion. Jacques rajouta ce paramètre à son application. Cetessai de retour aux sources fut une double déception : tout avait changé, rien n’était plus comme dans leurs souvenirs et c’était comme d’avoir devant les yeux l’inéluctable destruction du monde. Jacques ne reconnaissait pas le Sète de son enfance où les friches industrielles avaient remplacé les activités du port. Françoise pleura presque en cherchant la pension de famille de son enfance au Grau-du-roi et en découvrant qu’il fallait désormais traverser Port Camargue pour accéder à la plage de l’Espiguette.
Le projet de s’installer dans le hameau de ses ancêtres au milieu des Monts du Forez qu’elle caressa un moment fut vite abandonné. Elle s’épouvanta vite de ce qui pour elle était devenu un désert, vidé de ses habitants et de ses activités. Des amis leur conseillèrent la région de Bourges ou celle de Vierzon où ils avaient eu une résidence secondaire très plaisante. Vierzon leur déplut et se dirent qu’à Bourges à part la cathédrale et le Printemps...

Ni l’un ni l’autre n’avait de fantasme de chien, de jardinage ou d’élevage quelconque, pas plus que de marchés paysans, d’AMAP ou de produits locaux. La mer ou le soleil n’étaient pas non plus pour eux des arguments suffisants, même si Françoise s’imaginait bien vivre au bord de l’eau. Ils rêvaient simplement d’espace, d’absence d’escalier ou d’ascenseur, de lumière et de calme et étaient persuadés d’avoir les mêmes envies. Parfois pour rire, ils fantasmaient une installation dans le sud de l’Espagne, au Portugal ou encore en Martinique ou en Corse ou pourquoi pas au Maroc ou en Tunisie et se demandaient comment y vivaient tous ces gens du nord qui en faisaient le choix. Ils se sentaient Français et attachés au sol de la patrie, même s’ils s’étonnaient de cette incapacité à concevoir de vivre à l’étranger.
Lorsque la date de leur départ en retraite approcha, il fallut se décider. Pour Jacques, la fin de la vie de salarié avait déjà sonné depuis plusieurs mois en tant qu’agent de la SNCF quand Françoise put enfin quitter le poste de directrice d’école qu’elle occupait en fin de carrière. En dernier ressort se furent les prix de l’immobilier qui décidèrent de leur choix, ou plutôt l’exacte adéquation entre le prix de vente de leur appartement à Lyon et celui de la maison qu’il acquirent dans un lotissement en construction au milieu des vignes. Les plus grandes décisions, les plus mûrement réfléchies, tiennent parfois à un tout petit détail qui l’emporte. Une affaire leur dit l’agent immobilier, une vente précipitée pour cause de divorce, un potentiel de croissance considérable pour votre capital. C’est ainsi qu’ils s’installèrent à Ventabren, petit village provençal idéalement situé entre Aix-en-Provence et Marseille, proche de l’aéroport de Marignane et de la mer et pourvu d’un superbe viaduc du TGV. En dix ans, mille personnes eurent la même idée, portant la population du village de 4500 à 5500 habitants. L’agent immobilier n’avait pas menti.

La première année fut toute consacrée à la découverte de leur nouveau royaume, à quelques finitions aussi. Les amis vinrent beaucoup et s’émerveillèrent du potentiel de la région.

version format nouvelle

Pas facile de prendre sa place de conseillère déléguée à la vie associative et aux animations événementielles ! Françoise et Jacques avaient quitté la ville au moment de leur retraite pour emménager dans le village provençal de Ventabren. Les dernières élections avaient permis à Françoise d’atteindre ce Graal qu’elle convoitait : avoir un vrai rôle dans la vie communale. Impossible dans une grande ville. C’était sans doute le pire non-dit de sa décision de quitter la ville. Elle animait sa première réunion avec tous les présidents d’association, quarante personnes quand même, et elle avait tout faux : avait omis de répondre à certains, ne maîtrisait pas le fonctionnement du mail de la mairie, avait mélangé son adresse personnelle et son adresse d’élue. Ils se connaissaient tous depuis longtemps, elle ne savait rien de leur histoire. Le premier adjoint l’assistait, elle sentait bien qu’il était déçu par sa prestation ; la quatrième adjointe chargée de l’éducation et de la vie scolaire faisait de son mieux pour l’aider, mais sa présence signifiait aussi qu’on ne lui faisait pas confiance pour préserver la susceptibilité du président de l’association des parents d’élèves et le vide grenier festif qu’il organisait chaque année qui se trouvait être la manifestation la plus courue de la commune. Dans quelle galère s’était-elle mise ? Elle souriait beaucoup, essayait de conserver son entrain, oubliait de donner la parole à certains, n’arrivait pas à limiter le temps de parole du nouveau policier municipal (par ailleurs président de deux associations dont elle avait oublié l’objet). Elle avait pourtant révisé, créé les chevalets, mémorisé les visages. Elle critiquait l’ancienne municipalité croyant bien faire, mais sentait à l’accueil du public qu’on commençait à douter qu’elle puisse faire mieux. Des conflits sur les dates de disponibilité des salles apparaissaient déjà et les présidents négociaient directement entre eux un meilleur arrangement. Elle aurait voulu parler comité des fêtes, nouvelles manières de partager les informations, élan nouveau de la convivialité à Ventabren. Ils se plaignaient de l’emplacement des panneaux lumineux et de la trop grande rapidité de succession des annonces. Elle réussit à modifier les horaires du forum des associations qui se tiendrait le 5 septembre, il se terminerait à 18 h 30 au lieu de 18 h et commencerait à 15 h au lieu de 16 h 30. Personne ne daigna même voter cette importante révolution lorsqu’elle la proposa. Qu’avaient donc dans la tête ces banlieusards ? Pas si campagnards que ça, ils travaillaient tous à Aix ou à Marseille, ils étaient tous plus ou moins cadres. Il n’y avait que le nouveau policier municipal, venu des espaces verts de la commune, pour maîtriser plus difficilement l’oral. Il compensait par une personnalité rugueuse et une vraie présence physique. Elle rentra défaite et retrouva Jacques qui regardait un documentaire sur la sauvegarde de Venise. Elle n’osa rien lui dire de son embarras. Il lui proposa de partir pour Venise lorsque la frontière serait ouverte à nouveau.

Jacques sortait peu, fréquentait peu de gens. Son très ancien métier de journaliste pour la vie du rail refaisait surface : il s’informait des transports, de la politique d’aménagement du territoire et publiait parfois un article dans son blog. Il faisait les courses et la cuisine du couple et semblait heureux comme ça, même si depuis longtemps ils avaient peu d’activités communes hormis les soirées devant Netflix. De temps en temps, il avait envie de changer d’air et de voyager et c’étaient de vrais moments de retrouvailles avec un rythme et des occupations partagées. Aller à Venise en train de nuit était une idée qu’il avait souvent émise, d’autant plus qu’un vieil ami à lui s’y était installé et proposait de les accueillir dans son appartement à la Guidecca.

Françoise ressentait de plus en plus le besoin de plus vaste que leur vie de couple. La campagne des municipales et la victoire de la liste d’opposition sur laquelle elle figurait l’avait galvanisée. Il se passait vraiment quelque chose dans la petite ville de Ventabren pour arriver à défaire dès le premier tour un maire de droite installé depuis 20 ans. Le changement était possible et elle voulait en être. Certes cela commençait mal, mais elle apprendrait.
— Ah non, Venise ce n’est pas le moment, la nouvelle municipalité prend tout juste ses marques. je ne peux pas partir maintenant. Vas-y tout seul, si tu veux. Tu expliqueras à Philippe.

Jacques n’en parla plus. Il était conjugal comme il aimait à le dire et n’appréciait pas la solitude. Les nombreuses réunions en soirée auxquelles participait Françoise avaient encore plus modifié l’équilibre de leur couple. Imperceptiblement au début, plus de séries vues ensemble sur lesquelles ils échangeaient, plus de commentaires de l’actualité, plus vraiment de promenades ensemble, car Françoise était souvent trop fatiguée ou avait un dossier à préparer. Ils se rendaient ensemble à certains repas entre conseillers municipaux, mais Jacques se lassa vite de leur fréquentation et de la quantité de minuscules détails dont ils débattaient pendant des heures. Il préféra la laisser y aller seule.

Madame le maire programma un séminaire de 5 jours en résidentiel pour préparer les orientations de la rentrée et la refonte du journal municipal. Jacques décida d’en profiter pour faire seul le voyage à Venise. Françoise qui redoutait sa réaction à une absence d’une semaine fut enchantée.
La suite pourrait s’appeler comment se défont les couples, mais c’est plus compliqué, plus long, plus insidieux quand quarante ans de vie commune lient deux partenaires. Jacques et Françoise n’avaient pas trente ans ni toute la vie devant eux.

Jacques prolongea son séjour à Venise. Son ami se lançait dans un programme de défense de l’environnement très séduisant qui avait besoin de bras et de compétences en ingénierie. Il s’agissait de fixer les îles les plus instables de la lagune avec des techniques traditionnelles, il accompagnerait les ouvriers. La dynamique des milieux aquatiques l’intéressait et il voyait des similitudes entre l’étang de Berre et la lagune de Venise. La vie de Françoise en fut bouleversée, matériellement d’abord, plus personne ne lui faisant les courses et les repas, elle mangea de plus en plus souvent au restaurant ; psychologiquement aussi, car elle se mit à ressentir très durement la solitude. Jacques n’appelait ni n’écrivait et c’est tout juste s’il répondait aux longs mails qu’elle lui envoyait. Il était heureux, parlait de mieux en mieux italien alors même qu’elle déprimait, grossissait et buvait trop. La préparation de la fête du village, les querelles entre associations, les questions de préséance entre présidents l’ennuyait désormais. Elle manquait d’énergie et lorsque sa coiffeuse tomba malade Françoise laissa pousser chez cheveux ce qui ne lui allait pas du tout avant de se résoudre à prendre rendez-vous dans un autre salon. Elle en parla au médecin qui lui conseilla quelques séances de psychothérapie. Elle prit un rendez-vous une fois, mais n’y retourna pas ; il n’était plus temps de reconsidérer sa vie. Elle allait avoir soixante-dix ans et s’imaginait mal confier ses angoisses à une gamine de trente ou quarante ans.

Jacques rentra de Venise bronzé et en pleine forme. Françoise crut un moment que tout allait recommencer comme avant. Jacques reprit sa routine quotidienne, mais Françoise s’enfonça un peu plus dans son marasme intérieur. Lorsque la 4e adjointe chargée de l’éducation et de la vie scolaire démissionna, Françoise accepta de la remplacer en se disant qu’il y aurait plus de cohérence dans sa mission et moins de querelles avec le président de l’association des parents d’élèves pour l’organisation désormais couplée de la fête du village et du vide-grenier de l’école. On la saluait dans Ventabren, mais elle s’en souciait peu. D’autres auraient pu faire ce dont elle s’acquittait avec beaucoup plus de diplomatie et de créativité. Elle n’apportait rien de neuf et les honneurs de cette petite communauté villageoise étaient une bien mince contrepartie. Elle ne trouvait plus le sens de sa fonction et de sa vie. Perdu ses amis et ses enfants en déménageant à Ventabren, perdu la ville et ses rencontres improbables et maintenant elle se sentait devenir vieille.

Lorsque sa fille débarqua à Ventabren en pleine nuit, elle n’arriva pas à s’en réjouir. Cela ne présageait rien de bon. Il faudrait encore se pencher sur ses petits soucis de santé ou pire la consoler d’une nouvelle déception amoureuse. Cette grande fille célibataire avait le don pour faire les mauvais choix et Françoise n’y pouvait pas grand-chose.

Codicille : j’ai travaillé les deux versions en parallèle en passant de l’une à l’autre.

Rapidement la version courte (8716 caractères) est devenue plus longue que la version longue (7173 caractères).

Je me sens plus à l’aise avec le rythme d’une nouvelle où il peut se passer des choses que dans la version longue où je m’ennuie.

Toutefois la version longue m’a permis d’approfondir la caractéristion et les motivations de mes personnages, l’idée de vie qui vont diverger à la campagne.

2. bornage amiable


Lila était à Ventabren depuis la veille. Elle avait fait de nuit les 300 km d’autoroute après l’explosion au collège. Sa mère et son beau-père qu’elle n’avait pas vus depuis des mois l’accueillirent avec joie y voyant simplement le bénéfice des règles sanitaires assouplies. Elle dormit tout son saoul et raconterait plus tard. Dès le repas de midi, sa mère se lança dans le récit de l’affaire qui l’ agitait et que Lila n’arrivait pas à considérer autrement que du dehors. Il était question de la visite d’un géomètre-expert qui avait eu lieu la veille avec tous les voisins pour un bornage amiable. Sa mère s’échauffait particulièrement quand elle racontait qu’on n’avait pas conclu, car le géomètre n’avait pas réussi à retrouver la borne dans leur potager. La borne qu’il l’accusait même d’avoir peut-être déplacée. De toute façon, depuis le début elle n’avait pas l’intention de signer le constat. Elle n’avait même pas eu besoin de le dire. Il y avait les Rae, les Djidi et Ligout avec le promoteur et la vendeuse. La vendeuse c’était la fille de Madame Michel, la voisine désagréable qui faisait des histoires depuis 10 ans et qui était morte l’an dernier, elle habitait en Bretagne, elle avait hérité de tout, elle était fille unique ; le promoteur, un petit jeune de 30 ans qui était venu la première fois avec son papa ! D’après le cadastre, le géomètre affirmait que c’était en ligne droite depuis chez Ligout et que ça aurait dû tomber dans leur jardin 30 cm en retrait de la clôture actuelle. Djidi racontait qu’il avait posé la clôture avec le grand-père de la vendeuse, qu’il avait fait le muret sur la limite pendant que le grand-père y plantait ses piquets en bois macérés dans le gazole (il faisait comme ça le vieux) et que pour la nouvelle clôture il y a deux ans, les ouvriers avaient remplacé les piquets en bois par des piquets en fer. D’ailleurs n’était-ce pas la vendeuse qui avait commandé l’implantation de cette nouvelle clôture, un an avant la mort de sa mère ? Comme Ligout, Djidi était là depuis la création du lotissement et il s’entendait bien avec le grand-père et aucun des deux n’avait jamais vu de bornes, pourtant le grand-père y était très attentif. La vendeuse au contraire rappelait qu’elle se souvenait très bien qu’ils avaient fait leur potager dans sa parcelle à partir du moment où sa mère n’avait plus été en état de s’y opposer, que les poules y venaient aussi et que l’an dernier il y avait plein de tomates et de potirons. D’ailleurs, le poseur de la clôture serait là à midi, on pourrait le questionner. Djidi avait bien ajouté en aparté qu’il était difficile d’empêcher les potirons et les poules de courir où ils voulaient, mais le géomètre n’écoutait pas, il était allé chercher sa pioche pour creuser en demandant si ça ne gênait pas qu’il déracine le pied de lierre qui grimpait sur son mur. Le promoteur se taisait parce qu’il sentait que l’acharnement de la vendeuse et du géomètre n’était pas bon pour lui. Ce qui l’agaçait le plus, reprenait sa mère, c’étaient les réactions des voisins. On dirait que cela ne les concerne pas, qu’ils se moquent qu’un promoteur installe six maisons qui seront leur vis-à-vis ; bien sûr, pour eux, qui ne sont pas mitoyens des parties à démolir l’enjeu est moindre. Et d’ailleurs, disait-elle, son mari n’était pas loin de penser comme eux : il n’avait pas participé à la réunion, il voudrait qu’on achète la grange qui sera démolie, qu’on achète notre sécurité, Madame le maire lui aurait dit que c’est parfois la meilleure solution si on en a les moyens ; il va même jusqu’à lui dire qu’il pense qu’elle fait fausse route. Sa mère répétait que jamais elle ne s’y résoudrait. Qu’il y avait quand même des lois dans ce pays, qu’on n’était pas obligé de tout accepter ! Elle disait pour conclure que les 30 cm dans leur potager n’étaient pas la question, que ça l’avait même bien amusée cette perplexité du géomètre-expert face à une borne disparue, la question c’était cette DP et ce projet de construction contre lequel elle allait faire un recours gracieux auprès de la mairie. Elle se renseignerait, elle avait adoré apprendre des choses sur la manière dont on réalisait un bornage et ne se laisserait pas faire. Lila savait sa mère procédurière et plutôt habile à défendre ses intérêts, mais elle avait du mal à s’intéresser à cette sombre histoire qui promettait des jours agités. En entendant sa mère dire que c’était un PA et non une DP que le promoteur devrait déposer, elle comprit à l’emploi des acronymes techniques dont elle ignorait la signification que la bataille avait déjà commencé et que l’attention de sa mère à ses propres soucis en serait affectée. Son beau-père se taisait, et cela n’était jamais bon lorsqu’ils n’étaient pas d’accord.

Lila sentit que ce n’était pas le moment de parler de ses soucis. Elle raconta l’explosion au collège et dit qu’elle avait besoin d’un arrêt maladie de quelques jours, ce qui sembla une évidence à sa mère comme à son beau père ; Pas besoin d’en dire plus ! s’il pouvaient lui donner l’adresse de leur médecin ? Il fallait d’ailleurs qu’elle appelle le collège pour les prévenir. Elle aurait bien parlé à sa mère de Mathieu, mais il y avait des moments comme ça où ce n’était pas le moment, pas la bonne heure. Combien de malentendus naissaient ainsi !

Le médecin lui donna sans problème quinze jours d’arrêt et quelques anxiolytiques en mettant tout naturellement sa détresse sur les mois de confinement qui avaient été très durs pour beaucoup de patients. On en voyait maintenant les dégâts et cela ne faisait que commencer. Elle n’était restée dans son cabinet que 5mn prise de tension et pesée, carte vitale et carte bleue comprise. Une maman attendait dehors son bébé dans les bras. Lila remercia et salua rapidement

codicille : le sujet vient d’une aventure récente. Je me pose de plus en plus de questions sur la différence entre le narrateur omniscient et la 3eme personne objective. Et aussi la question du temps à employer : présent ou passé ? Cette immersion dans la technique m’enchante car je ne lis plus de la même manière, mais comment progresser et choisir.

1. l’explosion


Nous rentrions en cours lorsque l’explosion retentit. Énorme, fracassante, assourdissante. Toute la classe hurla, de peur et de surprise. Lila notre professeure devint toute blanche, fit une drôle de grimace puis se mit à pleurer, comme les gens à bout de nerfs quand ils craquent. C’était angoissant les larmes de cette grande et belle jeune femme d’habitude si gaie. Les filles aussi pleuraient et commençaient à se prendre dans les bras avant de se souvenir qu’il fallait garder les distances. Les garçons ne pleuraient pas, ils bougeaient en tous sens comme des ludions affolés ou restaient immobiles comme hébétés. Les plus courageux prirent leurs masques pour sortir et aller voir. D’autres au contraire s’abritèrent sous les tables, comme s’il s’agissait d’un tremblement de terre. Nous n’étions que dix dans la salle, mais en un instant c’était devenu un fouillis indescriptible de tables renversées, de sanglots et de hurlements. Notre professeure pleurait, indifférente au chaos et cela accroissait le désordre et la terreur. C’est alors que la proviseure arriva, démarche lourde et voix forte :
— Voyons, Mademoiselle Despras, reprenez vos esprits et appliquez les consignes !

Au même moment, on entendit les sirènes, beaucoup de sirènes tonitruantes qui couvrirent un instant la voix de la proviseure. La chienne du concierge se mit de la partie avec ses hurlements à la mort qui nous amusaient tant quand il s’agissait des exercices incendie. Mais là c’était autre chose. La proviseure resta calme, mais nous sentions à son air sévère que ce n’était pas comme d’habitude. Après un long silence, elle nous demanda de nous mettre en rang, AVEC LES DISTANCES, de mettre les masques et de nous diriger vers la salle de repli. La salle de gymnastique en sous-sol était couverte de gros tapis où Lila nous faisait parfois de la méditation en pleine conscience avant son cours d’arts plastiques ; c’est là que nous faisions aussi les exercices d’antiterrorisme. Malgré l’effectif réduit, il n’y avait pas de place pour toutes les classes. La proviseure expliqua qu’EXCEPTIONNELLEMENT on ne pouvait pas garder les distances, mais qu’il ne fallait pas se toucher... autant que possible. Mademoiselle Despras rentra la dernière après s’être entretenue à mi-voix avec la proviseure.
— Vos élèves ont besoin de votre sang froid. Pensez à tout ce qu’ils viennent de vivre depuis deux mois. C’est vous l’adulte, ne l’oubliez pas !

Pour une fois, c’était la professeure qui avait tort et pas nous. Depuis le déconfinement et la reprise des cours, tout le monde faisait très attention à ne pas nous brusquer et à nous traiter avec beaucoup d’attention, sauf Lila. Tout avait changé, Mademoiselle Despras aussi. Depuis la rentrée, elle n’était plus la même. Triste, préoccupée, un peu absente ou alors énervée et presque méchante avec nous. Un peu comme les parents quand ils se mettent en colère pour un rien parce qu’ils sont stressés. Son style d’habillement avait changé, maintenant elle s’habillait en fille soignée avec des robes et des bijoux, alors qu’avant elle tenait à sa dégaine d’artiste un peu négligée (jean, baskets et cheveux en bataille). Elle n’était plus aussi cool depuis la rentrée. Lila sentait bien qu’elle n’assurait plus son service correctement, Madame la proviseure venait de le lui rappeler, elle perdait pied, n’arrivait plus à se concentrer. Même en dehors des cours son travail d’artiste pâtissait, elle n’avait plus d’inspiration et n’avait rien produit malgré tout le temps libre que lui avait laissé le confinement.

Lila Despras n’avait plus de nouvelles de son ami depuis le début du confinement et ne savait que faire. Il ne répondait plus aux SMS, son téléphone sonnait dans le vide et elle était très inquiète. L’avait-il quittée comme ça sans prévenir, comme cela lui était déjà arrivé avec d’autres amoureux ou bien lui était-il arrivé quelque chose de grave ? Peut-être était-il tombé malade lui aussi sans que personne ne la prévienne, et pour cause elle ne connaissait personne de son entourage. Ils en étaient encore à apprendre à se dévoiler, dans un tête à tête exclusif qui les satisfaisaient. Les élèves l’agaçaient, leur insouciance, leurs désobéissances lui devenaient insupportables. Elle était irritable, elle s’en rendait compte mais n’y pouvait rien. Les fleurs de Bach que lui avait conseillées sa mère n’y changeaient rien. Dans la salle de repli, nous nous allongeâmes sur les tapis et Mademoiselle Despras fit de même. Elle prit enfin la parole pour nous demander de garder le silence et de nous concentrer sur notre respiration. Sa voix tremblait, mais elle ne pleurait plus. Mettez une main sur le ventre, une autre sur la poitrine. Seule la main du ventre doit bouger.
— Lila, on enlève nos masques ?
–- Je, je ne sais pas... Oui, si vous voulez, comme vous voulez.

On n’entendait presque plus le bruit des sirènes ; il n’y avait plus que l’odeur de la salle qui sentait très fort l’eau de javel, et celle si particulière de la sueur de ceux qui ont eu très peur ; les relents des pieds libérés des chaussures qu’on avait dû quitter mais garder près de nous flottaient dans l’air.Cela sentait si mauvais qu’on garda les masques. C’était presque le silence, mis à part quelques sanglots hoquetés de temps en temps. Les filles qui n’arrivaient pas à s’allonger restaient couchées en chien de fusil ; certaines bavardaient les mains devant leurs bouches, puis se rappelaient qu’il ne fallait pas se toucher le visage surtout la bouche et le nez. Un garçon chatouillait ses voisins du bout des orteils et gloussait que toucher avec les pieds n’était pas toucher. A part ceux qui dormaient déjà et ronflaient tranquillement, tout le monde avait peur surtout quand l’électricité fut coupée. Dans le noir complet, c’était vraiment effrayant. Lila Despras n’arrivait pas à trouver une position confortable mais n’osait bouger de peur de déclencher l’agitation des élèves. Elle pensa à Mathieu qui était peut-être hospitalisé, sous respiration artificielle. Cela la calma un peu de s’imaginer partager quelque chose avec cet amant qu’elle ne connaissait pas depuis longtemps, mais auquel elle s’était attachée si fort, au point même qu’elle pensait déménager s’il le lui demandait. Tout était-il fini maintenant ? Son amant si doux, si prévenant ; personne ne l’avait jamais traitée comme lui auparavant, avec autant d’attention et de délicatesse. La vie amoureuse de Lila n’avait jamais été vide. Elle avait connu un grand amour au lycée avec lequel les choses s’étaient mal terminées, puis des relations plus ou moins longues, mais elle n’avait plus jamais retrouvé ce petit frisson du grand amour avant Mathieu. L’horloge biologique tournait et à presque trente-sept ans il était temps qu’elle découvre enfin celui qui la rendrait vraiment heureuse. Mathieu n’était-il pas celui-là ? Elle ne l’avait pas rencontré sur Tinder comme d’autres aventures, mais chez le vétérinaire un jour où son chat n’allait pas bien, il était lui-même vétérinaire de passage dans la région, venu rendre visite à un confrère. C’était une vraie rencontre, une rencontre dans la vraie vie comme on n’en faisait plus beaucoup ; cette idée la rassurait : une vraie rencontre ne pouvait pas mentir. Ils avaient sympathisé, elle l’avait invité à manger à la maison, le chat s’entendait bien avec lui et Mathieu avait apprécié le travail photographique de Lila. Dès ce premier soir, ils avaient passé la nuit ensemble. Et puis recommencé. Elle s’était rendue plusieurs fois en week-end à Olliergues où il exerçait, il était venu plusieurs fois en week-end chez elle. Le confinement avait mis fin à leurs rendez-vous, mais les échanges avaient continué au début, puis plus rien. Peut-être avait-il eu un accident ? Le chat était mort pendant ces mois de solitude. Cela la rendait encore très triste. Elle avait beau se dire qu’il était très vieux, plus de seize ans, cela ne la rassurait qu’à moitié : elle se demandait s’il ne fallait pas y voir un signe de mauvais augure. La mort l’avait repérée et si elle ne tombait pas malade elle-même, il y aurait sûrement quelqu’un de ses proches qui allait être frappé. Tout à coup la lumière revint et la sonnerie du collège retentit. La proviseure entra. L’alerte était passée. C’était l’explosion d’une bouteille de gaz dans une baraque de chantier. Rien à voir avec une attaque terroriste. Plusieurs constructions en cours dans le village avaient été stoppées par la pandémie et les baraquements laissés vides. Peut-être qu’un feu de broussailles allumé par un voisin était la cause l’explosion. On en saurait plus demain. Pendant le confinement beaucoup de gens s’étaient furieusement mis à bricoler, nettoyer, débroussailler sans précaution.
— Remettez vos masques et vos chaussures, vous reprenez le cours. Tout le monde se passe les mains au gel hydroalcoolique et on garde ses distances.
Lila rentra dans la salle de classe avec nous. C’était la fin du cours et la dernière fois qu’on voyait notre professeur d’arts plastiques Lila Despras.

Codicille : – De plus en plus intéressée par les exercices techniques qui ouvrent des possibilités d’expression. Celui-là me semble supérieurement utile, jamais vraiment tenté pour ma part. J’ai des problèmes avec le Je ou le Elle/Il : comment emmener le lecteur au cœur de l’action, présenter les personnages, leur histoire et leur problématique de manière dynamique, comment sortir d’un regard extérieur pour s’emparer de ce qui se passe dans leur tête tout en continuant à montrer ce qui se passe au dehors. Besoin de comprendre où ça dérape, où je change inconsciemment de perspective, de point de vue, de temps... – l’idée de faire un roman policier, ou du moins une enquête : faire surgir le drame du quotidien le plus banal – je suis repartie du « Nous » de Flaubert dans le premier chapitre de Madame Bovary, tellement étonnant, mais si pratique. « Nous étions à l’étude lorsque le proviseur entra, suivi d’un nouveau habillé en bourgeois et d’un garçon de classe qui portait un grand pupitre. »


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1ère mise en ligne 21 juin 2020 et dernière modification le 2 novembre 2020.
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