contribution auteur | Carole Clotis

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proposition n° 4

Urlande. Un rocher ; le rocher d’Urlande. Un nom dur toujours entendu prononcé sans la nasale dans cet accent méridional propre au parler cantalien. Par la famille du paysan dont je ne connaissais qu’un ou deux membres de l’ultime génération ; ça se passait à Urlande, disait-on avec l’index en l’air, leurs repas de fête, les réunions familiales, ce doigt pointant l’en-haut, se retrouver dans le nid des derniers faucons pèlerins, en bande de chasseurs, noyau ancestral indéboulonnable : le clan d’Urlande. Il me semble que ce rocher était ce clan. Mais l’on parlait peu du rocher, ou à demi-mot, comme l’évidence du toujours-vu, toujours là, seule la vie des hommes compte, en dire quoi ? – et l’on me raconterait. En dire quelque chose de l’ordre de l’antique, peut-être, lui donner l’écho d’une terre primitive, cette ur-land originelle. Plus tard, quand j’ai su quelques éléments toujours gardés dans le secret du clan, ce rocher, de loin, m’est apparu avec évidence comme un bison ; variation sur « l’énorme dos de baleine de la Margeride », de Julien Gracq. Cette filiation me plaisait et je voyais toujours les flancs de l’animal quand j’observais le rocher. Le bison d’Urlande devenu cousin millénaire de la baleine bleue. Alors que j’écris ces lignes, que le nom d’Urlande touche l’origine, je métamorphose définitivement le bison en aurochs, merveille de l’« ur » germanique. Folie de cette vision du bison prémonitoire à l’écriture. J’aimerais que ce nom, Urlande, soit dit au moins une fois dans sa légende. Son nom, c’est celui d’une femme tombée du rocher, m’a-t-il dit. Le paysan de mon âge que je connais depuis toujours a accepté que je sache. Je lui demandai pourquoi ce nom, Urlande. Le prénom d’une jeune fille. Un prénom, Urlande ? Pour moi le e ne suffisait pas à marquer la présence féminine au sein de la terre ancestrale. Il ajouta qu’elle s’était jetée du rocher. Trop vague, trop confus, trop simple. Je continuai de chercher. Seule. L’avait-on jetée ? Qui était-elle ? Quand cela était-il arrivé ? Ce nom, étrange, le cri du désespoir ? celui qui accompagna sa chute ? Ou bien le vent du sommet hurlant sur la lande le jour où, esseulée à en mourir, elle arrivait au bord, posant un pied dans le vide, ce vent qui l’aurait lancée jusqu’au ciel ? Urlande hurlante hurle aux vents.

Rien. Je n’ai rien su. Ça s’est déroulé sur la vieille table en bois ; assise sur l’un des deux bancs fabriqués par les mains de mon aïeul. Le paysan et moi, et la famille, dans la maison centenaire où chaque pierre conservait la mémoire des discussions, des voix qui se haussaient, se brisaient, se perdaient, reprenaient vie jusqu’au début de la nuit. Il s’est senti bien, a commencé à raconter. J’écoutais chacune de ses inflexions. Une jeune fille ; elle a sauté ; on a donné son nom au rocher. L’indéfini me renvoyait au clan d’Urlande, plus largement au bourg d’en dessous et, sans doute au village qui détenait l’aurochs et son secret. Tous savaient, cela était probable. J’ai déposé le carnet noir sur la table, il fallait que je note ma fascination pour l’histoire entendue de ce lieu. Mais la colère est arrivée à la vue du carnet que j’ouvrais. Le ton venait de changer. Je n’avais pas le droit de noter. Il a insisté plusieurs fois, sinon il ne racontait pas. J’ai protesté, demandé pourquoi, aucune réponse claire. J’ai dû cesser, devant lui au moins, assurant que je n’en ferais rien. Parce que rouge, il devenait prêt à exploser et contenait avec une peine infinie le geste fruste de saisir mon crayon et mon carnet. Mais il se retenait. Il y avait quelque chose de sacré à l’écriture possible, en route, déjà sentie, de cette légende, par une étrangère. Voleuse de pudeur. L’offense au clan. J’allais ravir le secret accroché depuis l’origine à sa terre d’Ur. Il ne savait même plus, il répétait, comme on le fait de ces histoires et de ces phrases qui percent les jours et les nuits des familles jusqu’à venir aux oreilles des enfants derniers-nés – Fais attention, ne jette pas une pierre dans le lac, il pourrait t’arriver malheur- Toujours pour avertir. Je lui prenais son histoire d’enfant ; pour l’amener où ? Dans d’autres terres, l’y mêler à d’autres vies, hors les monts, par mon carnet et mon crayon. Insupportable fosse commune des légendes de tous. Outrage, interdiction, silence. De la brutalité, on n’en était pas loin, de ma part, sans doute, lui laissant entrevoir la possibilité de cet arrachement, mais aussi la saisie du crayon à deux doigts, comme une autre violence. Il a fallu cesser d’ouvrir le carnet devant lui. Je n’ai pas eu d’autres détails sur le saut et les raisons de cette jeune fille. La légende venait de naître dans le lieu même de l’affront.

Je n’ai retrouvé aucune note. Rien n’a été écrit et pourtant l’écriture a commencé ce jour-là. Sans la trace. Cette colère face à l’écriture du « non-écrit » m’a saisie. Repensant à ces joues rougies par la pudeur volée, l’enfance au bord d’être déracinée, j’ai réécrit, plus tard, sur mon téléphone l’histoire de la jeune Urlande, et par précaution recopié sur un papier volant, glissé dans un autre carnet. Ce texte je l’avais rédigé en voiture, après une journée au Puy-en-Velay. J’étais conduite, je n’avais ni papier ni crayon avec moi. Mon téléphone a recueilli la tentation d’un poème. Je venais de trouver une sœur à la fille d’aurochs esseulée hurlant aux vents. Au Puy-en-Velay, il y avait une jeune pucelle qui avait elle aussi sauté du neck. Elle avait voulu prouver son innocence face à la ville qui l’accusait d’inconduite. Deux fois elle a gravi les marches de la cheminée de feu, et deux fois saint Michel d’Aiguilhe l’a portée en sainteté. Mais elle a fini par laisser son orgueil guider ses pas, et la troisième elle fut lâchée de tous. Le divin venait de rendre son jugement. Le châtiment probatoire lui avait donné une confiance fatale. Elle a connu la course folle dans l’air douloureux de l’abîme. Deux druidesses en leur plongeon, jeunes Dianes chassées, cueillant l’incertain dans la solitude du passage ; deux sœurs d’âme gravissant les degrés de l’inconnu en plongeant d’une cheminée rocheuse ou d’un roc originel ; deux douleurs volcaniques, deux absences sans fond ancrées dans le basalte au point que, des générations plus tard, on en rougit encore.

Avant le saut il y avait les mots. Trop. Trop peu. Incompris. Blessants. Mal choisis. Orgueilleux. Puis il y a eu le cri. La voix qui a dit la chute et les marches jusqu’au divin ou au païen. La parole l’accompagnant. Un cri contre toutes les bouches ouvertes qui n’ont pas sauvé ou qui ont poussé à l’extrémité dernière du rocher. Après, demeurent des mots qui embarrassent, que l’on croit posséder, qui font racine, dont on empêche le déracinement. Alors que faire ? Un conte sur le saut, écrire ces en-allées, formuler une écriture des tombées, célébrer ces deux Boutès malheureuses… L’ire a arrêté les mots qui pourtant faisaient naître l’écrit. Le paysan ne parlait plus. J’écris dans le même arrachement du corps, de tout ce qui vient frapper à ma peau et à tous mes sens, s’y coller. J’écris pour arracher ce qui est bu par mes pores au lieu diffus où ça résidait, retrouver l’éclat de ce que j’ai perçu dans la colère inaugurale. Tout l’être s’en est mêlé, s’en mêle encore, l’esprit puise dans le corps ce que le corps cède difficilement à l’esprit. Quand j’écris, je déracine. Et la colère du paysan, parce qu’elle me disait ce que je venais de cueillir, a permis l’écriture. C’est l’écriture contre l’empêchement, cherchée, non retrouvée, l’écriture brûlante sur un message perdu et recopié comme un piètre poème, retrouvée ici, peut-être. Urlande ou l’écriture hurlante.



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1ère mise en ligne et dernière modification le 24 janvier 2019.
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