contribution auteur | Ugo Pandolfi

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Ugo Pandolfi, journaliste durant quarante années et scripteur parfois. Deux romans policiers a mon passif : La Vendetta de Sherlock Holmes et Du Texte clos à la menace infinie (éditions Albiana). Sur le pire des réseaux sociaux, mon avatar est une maîtresse femme qui soutient mon vieux blog. Il m’arrive aussi de parler franchement sur ello.co.

Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Parvenue au premier mot, je me demande ce qui pourrait bien être fait de cela, peut être un petit apocryphe, un peu trop court, ou délibérément trop court, avec le son des contre-coups du galet solitaire heureux bravant la tempête, et rien de plus.

source de l’apocryphe
Elle a dit : J’ai la mort dans l’âme. Elle a dit : Je suis heureuse comme un galet en pleine tempête. Elle a dit : Mon voyage a duré un an et vingt-cinq jours environ. Elle a dit : J’ai reçu l’hospitalité parmi les Kalmouks, les Kirghis, les Cosaques, les Ostiaks, les Chinois, les Toungouses, les Yakoutes, les Bouriates, les Kamtschadales, les sauvages du Shagalien. Elle a dit : Cet éternel linceul de neige qui m’environne, finit par me donner le frisson au cœur. Elle a dit : Comme dans la soirée précédente Stradivarius avait jeté au vent et à la vague ses plus touchantes mélodies. Elle a dit : On supposa que le cétacé avait été attiré par ces sons inaccoutumés. Elle a dit : Mes douleurs croissent ; mes forces diminuent ; que devenir donc ?

source de l’apocryphe
Le linceul de neige, des débris de varech, des galets humides sous le va et vient fracassant de l’eau. — Je me suis fait entendre en des lieux où jamais artiste n’était encore parvenu.

proposition n° 8

Francesco

Il a les yeux qui brillent, mon ami Francesco, quand il mange sa faccia di vecchia. Bastia n’est pas Palerme. Je ne suis pas attablé à la terrasse d’une pizzeria typique de Torretta. Place du marché aux poissons, à l’angle de la rue du marché. La découverte se fait à pieds. C’est facile à trouver et le bruit des voitures n’y existe pas. Francesco m’explique la recette de cette très particulière spécialité palermitaine, du génie des pauvres au départ, ni pizza, ni sfincione. Il me montre la préparation, me raconte le caciocavallo, un fromage sicilien, grattugiato, le pangrattato, la sauce tomate, les oignons fondus. Juste ce qu’il faut de tout ce qu’il faut. Les bonnes mesures. Puis il a faim Francesco, faut qu’il mange avant l’arrivée des clients. On passe aux choses sérieuses. Direction le four, les mains à la pâte. Quelques minutes et plein de cris d’hirondelles plus tard, la faccia di vecchia est sur la table. Non, Bastia n’est pas Palerme. Mais nous sommes à Toretta. Francesco ne fait pas seulement les meilleures pizze du nord de la Corse. Il te fait voyager et avoir les yeux qui brillent.

Rose

Fin des années 20, Rose Miquelis, ma future grand-mère maternelle, est une belle jeune fille provençale. Son père, Maurice, est boulanger la nuit et oléiculteur dans la journée. Sa mère, Marie, s’occupe de la ferme, des poules et des lapins. Tôt le matin, Rose travaille à la collecte des fleurs de jasmins à Grasses. Les après-midis, elle est employée à la boutique d’un grand parfumeur de la ville. Rose fréquente Lucien, un garçon gentil. Ils sont fiancés. Jusqu’au jour où le riche, élégant et beau Claude Crozier, en villégiature sur la Côte d’Azur, visite l’usine à parfum, s’arrête à la boutique et rencontre Rose. Il demande sa main. Les fiançailles sont rompues. Rose devient Madame Crozier et part vivre une autre vie en Savoie où son époux, propriétaire d’un grand hôtel-restaurant à Annecy, est un notable, passionné de chasse, de belles voitures et d’Action Française. Lucien qui n’a plus de fiancée s’engage dans la gendarmerie. Une guerre et une Libération plus tard, Rose se retrouve veuve sans l’être à coup sûr : son milicien de mari, condamné à mort par la Résistance, a fui en Espagne où il serait mort. En maîtresse femme, Rose sauve les meubles et sa fille. Elle retrouve la Côte d’Azur et les oliveraies que soignent son père. Elle devient agent immobilier et vivra autonome, autoritaire, célibataire et toujours séduisante de très longues années. Mais si Rose, dans les années 50, n’avait plus besoin de personne pour mener sa vie, elle n’accepta pas moins le retour de Lucien dans la sienne. Retraité de la gendarmerie nationale, Lucien avait fini sa carrière en Guyane française. De retour en métropole, il avait ouvert un magasin de graines dans les environs de Grasses. Ils étaient donc presque voisins et pas rancunier l’un envers l’autre. Lucien venait régulièrement chez ma grand-mère faire les gros travaux du jardin. Il ne dormait jamais à la maison. Il travaillait beaucoup pendant que Rose, grand lectrice de Elle et fumeuse de Craven A, assurait en échange du jardinage la comptabilité du gentil Lucien. Dire que ce brave homme s’est tué à la tâche pour les beaux yeux de Rose n’est pas tés loin de la réalité : Lucien est mort vers la fin des années 60 des suites d’une mauvaise chute d’un figuier qu’il taillait chez ma grand-mère. Le seul vrai souvenir que je garde de Lucien sont deux toiles, ramenées de Guyane, qu’il avait acheté et offert à Rose et que celle-ci du reste n’appréciait guère. L’une de ces toiles figure une crique dite du Lamantin. L’autre montre deux pirogues monoxyles bushinenge sur le fleuve Maroni.

La Chinoise

Elle venait du Yunnan où elle enseignait le français après avoir été treize ans officier dans l’Armée nationale de la République populaire de Chine. Au début des années 80, cette petite femme un peu ronde arrive en France pour deux années de formation à l’université de Nice. Elle avait passé la quarantaine et avait laissé en Chine, pour deux années consécutives, son époux, son fils et sa belle-mère. Elle était l’un des premiers privilégiés, triés sur le volet par les autorités chinoises, à pouvoir profiter de l’ouverture de la République populaire. Nous l’accueillîmes avec beaucoup d’attention et une grande curiosité. Un soir, lors d’un dîner que nous avions organisé pour elle avec de nombreux amis, nous l’avions interrogé sur les millions de victimes de la Révolution culturelle. Calme, sérieuse, posée, notre amie chinoise nous livra une réponse terrible, glaçante, clinique, qui n’a jamais quitté ma mémoire : "ce n’est pas le nombre des morts de cette période de notre histoire qui est le vrai problème -dit-elle. C’est le fait que durant près d’une dizaine d’années toute une génération a échappé à tout encadrement scolaire, a été abandonné à elle-même. C’est cela le vrai problème pour nous".

proposition n° 7

Pas d’écriture sans fétiches. Opérants ou non, ces objets, naturels ou artefacts, convoquent pour qui doit écrire, tard dans la nuit ou aux premières heures du matin, les forces occultes qui lui manquent. C’est du moins ce qu’il croit ou feint de croire. Dans le premier cercle : La tête en résine du Bouddha Shakyamuni sur son socle de marbre qui ne m’a jamais quitté depuis une quarantaine d’années, une vieille peau de castor bienfaisante, un bois flotté qui conserve un galet prisonnier, un lourd plomb de pêche en forme de morue, la petite sculpture de bois amérindienne. Le premier cercle des objets ne se limite pas aux frontières de la table de travail. Il en est des fétiches qui sont ailleurs, cachés, disséminés dans l’espace et le temps, tels des objets fantômes, des serpents faiseurs de pluie, des bestioles totémiques assoupies dans un fleuve ou une jungle, des pierres phalliques levées, des pétroglyphes complexes, de simples traces d’oiseaux. — Je sais aussi qu’il y a quelque part, démonté, le moulin à poivre de Graham Greene. Objet volé il y a trente-huit ans. Mon forfait à Antibes, dans le restaurant Chez Félix, la cantine de l’écrivain. — Je sais aussi qu’il y a un avant et un après ce vol. — Je sais aussi que je n’avais jamais écrit de fiction avant ce larcin. — Je sais aussi que ma première nouvelle publiée a un rapport avec cette histoire : elle s’intitulait « Le poivrier de Graham ». Pas une nouvelle. Un récit non fictionel mis en scène à la première personne. Mais c’était sur mon vieil ordinateur et en mixant papier, stylos, carnets de notes, traitement de texte et gribouillis. C’est loin tout ça. Prendre du recul avec tablette, clavier éclairé, écran tactile et simple éditeur de texte. Amplement suffisant. J’IWrite désormais. Il compte mes mots comme on compte les morts. Reste à savoir, c’est tout le problème, qui pèse mes mots ? Sûrement pas cet éditeur qui m’empêche d’écrire 325 mots parce qu’alors, lui, il est déjà à 335. Il ne sait pas, lui, qu’il y a longtemps que je ne suis plus payé au feuillet de 1500 signes. Il ne sait pas, lui, qu’il y a longtemps que je n’ai plus rien à vendre. Il s’en fout, lui, que je sois soufrant debout, fainéant couché ou assis sérieux contre ma peau de castor magique : il édite mon texte. C’est déjà bien.

proposition n° 6

Ce n’est pas rien d’écrire sur rien. Un rien du tout, un moins que rien, un propre à rien, le rien de rien même, ça peut inspirer. Mais le rien vrai, l’absence totale d’être, l’indéfinition de l’inanimé, on n’en sait rien et c’est bien là, justement, le problème. Rien à faire, l’air de rien est irrespirable et indicible. — Circulez, y a rien à voir ! Et après Duchamp, Klein ou Cage, des artistes disent la même que les gardiens de la paix. Presque rien...À n’y comprendre rien...D’autres qui ne signent pas la ligne d’horizon, ne plantent pas des clous dans les touches du piano, s’efforcent de faire écouter-voir-toucher tout ce qui n’est pas rien, vide et néant compris. Et ce n’est pas rien...

proposition n° 5

Lisa dit — Non. Lisa dit — Oui. Qu’importe les paroles. Elles comptent si peu. Les gestes ont bien plus de force. Gestes innés. Gestes acquis. Ils sont légions, hordes, flux. Insaisissables. Impossibles à décrire. Il faudrait tout filmer, tout enregistrer, tout revoir, revoir encore et encore, et au ralenti. Inaccessible décryptage. Une vie n’y suffirait pas. La chanson des gestes est une saga sans fin, avec rimes et raisons. — Oui, tu as raison, répondit Lisa pour énerver Nathalie.

proposition n° 4

Heureuse comme un galet en pleine tempête... C’est ce qu’écrit peu avant de mourir, a vingt six ans, en 1853, la violoncelliste Élise Barbier-Cristiani. Comme un galet en pleine tempête... Pour elle, Mendelssohn avait écrit Song without words. Seule la lecture s’impose des écrits de cette jeune femme. La retrouver un peu. Heureuse comme un galet en pleine tempête... Et tenter d’entendre un Stradivarius chanter pour des baleines en Sibérie.

proposition n° 3

En France, le soir du 1O Mai 1981, au moment où les écrans de télévision livraient le résultat de l’élection présidentielle, une jeune femme, militante et candidate officielle du Parti Communiste dans le département des Alpes-Maritimes, se mit à pleurer de manière convulsive et fit un malaise. Dans les jours qui suivirent, elle entra dans une lourde dépression.

Selon la première version qui fut fournie de cet événement, le surmenage déployé durant la campagne électorale expliquaient l’effondrement physique et moral de la jeune femme.

Selon la deuxième version qui fut fournie de cet événement, les larmes de la jeune femme étaient des larmes de joie due à la victoire que venait de remporter François Mitterand, candidat socialiste de l’union de la gauche pour lequel le comité central et le bureau politique du PCF avaient très officiellement appelé à voter pour le second tour. L’état de choc dans lequel s’était trouvé la jeune femme et la dépression qui suivit tenaient à son état de santé, voire à des problèmes personnels relevant de sa vie privée.
Selon la troisième version qui fut fournie de cet événement, les raisons de l’effondrement de cette jeune femme s’avéraient être plus politiquement inquiétantes : celle-ci, entre deux sanglots, reconnut en effet avoir obéi aux secrètes consignes internes transmises aux cadres dirigeants des fédérations du PCF de ne pas respecter la directive nationale soutenant le candidat de l’union de la gauche. La jeune militante communiste avait voté Giscard lors du second tour de la présidentielle. Obéissant à une consigne factionnelle, elle avait soutenu le candidat de la droite. A l’annonce des résultats et au milieu de ses camarades qui explosaient de joie, la jeune femme s’effondrait en larmes, confrontée qu’elle était désormais à l’insupportable confusion engendrée par son obéissance aveugle à des directives schizophrènes.

Selon la quatrième version qui fut fournie de cet événement, celui-ci n’eut jamais lieu.

proposition n° 2

Être incinéré en T-shirt. Écrire ses dernières volontés quand on a passé sa vie à ne pas voir réussir ses premières, peut paraître un peu ridicule, absurde même. J’y tiens pourtant : en T-Shirt et sans chaussettes. Ne serait-ce que pour ne pas infliger à celles ou ceux qui me rendront une ultime visite le spectacle d’un cercueil avec du cadavre en costards cravate dedans. C’est vrai, j’en ai vu pas mal, c’est affligeant. Comme un gros mensonge, une note fausse, un déni de ce que fut la vie du défunt. Sa fascination pour cet écrivain qui dispose de plusieurs pièces, allant de l’une à l’autre, selon ses personnages, ses lieux, ses narrations. Son attachement timide à cet autre en salopette, immense et barbu, confiant des monstres marins, imposant trois couleurs à l’impression d’un boomerang. Et cet autre encore, géant aux yeux bleus, patient et séduisant alerteur faisant comprendre que c’est la déloyauté qui fait l’écrivain.

proposition n° 1

Trois îles à l’horizon. Celle du milieu, si plate qu’on la devine à peine, fut longtemps un pénitencier. Un mur séparait les « brigadistes » des mafieux. Dans les nuits claires, le phare de son petit port fait signe à mes insomnies, clin d’oeil aux violences passées, présentes, futures. Des murs comme uniques réponses.

Une jetée en Atlantique nord. Habillée de pochoirs. Les couleurs hurlent, y compris les jours et les nuits de brouillard. Des jours, des mois, des années : traces des passages, mémoires des escales. La mer qui frappe, inlassable, les messages jetés là.

Toujours la même plage, facile d’accès, au début du cap, au nord-est de la grande baie. Elle s’y rendait en hiver au moins quatre à cinq fois par semaine, fendait la mer avec la régularité d’une nageuse exigeante, laissait ensuite longtemps le soleil la réchauffer. Puis elle lisait un polar au format poche, en fumant souvent. Sa pause indispensable avant de repartir travailler dans les entrailles de ses auteurs : Conrad, Loti, Maupassant, Verne, Colette,Mallarmé,Pound,Triolet,Aragon.



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1ère mise en ligne 13 janvier 2019 et dernière modification le 23 février 2019.
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