miscellanées | Michaël Saludo

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19. Carnet d’Henry


proposition de départ

3 septembre 1993
Je repars demain sur mon île grecque. Le temps suspendu délicieux des fouilles me délie momentanément de mes interactions sociales. Je retrouve la voix grave et ma tristesse invaincue, douces compagnes complices de mes retraites qui échappent aux débordements aigus et hystériques urbains qui se cognent contre la vitre invisible du réel. La folie de cette vie sociale qui vous ordonne les chemins de meutes où les clochettes des injonctions sonnent à chaque passage obligé des engagements inutiles à s’écarter de sa voie mystérieuse, celle qui nous suspend et nous fait plonger nu dans l’écume.

4 septembre
Ce carnet de mauvaise conscience me donne la nausée à relire. Revenir à mon Ithaque-Philadelphie m’écoeure. Immédiatement éprouver le départ les jours d’arrivée, cet irrépressible besoin de fuir.
À Philadelphie aucune divine Aphrodite vous dispense son fromage de chèvre et son vin doux. La mie blanche du pain n’a aucun relief, ni le sucre blanc, ni la bière blanche, ni le fromage pasteurisé. Les paroles que l’on s’échange sont aussi sans saveur particulière. Les mains ne se rencontrent plus pour se dire l’essentiel par un frôlement ou une caresse. Je ne sens plus dans ma paume les coques des amandes ridées ni les raisins des vignes flétris à l’ombre des chaux byzantines. Et ces quelques paroles fredonnées par une bergère drapée de noir à la voix envoutante transpirer de sa peau caramel des musiques inconnues.

5 septembre
Être libre c’est prendre la mer pour m’échouer un temps sur ces îles, succomber aux parfums suaves de miel d’acacia sur la bouche de sirènes qui susurrent des douceurs aussi frèles que des pétales de roses sauvages.

Elle m’a manqué la garrigue et son socle calcaire où cheminent poussières de terre et graines mêlées aux épines que je foule les poumons saturés d’iode, le nez aspirant des volutes de parfum de cyprès, d’origan volatile, de thym cuit par les vents. Tout ce qui augmente la capacité de jouir de ce monde suinte en maintes essences sur ces rivages égéens.

Jubilation, retrouver toute mon équipe autour de moi.
Repas frugal d’une purée de pois chiches avec un zest de citron et une pointe de cumin sur du pain pita, fromage frais un trait de sirop de caroube, vin doux au gout de miel.
Demain le travail commence.

6 septembre
En songe me sont apparus les deux clous de l’ossuaire de Joseph Caïphe, deux clous romains, deux clous de cruxifiction. Je tenais les deux clous dans mes mains. J’étais à Jérusalem.

Hallucination olfactive de feu de brulis au réveil.

L’équipe française nous rejoint aujourd’hui, quatre personnes avec des équipements nécessaires. Je vais les chercher en bateau cet après-midi.

7 septembre
L’arrogance légendaire des français qui vous taille un costard avant d’avoir discuté.

Il est loin mon premier chantier de fouilles qui contemplait le ciel méditerranéen. Depuis je ne cesse de revenir sur ces trajectoires arasés de signes où se rencontrent l’effervescence dos voûté des petites mains qui décapent la surface des pâtures des chèvres et des gestes plus anciens qui ont tourné et cuit la terre sigillée pour la remplir d’huile, de graines, d’épices.

Étrange forme que cette femme petite presque bossue au milieu des ruines portant un fagot sous un bras, et d’une main une ciste lourde d’eau.

8 septembre
Hélios lève les vents de la nuit. Beauté homérique d’un paysage qui embrasse la voûte du ciel ample d’un gris sombre tacheté de bleu délavé où quelques langues orangées vibrantes poussent la masse noire de péninsules pierreuses décharnées et arides qui plongent dans le reflet rougi du ciel à peine éclairci d’une mer sourde anéantissant les astres.

Demande acceptée première quinzaine d’octobre de consulter les archives de la Duchesse Medina-Sidonia à Sanlùcar de Barrameda, à la recherche des indices de mes prochains chantiers de fouilles.

18. Tranchées


proposition de départ

Fin juillet, je débutais ma deuxième année novice, à ramper hors du lit vers six heures et quart, dix minutes de voiture, correspondance en gare vers six heures cinquante, moins d’une heure à roupiller en voiture seize avec une poignée d’habitués des trajets éloignés du domicile, puis un quart d’heure d’un bon pas pour débuter une journée à informer par courriels, à répondre aux téléphones, à indiquer aux chalands comment devenir acteur de complément. Était-ce début juillet ? Probablement fin juin dans ce bureau au quatrième étage, ascension test cardiaque, reprendre son souffle, balayer du regard les murs vert-citron, poutres de charpente du toit apparentes au dessus de la tête. Le fax se faisait rare déjà. Pourtant ce matin, il se mit en marche, son intonation vibre de l’armoire basse où le papier à l’en-tête visible Warner Bros. se déroule. Le message recherche un décor particulier, en bas la signature de la production ou bien d’un assistant réalisateur en charge de trouver les décors, probablement les deux. Après une deuxième relecture à haute voix pour les trois personnes présentes, point l’excitation involontaire qui demande où chercher et à qui en parler pour rester discret. Suivre au téléphone les empreintes fraîches sur toutes les pistes qui se font jour. Le repéreur appelle en fin d’après-midi. Sans ce décor l’équipe devra partir à l’étranger. Le cadre clé du film est à construire sur le terrain d’un camp militaire démesuré afin de rejouer un champ de bataille de la première guerre mondiale. Il raccroche, et l’excitation et les chances s’amenuisent. Ici, il y a un camp militaire pas très loin à cinquante kilomètres. Au rendez-vous, l’accueil du sergent-chef promet toute l’aide nécessaire. Sur le terrain, le regard cherche les deux axes Nord-Sud et Est-Ouest, je ne veux rien oublier sur le plan des lieux, tout documenter. Se sentir contaminé par la diligence et l’aplomb martiaux ; inscrire de nouvelles postures du corps. Plusieurs centaines de clichés sans rien cacher, sans enjoliver l’image des terres sablonneuses où s’étend genêts, bruyères, broussailles, pelouses sèches. J’assemble ces photos numériques, cinq ou six reconstituent une photo ; tout transférer sur le serveur ftp. Attendre et être inquiet, continuer de chercher. Les photos sont probantes, le repérage se poursuit sur les cartes IGN en quête d’autres découvertes. S’abimer les yeux sur les détails. Huit jours après la réception du fax, l’assistant réalisateur apparaît au bureau en éclaireur l’enthousiasme expansif vissé à une trogne amicale, sac à dos militaire, rangers, nom de famille sésame, il s’appelle Arnaud. Il arrive de Bordeaux, base militaire des Landes, des milliers de clichés numériques sur sa carte mémoire. Sur l’écran, ses photos affichent des blockhaus ensablés, des baraquements camouflés. Dans sa quête, il n’a trouvé qu’un possible champ de bataille sur un terrain pollué, impossible de creuser sans danger. Ici, au camp militaire, pas d’enfouissements compromettants non répertoriés, le sergent et le caporal chef s’amusent du défi. Deuxième série de clichés à trois millions de pixels avec la boussole dans le champ de la photo pour indiquer l’orientation. Assemblage des clichés, partage numérique, et départ du repéreur satisfait. Puis cette fois craindre l’absence de réponse. La presse quotidienne en parle. Le film assure des retombées mirifiques d’un budget jamais dépensé sur le sol français. L’article promet des heures, des semaines, des mois pour les intermittents régionaux. Arnaud prévient. La production a besoin de louer un pilote et son hélicoptère. Huit jours après, débarquent cheffe décoratrice et réalisateur et repéreur en tête, puis assistants, régisseur et directeur de production. L’équipe restreinte du film à bord de véhicules tout-terrain franchit sur les pistes de terre cahoteuses les hectares de lande classée « Natura deux-mille ». Dès lors imaginer creuser l’unique tranchée continue française et allemande, recouvrir le no-man’s land de débris, de barbelés, de carcasses, de corps factices, défoncer le champ de bataille d’impacts d’obus et de mortier, monter les deux barnums à côté pour restaurer les deux cents à trois cent personnes de l’équipe, investir les baraquements non loin pour les costumes importés d’Angleterre qui habilleront des centaines de figurants, encombrer les entrepôts d’accessoires qui vont être reproduits par dizaines, faire venir les préfabriqués pour l’équipe de la production du film, les cabanes de chantier pour monter le film, stocker les magasins de pellicule fragile et les précieuses caméras, garer les dizaines de camions avec leur bijoute d’électros, de machinos, d’accessoiristes, et encore des costumes. Survol en hélico. Crépuscule. Le bataillon cinématographique est parti. Bingo !

L’histoire vraie atteste-t-elle seulement d’une succession d’événements passés ? Les faits réels constituent-ils à eux seuls une histoire vraie ? La précision du réel augmente-t-elle la perception du vrai ?

 

17. Et sans caméra


proposition de départ

Hors de question d’avancer sans le plaisir d’être surpris parce qui s’écrit.

Hors de question de m’entendre en me lisant ; c’est une langue étrangère

Pas sans y revenir. Pas sans plusieurs fois. Pas sans tentatives. Hors de question que ça m’échappe.

Hors de question de me laisser coincer par un schéma uniquement narratif

Hors de question d’éliminer toute résistance

Pas sans rythme, hors de question d’égaliser

Hors de question de se libérer du corps. Le corps est partie prenante. Le texte a ses propres humeurs. Il sue, gratte, se tord, fait mal, se fatigue, s’élance, se cache, respire, chante, bafouille, heurte, s’échauffe, éprouve, bouscule, évolue sur son territoire, danse, caresse, pétrit, serre contre son coeur…

Tant pis si c’est complexe. Hors de question d’emprunter toujours la lisibilité fluide.

Pas sans peinture, ni carnets, ni photographie, ni albums, ni cinéma, ni plans.

Hors de question de remplir les cases obligatoires du genre, de rejouer des partitions écrites d’avance, de chausser du prêt-à-écrire, de déguiser de la répétition stérile, d’en rajouter pour ne rien dire, d’épuiser par flegme, de rabâcher par jeu.

Hors de question d’ennuyer trop, de séduire trop, ou de tenir trop compte du lecteur.

Pas hors-sol.

Ne pas appliquer ces principes si le texte le demande.

 

16. Hit the road Jack


proposition de départ
    • Dans la chambre d’Henry il y avait au mur une carte immense de trois mètres de large par deux mètres de haut représentant différentes zones dessinées de traits discontinus dont certaines étaient hachurées et qui marquaient les variations du champs magnétique terrestre sur tout le territoire d’un chantier de fouille.
    • Peter était très attachant par son côté électron libre anglais, ne prenant jamais rien au sérieux, un môme de cinquante ans, le sourire de bonne humeur, les cheveux un peu longs, avec sur le dos des vêtements aux couleurs et motifs jamais vus. Il portait régulièrement des exemplaires uniques de T-shirt fait main qu’il achetait à Londres. Il marchait avec des tongs. Ce qui le rendait irrésistible c’était sa collection de cerf-volants. Il en avait toujours trois ou quatre dans le coffre de sa vieille Mercedes. Il m’en a donné un avec le dessin d’une mouette brodée dessus.
    • Sue Ann était la plus proche amie de Mathilde. Elle aimait qu’on l’appelle Suzy en famille. Elle était toujours très attentionnée pour nous. Elle venait régulièrement passer plusieurs jours à la maison, des cadeaux sous l’oreiller, trois tickets de concert à l’Opéra, des plantes dans la verrière, des disques ou des bouquins. Avec elle, la maison respirait la cannelle, le gingembre et les agrumes car aussitôt arrivée elle s’activait en cuisine ce que Mathilde détestait par dessus tout.
    • Camper van se traduit par Camping-car, un faux anglicisme. Lors de notre arrivée à Philadelphie nous avons habité dans un Volkswagen tout équipé comme une minuscule maison. Puis un beau matin la température est descendue à -20°, et il fallu trouver une autre solution pour se loger.
    • Standing dans le sens de bonne qualité d’une habitation, et non dans son emploi anglicisé de luxe (NdT)
    • Maman gardait ses expressions rustiques à la maison. Et notre entourage ne comprenait pas ce qu’elle disait. Mathilde fascinée par cette langue qu’elle ne comprenait pas avait essayé d’en traduire des expressions. Alors quand Mathilde répétait en « english » ce qu’elle avait cru entendre, nous nous tordions de rire.
      • Thanks Oil ray pour dire « Olé ben vrè » : C’est tout à fait vrai
      • Monday’s star talk-show pour « C’est pas la moitié d’un sot » : une personne intelligente
      • Bell can bear pour « Quel bourrier ! » : littéralement tas de poussière, autrement dit Quel bazar ! ou Quel gâchis !
      • As smooth as glass pour « Ola ni goût ni gounasse » : C’est insipide, cela n’a aucun goût
    • Henry aimait beaucoup jouer avec les mots et les langues étrangères. Il avait gardé un français universitaire assez satisfaisant. Il marmonnait souvent quand j’étais petite, sur le même air que Frère Jacques :
      • — Fryer Jerker, Fryer Jerker, —Dormer-view ? Dormer-view ?— Sunny lay martini ! — Sunny lay martini ! — Drink, drank, drunk. — Drink, drank, drunk. — d’après Howard L. Chace, Anguish Languish, 1956, p. 57.
    • Mathilde possédait une collection de disques vertigineuse qu’elle avait débuté fin des années cinquante moment où les platines s’étaient démocratisées et où la stéréo pointait son nez. Des disques revenaient souvent sur la platine.
      • Ray Charles et les albums What’d I say (1959) & The Genius Hits the Road (1960) pour le titre Hit the road Jack qu’elle dédiait à chaque retour de son mari. Elle racontait volontiers l’histoire du groupe de fille The Raelettes (ou Raelets), que Ray Charles avait découvert en concert à Philadelphie sous le nom des Cookies, et qui avaient accompagné par la suite le grand Ray qu’elle avait vu à l’un de ses mémorables concerts en 1962 à Philadelphie.
      • Pour remettre de l’ordre dans la maison quand on invite des amis et qu’on a complètement oublié qu’ils arrivent dans une heure (Love is Like A) Heat wave — Martha and the Vandellas — 1963
      • Des semaines entières où Aretha Franklin, celle des années soixante emplissait la maison Runnin’Out of Fools (1964), I Never Loved a Man the Way I Love You (1967), Lady Soul (1968), Aretha now (1968) & Amazing Grace (1972)
      • Puis elle passait à Dionne Warwick avec Walk on by (1964), et son Here Where There Is Love (1967)
      • On écoutait très souvent des cassettes sur la route celles notamment d’Otis Redding de 1966 Complete & Unbelievable : The Otis Redding Dictionary of Soul pour les titres Fa-Fa-Fa-Fa-Fa, Try a little tenderness, My Lover’s Prayer sans oublier Dock of the Bay album de 1968.
      • Elle aimait beaucoup, parce qu’il représentait la soul de Philadelphie des années soixante-dix, Teddy Pendergrass à l’époque jeune chanteur du groupe Harold Melvin and The Blue Notes pour ses tubes If you don’t know me by now (1972), Bad Luck (1974), Don’t leave me this way (1975)
      • Barry White qui revenait sans arrêt quand j’étais ado, rayé et cassé par les copines qui venaient l’écouter à la maison, acheter au moins trois fois Can’t get enough (1974), et le torride I’m Gonna Love You Just a Little More Baby la cinquième piste de l’album I’ve Got So Much to Give (1973)
      • Quand le mari de Mathilde tardait à rentrer, elle ressassait les mêmes disques, ainsi Barbara Streisand My name is Barbra, Two (1965), la bande originale de Funny Girl (1968) et surtout The Way we Were (1974), Guilty (1980) & Memory (1980) qu’elle écoutait avant de diner et qui lui rougissaient les yeux et désordonnaient ses cheveux.
      • Parmi les quelques trouvailles d’Henri ramené d’Europe, Jacques Brel et son Ne me Quitte pas un album de 1972 que Mathilde a adopté parce qu’elle le chantait déjà sur celui de Nina Simone I Put a Spell On You (1965), les yeux raton-laveur avec des coulures sur les joues.
      • Il y avait aussi ce groupe de filles de Philadelphie When will I see you again sur l’album éponyme The Three Degrees - 1973
      • Maman en pinçait pour Marvin Gaye. Mathilde adorait What’s Going On (1971) & Midnight Love (1982) et ce fut mon tour.
    • Sur quelques albums, il y avait la mention TSOP. J’ai compris adolescente ce que voulait dire The sound of Philadelphia socle de la musique disco.
    • Martha notre voisine directe se morfondait dans le veuvage. J’allais parfois chez elle enfant, quand Mathilde partait subitement pour Los Angeles, Paris, Venise ou Marrakech. Elle me préparait mes quatre heures sur un plateau, des tartines de beurre saupoudrées de sucre, un bol de chocolat au lait, épais, qu’elle réchauffait trois fois. Elle arrêtait le lecteur de VHS au milieu de :
      • Chat c’est Paris réalisé par Abe Levitow (1962) la chatte Mewsette qui découvre Paree, Meow-Marte, Felines Bergere, Mewlon Rouge… un univers assez proche des
      • Les Aristochats réalisé par Wolfgang Reitherman (1970) aux airs de jazz lancinants,
      • Alice au Pays des Merveilles à laquelle je m’identifiais...et dont je connaissais toutes les répliques,
      • Le Livre de la jungle (1967) j’avais affiché partout dans ma chambre une dizaine de photogrammes de grandes tailles imprimés en couleur avec d’autres
      • de Robin des bois réalisé par W. Reitherman (1973) aux studios Disney.
Codicille : Repris ce qui se trame depuis quelques textes…

15. quoiqu’un peu frustre en privé


proposition de départ

Snob mais tout de même gentleman quoiqu’un peu frustre en privé, le mari de Mathilde affichait ses prérogatives d’archéologue vedette sur un visage rieur au pommettes saillantes et au menton volontaire. Avant son accident, Henri avait rarement jeté l’ancre deux mois consécutifs chez lui. Ainsi fut mon enfance à écouter religieusement lors des déjeuners de famille d’où il était absent se retracer ses exploits qui fourmillaient d’anecdotes sur l’homme providentiel qui était vénéré par une tablée qui n’avait jamais su s’approcher de son statut d’autorité, et qu’il sortait chacun de l’ombre, eux, les descendants de la même lignée d’intellectuels qui fuyaient les projecteurs par orgueil, plus à l’aise dans les menues distractions des petites sociétés de lettre de province. Oncles et tantes nourrissaient copieusement son aura d’Indiana Jones à savoir tout le temps quel chantier de fouille il conduisait, et quel best-seller il préparait. Ces longs mois d’absence qu’Henri endurait à parcourir le monde, à chercher des traces de civilisations précolombiennes, à déchiffrer des messages cachés d’un ancien ordre de Malte, ou à explorer toute la Patagonie, le libéraient des contraintes de la vie courante qu’il répugnait. De temps à autre, il envoyait une carte postale reprenant une anecdote piquante et souvent abracabrantesque, dans un style pattes de mouche qui noircissait parfaitement tout un verso.

Puis le téléphone sonnait tard le soir. En guise de mauvais présage, Henri s’annonçait tonitruant à l’oreille fébrile de Mathilde. L’atmosphère de la maison devenait électrique ; ranger, nettoyer à coups de balai, punaiser les derniers articles sur les découvertes héroïques, et mettre ses dernières publications bien en évidence. Et le lendemain elle fusait chercher son génie de mari à l’aéroport. Il venait faire escale chez lui. Ses visites se déroulaient selon un même rituel et commençait par un marathon d’écriture à ne pas quitter sa chambre pendant quinze jours, alimenté des sandwichs que nous préparions et buvant des litres de café, sans prendre jamais de nos nouvelles. Quand la machine à écrire s’arrêtait, il laissait tout en plan et allait rejoindre ses frères et soeurs. Ensuite seulement commençait un simulacre de vie de famille où primaient encore les nombreuses visites chez ses amis profs, écrivains, chercheurs et illuminés. Enfin la presse le demandait, et une fois les premiers articles publiés, les invitations pleuvaient. Il parcourait les radios, les émissions des télévisions locales. Et il finissait son séjour à donner quelques lectures et conférences pour ses mécènes. Mathilde était particulièrement bout-en-train pendant ses périodes de retrouvailles où ils faisaient la fête tous les soirs. Enfant je les accompagnais à ces dîners mondains extravagants où flottaient des parfums inconnus de bal déguisé et où coulaient des fontaines de champagne à côté de plateaux de petits-fours salés savoureux. Pendant qu’elle s’évertuait à tout faire pour le garder, il planifiait son prochain voyage et repartait en coup de vent. Moi, Elena, la pièce rapportée, la fille presque adoptive n’existait pas à l’exception d’une poupée andine pour mes six ans. Aucune marque d’affection, et le peu qu’il s’adressait à moi, c’était en m’appelant Mouchette.

Il se fit rapatrier d’urgence quelques jours après son soixante-sixième anniversaire. On n’a jamais vraiment su la cause de son accident. Bien plus tard, quand la parole lui est revenue, il évoqua avoir fait une vilaine chute près du lac Titicaca, un mois avant son accident vasculaire cérébral. Mais personne ne l’a su car il devait être à deux mille cinq cents kilomètres vers Santiago du Chili. Mathilde avait découvert un soutien-gorge de couleur chair et une petite broche en or dans ses bagages. Hélas ses incartades éveillaient chez elle une indifférence stoïque. Henri avait fait un long séjour à l’hôpital pour subir trois opérations, suivi d’une interminable convalescence dans un établissement privé somptueux où nous allions le voir, entouré des meilleurs soins mais captif d’une chaise roulante et privé désormais de ses jambes.

J’avais treize ans alors. Et Henri nichait dans un coin de la maison comme un vieux chat, les yeux vagabonds accrochés à la grande fenêtre de sa chambre qui par la lumière crépusculaire rendait à plusieurs endroits son corps diaphane début d’une métamorphose lacunière, qui avait avorté tout entier dans une enveloppe rabougrie. De près les os devenus plus aigus marquaient sur son visage un faciès de forçat avec deux yeux enfoncés dans leurs orbites sous un immense front dont la peau avait jauni. Ses cheveux clairsemés et huileux accentuaient sa démence passagère. Dans les couloirs de la maison où il restait une partie de la nuit à faire des bruits bizarres, il me faisait sursauter le jour, apparaissant par surprise derrière une porte en essayant de m’appeler par mon sobriquet, tentatives qui finissaient en râles incompréhensibles avec de la bave sur le menton. Sa superbe l’avait quitté, débarrassé de son art oratoire et de ses mimiques prétentieuses. À son air hagard et plat, on voyait qu’il n’avait qu’une conscience partielle de lui-même. Et ses absences prolongées pouvaient nous faire craindre le pire. Je ne m’approchais jamais de lui, sa transpiration trop abondante était un répulsif efficace contre toute humanité compatissante. Mathilde, elle, avait une patience d’ange avec lui car enfin ils étaient réunis.

Codicille : Je ne m’attendais pas à ce que mon personnage secondaire charrie autant de détails et d’histoires.

14. Elle et lui


proposition de départ
ELLE, Mademoiselle R.

Elle perdait la vie. Elle n’était pas morte encore. Elle appelait avec ferveur que cette vie en finisse pour que plus rien de son corps ne lui fasse mal, et pour que les fautes morales qu’elle avait commises se libèrent de sa conscience. Elle suppliait tous les jours qu’on en finisse, qu’on en parle plus, que la fin définitive vienne l’allégir. À son corps défendant, elle était prête. De sa respiration avant qu’elle n’expire totalement dans des silences qu’elle savait moduler, elle avait cette façon très particulière d’exhaler par petits quintes gutturales, comme si elle essayait plusieurs fois par jour son dernier souffle. Elle en abusait comme d’une virgule ou d’un point d’exclamation, mettant l’accent sur le tragique de son existence. Ses yeux pleuraient malgré elle, dû à une congestion chronique du canal lacrymal. Un oeil surtout larmoyait rougi. Revenir tous les jours à la vie à tenter le diable pour qu’il vous emporte. Ses sabots usés manquaient à chaque pas de la faire glisser, brisant sa nuque, cassant sa hanche, la mettant à genoux sans pouvoir se relever du bout d’un champ, roulant sur la berge, son corps flottant dans la rivière. Ses jambes ne la portaient guère. N’avait-elle pas un pied dedans à susurrer entre les lèvres que la mort vienne ? Elle aurait voulu être prise au piège de celle qui vous emporte en plein sommeil. Pour que son voeu s’accomplisse, elle se terrait dans son lit jusqu’à huit heures en dépit de son réveil quatre heures plus tôt. Elle se fatiguait à attendre tous les jours que son corps s’éteigne. Et des matins, les draps se noircissaient de sang. Des morsures sur le bas des mollets s’infectaient, laissant des coulures de pus et de sang mêlés ; elle ne cicatrisait plus. Chaque jour elle redoublait d’effort pour que la quitte définitivement le reproche de vivre qu’elle devinait dans les yeux de sa fille, qu’avant-elle l’avaient accablé sa mère et son père, ses frères et soeurs.

Il n’y a plus rien autour de moi. Assez dit. Rien ne m’appelle. Plus personne ne m’écoute. Prête à m’envoiler. Mes sons ne portent plus. Je prends la direction du large. M’enfuir seule avec moi-même. Je laisse le vent claquer les voiles de lin. Je terris exténuée au fond du trou. Les nerfs crispés à l’arrière de mon cou. Je transverbère les lambeaux de mon corps pour m’échapper. Un rien me retient. J’exténue insensée, éteinte par ma peine de morte. Ne renaître plus dans le souffle de ma vie. Personne ne me lie, je manque affreusement de souffle. Mes mots sont vides, perdus de proche en proche. Je creuse à l’appelle. Je me disloque dans le lin, seule, prostrée, inconsolable. La vie me seyait parfaitement. Mon ombre y gît. Les vents balaient les sels de mon corps. Mon orgueil était immense à vouloir me soustraire aux puissances de vie pour tomber en javelle dans la fosse. Trou lancinant sans ciment, gravas, terre, basse fosse où coule de ma fontanelle brisée ma cervelle spumescente. N’être plus, je me soustrais. Traitre mort. Libérée des commentaires oiseux du voisinage obscène : « Elle commençait à être proche de la fin ». En terre, sans tombeau ni sarcophage ornée des prières à éloigner les vers de terre. Pas un mot ni une explication, il n’y a plus rien à comprendre.

LUI

Quel est le prochain sur la liste ? La douleur me retourne. Si je me meus sans peine, suis-je en suspension ? Mon dernier souffle est le prochain. Je vois mes intestins flatueux, ma fressure déchirée, mes os cassés. La terre m’éviscére. Je lâche prise à la vie, je renonce à la mort, je l’emprunte, je la garde encore un peu. Rendre mon âme qui a baigné dans un sang flasque et des glaires épais, puis qui s’est dérobée à ses fluides, qui a tiré cassant ses nerfs et a brisé ses os. Passer sous les dernières fourches caudines, je suis resté trop longtemps à la fête foraine. Je ne me rappelle pas. Je doute de mes sensations nouvelles, elles murmurent des bribes. Il n’y a eu aucune lutte, seul un fracas blessant. Aucun son ne vient à moi. Mon corps a été secoué. « Prenez-moi, laissez la petite innocente » dit ma voix d’un écho sourd et confus. Je me dérobe. Je ne peux pas me toucher, je me dissipe à vouloir m’atteindre. Je me confonds avec l’espace autour. Quelque chose monte à ce reste de conscience qui régénère des mémoires disparates, mais qui reste inopérante à reconstituer un tout. Autour, une substance épaisse et inconnue et noire profane mon corps, feutre les sons, noie ma masse cellulaire interne. Une absence de forme inconnue. La perception est à la fois péniblement limitée et prodigieusement aigüe. Ce sont les contours, les lignes, les arrêtes qui se présentent nettement, brillantes. Et rien d’autre. Tout le reste est privé de lumière mais ce que je vois est fascinant. Le noir m’enveloppe.

Codicille : Quand le mort n’est pas là, et qu’il n’y a aucun mordant à débuter un texte à faire parler les morts. J’ai recommencé plusieurs fois pour saisir mes deux personnages.

13. Bella


proposition de départ

Le fait que Bella est couchée à côté de moi sur un tapis trop petit, sa tête sur le linoléum, son corps est parcouru de spasmes, preuve qu’elle rêve, courir après quoi, le fait que nous ne ferons plus de promenade ensemble vers les jardins partagés ou la vallée claire ou dans les bois, au parc de la rivière Schuylkill pour voir tous les caninidés du quartier jusqu’au parc Fairmount, aux jardins fleuris du parc Longwoods, Pennypack, au bord du Delaware, le fait qu’au parc Longwood je passe des heures sur mon carnet à reporter les plantes et les fleurs dans le dessein secret de faire des planches à la manière du naturaliste Ernst Haeckel, le fait que Bella court après les chats, et parfois elle court après un chat imaginaire quand je dis le chaaaat, le chat il est où le chat, le fait qu’elle va me quitter dans quelques heures, deux jours, pas plus d’une semaine après dix ans inséparables, je n’arrête pas de pleurer, le fait que je n’aurais jamais autant d’affection avec un humain, ou un petit ami qui sache me consoler, pas d’amoureux en laisse, le fait que Bella était prétexte à d’autres petits noms comme Bebelle, Matthew-Belle, Mireille Matthew Bebelle pour plaisanter sur la chanteuse française que Mathilde adore écouter quand elle a le spleen, I Will Always love you, le fait que le crack a fini par tuer le petit frère de Tiffany, le fait que Tiffany a fait une série de graffiti « Crack kills - don’t meth », le fait qu’un homme s’est fait buté devant moi par arme automatique, le fait que je dois partir en France faire de l’animation, ou bien je ne ferai jamais que du Disney ou du Hanna-Barbera en Californie, mais je n’ai pas d’oncle en Californie comme le Prince de Bel’Air, et puis j’aimerais retrouver mes racines françaises, le fait que Tiffany est partie sur un chantier de murs peints, j’ai très envie de la rejoindre pour la soutenir, mais j’hésite, le fait que Maxwell réalise son premier court métrage d’animation et m’a demandé comme assistante, il m’a confié avoir fait un test sur un pilote de Félix le chat et il a vraiment stupéfié le chef animateur par la qualité de son test d’animation pour un étudiant de troisième année, le fait que tout ce qui est important à faire sur un film ce sera toujours un garçon, réalisateur, premier assistant, le fait que ça ne me dérange pas de faire du storyboard, des décors et de l’animation sur ma table lumineuse mais je sais bien qu’il va me demander de faire des recherches couleurs ou d’accessoires secondaires pour les décors puis de la repro et de la mise en couleur de personnage, le fait qu’une minute c’est 1440 dessins, ça dépend du pas auquel c’est filmé, en pas de deux il reste 720 dessins, le fait que mon trait quand j’anime est encore très irrégulier et que je ne progresse pas assez vite parce que je m’éparpille en lorgnant sur l’animation que l’on fait sur ordinateur, le fait que j’ai passé une journée entière à m’amuser sur la nouvelle station Silicon Graphics, le fait que nous avons vu des images du storyboard du Roi Lion en production, et que nous avons vu des linetests de la Belle et la Bête, toute la promo rêve d’aller chez Disney, le fait que les studios d’animation de série à Toronto sont réputés, le fait que le film Jurassic Park en images de synthèse est fantastique, le fait que j’adore être dans la même collège que les frères Quay et Joe Dante, le fait que le clip de Peter Gabriel Sledgehammer a été fabriqué par Nick Park, les frères Quay, Peter Lord et réalisé par Stephen Johnson au studio Aardman, le fait qu’il faut être des centaines pour faire un long métrage en stop motion comme celui de Tim Burton, j’ai été voir quatre fois The Nightmare Before Christmas, j’ai tout aimé, l’histoire, les personnages, l’animation, la bande originale de Danny Elfman qui a composé le thème des Simpsons, le fait que Mathilde voulait m’emmener à Paris mais c’est impossible avec ma chienne malade, le fait que ma pile de vhs de films d’animation est plus haute que moi, le fait que je dois garder Grimault le chat de Mathilde à chaque fois qu’elle part en voyage, le fait qu’il ne mange plus ses Meow Mix, acheter des Felix ou des boîtes de FancyFeast avant de passer au Sheba parce qu’une fois goûté au Sheba les chats ne veulent plus autre chose, le fait qu’en ce moment à cause de Bella mourante je me gave de Butterfinger, le fait que depuis que je suis petite j’ai tendance à être boulimique, le fait que Mathilde m’a laissé avant de partir deux cassettes de Jane Fonda sur mon bureau et un bouquin avec un mot dessus : « Je l’ai dévoré d’une traite et beaucoup pleuré. Ma chérie je t’invite à prendre la route de Madisson », le fait que si je voulais acheter la nouvelle méthode pour faire de l’aérobic celle qui consiste à monter et descendre des marches en plastique devant la télé dans le salon, mon dernier paiement ne serait pas encaissé avant que je l’ai essayé à domicile pendant 60 jours, avec une garantie de remboursement de la totalité du prix plus neuf dollars de frais de port, le fait que si tu manges dans une assiette à dessert tu manges deux fois moins, le fait que si tu n’as pas ce qui te fait grossir au frigo ou dans les placards, tu ne grossis pas, le fait qu’au dix-neuvième siècle on consommait du pain, du fromage, du maïs, du riz, des pommes de terre, des haricots, du boeuf et du mouton rôtis et bouillis, du foie et des rognons, du jambon, des oeufs, du poisson, on buvait du lait et de la bière, et on ne dépassait pas quarante ans, le fait que les pubs des Simpsons pour les barres Butterfinger sont géniales mais ça n’a rien à voir avec mon addiction, je suis accroc aux Simpsons, le fait qu’il y a trois ans j’ai passé plusieurs nuits devant les images de CNN des attaques des scuds de la guerre d’Iraq en ingurgitant des boîtes de barres chocolatées, le fait qu’après un régime tu reprends bien trois kilos en plus et même davantage parce que ton corps anticipe le prochain régime, le fait qu’à neuf ans j’ai vu les événements à la télé d’Osage avenue où les pompiers ont laissé le feu se consumer sur plusieurs quartiers, soixante maisons en fumée, voir le nuage noir dans le ciel, le fait que j’avais la trouille à l’autre bout de la ville que notre maison prenne feu, finir seule et abandonnée aux services sociaux, le fait qu’avec Mathilde on était prêtes comme tout le monde à partir de la ville, le fait que j’écoute en boucle Mariah Carey et Gainsbourg, so french, Love on the beat, le fait que j’adore tout ce qui est français mais j’ai des progrès à faire avec la langue très compliquée, le fait que je sois trop grosse et que faire la cuisine ce n’est pas mon fort, le fait que mon péché mignon c’est les sandwiches aux ribes de porc, et les meilleures à déguster sont chez l’italien du marché couvert de l’ancienne gare Reading, j’en partage toujours un bout avec ma chienne, enfin plus pour longtemps, mais elle ne mange plus, le fait que souvent encore me reviennent des bouffées mélancoliques, on allait au marché avec Maman quand elle voulait bien qu’on reste ensemble, le fait que Tiffany raffole des « hoagies », les sandwiches au jambon de Parme et poivrons et tomates, le fait que par gourmandise je me commande de temps en temps un petit déjeuner complet, avec du pain de viande frit « strapple », le fait que j’aime bien faire de longues marches dans les endroits touristiques de la ville, du côté du Musée des arts où tout le monde lève les bras en sautillant en boxant dans le vide après avoir grimpé quatre à quatre les Rocky Steps, le fait que j’y vais aussi pour faire des croquis rapides, le fait que je ne me souviens pas où j’ai vu les deux premiers Rocky, le fait que Stallone a tourné un porno avant de faire Rocky, le fait qu’on meurt du SIDA même si on n’ai pas homo ou drogué, le fait que la majorité des mecs ne pensent qu’à une chose, et si une chose me met mal à l’aise c’est bien le harcèlement sexuel, on m’a touché une fois les fesses dans l’ascenseur et je suis restée pétrifiée, le fait qu’avec toutes les filles que je connais on a peur d’être violée un jour ou l’autre, le fait que Mathilde est très impliquée dans notre communauté de quartier pour aider les sans-abris, les nouveaux arrivants, les étrangers, visiblement la pauvreté gagne du terrain, le fait que Mathilde est croyante et un peu grenouille de bénitier et que c’est insupportable parce qu’elle donne raison à l’archevêque qui est contre le préservatif, « si seulement Reagan et Bush avaient dit la vérité, le Père Noël n’aurait pas eu à mourir du SIDA », le fait que nos voisins et amis affirment que le maire Ed Rendell est en train de redresser la ville, le fait que la politique et le sport ne m’intéressent pas vraiment, le fait qu’en ville aucun bar ou restaurant n’accueillent les chiens, le fait qu’au Fri Sat Sun pour la première fois lors de mon dernier anniversaire, Mathilde m’a offert un menu avec en entrée des huîtres et du caviar, mais j’ai encore le goût du dessert une mousse glacée au nougat avec un croquant aux amandes, le fait que je fuis les grandes rencontres sportives comme les matchs de baseball ou de basketball, le fait que le mois dernier Tiffany m’a demandé de l’accompagner au Vétérans Stadium pour le 4ème match des world series, les musiciens m’ont ému aux larmes pendant The Star-Spangler Banner, j’ai passé le match à faire des esquisses à la va-vite, le fait que je veux aller à Paris pour passer tout mon temps au Louvre admirer Géricault et Delacroix, le fait qu’au musée d’Orsay je vais me laisser ensorceler par les pastels d’Edgar Degas, le fait qu’à l’Orangerie je serai Ophélie dans les Nymphéas de Monet, le fait que j’ai un petit faible pour les français à cause de leur accent quand ils parlent anglais, le fait que m’entendre murmurer « et si nou-z-all-i-on au Mu-zée Pi-ca-sso » pourrait me combler, le fait qu’à Paris tu n’as pas toute cette violence intolérable, les gens sortent le soir et personne ne prend cinq balles dans le corps en pleine rue, le fait qu’en France quand tu vas diner avec un garçon ce n’est pas forcément le début d’une histoire, d’ailleurs je n’ai aucune idée de comment flirter, le fait que je me vois mal avec un paquet de préservatifs, même en pharmacie, ça me rend malade, mais comment faire, To love somebody, le fait qu’à chaque fois que je rentre dans un gratte-ciel je pense à l’attentat à la camionnette piégée du World Trade Center en début d’année, rester piégée dans un parking souterrain, et pour cette raison je n’ai pas été à l’inauguration du Centre des Congrès, le fait qu’avec Tiffany on s’organise encore des soirées pyjama, comme deux gamines espiègles, Bonbons Nestlé ou Snickers à la crème glacée, hurler devant Les Simpsons, dire des bêtises en lisant nos journaux intimes, échanger nos avis sur les garçons, le fait que j’ai acheté des livres de développement personnel sur comment faire des rencontres, travailler avec son intelligence émotionnelle, soigner sa timidité, s’aimer soi-même et le monde, explorer la relation entre la nourriture et ses relations intimes, la procrastination, l’art de l’autodéfense verbale, le fait que dans les toilettes j’ai affiché une dizaine de citation pour ma motivation personnelle, celle que me répète Mathilde « Vivre chaque jour comme si c’était le dernier », « la nature rend chacun de nous capable de supporter ce qui lui arrive », « si on veut obtenir quelque chose que l’on n’a jamais eu, il faut tenter quelque chose que l’on n’a jamais fait ».

Codicille : J’ai été recherché le personnage d’Elena développée quelques contributions plus tôt, afin de la plonger dans le bruit, les événements d’une ville américaine des années 1990.

12.


proposition de départ

à perdre la vue

Les bras écoutent attentifs mes os se retirent mes mains se frottent pour se repousser vers la colonne les mains n’entendent plus mes bras se rapprochent les os frottent et se retirent pour repousser des mains qui craquent des bras qui frottent sur la discussion qui n’en finit pas qui se frottent et n’en retire rien qui craque et il me kidnappe pour un sourd qui rompt à force de cracs mes os qui se rétractent instant ressens plus rien.

Mutique on se déplace dans le soir il n’adresse pas à mon voisin de gauche rien parce que je n’aurai rien il se tait il n’a rien de mieux à me dire il faut que je n’ai rien à lui dire âgé de cinquante cinq ballets m’anonyme il se peut que je continue à ne rien lui dire immobile assis à côté pourquoi on est là ne rien savoir qui m’a habillé mais rien avec il se déplace pas de lien de l’absence dans la nuit installée la transition commence confortablement il ne sera pas long à la première continue de ne rien dire mystérieux de l’ouverture

Regarde droit devant me parcourt doigts électrique sur toute la surface de ma peau mes pores dressent les poils mes polarités contrariées du corps se contracte repart la peur rampe vers moi actionne la gégène invisible tourner la tête ne m’obéit pas se paralyse je ne fais plus que ressentir intégralement les cheveux les poils redressés de ce corps cherchent hors de mon corps immobile mes muscles contractés sa mainmise a peur se glisse aux ramifications nerveuses l’emprise est forte le passager mort dans toutes les ramifications le coeur s’emballe nerveusement se glisse de sueur la peur désordonne aux cellules de mon corps lisse à l’arrêt que les yeux rouges

Un mètre carré deux fois plus avec les volets un mètre carré ou deux il voit les volets ouverts disons deux mètres alors sans compter mon corps le cou girafe de plusieurs mètres de haut à vue de nez il fait six mètres de bas en haut s’envoler par la fenêtre dans un autre coin carré se prendre les pieds dans le cou du lampadaire en haut des coins carrés de la fenêtre des nuages fluides des nuages ronds des dromadaires un étalon de cent mètres de long voilà maintenant tu n’es plus très loin se prendre les pieds dans tes pensées et laisser galoper l’étalon dans l’autre coin carré à vue de nez la tête de mon corps s’est envolée conte-moi encore dans ces nuages de sang à perte de vue sur l’océan pacifique sud plus bas Concepción ou Valdivia ton sang coule dans mes veines nagent tes contes inconnus à perdre la vue revoir les continents pacifiques et nager sur les veines où s’épanchent des larmes montent dans le coin carré la tête envolée se répare du corps pour le continent inconnu où les mers de sang courent à la surface amère des larmes perd pied

Codicille : Ces tentatives de fragments plus ou moins articulés m’ont happé. Il m’a fallu pourtant du temps avant d’écrire. Les mains m’ont donné l’impulsion première.

11 bis. Les tenir


proposition de départ

Les tenir je tiens les mains dans je me vois les tenir dans les bras tenir la main les tenir par la main les mains des petits tenues dans ma main il tient sa petite main dans ma main pour qu’elle ne s’échappe pas de mon bras dans les mains les bras de mes enfants sans étouffer dans les bras mes petits il retient les petites mains sans les étouffer la peau petite la peau de sa joue ma joue contre le duvet de mes enfants ma main autour de leur bras par la main les retenir sans les tenir dans mes bras les tenir encore mes enfants pour qu’ils ne s’échappent pas de ses mains juste une fois avant de m’étouffer il retient les bisous étouffés de chagrin mes mains contre ses bras qui s’hérissent à rebrousse-poil ses mains s’hérissent contre ma joue étouffée de chagrin il retient ses mains à tenir ma tête étouffée de chagrin mon souffle des larmes tenir le chagrin sans aucune larme de bisous tenir ma tête dans mes mains de chagrin retenir étouffé les bisous de ma tête hérissée de chagrin des petits mains tenues à bout de bras

11. À l’envers des mains


proposition de départ

On frappe à la porte, on parle fort, on invite à tirer sur la manette, à entrer. Partout des fils dépassent et maintiennent les morceaux de tissus de travers, et sur le cintre une épingle à nourrice sur un petit sac papier plié contenant des boutons, des coupons, des fils. Elle caresse le tissus de haut en bas pour qu’il retrouve son tombé. Des volutes parfumées impalpables voyagent du jersey de laine. Puis va chercher à côté dans le salon une robe en train de se faire. Elle roule à moitié la toile cirée de la table de la cuisine. Elle remet le cahier à sa place. Elle consigne manuscrit au crayon tous ses rendez-vous, les sommes perçues, les achats à mander. Assise devant sa machine à coudre, la plus jeune regarde un cahier. Les odeurs mêlées de cuisson et de pâté persistent. Les épluchures, la plus âgée sort les jeter aux poules. Et maintenant la vaisselle terminée, la table rangée, le coup de balai, le père va déguerpir pour aller travailler. Au milieu du repas, sur des grosses tranches de pain le père a étalé le fond du pot de pâté du porc tué l’an passé que le fils avait égorgé de ses mains, et cuisiné sans mollir quarante-huit heures durant dans la grange aménagée en laboratoire de fortune où il n’avait pas fallu le déranger tant il y avait à faire entre la mise en pots des graisses et des chairs, la salaison des jambons, les aromates et les cuissons. Le bocal de pâté est fini, il a fait la semaine. Il y a une économie supplémentaire à maîtriser l’épaisseur des tranches que l’on met en bouche, c’est celle de prélever le nécessaire. Le couteau c’est le doigt surnuméraire coupant que l’on tient par la lame entre le pouce et l’index et le manche au fond de la paume de la main et avec lequel on récolte la salade, on coupe le jambon, on épluche les scorsonères, on déguste le fromage avec le pain et la pomme. Il y a le couteau qu’on laisse à la maison et celui qu’on garde sur soi. La plus jeune hésite à ranger la bouteille de rouge, comme le couteau du père qu’il a presque toujours en main. Elle saisit en une seul fois le viandox, le sel, le poivre et la bouteille d’huile de noix dans le creux du coude. Puis dans le feu de la cuisinière, elle dépose un morceau de bois sec. Les assiettes, les verres, les couverts nettoyés sont essuyés encore bouillants. Puis la plus jeune enveloppe le pain dans un linge. Elle verse le contenu d’une bouilloire trop lourde à bout de bras dans une bassine, de l’eau du puit extraite à la manivelle. La plus âgée a retiré son assiette creuse devant lui où une soupe de légumes avait baigné avec du pain et du vin. Mais surtout elle l’évitent, l’esquivent, et se taisent. Les deux femmes s’activent, et font des allées et venues. Les ronflements raisonnent dans la cuisine. Du pento luit dans les cheveux peignés à la main de la bête fauve fatiguée. Le visage regarde à l’intérieur de ce creux sombre formé par ses bras superposés. Puis il croise les avant-bras et vient reposer son front sur une main. Il repousse les miettes de pain sur la toile cirée.

Pour faire le lien avec le #10, la scène est tournée à l’envers dans un déroulement que seul le montage cinéma sait faire, où les corps et les gestes ont des enchainements incongrus et forcés.

9. Variations Appartement


proposition de départ
Variation 4A - Appartement

À l’intersection des deux rues, une villa sans étage des années vingt, résidence d’architecte avec des hautes fenêtres, une élégante frise sous corniche ponctuée de couronnes de feuilles d’acanthes. Autour, les immeubles ont été élevés après, vers les années trente. Le plus ancien ne fait que quatre étages, sans fanfreluches apparentes. Au contraire, la façade est marquée par des coulures grises sous les saillies des fenêtres. On voit aussi entre le premier et le second une moulure en escalier qui donnent aux trois derniers étages, un surplomb avancé. Des jardinières décoratives au premier et des balconnets en corbeille au dernier. La porte d’entrée en fer forgé noir et carreaux de verre a souffert. Les deux battants restent ouverts sur un couloir noir désolant qui mène à une cage d’escalier dégoûtante, devenue dépotoir depuis qu’au rez-de-chaussée la pâtisserie trucmuche en a fait son comptoir. Quatre marches trop hautes avant d’atteindre la main-courante en bois et fer forgé. Les marbres égratignés de l’escalier ont indiscutablement perdu leur cachet. Seule la porte du deuxième a une couche de vernis. Sonnette, bouton poussoir et poignée de porte en cuivre poli. À l’intérieur, un appartement trop grand à vivre qui donne à entretenir du fil à retordre. Long couloir avec au bout un lustre suspendu d’une lampe témoin, projetant atténués des éclats de lumière opalins. Bel aspect des carreaux de grès et des mosaïques sur lesquels il a fallu souvent passer l’éponge. Deux chambres épargnées. Une troisième sert de bon débarras ; les volets refermés. La plus belle a un lit doré fait de beaux draps, et aux murs, des tapisseries peu vieillies avec des motifs tissés en laine. Table de nuit, dentelles, porcelaines. La chambre communique avec un cabinet de toilette. De la fenêtre on aperçoit l’intersection des deux rues. Mais c’est de la salle à manger, à l’aplomb de la villa qu’on devine les grandeurs passées sans blessures. Qu’il est doux ce carré, tout en bas, avec son palmier, sa verdure.

Variation 4B - Appartement

Un immeuble de trois ou quatre étages visible d’un triangle des deux rues qui font l’angle. Au fond du couloir d’entrée sombre et froid, des odeurs de brûlé et de cannelle serrent la gorge. Dans la cage d’escaliers, à gauche, un espace mort où traine des poubelles. Puis, les marches distribuent rapidement les étages. Au deuxième, une porte lourde en bois teintée où l’on devine son reflet. Une fois entré, loquet fermé, un appartement-refuge qui en concentre deux. Long couloir aux portes mutilées. À droite, droite ; une chambre tout le temps fermée dans laquelle on peut se réfugier, fraîche pour passer la nuit ou faire une sieste. Des fêlures aux plafonds. Elle donne sur une cour aveugle, étranglée, sans horizon. Le lieu d’aisance ferme à clé, fenestron vitré. Sur les carreaux de la salle de bain, des ornements de pointes et de flèches incantatoires. Et quand on est dans le bain, porte ouverte, l’eau traitre se change en miroir reflétant comme un spectre dans le lait noir. De l’autre côté, le salon et salle à manger ressemblent à un musée ou un espace inhabité. La cuisine est fatalement adjacente, trop petite pour deux bonshommes. Enfoncé derrière la porte, suffisamment caché, un coin de table où l’on peut déjeuner sans être dérangé.

Variation 4D - Appartement

L’immeuble n’est pas grand, 4 étages au plus et pas davantage qu’un monument. L’entrée est spartiate, sans chaleur, et au bout à gauche, dans l’ombre, éparpillé, un barda honteux d’encombrants. Haut-le-coeur. On monte au pas des marches sans couleurs. Une cage d’escalier mutilée par endroit, terne qui a perdu toute splendeur. Au deuxième étage une porte musclée garde l’entrée d’un couloir qui plonge dans l’obscurité. Aux yeux de s’accoutumer. Progression à tâtons. Deux appartements qui se déploient symétriques. Ordonnance en croix. Deux sabres en guise de trophée sont accrochés en évidence dans le couloir. À gauche le salon et la salle à manger rangée de mobilier aux proportions harmonieuses. Vaisselier, desserte sur roulettes, vitrines de papillons, une dizaine de décorations. Subordonnée à l’abat-jour côté salon, une toile de maître seule sur le mur, représentant l’épisode d’une guerre obscure qui a ravi bien des filiations. Haut les coeurs ! En sortant à gauche le fumoir, et à sa place sur un secrétaire un nécessaire de correspondance, un téléphone noir, à côté un lit pour une personne fait au carré qui camoufle un tapis à la trame élimée. En face la cuisine passée de mode n’offre qu’un confort opérationnel loin des diktats en vogue. En face l’autre appartement distribue perdues deux chambres côté rue, une autre côté cour, un cabinet de toilette et un débarras nu.

Choisir l’appartement parce qu’il est facile à peupler. Je me risque à épaissir le trait, encore marqué par la scansion des huit textes précédents.

8. kinesthésiques


proposition de départ
EXT/Nuit - La mare

Sous le long appentis, massive, une table pour dix en serrant places assises. Dos au mur décati, une guirlande de bal musette court allumée. Devant, une végétation touffue s’effarouche ombreuse. Coin brochettes. Croassements de reinettes. Un ciel succombe dans la mare. Vaguelettes, croissant de lune, serpent de mare. Plus loin les arbres se serrent très haut sous une nuit bleutée. Forces irrésistibles d’encre moirée. Fugaces ondes orangées rougeoyantes d’un soleil couché.

EXT/Jour - Verger collectif

Proportion d’un terrain de foot. Herbes fauchées, gousses de caroube. Une paire de jambes-chênes centenaires aériens plongent au bord d’un ruisseau de catégorie 1. Ruissellements des eaux en longueur. Ciguë abondante, insectes rouges butineurs. En face, très haut, pointe de flèche, un cèdre défie les airs. De l’autre côté, deux saules pleureurs s’ébrouent au bord des eaux qui s’écoulent en largeur. Des arbrisseaux plantés en ronds immenses sur la moitié du terrain. Sur les étiquettes, des mots imprimées comme prunier, cognassier, pommier, pêcher, abricotier, cerisier, poirier.

INT/jour - Quai

Gaz comprimés chuintent. Tshhh, pchiiii, pchhh saturent la voûte carrelée creusée sous la ville. Bruits grésillent. Bandes rugueuses au sol noir miroir –- labyrinthe. Câbles qu’on secoue par deux ou trois flap, splaf, flap… Échos de ces bruits de câbles... Métal et plastique se frottent… Scriiiiitch. Déplacements d’air. Pneumatiques. Des corps qui se déplacent d’aire en aire. Polyglotte. Pas, des pas, des pas qui courent… Brush, brush. Semelles plus ou moins audibles… Pchhh, brouha. Anecdotes. Carreaux. Émaux bleus et or. Avertisseur sonore, note étouffée et tenue –- La –- soufflée en sourdine au pavillon d’une trompette. Criii, criiisss, crishhh. Décamètres d’images infidèles, disproportionnées, injonctions centrées qui tremblotent, miroirs aux alouettes.

INT/Jour - Expo photos

Des milliers de mètres carrés. Immensité de gare, volume d’usine ou d’abattoir. Large rue couverte d’armatures en acier industriel peut-être Eiffel. Vide plein sans pixels. Culture couverte. Danseurs qui répètent, chorégraphie des corps en volume. Densité des lieux visibles et inaccessibles. S’exhument des sculptures nouvelles faites de vides et de pleins. Carrousel de vitrines. Opacité. D’autres danseurs, hip-hop, gestes complexes, bras et jambes non-stop. Quelques centaines de mètres en prolongement. L’Expo sous un grand hall. Des panneaux, des photos, des textes, des démarches de jeunes photographes. Transparence. Répétitions de formats. Collages, trouvailles, recherches, bricolages, superpositions, découpages, brouillages, grattages, pliages. Culture ouverte et offerte ici, et fermée, gardée payante par là. Mur collé et arraché. Visages photocopiés. Humaine. Travesti. Fille sans père à la recherche de son ADN. Papiers votifs de changements forcés de patronyme. Gestes virtuoses de montage photos découpées et recomposées aux ciseaux

EXT/Jour - Square

Des grilles. Parcourir. Des grilles. Chance. Franchir les lourdes grilles. Puis fouler un réseau de terre blanche, avenue, rue, allée, venelle. Sentier large, grand au départ, et se rétrécissant à contourner l’écosystème végétal. Étouffer. Des sons doux, les sons se distendent. Cheminant encore. De bancs verts rythmés sur le côté ombragés. Emprunter cette direction. Manège dissimulé, isolé, jauni, rafistolé. Bercer. Les sonorités urbaines encore plus lointaines. Des platanes au bord. La terre blanche éblouit. Platanes centenaires sur les deux longueurs du square. Des oiseaux modulent leurs piaillements jubilatoires. Inspiration, souffle, cellules. Les édifices dix-neuvième dissimulés, isolés, jaunis. Protubérances. Îlots. Pousses. Saillies. Synthèse chlorophyllienne. Végétation ascensionnelle. Yuccas, palmiers, araucarias. Des espèces par douzaine. Des touffes poussent à touche-touche. Bouquets d’herbes hautes. Échantillon de brousse. Plumets de graminées. Mirage en plein Paris. Panache tropical qui se boursoufle, vert, isolé, jauni.

INT/Nuit - Appartement

Immeuble début des années vingt. Entrée toujours ouverte. Long couloir très large et bas de plafond qui exhale crescendo caramel, inhabituelle torréfaction de noisettes et de sésame, effluves de roussi de cuves à miel. Palette olfactive étourdissante, amandes, agrumes, beurre, fleur d’oranger surpuissante. Bout du couloir au pied des marches dans la sombreur. Fraicheur. Escaliers. Grès. Injections sucrés dans le nez. Au deuxième étage tout se dissipe. La porte s’ouvre sur un long couloir, deux appartements mitoyens en un. Quelques fêlures sur les carreaux au sol en grès incrusté, soubassements de mosaïques noires. Lumière suspendue au plafond. Distribution dans l’appartement de droite des trois chambres, fenêtres hautes, salle de bain originelle, buanderie. Appartement de gauche, une panoplie de cuisine des années soixante, cabinet avec secrétaire, paperasse, téléphone noir en bakélite, des plantes vertes. Un salon et la salle à manger qui ne peut recevoir davantage ; tapis plat ou consistant, sofa et méridienne en velours cramoisi, bergères sans âge, lampes, trente sept billes d’agate sur un solitaire, une toile « Prise de la Smalah », un poste de TSF qui s’éclaire, platine à côté un disque de Madness.

EXT/jour - Chez Maurice

Après le portillon, une longue dalle béton au sol se dirige en ligne droite vers l’entrée du logis. De part et d’autre, deux larges bandes cultivées soigneusement distribuent avec régularité salades robustes, jambes de courgette, tomatiers aux fruits fessus rouges et verts, fraisiers galopants. Accrochées aux pierres à nue, des framboisiers. Les jointures érodées, le limon du fleuve, les grains de sables, les plaques morcelées d’enduit de la façade. La maisonnette joue au corps à corps avec d’autres bâtisses toutes hors d’âge. En hauteur, des fils de fer ocres enlacés dans des crochets en fer rouillé. Sur le seuil, un gratte-pieds.

INT/Jour - Chez Maurice

Une seule marche polie par des charentaises. Grognement de la porte en bois rapetassée en bas. Impossibilité une fois entré ; l’unique pièce chambre-cuisine-salon est repliée sur elle-même. Erreur de perspective, trouble passagé. Effluves de bois brûlé, de gras de cuisson, de sueurs. La hauteur sous plafond est accueillante. Au sol un parquet usé, en relevant les yeux, un lit à baldaquin taciturne. Une grande cheminée. Une seule fenêtre translucide par endroits. Pas un bruit. Une table épaisse et sombre et deux chaises autour. Le poste de télévision neigeux en noir et blanc, coffre en bois, proches du lit. Vaisselle, poêle, casserole sur une étagère dans le mur. Un robinet d’eau. Peu de biens, mais l’homme qui vivait là était bon.

Des textes écrits en deux salves, à une semaine d’intervalle. J’ai privilégié l’approche du corps-support d’enregistrement visuel, sonore, kinesthésique. Reproduire par écrit des enregistrement chronologiques, ou un remontage d’extraits brefs restés en mémoire.

7. passés spontanés


proposition de départ

Son crayon télévision bicolore tomba. Appuyée sur sa table d’animation, avec son paquet de feuilles perforées, elle ne voit pas comment continuer. Elle éteint le néon sous la table et part faire une pause pour puiser à la source de la cafetière, le flot de la matière noire nécessaire à poursuivre l’inspiration. Elle se cherche un carnet et va ramasser son crayon bleu-rouge. Devant le moniteur Sony, elle enclenche la VHS avec l’étiquette McLaren dans le lecteur, et appuie sur rewind… la cassette redémarre avec un large logo ONF, puis le titre dans toutes les langues Stars et Stripes, Étoiles et bandes. Le grain sonore d’un disque 78 tours accompagne des bandes verticales rouges qui défilent, stroboscopiques, puis des traits, points, étoiles, traits, points, points, étoiles…en rythme avec une marche de John Sousa. Stop. Elle reporte ce qu’elle voit sur le carnet. Play. Des bandes blanches, noires et bleues sur fond rouge virevoltent. Pause. Croquis rapide. Play. Des traits et des points. Pause. *II8II*. Play. **I8I**. Fond bleu des cercles hachurés blancs et rouges se forment, se déforment, se transforment. Larges traits verticaux rouges stroboscopiques. Stop. Elle reprend son souffle et revient vers la table à café et se verse une tasse, hésite sur le sucre, finalement non -– oui, un minuscule morceau qu’elle met dans sa bouche –- et boit une gorgée. Elle feuillette son carnet. Stop. Regarde le ghetto-blaster. De son sac posé à côté de la table d’animation, elle sort une poignée de cassettes audio avec des étiquettes manuscrites au marqueur – Messiaen, 1985-GRM#Racot, B. Ferrera, GRM Savourer, XENAKIS#Pléiades 1979. Elle en prend une au hasard et la met dans l’énorme radiocassette. Play. Elle baisse le volume, enclenche le bouton bass-boost, et commence à jouer avec les graves et les mediums. Les étranges sonorités viennent vider la salle d’une quiétude monotone. Elle revient à sa table lumineuse. Commence à effeuiller le paquet de fines feuilles qu’elle avait laissé sur la barre à tenons. Stop. Puis le refait à nouveau. Pause. Elle note quelque chose au milieu de la pile. Puis effeuille encore. Stop. Son crayon bicolore tombe.

L’ascenceur s’arrêta net, bref sursaut des deux occupants. L’attention d’Elena est arrachée à la revue des tâches répétitives qui la conduisent du 42 au 45ème étage. Promiscuité engagée avec un pantalon de taille 44, veste beige coupe soignée slim fit. Elle tend la main vers ce je-ne-sais-quoi d’excitant comme une promesse de week-end à Long Beach Island ou à Cape May –- Bonjour je suis Elena Krakowiak du 42ème, le Lab. Aucun égard en retour ; elle baisse la main. Cheveux coupe business scrute le tableau à boutons des étages, il finit par échapper un –- Oui, je, je vous…, et appuie sur le bouton « En cas d’urgence », –- on a échangé sur, vous savez… le 46ème… je suis Josh Thyssen. Elle le dévisage le laps de temps nécessaire afin que les mots prononcés s’assemblent dans sa tête et codifient une phrase –- Ah ! Oui –- dit-elle, avec la mine nonchalante d’un ticket gagnant –- vous êtes le fils de M. Christopher Thyssen-Fonda.

Avec un sens aigüe du sans gêne, Josh se planta devant elle jambes écartées, pour dire bien fort –- Je croyais vous avoir reconnu mais j’avais un doute !
Elle ne répond pas. Des écouteurs dans les oreilles, elle ne sait absolument pas comment se débarrasser de lui. Il continue de parler et s’assied à côté d’elle, –- Vous ne trouvez pas qu’il fait beaucoup trop chaud dans ce square ? Si on allait boire un verre, je connais… Ah, mais c’est marrant, mais vous faîtes quoi ? Hyper concentrée, elle continue d’enregistrer avec un petit appareil numérique tout en écrivant sur son carnet. –- Vous en avez pour longtemps ? Son portable en main, il le porte à l’oreille dans une posture jambes croisées, le bras allongé le long du banc derrière la nuque d’Elena –- C’est moi… Non ! M’attends pas, j’ai une réunion… Mais si… Mais puisque je… Sur le banc elle se contorsionne pour lui tourner complètement le dos. Lui toujours au téléphone – Mais ne sois pas parano… Une ombre le surprend alors, Elena devant lui assenant un –- alors ce verre, on va le boire maintenant ou en réunion ?

Après 2 heures de vol, le commandant de bord hurla une annonce et une hôtesse surgit complètement paniquée. L’avion va atterrir pour faire escale dans une zone de fortes turbulences. Et tout ce que Sylvie redoute d’un tel voyage est en train d’arriver. Trous d’air vertigineux, éclairs fracassants, bruits de carlingue sur le point de se disloquer, hublots battus par des bourrasques d’eau, rires hystériques accompagnés de « on va tous crever » et avion qui pique du nez. L’hôtesse s’agrippe aux sièges tout en distribuant des sacs et en débloquant les masques à oxygène. Sylvie commence à se sentir mal. Ses oreilles sont bouchées. Sa bouche est sèche. Elle tient sa petit fille à côté d’elle ligotée au siège, la tête sur un coussin, serrant fort un doudou, le pouce dans la bouche, le visage rougi de pleurs répétant un même –- Maman, j’ai peur, auquel Sylvie stressée répond dans un français patoisant –- T’inquiète donc-pas ma poucette, on est bientôt rendu. Et puis, comme dans une ultime confession elle se dit à elle-même –- Parce que j’ai pris cette décision, on va s’écraser, on va s’ébouiller comme on dit ! Je suis parti à cause du père, malgré la famille et toutes les convenances, les voisins, les amis que je ne reverrai plus jamais. Je ne les ai jamais aimé et je sais bien qu’ils m’ont détestée. Quel bourrier ! J’ai toujours été la plus jolie. Jalousies, j’avais bien plus de talent que leurs filles. Qu’est-ce qu’elles ont fait ces sorcières ? Elles se vengent, ces bonnes femmes trop grosses délaissées par leurs époux. Elles m’ont jeté le sort. Mais je vais franchir les eaux et échapper à leur emprise. Je n’y peux rien si je suis volontaire et décidée, si j’attire tous les hommes à moi. Je n’ai jamais eu froid aux yeux. Mais ma petite drôlesse, ma toute petite Elena, elle ne connaîtra jamais Émilienne et Lucette ses grands-mères, et ses tantes, les femmes qui m’ont nourri et qui m’ont aimé et que j’ai aimé en retour. Faîtes qu’on arrive saines et sauves et unies, et que la vie nous reprenne en Amérique.

Une clochette cristalline tinta. Le jeune homme avec une toque blanche sur la tête se faufile avec en main un long plat de croquembouches couleur caramel, en maugréant un à peine audible en français « Chaud devant ! ». J’attends Mathilde depuis un quart d’heure. Et pour nos rendez-vous le premier et le troisième samedi du mois au Marie Laurencin Tea Room de l’hôtel Clark Guggaynor, elle n’est d’habitude jamais en retard. L’été on prend nos aises en terrasse, les pieds dans les jardinières de fleurs roses vif. Le reste de l’année les larges fauteuils nous tendent leurs accoudoirs écrus pour nous garder au chaud dans l’immense salle lumineuse aux portes fenêtres cintrées. Le tissus foisonne et, où que je regarde, il nous emmaillote par ses draperies amples, ses rideaux crèmes, ses nappes blanches en coton, ses serviettes démesurées. Nos pieds se dérobent étouffés dans une moquette délicieusement épaisse.Puis, avec hâte viennent se poser dans une valse les assiettes à gâteaux trois étages de petits fours et de« tartlets », le service deux personnes en porcelaine à liseré d’or, le nuage de thé fumé au riz soufflé, le scintillement des couverts en argent, la buée sur les flûtes de champagne rosé frais.

Mathilde c’est ma seconde maman, une femme libre ni tout à fait vieille fille, ni tout à fait américaine d’origine. Sa mère Émilienne, porte le même prénom que ma grand-mère, est arrivée en paquebot première classe à New-York durant les années folles. Mathilde s’est occupée de moi depuis aussi loin que je me souvienne, comme une nounou. Sauf que ma mère n’a jamais eu à la payer. Elle m’a recueillie quand maman Sylvie a tragiquement disparu. Il m’arrive de l’appeler Maman, et de rêver d’elle comme ma véritable mère. Cela m’a longtemps inquiété avant que mon analyste me dise que c’était normal. Mathilde m’a plusieurs fois embarquée avec elle pour me montrer le monde ; la croisière transatlantique jusqu’au Havre pour Paris, puis Venise, et les week-ends aux quatre coins des États-Unis. Mais en dehors de ces moments suspendus, ses moyens, son aisance ne m’ont jamais privilégié pour me faciliter la vie. Elle m’a toujours dit de me débrouiller seule.
Je me rappelle la première fois dans ce palace. C’était mon vingt-et-unième anniversaire. Et rare cadeau, mon Leica silver jubilee qu’elle m’a offert je l’utilise tous les jours encore. Elle devrait maintenant arriver. Et je sais ce qu’elle va me dire avec son pétillant accent, en me voyant seule à table –- Ma chérie, il faut commander… Une dame ne fait pas de chichis dans un endroit pareil… Tu sais quoi I’m gonna order le Divin plateau d’argent, le thé fumé et une coupe de rosé français champagne.

Pas si simple au début, et puis un flot (flow) de micro récits m’ont pressé. C’est la première fois que j’en fais l’expérience.
Sans relation j’ai eu besoin de replonger dans les univers de Raymond Carver et Pascal Quignard.

6. Elena K


proposition de départ

Dans la version longue du texte Square – Quitter la ville – j’ai eu besoin de nommer mon personnage principal pour voir ses traits physiques, et ce qu’il émane d’elle dans l’action. Il me fallait à la fois une identité singulière, pourquoi pas un patronyme des pays de l’Est… Pour ce faire j’ai questionné Google avec un nom de famille familier et j’ai ajouté le premier prénom auquel j’ai pensé Elena. Google n’a trouvé personne correspondant à ma requête et m’a proposé à la place une Elena Krakowiak, bien réelle, que j’ai adoptée immédiatement.

L’urgence de fixer une identité à ce personnage m’est apparue après avoir écrit la version longue du texte, afin de lui donner une destination, un destin, et ouvrir à ce personnage un monde de possibles. (Ai-je eu raison de garder un patronyme réel ?) L’action se déroule dans une ville de Philadelphie-fiction. Et même si les patronymes polonais sont courants aux États-Unis, la géographie de mon personnage s’étend sur deux continents ; française d’origine polonaise émigrée aux États-Unis. Quelques traits physiques lui donnent entre autre l’allure d’une jeune femme blonde dynamique sur laquelle adhère un caractère slave opiniâtre, et un besoin de réussir. Il me reste à découvrir ce que son nom recouvre, ou conserve d’ancêtres, de coutumes, de langue propre, de recettes, d’habitudes.

Ce patronyme, je le modifierai plus tard. (Après tout Gérard Fumard existe aussi.)

J’aurais pu emprunter d’autres chemins et aboutir à un résultat différent. Mais j’ai privilégié la rapidité afin d’éviter l’abysse de l’information à bout-de-clic des rubriques aléatoires wikipedia des prénoms d’origine antique, des prénoms révolutionnaires, des prénoms féminins français, des personnalités pied-noire, des listes des supercentenaires ou des pseudonymes.

Si j’avais consulté une liste wikipedia des prénoms d’origines slave, mon choix se serait étendu vers Alexandra, Anna, Galina, Julia, Karina, Ludmila, Natacha, Natalia, Nina, Polina, Tina, Vera, Weronika et aussi celui que j’ai choisi Elena. J’aurais complété avec une liste des prénoms polonais comme Amelia, Alicja, Barbara, Emilia, Halina, Joanna, Leonarda, Martyna, Matylda, Patrycja, Wanda.
Le site Filae aurait fini par me délivrer des patronymes comme Krawczyk, Kaminsky, Trojannowski. Puis en consultant le classement des nom de famille je serais tombé à la 71249 position sur Krakowiak, et mes yeux auraient parcouru aussi 71216. Thyssen, 71219. Biterman, 71220. Guizon, 71224. Briey, 71225. Journaux, 71237. Fulhaber, 71250. Fonda, 71253. Alabergere, 71258. Doiseau, 71265. Cauwelier, 71316 Vanhoute, 71342. Kaminsky, 71344 Vanmeerhaeghe, 71396. Vanparys.

J’aurais considéré plusieurs associations comme Tina ou Veronika Kaminsky, Polina Thyssen, Natacha Alabergere, Galina Fonda, Ludmila Vanhoute, Julia Trojannowski, Alexandra Krawczyk.

Quitte à vouloir être noyé sous des listes interminables de noms et prénoms qui n’ont plus aucun sens, j’aurais cliqué sur la rubrique Real names – polish names du site fantasynamegenerators pour voir s’afficher : Weronika Janowicz, Ludwika Sobol, Zofia Zurowska, Stefania Myslinska, Ludmiła Slimak, Andrea Kozma, Józefa Bak, Andrea Wayda, Joanna Zasada, Franciszka Brodzka, Iga Zabrowska, Helena Brzycka, Wisława Grabiec, Anna Lappin, Franciszka Kowalczyk, Sandra Kitowska, Wioleta Pozniak, Patrycja Franczak, Alina Mrozek, Olga Paciorek, Aleksandra Bartosiewicz, Alicja Cisek, Halina Wojtkiewicz, Sara Domina, Sandra Stachnik, Czesława Tryba…

À la cherche d’un nom qui suscite la curiosité, la mémoire, le mystère, je préfère que le nom s’impose à moi ou brièvement ou fortuitement.

5. les masques


proposition de départ

Se passe les doigts dans les cheveux, ficèle le masque, réajuste sur le nez, pince et tire le bas pour couvrir le menton – plisse les yeux devant un miroir dans la rue.

Phalange de son index sur le haut de son masque, le fait glisser intégralement sous le menton…et laisse un « ça suffit, on ne peut pas respirer ».

Casque visière transparente qui cache un faciès lune – un carré noir sous le nez – oreilles décollées.

Assise au bout d’un banc, jambes visibles, sac bordeaux simili cuir croco, elle déplie un masque bleu clair. Les deux mains prises dans les élastiques bataillent derrière les oreilles probablement avec les branches de lunettes.

Un pas décidé ; d’un jean noir il tire un mouchoir, tourne bizarrement la tête, puis lève une main à l’oreille comme pour s’écouter chanter, et découvre son visage masqué. Regarde son reflet sans ralentir et pousse les portes vitrées du magasin.

De son sac tenu en bandoulière elle extirpe un plastique déchiré sur lequel elle appuie ; geste d’énervement – un bout d’élastique saisi – elle l’accroche à son oreille ; lambeau qui pendouille.

Boutique, pénombre, elle considère des saris, les soieries, reflets ondulés, volupté… couleurs et motifs de masque se caressent – se marient.

Elle baisse un peu la tête découvrant ses cheveux attachés à l’arrière, les deux index dans les élastiques elle effectue deux boucles autour des oreilles, tend le masque sur le nez, sur le menton.

Geste de se taire portant à la bouche un masque chirurgical dans la paume de la main droite, saisit les deux élastiques très fin derrière l’oreille gauche. Puis en glissant la main sur la joue droite, il engage les deux autres élastiques, en nouant le tout à l’occiput.

Voix atténuée par la capsule protubérante au milieu du masque « pas compliqué de faire attention aux mesures sanitaires et de garder ses distances sociales ; tout le monde peut être porteur asymptomatique… ».

Réécrits mais rien à faire ces fragments me laissent insatisfaits. J’ai relu Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de Georges Perec.

4. poupée de chiffon (souple, raide)


proposition de départ
souple

C’est mieux pour le petit qu’il aille à l’école. Une fois intégré, il remangera normalement. Je suis certaine qu’on s’occupera bien de lui à la cantine. Les dames ont l’air gentilles. Même s’il est le plus jeune, avec ses deux ans à peine, le toubib m’a dit « c’est mieux pour lui », « ne vous inquiétez pas ! ». Il m’a dit d’éviter les cotons-tiges aussi, que c’était la cause de ses oreillons. Ce matin il a bu un peu de chocolat. Le chemin de son école c’est un peu long à pieds mais une fois que j’ai mis le niouniou dans sa poussette je fais de grandes enjambées. J’irai le chercher ce soir. Je lui ai dit que sa mamie viendrait le voir pour son anniversaire. J’espère qu’il va grossir un peu en allant à la cantine, je ne voudrais pas que sa grand-mère s’inquiète. Je n’ai pas pu m’empêcher de danser et chanter toute seule ce matin sur Donna Summer. Comme on ne sort jamais, ça me manque de bouger. Son père est sans doute le meilleur danseur que je connaisse. C’est vrai que depuis qu’on vit ici je ne vais pas très bien. Je préfère qu’il aille à l’école que m’entendre me lamenter. Et puis je me sens aussi un peu plus libre de mes faits et gestes. On se voit finalement souvent avec la soeur aînée de mon mari, elle est très gentille. Je progresse en français depuis qu’elle corrige mes tournures et mon vocabulaire vernaculaires. Elle a pris la bonne habitude de me mettre, toutes les semaines, un roman en mains que j’arrive à lire sans toutefois tout comprendre ; mais ce n’est pas grave le plus important, dit-elle, c’est de continuer de lire. Le père travaille toute la journée, et le soir il parle peu sauf pour se moquer de moi. L’autre jour je suis entrée dans une mercerie du centre ville, j’ai acheté des boutons et plusieurs coupons de tissus. Comme j’ai pris du poids depuis ma grossesse que je n’ai jamais perdu, je dois ajuster la taille de certains pantalons. Et avec le tissus j’ai aussi confectionné la tête d’une poupée. À voir partout des poupées de chiffon en vitrine, j’ai décidé d’en faire une. J’ai découpé le patron que j’ai moi-même dessiné pour confectionner le corps. Je vais lui faire des cheveux avec des bouts de laine. Je suis contente d’avoir trouvé ce hobby parce qu’à tourner en rond dans cet appartement je me rends bien compte que c’est un peu limité. J’aimerais tous les jours sortir sur la Côte des basques pour prendre l’air, mais c’est un peu loin à pieds. Il faudrait que je passe le permis. On me l’avait conseillé au sanatorium de prendre des bains de soleil, de souvent changer d’air, que je devais prendre soin de moi, que je devais m’encourager à faire des choses que j’aime. Heureusement que maman vient bientôt nous voir. Tiens ce mouchoir c’est celui que grand-mère a brodé ; et elle me manque aussi ma mémé toute voûtée. Qu’est-ce que je vais bien pouvoir faire à dîner ? La purée c’est pratique et tout le monde aime ça avec une tranche de jambon. Grand-mère aurait mis des vraies pommes de terre, elle qui n’a jamais ouvert un sachet ou une boîte de conserve de sa vie.

raide

Le toubib a tranché. Il est bien trop frêle et trop jeune mais le petit doit aller à l’école. On voit ses côtes. Il doit reprendre sa croissance normale. C’est un enfant anorexique. La cantine va le sociabiliser. J’ai répondu au toubib que je n’en pouvais plus de ses problèmes. C’est vrai que je suis à bout, abattu. Il m’a interdit de lui enfoncer des cotons-tiges dans les oreilles. Il a sans arrêt les oreillons à cause de ça. Ce matin, en revenant de l’école, pour couvrir ma crise de larmes j’ai passé Porque Te Vas en boucle. Je baisse les bras. Avec cette maudite poussette je ne sais pas ce que je préfère ; la pente raide ou la descente abrupte ? Je déprime. Le père part tous les jours avant huit heures du matin. Il revient tard. Comment lui dire que je suis triste. J’ai peur de manquer le petit à l’école ce soir. Dixième étage, j’ai le vertige. Cet appart’ c’est une prison. Tous les jours c’est décourageant. Faire les lits au carré. Puis balayer le bourrier. Frotter le sol toujours affreux. Faire la vaisselle de la veille. Et je mets la machine en route qui fait du boucan. J’étends le linge sans entrain. Et une fois sec je le repasse mécaniquement. Puis pour finir j’entame le repas du soir. Quand j’y pense… Me voilà bien avancée d’avoir suivi son père. Avant on allait se déhancher. Maintenant on ne sort plus du tout. De toute façon, à quoi ça sert ? Je ne ressemble plus à rien. J’ai l’air d’un boudin avec ces kilos en trop de grossesse. Plus aucun de mes vêtements ne me va. Et le henné, quelle idée j’ai eu. J’ai l’air affreuse avec ces cheveux teints. Je vais devoir porter un foulard pendant quinze jours. Déjà que je n’ose pas ouvrir la bouche. Avec mon patois des deux-sèvres, « des quat’ z’enfants », « des purées d’nous z’autres » ; j’ai tellement honte de faire une faute à chaque mot. Elle doit me prendre pour une pauvre cloche sortie de sa campagne, la soeur aînée de mon mari. Elle me corrige non-stop ! Elle me donne des tonnes de bouquins illisibles. C’est dur à avaler. Le triste sire me fait honte en public. Il dit que je ne sais pas compter quand on fait les courses ensemble. C’est un fiasco. En plus il ne me laisse rien. J’ai à peine de quoi acheter au marché un coupon de guenille et trois boutons. Tout le monde y va de sa poupée de chiffon. Le dessin de poupée que je voulais faire, il est loupé. Je n’ai pas assez de tissus pour en faire une entière. Et vu le résultat mon mari va se foutre de moi. Et avec sa soeur sévère on cause littérature, pas chiffon. Il faudrait que je mette le nez dehors tous les jours. Au moins pour équilibrer ma santé mentale comme disent les psys. Il me faudrait ce fichu permis. Là, je cafarde sans arrêt. Et c’est encore pire avec ce paysage de montagne où le temps change brusquement. Les orages m’angoissent à mort, la pluie me file le bourdon. Et le soleil trop vif me brûle. La mer est toujours agitée, et avec les falaises, ça me donne le tournis. Ma mère va venir bientôt. Elle va faire la tête à cause du petit. Elle va dire que si la grand-mère-tape-dur était là, l’appart serait tenu, le petit serait nourri et le mari serait là plus tôt. Et pas de purée à flocons anémiques chez nous à table, mais des pommes-de-terre séchées au torchon, épluchées à l’économe, frites dans la graisse d’oie.

Codicille...
Dans l’ambivalence d’être ou trop caricatural ou pas assez.

3. square


proposition de départ

Square – version longue

Le large open space se vidait peu à peu en clamant des « bon week-end », pour rendre de plus en plus visible des surfaces d’un bleu sans qualité d’économiseurs d’écran corporate auquel répondait par transparence d’une seule vitre, des bleus du ciel de fin d’après-midi et de début de week-end. Avant de partir, elle ramassait en petits tas les divers brouillons, papiers et dossiers, puis revêtant sa veste sur un « à lundi », prenant un sac en main, elle se dirigeait vers les ascenseurs. La proximité des corps macérés pendant des heures en réunion lui faisait tester ses aptitudes à l’apnée. 1 minute après elle relâchait le filet d’air par la bouche en cul-de-poule avant d’arriver au rez-de-chaussée. À 17h30 tous les vendredis, les bureaux évacuaient dix fois plus de monde que tous les jours de la semaine. Commençait alors le rituel d’Elena Krakowiak chargée de mission à tout faire dans un des nombreux services d’un grand groupe américain.
Sortant de l’immeuble d’affaires climatisé au milieu de cols blancs, se détachant rapidement de la petite foule, elle traverse seule l’avenue bouillonnante pour rejoindre une large allée ombragée de majestueux ficus centenaires. Elle parcourt les dix minutes qui la séparent de l’entrée du poumon de la ville, en se parlant à elle-même de tout ce qui nécessite sur le moment réflexion et éclaircissements. Les klaxons du trafic de l’avenue s’atténuent puis, un peu plus loin, dans la complexité des chants des oiseaux, s’évanouissent tous les signaux parasites de la ville. Elle souffle, ses épaules se relâchent, le stress des heures assises commence à se dissoudre. Comme projetés par des brumisateurs invisibles, des fragrances très délicates viennent la caresser. Et pour immédiatement équilibrer, elle se demande pourquoi ses projets personnels ultra-brillants n’aboutissent pas. Des enfants crient et la dépassent en courant. Perdue dans ses pensées, elle cherche du regard les parents formant un groupe qui suit loin derrière. Les trois garçons et la petite fille jouent visiblement à cache-cache. Amusée, Elena s’arrête à leur hauteur pour écouter ce qu’ils disent. Elle pose son sac au sol et commence à quitter sa veste. Et dans le geste ample qui suit, elle évite de justesse une dame dont le chignon rappelle celui de la petite fille enroulé de deux tresses épaisses. La dame âgée aux yeux rieurs la salue, elle répond un – Oh ! Excusez-moi ! Elle plie sa veste pour la déposer dans son sac. La dame apprêtée bon chic bon genre a disparu, et elle a perdu de vue les enfants. Elle suit la soudaine pulsation de plusieurs couples et enfants qui l’absorbe dans le parc. De la musique mêlée au petit brouhaha se fait de plus en plus précise. Les allées convergent vers une grande place nue bordée de bancs. Elle ne sait pas aujourd’hui où sera son poste d’observation. Une voix scande des – alléluia il va pleuvoir. Elle regarde le ciel sans nuage, et plus bas elle consulte l’ombre au sol de la colonne centrale qui marque la fin d’après midi. Elle entend distinctement la musique jazz d’un saxo, d’une contrebasse et d’une guitare. Elle se dirige vers un banc déjà occupé. Et sans rien demander, une personne lui cède sa place. Elle scrute l’entourage, et sort une bouteille d’eau de son sac pour en boire quelques gorgées. Des gens applaudissent à la pause du trio jazz. Puis elle chausse des écouteurs et prend son portable en main. La même voix forte d’homme qui annonçait la pluie dit maintenant en raclant la gorge à chaque phrase – qu’il faut y aller ouuiiii, -– que la terre va être détruite alléluia, – que les hommes ont rempli la terre de violence ouuiiii. Un gros carnet ouvert sur son genoux, elle note au stylo la date et -– je vous le dis, avant le jour, avant la nuit, l’eau va tout détruire, tous les souffles de vie. Elle cherche d’où vient la voix quand sur le banc d’en face un couple commence à se disputer. Elle dirige discrètement son portable vers eux – alors explique-••• ••• ••sages sur ton téléphone ? Tu dis que je suis parano, •••• « •••• ••• tout te revoir » qu’est-ce que ça veut ••••, hein, te •••••, plus que tout te revoir. Les voix sont hachées. Le saxo du trio de jazz manouche écrase les sons. Elle voit les enfants et leurs familles arriver lentement. Elle dirige son écoute vers les parents – arrêter de s’inquiéter pour rien. L’inv•••• •• ••••••• qui ne divorcent pas ••• •normal. Et puis notre situation est plus simple, ••• ••fants se connaissent déjà. •••• verrez, ils ne feront aucune différence. Le prêcheur hurle maintenant -– alléluia –- qu’il va détruire la terre. Sur le banc en face, une jeune femme sourit, lève le bras pour se signaler à l’homme col blanc large sourire qui arrive vers elle – ça n’en finissait pas. Il a fallu que j’écourte •• •••••••. •••••• •• •• •• t’ennuie pas ? Elle cherche la conversation longue et énigmatique qu’elle va pouvoir distiller dans ses dialogues. Elle capte au hasard un susurrement. Une femme à la physionomie couverture de magazine, la trentaine, chuchote au téléphone que –- non ce n’est pas vrai, qu’elle se trompe et que non c’est faux, c’est lui faire un procès d’intentions, c’est lui déployer des trésors de mauvaise foi ! Que si elle a pu aimer des garçons, aujourd’hui la situation est différente, qu’elle ne reviendra pas en arrière. Elle reporte dans son carnet en répétant à voix basse -– déployer des trésors de mauvaise foi, ne reviendra pas en arrière. Un long bâillement vient s’emparer d’elle. Alors elle glisse son pouce sur l’écran de son portable pour arrêter l’application en cours. Elle récupère ses écouteurs, et met tout en vrac dans son sac. Et elle s’étire bras en arrière, jambes tendues. Une ombre sur son visage yeux fermés –- Alors jeune fille la récolte du jour a été bonne ? Madame Hortense que sa manche de veste avait manqué de justesse vient s’asseoir à côté d’elle.

Square - version courte

Sortant de l’immeuble d’affaires au milieu d’une marée noire de cols blancs, tu traverses seule l’avenue te détachant de la foule, pour rejoindre une large allée arborée. Dix minutes te séparent de l’entrée du parc. Des enfants crient et te dépassent en courant. Tu cherches du regard les parents formant un groupe qui suit loin derrière. Les enfants vont se cacher chacun derrière un arbre. À leur hauteur, tu t’arrêtes amusée pour les écouter. Tu poses ton sac au sol et commence à quitter ta veste. Et dans le geste ample qui suit, tu n’as pas vu la dame à la coiffure soignée que tu évites de justesse. Les yeux rieurs, elle te salue, tu réponds « Oh ! excusez-moi ! ». Tu plies ta veste pour la mettre dans ton sac. La dame apprêtée a disparu. Tu suis la soudaine pulsation d’une foule qui t’absorbe dans le parc. De la musique mêlée au brouhaha se fait de plus en plus précise. Les allées convergent vers une grande place nue bordée de bancs. Une voix répète -– alléluia il va pleuvoir. Tu cherches du regard où t’asseoir. L’ombre au sol de la colonne centrale marque la fin d’après midi. Tu entends distinctement la musique jazz d’un saxo, d’une contrebasse et d’une guitare. Tu te diriges vers un banc déjà occupé. Une personne te cède sa place. Tu sors une bouteille d’eau de ton sac et bois quelques gorgées. Puis tu mets tes écouteurs, et prends ton portable en main. Des gens applaudissent à la pause du trio jazz. La même voix forte d’homme qui annonçait la pluie dit maintenant en raclant sa gorge à chaque phrase –- qu’il faut y aller ouuiiii, – que la terre va être détruite alléluia, –- que les hommes ont rempli la terre de violence ouuiiii. Un carnet sur le genoux tu notes au stylo –- je vous le dis, avant le jour, avant la nuit, l’eau va tout détruire, tous les souffles de vie. Tu cherches d’où vient la voix. Et sur le banc d’en face un couple semble se disputer. Tu diriges ton portable discrètement vers eux. –- alors explique—••• ••• ••sages sur ton téléphone ? Tu dis que je suis parano, •••• « •••• ••• tout te revoir » qu’est-ce que ça veut ••••, hein, te •••••, plus que tout te revoir. Les voix sont hachées. Le saxo du trio de jazz manouche écrase les sons. Tu vois les enfants et leurs familles arriver lentement. Tu diriges ton écoute vers les parents – s’inquiéter pour rien. L’inv•••• •• ••••••• qui ne divorcent pas ••• •normal. Et puis notre situation est plus simple, ••• ••••••• se connaissent déjà. •••• verrez, ils ne feront aucune différence. Le prêcheur hurle maintenant – alléluia qu’il va détruire la terre. Sur la banc en face, une jeune femme brune sourit à l’homme col blanc qui arrive vers elle – ça n’en finissait pas. Il a fallu que j’écourte •• •••••••. •••••• •• •• •• t’ennuie pas ? Une femme sans doute la trentaine, n’en finit pas de répéter au téléphone que ce n’est pas vrai, qu’il ou elle se trompe et que non c’est faux, c’est lui faire un procès d’intention, c’est lui déployer des trésors de mauvaise foi ! Tu reportes dans ton carnet en le répétant à voix basse –- déployer des trésors de mauvaise foi. Un bâillement s’empare de toi. Ton pouce glisse sur l’écran de ton portable pour arrêter l’application en cours. Tu récupères tes écouteurs. Tu mets tout en vrac dans ton sac. Et tu t’étires bras en arrière, jambes tendues. -– Alors jeune fille la récolte du jour a été bonne ? -– La veille dame que ta manche de veste avait manqué de justesse est maintenant assise à côté de toi.

Souvenirs d’un immense jardin public à proximité d’un quartier d’affaires où une large avenue séparait deux mondes sans toutefois quitter la ville. La scène d’ouverture de Conversation Secrète (1974) de Francis Ford Coppola s’est faite pour une raison inconnue très lancinante comme un bruit de fond, tout comme le It’s Gonna Rain (1965) de Steve Reich, les deux oeuvres convergentes vers la place Union Square à San Francisco, dont je ne retiens qu’un ou deux détails.

2. lapin blanc


proposition de départ

Un premier étage d’où s’extrait en surimpression une chambre, deux armoires anciennes, deux grands lits bordés avec soin, un papier mural violet foncé aux motifs floraux clairs. Les plinthes interceptent la direction de ton regard. Fragments d’histoires, plaintes étouffées. Et ce refus de donner suite à qui veut entendre pour simplement le taire, à jamais spectateur. Au delà des bandes vertes, jaunes, des champs, des vignes, des bois, un horizon est bouché. Un fleuve en contrechamps s’écoule épais. Et sur l’autre rive, en exact miroir des champs au sol épuisé, monotonie des vignes, tâches sombres de petits bois. Étreints entre l’eau et les terres cultivées, des maisons de pierres blanches, un moulin, des fermes d’habitation parcourent une ligne vers un cimetière-château-église. Une fenêtre de la chambre est entrouverte. La scène incomplète s’étrangle. Tes jambes tanguent. Tes pieds reculent à petits pas. Tes deux bras sont tendus à l’horizontal. Ta main touche la fenêtre. Elle cherche plus loin du bout des doigts. Le point de fuite se dérobe dans un kaléidoscope verdoyant. Lumineux les voilages diaphanes gonflent,et ton visage, et ton corps s’estompent. Tu as su toujours t’esquiver. Mais la voiture est partie. La traque vient de commencer. La voiture a filé, te laissant à découvert. La proie. Des pas ; escalier en bois, des pas lourds, premier étage, les pas stoppent – puis franchissent le seuil de la chambre au papier mural funeste. Deux fenêtres. Dehors la cour blanche, des plates-bandes de fleurs, un figuier petit, un puits, plus loin un tilleul d’envergure, des jardins calmes… Se dérober, ne jamais se laisser posséder. Jambes fléchies, fessier en arrière, tête projetée en avant, tes deux bras tendus battent des ailes. Tu piétines en rythme dans un état second sans percussions ; tes cris suffisent. Une main repousse, l’autre cherche appui sur l’horizon. Une branche de tilleul t’attrape puis te relâche. Tu agrippes un faisceau de blé. Des grappes vertes de vignes se déchirent. Tu menaces. La chambre se dérobe. Tu mets les voiles. Photographie de l’épreuve. Tu rejoues la scène où t’es coincée par la fenêtre, au bords du précipice – Tombe, tombe, tombe ! Tirage d’épreuve négative format grand écran. Commotion invisible dans un temps suspendu. La voiture a déguerpi. La scène se rejoue sans arrêt. Une autre voiture est partie. Tu es allongée. Le lapin blanc te regarde dans les yeux.

À l’origine de ce texte, les quelques contours d’un secret de famille, secret spectral qui apparaît et disparaît, dont l’évocation est impossible, et la blessure toujours vive empêche d’en savoir davantage.

1. tourner sur de la bolo


proposition de départ

Absences. Dans cette file j’avais fini par adopter la position presque de profil, disons de trois-quarts. Mes deux sacs collés contre mes jambes à faire l’inventaire des armoires frigorifiques. Presque vingt minutes sans avancer. Absences. De loin, la très jeune caissière s’adresse à une dame âgée aux cheveux bleutés –- La carte du magasin ? -– Regard de la dame ne semblant pas comprendre – Avez-vous la carte du magasin ? –- Et répondant à la vitesse d’un film chronographique se disant à elle-même, –- je sais que j’ai cette carte, peut-être dans mon portefeuille qui est sans doute dans la pochette arrière de mon sac à main que je porte sur mon épaule toute engourdie, -– et enfin –- oui j’ai bien la carte. Et pendant que la caissière lui réclame les soixante-quatre euros et soixante-treize centimes, l’anse du sac à main glisse sur son bras, tout en se mordant la lèvre inférieure de douleur, sa main plonge dans le sac, prend et ouvre le portefeuille et tend la carte à la caissière qui lui rend aussitôt. Bip sonore. En lisant sur la borne de la caisse – Vous avez dit soixante quatre euros et soixante-treize centimes ? –- Et se disant à elle-même, –- avec mes cent euros, je peux payer en espèces, parce que j’ai oublié le code de la carte -– puis avec déception –- mon deuxième billet de cinquante euros où j’ai bien pu le mettre ? -– alors ça fait quatorze euros et soixante-treize centimes et c’est dans l’autre porte-monnaie qui lui est dans la pochette avant. Absences. Juste après moi un homme de trente ans au visage impassible, à la stature militaire pousse un caddie rempli de packs d’eau. Il est calme comme s’il savourait l’attente – Ah ! Elle m’a vu ! En vrai cette meuf à la caisse, elle me déstabilise, laisse moi zoom zoom zang, dans ta Benz Benz Benz, ça me rends dingue dingue dingue –-. Absences. Trois personnes devant moi, un manteau adulte de chaperon rouge sautille, je reconnais une fonctionnaire du département. Brune, coupe au carré, elle tient ses mains sur les hanches tout en marmonnant –- c’est inadmissible cette organisation, ils font n’importe quoi. Si le magasin était géré publiquement on n’accepterait à l’accueil seulement les personnes qui se présentent avec des listes de courses de premières nécessités. Qu’est-ce qu’il va faire lui avec autant d’alcool ? Il le revend ? On ne devrait pas laisser faire ça. Si ça se trouve il a une femme et des enfants et vit avec dans quarante mètres carré -–. Absences. Une caissière s’adresse à la notre qui lui remet une enveloppe. Puis visiblement elle a une seconde de découragement – presque cinq fois mon salaire... mes études ont intérêt de payer, c’est épuisant la caisse le jour et toutes les nuits à rédiger. Avec mon master, je veux trois mille balles -–. Absences. Une annonce haut-parleur. Une hôtesse de caisse enjouée comme une maîtresse d’école à l’appel de ses élèves nous invite à la rejoindre. Et puis non, mes deux sacs à ras bord remplis de trois à quatre exemplaires des mêmes conserves, paquets de nouilles, briques de laits... sont trop lourds. Et le plus dur est passé. La veille dame est enfin partie et la fonctionnaire est en train de régler. L’homme d’affaire juste avant elle n’a visiblement pas grand chose. Il n’a pas décollé le visage de sa brique lumineuse qui lui sert de téléphone –- partir, partir à l’étranger, fini toute la paperasse administrative, fini les emmerdes qui te prennent toute la bande passante et qui t’empêche de bosser, fini les cons, les crétins qui te font la morale et n’ont jamais monter de business de leur vie. Voilà. Puis embaucher, embaucher une secrétaire et des commerciaux –-. Absences. On me demande d’avancer. Je sors enfin du couloir des armoires frigorifiques qui exposent le jambon tranché fin sans couenne, le jambon cuit à l’étouffé à la conservation sans nitrite, le jambon au torchon nouveau de qualité supérieur. Je lève un peu la tête pour me détendre le cou et je devine les ombres du staff du supermarché derrière les vitres sans teint. Je vois des mains, le patron se frottant les mains -– du jamais vu en affaire, une période exceptionnelle. Et puis si ça se représente, demain on saura faire mieux encore et sans primes de risque cette fois. En revanche comment faire avec les fournisseurs de farine, de nouilles et d’oeufs ? –-. Absences. Je vide mes sacs sur le tapis. La femme de quarante ans avant moi a les yeux perdus dans le vide. Elle a un panier à moitié rempli de courses – Qu’est-ce que j’vais faire à manger ce soir ? Et demain ? On va encore tourner sur de la bolo... –-. Elle me demande sèchement d’avancer. Absences.

Avant ce texte, une autre histoire a été nécessaire. Comment justifier que des personnages se livrent si facilement. La situation d’attente dans une file de supermarché s’est alors imposée. Elle rend le théâtre de nos rapports intimes à la nourriture, à l’argent, à l’autre tellement visibles qu’il suffit d’en lire les sous-titres pendant que l’action se déroule.

 



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1ère mise en ligne 20 juin 2020 et dernière modification le 7 novembre 2020.
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