le roman de Jérémie Tholomé

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Jérémie Tholomé, travailleur social et poète de lutte carolo né en 1986, écrit et dit sa poésie à voix-haute comme Charles Bronson jouait du flingue et de l’harmonica dans un western-spaghetti, convoquant sur scène ceux qui n’ont plus de voix ou qui semblent ne jamais apparaitre sur la pellicule de la vie. En 2019, il publie son premier recueil, Rouge charbon, aux éditions maelstrÖm reEvolution

 sa chaîne Youtube « Éructe »

 le blog « Tiesse de Carolo »

20. Retour sur la place du Marché


On entend les bruits de pas de ceux qui traversent la place du Marché. Ils battent les pavés en rythme. C’est midi. C’est la pause déjeuner. Alors il n’y a pas de temps à perdre. Acheter un sandwich, c’est quinze minutes si on entre dans l’échoppe à 12h pile. C’est 20 minutes à partir de 12h05. Les smartphones sont comme vissés aux mains. Même plus à l’oreille. Les écouteurs n’ont plus de fils. Et les passants dansent un ballet improvisé et pourtant tellement répété. Les corps et les regards s’évitent superbement. On entend le chuintement de quelques trottinettes électriques. On ne prend plus la peine de répondre à la nana qui cherche à taper une pièce. On choisit un pain fitness parce qu’on prend soin de soi. La preuve : on a téléchargé une application dédiée à la méditation guidée. La liberté c’est avoir conscience de l’existence de son petit orteil et de réussir à y faire peser tout son poids. On entend les pas qui résonnent. Les vêtements sont ternes et de mauvaise facture. Et il n’y a désespérément personne pour dire au gérant de la librairie qui fait coin que vendre une bonne partie de la collection poche de chez Gallimard, ce n’est pas cela qui fait un rayon « poésie » digne de ce nom. Ça sent la poussière et ça sent la tristesse. À midi, surtout. Pendant la pause déjeuner. Et qu’on entend résonner le bruit des pas qui ont de plus en plus de difficultés à couvrir le grouillement des cafards et des termites occupés à bouffer chaque parcelle de la place du Marché. Ou peut-être sont-ils occupés à gober chaque parcelle de chaque cerveau branché sur un écran lumineux. À midi. Sur la place du Marché et ses alentours. À l’heure où les pas résonnent. Et que ni Antonin Dickinson, ni Emily Artaud ne sont là pour les entendre. Et les sandwichs seraient les mêmes sur toutes les places du Marché. Et le monde ne serait plus qu’alentours. Et les cafards ne seraient plus qu’à quelques centimètres du lobe temporal.

 

13. Le fait que les chiens savent tout du bonheur


proposition de départ

Le fait que je conserve des aliments que je n’envisage pas de manger tout comme des livres que je ne pense pas relire le fait que je sous-exploite des pièces de ma maison le fait que je n’ai pas envie de réfléchir à ma maison en termes d’exploitation ou de sous-exploitation le fait que l’on m’a dit cette semaine qu’une maison se devait d’être un havre de paix le fait que j’ai l’impression que mes voisins réalisent des travaux depuis des mois en se foutant bien du jour et de l’heure et des relations de voisinage le fait que je les comprends quand tu bosses quarante heures semaines quand tu te tapes les trajets et les embouteillages et les emails jusqu’à pas d’heure et la charge mentale et les factures et les enfants qui pleurent ou tombent malade ou doivent aller à l’entrainement tes travaux tu les fais quand au juste le fait que mon environnement sonore s’en trouve pollué et que cela occasionne un mal de crâne de plus en plus fréquent bien aidé par le port du masque six heures par jour et l’absence de certains visages et de certains corps depuis plus de six mois le fait que la scène me manque entendre ma respiration dans les enceintes quand le matériel est vraiment bon me manque le fait que j’ai économisé un paquet de fric durant cette période en m’étant passé d’un bon nombre de trucs et de machins superflus mais que j’ai dépensé pas mal pour acheter d’autres trucs et d’autres machins qui me paraissaient essentiels le fait que la vie semble pouvoir s’arrêter à tout moment dans ce maelström le fait que je me suis toujours dit que je ne voulais pas crever avec de l’argent sur mon compte en banque m’oblige à scrupuleusement faire sortir tout ce qui rentre le fait que nous sommes sollicités de partout pour soutenir l’économie globale et l’économie locale facilite grandement ce mode de vie le fait que l’actualité semble empirer de jour en jour avec par exemple l’exemple de la pluie le fait qu’il pleuve trop le fait qu’il ne pleuve pas assez avec tout ce qui fond tout ce qui gaze tout ce qui chauffe ce qui se réchauffe le fait que certains donnent l’alerte le fait que certains s’en offusquent le fait que d’autres s’en fichent le fait que sur les réseaux sociaux tout le monde semble avoir un avis sur tout et s’empresse de le donner le fait que la place du Marché m’a manqué puis ne m’a plus manqué le fait que je pose des choix que j’espère réfléchis mais que parfois je me dis que rien n’est important le fait que tout passe le fait que ce n’est pas la terre que nous devons sauver mais bien l’humanité le fait que si nous ne la sauvons pas celle-là ça risque de ne pas être si grave le fait que statistiquement il y a beaucoup de chance pour que nous soyons au boulot le jour de la fin de l’humanité et qu’un bon nombre d’entre nous sera même en réunion quand cela arrivera le fait que j’aimerais démissionner avant ce jour-là le fait que l’occident a tué Dieu mais avec lui une bonne partie de la spiritualité ce qui explique peut-être le fait que des êtres humains en viennent aux mains quand il ne reste qu’une poignée de rouleaux de papier-toilette dans le rayonnage le fait que je ne sais pas pourquoi je pense à cela le fait que ce n’est pas trop bon de penser à cela pour la santé mentale je veux dire le fait que d’aussi loin que je me rappelle celui qui suit l’actualité n’a jamais vraiment eu de quoi se réjouir vu qu’il n’y a jamais d’article expliquant que le meilleur anxiolytique est la déconnexion le fait qu’en ce moment sur mon écran il y a un hongrois en bras de chemise en train de jouer du xylophone en livestream là pendant que je pense aux bienfaits d’une hypothétique déconnexion le hongrois totalise 55 vues venues d’on ne sait où le fait que le monde n’a potentiellement plus de secret pour nous mais que les garagistes ne réussiront bientôt plus à réparer les voitures sans les connecter à des ordinateurs le fait que les autorités ont le pouvoir de rebaptiser les rues mais que les écrivains ne peuvent réécrire pas leurs livres le fait que tout est possible mais que rien n’est permis le fait qu’Antonin Dickinson et Emily Artaud sont sur la liste noire des employés des services du chômage pas assez rentables pas assez flexibles pas assez alignés pas assez orientés résultats pas assez comme il faut le fait qu’une seconde avant la fin du monde des employés des services du chômage sanctionneront encore des hommes et des femmes fracassés par la vie et singeront leurs expressions faciales et verbales à la machine à café le fait que s’il y avait une justice ou si nous n’avions pas tué Dieu les employés des services du chômage perdraient leurs cheveux à vitesse grand v le fait que cette calvitie précoce les rendrait certainement encore plus hargneux le fait qu’un jour de contrôle Antonin Dickinson qui avait oublié de répondre à un texto d’Emily Artaud entendit une employée des services du chômage expliquer à une femme arrivée en retard au rendez-vous qu’elle n’en avait strictement rien à faire du fait qu’elle avait été obligée conduire son fils dyslexique à l’école avant de prendre le bus pour venir au rendez-vous le fait qu’elle était en retard justifiant amplement selon elle l’octroi d’une évaluation négative de ses démarches actives de recherche d’emploi sans même y jeter un oeil le fait que cela se passe tous les jours dans l’indifférence générale le fait que des pas traversant la place du Marché sont chargés de tout cela le fait que tout irait déjà mieux si les employés des services du chômage percevaient l’intérêt de demander sincèrement à leurs interlocuteurs comment ils vont le fait que le temps passe plus vite que ne s’écrivent les mots le fait qu’un chien ne demande rien d’autre qu’un peu d’attention et qu’à ses yeux l’état général du monde n’a aucune importance le fait que c’est peut-être ça le bonheur le fait qu’un jour la place du Marché sera rebaptisée ou que de la mousse poussera entre les pavés et qu’il n’y aura plus d’ouvriers communaux pour l’enlever car il faut réduire les dépenses en vue d’équilibrer le budget le fait qu’une fois la place du Marché envahie de mousse le centre névralgique de la ville sera délocalisé et que tous les mots des journaux tous les mots de la ville tout cela n’aura plus aucune importance le fait que penser à tout cela en fixant distraitement le garde-manger me remplit d’une joie immense que je ne saurais expliquer.

Codicille : le fait que le texte a été écrit en cinq sessions (une par jour) le fait qu’il aurait été trop vertigineux de tout écrire en une seule fois le fait que réaliser des pauses permet à la pensée de se recharger le fait que ce dispositif m’a redonné l’impulsion espérée.

12. une autre fois comme de l’eau


proposition de départ

une autre fois le gravier noir crissant sous la semelle plate qui trépigne c’est la voie 2 c’est la cigarette entre l’index et le majeur c’est sous le crachin c’est toujours la même discussion avec une connaissance dont on ne connaît pas le nom

une autre fois il y a de la terre sur le carrelage de marbre blanc c’est ce que voient les yeux qui ne perçoivent rien depuis le canapé c’est le vide c’est la respiration qui s’emballe c’est la poitrine qui se soulève c’est le temps qui ne passe pas et des pensées sombres

une autre fois c’est sur scène dans un théâtre c’est la main qui tremble qui fait trembler la feuille sous la chaleur de la douche de lumière et des cœurs qui se serrent comme pour mieux se réchauffer après un trop long hiver

une autre fois c’est le vent qui balaie les visages surplombant les corps alignés à plus d’un mètre de distance devant la boulangerie avec des téléphones prolongeant les corps et de toute façon personne ne se parlait avant

une autre fois ce sont les doigts qui tournent les pages du livre les mêmes doigts qui suivent le texte du doigt et la lumière jamais suffisante qui fatigue les yeux et même que parfois ils prennent froid sans s’en rendre compte

une autre fois c’est tout le corps qui ne réfléchit pas quand il prépare le café vers six heures du matin et qu’il appuie bouton cuillère café moulu lait sucre quand le chien jappe pour sortir et qu’il n’existe pas encore de mots pour dire tout cela

une autre fois c’est attendre dans le froid par tous les pores de la peau par tous les muscles qui se raidissent et surtout la jambe qui fait du surplace avec le cerveau qui bouillonne et les neurotransmetteurs qui neurotransmettent des informations qui nous dépasseront toujours c’est attendre le bus un homme ou une femme dans le bus pour lui dire des mots qui raidissent mais qui nous dépasseront toujours et fuir avant l’arrivée du bus la jambe engourdie le cerveau qui bouillonne et les neurotransmetteurs qui semblent nous juger froidement

Codicille : texte augmenté fragment par fragments du 30 août au 4 septembre en essayant d’atteindre cette écriture aqueuse.

11. Chaudes mains


Elles n’ont jamais été douces. Plutôt légèrement rêches. Parfois ses mains s’appuient sur l’un des bancs en granit de la place du Marché. Alors, les jambes croisées, c’est la cheville qui pivote nerveusement. D’autres fois, ses mains tremblent au moment de prendre une photo. Elle doit vraiment prendre sur elle pour rester immobile et éviter l’abus involontaire de flou artistique qui la rend triste quand elle trie ses fichiers. Parfois elle décide de peindre avec les doigts, la peinture faisant ressortir les empreintes digitales, les jointures et les cicatrices. Comme lorsqu’elle s’est transpercé le pouce avec l’aiguille de la machine à coudre. Le sang mat et épais coulant sur le carrelage de marbre blanc. Parfois ses mains roulent une cigarette dans un ballet complexe et largement inconscient à mesure que les mains se font dépli, dépôt, pincette, glissement et tassement. Un jour, ses mains se sont découvertes chamaniques et savent désormais qu’elles enlèvent la douleur physique, notamment au niveau de l’estomac. Ces derniers temps, ses mains tentent d’appréhender l’avenir au travers des arcanes. Elles n’ont jamais été douces. Elles ont toujours choisi la vie.

Codicille : Tentative de rendre compte de la richesse de l’existence des mains comme l’un des outils principaux de la façon d’être au monde.

9. On peut


proposition de départ

On peut littéralement voir la chaleur. Ça sent la fourmi grillée. La glace agonise. La pelouse brûle en silence. Il n’y a pas un nuage. C’est la modernité. On va devoir s’adapter. Apprendre à lézarder sur notre béton ciré. La scie circulaire tourne à plein régime dans le jardin d’à coté. Le gosse pleure. Il me faut plus de glaçons. On peut littéralement voir la chaleur. Et pourtant le quartier s’agite. Au même moment un voisin s’ouvre la main un adolescent fait tomber son téléphone très cher sur les dalles de l’allée le couple du 25 leste un parasol une guêpe pique un enfant au beau milieu d’une chasse au trésor et des glaçons meurent. On peut littéralement voir la chaleur. Les fourmis semblent danser un ballet sans conviction. Certaines s’exposent. D’autres choisissent de rester dans l’ombre. Chacune pense avoir raison. Les fourmis savent ce qu’elles ont à faire. Elles ont appris à se méfier de la pierre bouillante et du tranchant de la scie circulaire. Mais au cœur de la fourmilière je crois bien que les glaçons ont le cafard.

Codicille : On peut littéralement voir la chaleur à l’écoute de l’album Blue Valentine de l’ami Tom Waits. On peut littéralement voir la chaleur en essayant de coller à la consigne.

8. quatre intérieurs quatre extérieurs


proposition de départ

intérieur pièce sombre poussière qui s’accumule cliquetis quelque part dans les murs intérieur table basse canettes métalliques en fin de course cendrier triste cuillère reposant sur la faïence cachetons d’oméga trois en quête d’éternité intérieur bureau encombré par un bol en métal un sac en cuir brun vestige d’un marché du sud de la france papiers froissés pour vies chiffonnées intérieur ombres partout sur les murs objets sans objet notes éparses sur tableau blanc épingles factures fractures extérieur pâturages fantasmés extérieur murs barbelés distances extérieur soleil écrasant chauffant les pierres extérieur glaçons qui tintent sur le verre bruit de scie circulaire odeur de mort

Codicille : écriture combat pour produire du tangible à partir du flou.

7. Il apprit


proposition de départ

Il apprit. Assis sur la chaise les yeux allant du tableau au cahier au tableau. Regard par la fenêtre. Regard à la pendule. Poignet endolori. Tache d’encre sur la paume. Tache d’encre sur le quadrillage de la feuille. Il apprit. Assis au volant d’une 206. Il appuie sur la pédale d’embrayage et passe la vitesse maladroitement. Regard sur la circulation. Regard dans les miroirs. En alternance. Moiteur des mains sur le volant. Il apprit. Avachi sur un coussin sur la moquette d’un grenier. Regard aux numéros de pages qui défilent. Comme semble défiler la route américaine sous ses yeux. Regard par la fenêtre. Regard sur les nuages. Il apprit. Intérieur bleu d’un café. Regard au copain qui roule des sèches à la cow-boy. Regard sur la feuille de cigarette. Gaucherie des mains qui en font trop pour cacher le simple fait qu’elles ne savent rien. Il apprit. Le gamin balance une cannette vide par la fenêtre de la camionnette et refuse de la ramasser. Les minutes passent. Regard froid contre regard froid. Le gamin sort du véhicule dans un soupir et ramasse le bout de métal. Clin d’œil dans le miroir. Demi-sourire. La journée peut commencer. Il apprit. Assis devant la librairie où l’on sert du café. Regard sur les pavés les passants le libraire la table en métal le bouquin emballé dans du papier journal. Regard sur tout le chemin parcouru dans la géographie du dé à coudre encore plus petit que le gobelet en carton contenant le café. Regard sur le monde sur les noms sur les étagères. Regard sur son intérieur sur son chemin personnel regard insistant et critique sur la façon d’arpenter le dé à coudre. Contre-plongée sur ses fragilités patiemment construites et entretenues. Gros plan sur son nom sur l’étagère. Sans larme, il pleura.

Codicille : Grosse panne d’écriture depuis la dernière contribution. Aucune idée, aucune piste. Alors, aujourd’hui, 2 août, on tire artificiellement sur l’écriture et on avance. Reprendre le même passé simple pour donner un rythme et une sonorité particulière au texte qui méritera une contribution bis quand la machine sera moins grippée.

6. On ne peut pas s’appeler Jean-Pierre Dickinson (c’est comme ça !)


proposition de départ

On peut s’appeler Emily Artaud et Antonin Dickinson sans être poète. On peut s’appeler Emily Artaud et Antonin Dickinson et écrire de la poésie. On peut s’appeler Emily Artaud et Antonin Dickinson et rappeler les influences francophones et anglophones dans lesquelles nous nageons. On peut s’appeler Emily Artaud et Antonin Dickinson et provenir d’un ancien poème. On pourrait écrire chaque nouveau récit roman ou poème en reprenant Emily Artaud et Antonin Dickinson comme personnages principaux. Peu importe leur âge la couleur des peaux la situation sociale. Laisser le lecteur faire le travail. Mais on s’appelle Artaud et Dickinson parce qu’on est les personnages principaux. On peut être caractérisé par une coiffure et se faire appeler Denis-le-Rasta. Mais oui, tu vois, Denis avec ses rastas ? C’est aussi simple que ça. On peut s’appeler Martine Clara Chloé et Jean-Pierre parce que c’est comme ça. On peut s’appeler Martine Clara Chloé et Jean-Pierre parce que dans les alentours de la place du Marché, il n’est pas rare de croiser des potentielles Martines et Clara et des probables Jean-Pierre. On peut s’appeler Martine Clara Chloé et Jean-Pierre parce que dans la mécanique du récit d’autres se sont appelés Emily Artaud et Antonin Dickinson et que la mécanique du récit exige de connaître au moins le prénom des personnages secondaires. Par contre, on peut s’appeler Shirley pour rappeler l’influence de la culture américaine dans les alentours de la place du Marché. On peut s’appeler Shirley mais on aurait pu s’appeler Cherley Cherlay Sherley ou Sherlay. On peut s’appeler Paul du nom de cette chaîne de boulangerie pâtisserie bien chic et bien chère et pas terrible tout compte fait que l’on croise près de la place du Marché ou dans le hall d’attente de l’aéroport. On peut s’appeler Paul parce qu’un grand-père s’appelle comme ça ou que cela fait un joli deuxième prénom que personne ne connait. On peut s’appeler Paul parce que c’est le prénom du commandeur en chef le prénom du guide suprême le prénom d’une demi-déité près de la place du Marché. On peut s’appeler Tom par hasard. Ou on peut s’appeler Tom parce Tom Waits. On on peut s’appeler Tom parce que Tom Buron ou Tom Sawyer. Note que Tom Buron fait de la boxe. Mais notre meilleur ami près de la place du Marché n’est-il pas professeur de boxe ? N’a-t-il pas sa propre salle de boxe, notre meilleur ami ? Sombre histoire…

Codicille : texte pensé le 10 juillet et écrit le 11. Par principe, l’envie de le rendre sonore. N’empêche, la question du patronyme a toujours été — et reste encore — source d’interrogation dans mon processus créatif, tout comme la question de l’utilisation du « Je ». La psychogéographie du langage de la ville doit jouer beaucoup dans ce que je mets au travail.

5. en oubliant Emily Artaud


proposition de départ

Observe la bibliothèque. Recherche un livre avec les yeux. Recherche un livre avec les mains. Recherche un livre avec le souvenir. Recherche un livre en fermant les yeux. Recherche un livre sur la pointe des pieds. Observe la fine pellicule de poussière. Voit les couvertures écornées des livres préférés. Voit l’intranquilité des livres jamais ouverts. Attrape un livre au hasard. Lance la balle mauve au chien dans la pelouse. Lance la balle mauve au chien. Fait semblant de lancer la balle mauve au chien. Lance en arrière la balle mauve au chien. Lance la balle mauve légèrement humide au chien. Cache la balle mauve légèrement humide dans la poche ventrale de son survêtement. Lance plus loin la balle mauve humide au chien. Lance une dernière fois la balle mauve au chien en lui disant que c’est la dernière fois. Lance une toute dernière fois la balle mauve trempée au chien. Dit au chien de prendre sa balle mauve et d’aller dans son panier. Ouvre le frigo. Scrute les étagères. Scrute les dates de péremption. Farfouille pour regarder au fond. Ouvre le bac à légume. Appuie la main droite sur le haut de la porte du frigo. N’a pas la moindre idée. Doit faire les courses bientôt. Referme le frigo. Ouvre le frigo. Ouvre le hublot de la machine à laver. Touche les vêtements humides. Hésite entre sèche-linge électrique ou sèche-linge extérieur. Hésite entre « SEC » ou « TRÈS SEC ». Hésite entre l’endroit et l’envers. Envisage de faire une machine d’essuies. Remplit le tambour d’essuies. Sélectionne « SOIXANTE DEGRÉS ». Sélectionne « TRÈS SEC ». Appuie sur « DÉPART ». Se couche dans le canapé en cuir noir P40 en provenance de Pologne. Se couche sur le dos. Se couche de tout son long. Se couche en tirant le plaid à grosses mailles pour recouvrir ses jambes. Repose ses yeux cinq minutes. Ne dort pas. Repose juste ses yeux. Replace le coussin sous sa tête. Se couche juste comme ça. Se couche à la recherche de cinq minutes de calme. Découpe les cartons dans la cuisine. Fait glisser le cutter le long du carton. Se demande où couper. S’interroge sur la sécurité. Découpe les cartons sans se couper. Place les cartons découpés dans une boîte en carton. Plie certains cartons. Rétracte la lame du cutter. Déballe le plastique autour des publicités avant de les jeter dans la boîte. Place le plastique dans la poubelle. Presse des moitiés d’oranges avec un presse-agrume électrique. Appuie bien fort sur la moitié d’orange. Observe le jus s’accumuler dans le récipient. Se demande si deux oranges rempliront un verre. Dépose la première écorce évidée sur une planche à découper en plastique. Presse la moitié d’orange suivante. Observe le récipient se remplir. Observe les pépins qui s’accumulent sur le filtre en plastique. Dépose l’écorce sur l’écorce précédente et ainsi de suite. Se sert un verre. Se brosse les dents en se regardant dans le miroir sale. Essaie de ne pas privilégier les incisives. Essaie de ne pas oublier l’arrière des dents. Essaie de ne pas en mettre partout. N’oublie pas la langue. Essaie de compter 180 secondes. Pense au dentiste. Pense au fil dentaire. Pense à la menthe. Crache dans l’évier blanc. Fait bouillir de l’eau pour le thé. Remplit la bouilloire électrique avec juste ce que la tasse peut contenir d’eau. Sait qu’il a environ 25 secondes pour remplir la boule à thé en acier inoxydable avant que l’eau soit à température. Aime quand l’eau frémit sans bouillir. Doit surveiller le son. Doit avoir les doigts secs et trois pincées de feuilles de thé roulées en petites boules suffisent. Coupe la bouilloire entre le frémissement et le bouillonnement. Saisis une tasse sur l’étagère suspendue. Fait couler l’eau dans la tasse. Plonge la boule à thé dans l’eau qui se remet d’avoir frémi. Approche le nez d’un bouquet de pivoines dans un vase en verre. Hume l’odeur des pivoines en s’approchant de près. Ferme les yeux comme pour mieux sentir. Soutient les pétales du bout des doigts. Touche le cœur de la pivoine avec le nez. Prend une profonde inspiration. Essaie de comparer mentalement les odeurs. Essaie de faire des associations mentales. Convoque des souvenirs lointains. Respire la pivoine en ouvrant les yeux.

Codicille : texte écrit les 04 et 05 juillet. J’ai commencé par lister dix actions du quotidien sans trop réfléchir. Je voulais produire de la matière et j’ai donc décidé d’aborder dix petites actions et leur accorder dix phrases à chacune d’elles. J’ai enlevé les pronoms personnels afin de rendre le texte universel. Sur les platines : Nick Cave durant les deux sessions d’écriture.

4. Antonin Dickinson


proposition de départ
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Antonin Dickinson ne s’est pas rendu sur la place du Marché. Antonin Dickinson a oublié d’y rencontrer Emily Artaud. À l’heure du rendez-vous Antonin Dickinson pensait au tri des papiers et des cartons. À la possible arnaque du recyclage des papiers et des cartons. Antonin Dickinson pensait également aux nuages. À l’immensité du ciel. Potentiellement infini. Antonin Dickinson essayait d’estimer la taille de l’infini. Transposer cet infini en mètres carrés. Antonin Dickinson essayant alors de se représenter mentalement un mètre carré. Antonin Dickinson se débattant avec le système métrique. Antonin Dickinson tentant alors de se rappeler l’algèbre de l’école primaire. Antonin Dickinson déviant alors sur des interrogations concernant la texture des nuages et la fabrication du papier et du carton. Antonin Dickinson essayant ensuite de s’imaginer l’odeur régnant dans les fabriques de papier et de carton. Antonin Dickinson étant ensuite happé par le souvenir de l’odeur de toner. Antonin Dickinson se disant alors qu’il détestait le mot « toner ». Antonin Dickinson se demandant alors comment diable un mot aussi dégueulasse avait pu s’imposer dans le langage courant. Antonin Dickinson pensait à tout cela à la fois simultanément et successivement. Ses synapses turbinant à grand régime. Tandis qu’il découpait des carottes en rondelles à la vitesse de l’éclair. Antonin Dickinson avait appris dès l’école primaire à recycler. À économiser l’énergie. Pour préserver la planète. Pouvoir la transmettre à son tour. À ses enfants. Peut-être ceux qu’il aurait eu avec Emily Artaud si Antonin Dickinson n’avait pas manqué leur rendez-vous. Celui de la place du Marché. Avec Emily Artaud. Emily Artaud et son trou de la taille d’une pièce de deux centimes dans la semelle gauche. Emily Artaud et sa robe vintage verte à pois blancs. À se poser des questions sur le papier le carton le ciel les nuages le système métrique et le toner. À se poser trop de questions en découpant les carottes. Antonin Dickinson passait une fois de plus à côté de son destin.

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Antonin a oublié son rendez-vous avec Emily. Ses pensées étaient fixées sur le recyclage des choses et des objets et la taille du ciel. Si bien qu’il en avait perdu toute notion du temps à mesure que ses rêveries et divagations poétiques l’éloignaient du souvenir même du rendez-vous. Éminçant des légumes et s’interrogeant mentalement sur le langage et les odeurs, Antonin avait oublié Emily. Il se rappelait que, depuis tout petit, depuis l’âge des culottes courtes, Antonin préservait la nature. Antonin veillait sur la planète. Pour les petits Antonin. Pour les petites Emily de demain. La belle Emily. Préserver les trous dans les semelles. Protéger le vert et le blanc. Parfois. Ça ne tient qu’à si peu de chose. Une journée. Une heure. Une minute. Une pensée. Un instant. Un oubli. Furtif. Comme un rendez-vous manqué. Comme un destin qui se délite. Sans faire le moindre bruit.

Codicille : Texte mis au travail dès le 28 juin. Gros blocage. Ai d’abord essayé d’écrire une phrase du texte « dur » puis une phrase équivalente dans le texte « doux ». 02 juillet : me suis rendu compte que ça ne marchait pas. Le jeudi soir, je devais sortir les papiers et les cartons pour le ramassage hebdomadaire. Le vendredi soir, j’observais le ciel par mon pare-brise en rentrant chez moi. J’ai alors décidé d’écrire un texte puis l’autre. Me suis rendu compte que le premier texte était le texte « dur » puis j’ai donc écrit le texte « doux ». Sur ma table de lecture, cette semaine : « Paterson » de W.C. Williams.

3. la ville en kevlar


proposition de départ
1

Du dehors, la ville était presque comme la ville. Certains disaient que la ville était la ville. Que la ville faisait partie intégrante de la ville. Que si l’on traversait la ville — cette ville — en ligne droite, on arrivait dans la ville — la ville. Qu’il ne fallait pas faire la fine bouche. Qu’il ne fallait pas couper les cheveux en quatre. Que c’était la même chose. Les mêmes gens. Les mêmes querelles de trottoirs. Les mêmes trottoirs en fait. Réparés à la va-vite. Les gens de la ville ou d’autres villes disaient que c’était la même ville. Jonchée de crasses de toutes sortes. Qu’on y voyait de toutes les façons les mêmes nuages. Qu’on y mangeait les mêmes pains. Qu’on y payait les mêmes taxes. Qu’on y égorgeait les chats. Peut-être pour les manger. Ou pour les laisser pourrir dans des sacs poubelles marinant dans leur jus. Que les vitres des bagnoles y volaient en éclats même en pleine journée. Que les endroits sombres sont des coupe-gorges. Qu’on ne doit y dormir que d’un œil et encore. Que porter du kevlar sous sa chemise quand on arpente les rues de la ville ce ne serait pas du luxe. Et cette remarque s’accompagne souvent d’un rictus satisfait. Qui s’accommode très bien d’un petit rire gras en accompagnement. Caractéristique de celui qui n’y a jamais mis les pieds ou qui y gare sa bagnole dans le parking souterrain à cinq balles de l’heure du centre commercial. Qui note scrupuleusement le numéro de l’étage de la rangée de la place de parking sur le ticket cartonné. Qui ne connait de la ville que ce que les médias en médisent et la musique d’ascenseur du centre commercial. Et qui croit donc en savoir assez pour généraliser. Ah, la ville, dit-il. Dangereuse. Sale. Mal fréquentée. Une honte. Il y faut bien une assurance bris de glace. Haha. Il faut une prime de risque. Haha. Du kevlar sous la chemise. J’y suis allé une fois, cela m’a suffi. Très peu pour moi. Et les habitants portent des stigmates sur le visage. Des stigmates dans les cheveux. Des stigmates sur les t-shirts et les pantalons. Et ils se nourrissent de fast-food et de boissons gazeuses. Et ils fument comme des pompiers. Et s’abrutissent aux médicaments et à la bière. Et j’aurais juré avoir entendu un chat se faire étrangler. Et cætera et cætera. La vérité était toute autre. Et si, du dehors, la ville ressemblait à la ville, il n’en était rien. La ville — celle-ci — était une longue artère d’un kilomètre et demi comportant quatre bandes de circulation. Quelques ruelles en partaient de part et d’autre à la perpendiculaire. La gare, à l’extrémité de la grande artère était tellement triste avec ses trois voies et sa forte odeur d’essence provenant d’on ne sait où que le guichet n’ouvrait plus que le matin. La ville n’avait tellement rien à voir avec la ville que ses habitants ne s’y baladaient jamais. Tout au plus s’entassaient-ils dans les enseignes de hard discount pour y acheter de quoi manger et tout un tas d’objets en plastique ayant la durée de vie d’un battement de cil. L’artère en elle-même était bordée de boulangeries, de magasins de téléphonie et de bureaux de paris sportifs. J’avais accepté un boulot dans cette ville dans l’attente que nos bureaux soient transférés dans la ville — l’autre ville. Celle où les gens arpentent les rues. Celle ou ça monte et ça descend. Celle où l’on se dit bonjour quand même. Celle qui ne connait pas de ligne droite. Celle où il parait que les pensées en kevlar ne seraient pas un luxe. Celle où des inconnus meurent des couteaux plantés dans la carotide. Sombre histoire.

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Du dehors, la ville parait ressembler à la ville voisine. A fortiori si l’on se contente de la traverser en bagnole en roulant trop vite et en ne posant les yeux que sur ce que l’on veut bien voir. Jacques vivait sa vie comme ça. Sociologue de comptoir, il ne voyait l’existence qu’au travers les verres de ses lunettes aux montures commercialisées par une enseigne de haute-couture doublées par le pare-brise de sa voiture de luxe. Et quand venait le soir, il noyait ses certitudes dans le vin. Directeur d’un service social, il pérorait de réunion en réunion sur la misère des autres en jargonnant sur la désaffiliation sociale et ses concepts dérivés. Et quand il avait le malheur de devoir parler à un jeune, il commençait ses phrases par : « Yo ! » et, les jours où il se sentait en forme, faisait sembler de rapper. Au feu rouge, il observe des hommes et des femmes aux teints blafards trainant des caddies en toile en direction du supermarché. Les stigmates de la disparition de la classe ouvrière se lisent partout sur leurs corps, dans leurs démarches mais surtout dans leurs yeux. Il aurait peut-être du porter un gilet pare-balle. Encore quelques minutes et il aurait quitté la ville et pourrait mettre les gaz sur l’autoroute. Et le peu qu’ils gagnent, ils le dépensent dans les jeux d’argent et de paris sportifs. Et ils adoptent des dizaines de chats et de chiens. Et ils boivent du mauvais vin. Le voyant jaune du réservoir d’essence s’allume. Juste avant la sortie de la ville, il y a une pompe à essence. Jacques se gare en vis-à-vis de la pompe numéro trois. Ses lunettes de luxe sur le nez, il fouille son portefeuille élégant à la recherche de sa carte bancaire entre les reçus de restaurants qu’il doit encore faire passer en note de frais et les tickets de caisse des librairies qu’il fréquente avec assiduité à la recherche des ouvrages qui le confortent dans sa vision du monde. Si la qualité de l’air est tellement mauvaise, c’est parce que les pauvres ne peuvent pas s’acheter de bons pots catalytiques. Il ne ressentit pas la douleur longtemps et tout le kevlar du monde n’y aurait rien changé. Il venait de se faire poignarder dans la carotide. Son assaillant trouvera la carte bancaire à sa place tandis que la voiture quittait la ville. Terrible stigmate de la désaffiliation sociale ambiante. Sombre histoire.

Codicille : textes écrits les 26 et 27 juin. « Quitter la ville » m’a directement fait penser à une phrase qu’un ancien patron m’a lancée quand j’ai démissionné pour aller travailler ailleurs : « On te fournit un gilet pare-balle, au moins ? » avait-il dit. La réflexion sur les pots catalytiques est une phrase réellement entendue dans un service social.

2. des femmes des hommes sombre histoire


proposition de départ

du dehors un homme gare sa voiture sur la rue pavée en sort avec un sac en cuir marron et s’éloigne en boitant sombre histoire du dehors un homme à vélo semble invectiver une femme semblant l’invectiver à son tour sombre histoire du dehors un homme et une femme se croisent sans se regarder sombre histoire du dehors un oiseau vole à plein bec le pain au chocolat d’une femme à l’attention happée par son téléphone portable sombre histoire du dehors une femme assise à la terrasse d’un café roule une cigarette les yeux remplis de larmes le tabac s’éparpille sur la table sombre histoire du dehors une femme perd son mouchoir dans la rue pavée le regarde mais ne le ramasse pas continue son chemin sombre histoire du dehors un enfant lache la main d’un homme en traversant le passage clouté sombre histoire du dehors un bus percute une voiture ou l’inverse sombre histoire du dehors des femmes et des hommes font la file devant une boulangerie parmi d’autres en se regardant sombre histoire du dehors un homme tousse tombe et fracasse son crâne contre une borne électrique sombre histoire du dehors une alarme à incendie retentit sombre histoire du dehors la cloche sonne toutes les heures dans une cour de récréation vide sombre histoire du dehors une femme gratte un autocollant sur une poubelle publique on ne voit que ses sourcils sombre histoire du dehors un homme oublie un livre sur les marches d’un escalier en pierre sombre histoire du dehors on imagine la pluie la fumée la fureur la colère la privation les mensonges les chiens qui aboient les chats qui les méprisent les trahisons les promesses trop vite prononcées sombre histoire du dehors un homme se fait voler son portefeuille par une femme sombre histoire du dehors un homme tient son visage entre ses mains sa casquette posée devant lui sombre histoire du dehors une femme sert une poupée en plastique contre son cœur sombre histoire du dehors un homme titube sombre histoire du dehors un homme fume une cigarette en portant un carton sous son bras sombre histoire du dehors sur la rue pavée près des voitures garées en enfilade une femme craque une allumette sombre bien sombre histoire

Codicille : Texte écrit le 24, 25 et 26 juin. Depuis la proposition d’un atelier précédent autour de « L’œillet » de Francis Ponge, je mets systématiquement en travail mes textes plusieurs jours durant avant de les considérer terminés jusqu’à preuve du contraire. J’ai voulu donner du rythme au texte en répétant « du dehors / sombre histoire » qui devient donc « sombre histoire du dehors », à la lecture. J’ai gardé volontairement le décor urbain issu de la contribution précédente parce que je suis bien trop heureux de pouvoir arpenter la ville à nouveau depuis quelques semaines après deux mois et demi de confinement. Sur ma table de lecture : « Comment saboter un pipeline » (Andreas Malm). Sur mes platines : The Doors.

1. Chloé, Martine etc.


proposition de départ

Antonin Dickinson a rendez-vous avec Emily Artaud à midi sur la place du Marché. L’axone véhicule un potentiel d’action jusqu’à la terminaison synaptique. Antonin pense au temps qui passe au café dégueulasse à un film de David Lynch. Emily pense aux semis de tomates au trou dans sa semelle gauche à son cours de sociologie des organisations. Les vésicules du neurone présynaptique se rapprochent de la membrane. Denis-le-Rasta traverse la place du Marché en écoutant du reggaeton dans son casque sans fil. Il a un train à prendre. Il va sans doute le rater, pour la troisième fois cette semaine. Sur la place du Marché, Denis pense à l’instru sur laquelle il travaille au nombre de cigarettes restantes dans son paquet à l’incendie de l’usine de cartons dont il a entendu parler à la radio. Il croise Martine qui se rend à l’association d’aide aux démunis où elle est bénévole depuis deux ans. Sur la place du Marché, Martine pense à l’odeur du chlore à l’anniversaire de sa fille prévu samedi au livre qu’elle est en train de lire et qui ne lui plait pas. Exocytose. La place du Marché est piétonne mais on entend le bruit des bagnoles leurs moteurs leurs pots d’échappement. Clara fait la manche aux abords de la place depuis trois heures. Sur la place du Marché, Clara pense à la police à la faim à sa fille. Jean-Pierre la regarde avec dédain. Sur la place du Marché, Jean-Pierre pense à la police au mérite à sa maitresse. Il est sorti du bureau pour prendre un café entre deux réunions. Fixation des neuromédiateurs sur les récepteurs de la fibre musculaire. La place du Marché est relativement neuve mais a été pavée de pierres volontairement vieillies. Shirley est influenceuse ou du moins elle aimerait bien. Elle prend des photos pour ses réseaux sociaux. Sur la place du Marché, Shirley pense aux filtres Instagram aux nombre de vues à sa mère malade. Elle ne voit pas Paul qui la frôle d’un pas rapide. Paul se rend chez son assureur à deux pas de la place. Un abruti — c’est ce qu’il pense — lui a arraché le rétroviseur dans une rue étroite. Puis les papiers n’étaient pas en ordre. Sur la place du Marché, Paul pense à son argent aux vacances à ses tickets VIP pour le prochain match du Sporting. Dégradation du neurotransmetteur par l’acétylcolinestérase. Malgré les poubelles mises à disposition d’un bout à l’autre de la place du Marché, le Service Propreté y récolte quotidiennement plusieurs centaines de kilos de déchets jetés par terre. Tom ne jette jamais un détritus ailleurs que dans une poubelle. Ou alors il les garde dans ses poches. Ancien boxeur, il se rend à la banque pour finaliser le prêt qui lui permettra d’ouvrir sa propre salle. La place du Marché, il l’adore car elle est le véritable centre nerveux de la ville. Sur la place du Marché, Tom pense à l’odeur de l’intérieur des gants à son cardio à son téléphone portable. Il ne sait pas que la personne qui le lui a vendu est à quelques mètres à peine. S’il levait les yeux, il pourrait voir Chloé et sa vraie robe vintage presser le pas vers nulle part. Chloé vient de se faire larguer. En plein milieu de la place du Marché. Les copines avaient dit que ce n’était pas un type pour elle. Elle n’avait pas écouté. Sur la place du Marché, Chloé pense à ne pas pleurer à la douleur à la vengeance. Quentin n’avait pas trainé sur la place après lui avoir annoncé sa décision. Il marche derrière Denis-le-Rasta en direction de la gare. Sur la place du Marché, Quentin pense à Chloé à un jeu vidéo à sa dissertation à rendre pour lundi prochain. Quentin, Clara, Denis-le-Rasta, tous ignorent qu’un quidam non-identifié est décédé quelque part sur la place du Marché le week-end dernier. Les molécules sont recyclées par le neurone présynaptique. Le mort s’est fait planter droit dans l’aorte. Personne n’a rien vu rien entendu. Ou chacun s’est empressé de tout oublier. Sur la place du Marché, des épidémies de meurtres sévissent par vagues, s’arrêtent et reprennent, on ne sait pourquoi. Antonin Dickinson a rendez-vous avec Emily Artaud à midi sur la place du Marché. Antonin pense au patinage couleur miel de la desserte récupérée chez sa tante à ses cheveux qui blanchissent aux nuages. Emily pense à la nostalgie au vent à la place du Marché. Ils ont rendez-vous à midi. Mais ne savent plus quel jour précisément.

Codicille : J’ai commencé à penser au texte sans l’écrire le mardi 16 juin 2020 en marchant dans un centre urbain pendant la pause déjeuner. J’ai décidé d’y placer Antonin Dickinson et Emily Artaud, deux personnages fictifs inventés pour le besoin d’un poème sur la vie d’artiste écrit en février 2020. En soirée, en arrosant les tomates, j’ai eu l’idée de la place du Marché, lieu fictif ayant la configuration du souvenir du centre urbain précédemment arpenté. Le texte a été entamé le 17 juin et augmenté le 18 juin. Initialement, la dernière phrase du texte était « Qui sait s’ils y arriveront tous les deux ? ». Pour clôturer, j’ai disséminé dans le texte les étapes du fonctionnement synaptique en écho au raisonnement de Tom sur le centre nerveux d’une ville. Nous traversons souvent les centres urbains ou les transports en commun de manière individuelle mais peut-être que chaque usager fait partie d’une mécanique qui le relie à l’ensemble. Sur ma table de lecture : Jules Supervielle (Poésie complète) et Daniill Harms (traduction d’André Markowicz). Sur mes platines : Noir Désir.


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1ère mise en ligne 19 juin 2020 et dernière modification le 12 novembre 2020.
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