contribution auteur | Didier Austry

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Lire, écrire, faire lire, faire écrire, quoi d’autre ? peut-être rêver, encore… Aujourd’hui, j’accompagne l’écriture, personnelle ou professionnelle, j’anime des ateliers d’écriture, et, surtout, je me consacre à l’écriture, nouvelles et romans en cours. Mon site : didier-austry.fr.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 8

On l’appelait La Striza, elle même l’acceptait. Son vrai nom, personne ne le connaissait, et la Striza l’avait oublié, ou voulait l’oublier. Striza veut dire sorcière, en Quicha, cette langue qui vient de loin, de la montagne d’où venait la Striza, enfin d’une autre montagne. Elle n’avait pas d’âge, certains disaient qu’elle n’avait pas de sexe non plus, ni homme, ni femme, sorcière. Elle était maigre, des longues mains aux doigts usées, mais agiles, toujours à brasser l’air, ou faire des signes. Des signes de sorcière, c’est ce que les villageois se racontaient. Elle était toujours mal fichue, de grandes robes sans forme, aux couleurs passées, un chapeau noir, avec une plume accrochée, une plume d’oiseau, longue et de toute les couleurs. Elle faisait peur. Mais tout le monde au village faisait appel à elle, moisson tardive, cochon malade, amant à punir, une sorcière, c’est bien utile dans un village pauvre et perdue, comme San Cristobal. C’est un villageois qui l’a découverte la semaine dernière, par terre, dans sa petite cuisine, morte depuis plusieurs semaines, encore plus maigre, encore plus effrayante, encore plus seule.

Mme Michon, boulangère de son état, Simone de son prénom. Elle n’a pas choisi son métier. C’est la boulange qui m’a choisi, dit-elle souvent. Entre deux âges, elle attend le troisième, le troisième âge, l’âge du pain bénit, dit-elle aussi. Elle est toute la journée derrière son étal, à distribuer bonjours, baguettes, pains traditions, croissants, et au revoir, à demain, n’oubliez pas votre monnaie. Elle sourit beaucoup, elle a un bon mot pour ses habitués, un jour un client lui a dit, Mme Michon, vous êtes bonne comme du bon pain. Elle a répliqué en riant fort, alors je suis à la bonne place ! En fait, Mme Michon rêve d’un magasin de vêtements, chics comme elle se dit dans sa tête, robes du soir, gilets de soie, manteaux de peau, elle rêve de caresser les tissus, de discuter aplomb, couleur de robe ou fanfreluches avec des dames bien mises, elle rêve de ne plus rendre la monnaie, elle rêve d’un vrai terminal à carte bancaire, elle rêve de quitter son quartier pour la grande avenue de sa ville. C’est généralement quand elle se dit, ce serait l’apothéose de ma vie, que le petit ding du magasin fendille son rêve.

Monique. On ne connaît que son prénom. Peut-être était-ce un nom de code. On l’a connu sous de nombreux noms, tous de circonstances. Grande, élancée même, une chevelure brune, foisonnante, qu’elle frisait en grandes boucles, une frange sur le coté. C’était surtout son sourire qu’on voyait en premier. Un sourire large, franc, lumineux même. Un sourire qui ne cherchait pas à accrocher, Monique s’en fichait bien. Monique souriait, c’est tout. Même dans les situations critiques qu’elle a du traverser, elle n’a pas perdu son sourire. Elle disait souvent, un sourire, c’est une arme. Monique n’était pas armée de son seul sourire, elle était toute équipée pour la clandestinité, les faux noms, les mémoires sélectives, le sens du danger, l’à propos. Bien de ses compagnons auraient voulu pouvoir en faire autant. Mais c’était Monique qui commandait. Et personne pour contester. François, son officier traitant, seulement connu d’elle, savait qui elle était, avant. Et seul Dieu savait ce qu’elle allait devenir, après. Mais il se gardait bien de le raconter. Dieu, contrairement à ce qu’on croit, est rarement fier de l’histoire, que ce soit avec un petit ou un grand h d’ailleurs.

proposition n° 7

Je n’ai jamais réussi à installer de vraies habitudes, tous ces machins dont parlent les livres, les professionnels et les grands écrivains. Un lieu, des habitudes, des manies, le même stylo, le même papier, toujours acheté dans la même papeterie, écrire de gauche à droite, ou de haut en bas, avec de la musique, sans musique, enfin des rituels censés annihiler nos syndromes, à nous les petits écrivains –- pages blanches, muse au chômage, procrastination, etc.

J’ai des carnets, des grands, des petits, toujours sans lignes, avec eux j’aime ne pas suivre les lignes. J’ai des moleskines, naturellement, et même de plusieurs tailles, je les approche avec respect, même un peu trop. Des grands pour les grands voyages, dans lesquels je n’écris guère ; des petits, toujours dans ma sacoche. J’écris dans des cafés, dans le train, et parfois au bord de Marne. Très irrégulièrement, mais j’aime quand « ça » me surprend, une mégère, un gamin grincheux, un cygne plus très blanc, un garçon de café aimable, enfin, les détails, bien sûr, les détails.

J’ai écris longtemps dans des ateliers d’écriture, c’est là que j’y ai trouvé mes premiers élans. Il y avait la salle, accueillante, le groupe devenu chaleureux, les idées à partager, mon bloc, le Clairefontaine à grands carreaux –- je sais, c’est toujours le même, mais aucun risque que je devienne grand écrivain. C’était surtout le lieu pour sortir de mes habitudes, dans tous les sens du terme. J’avais fini par trouver le bon stylo, un V7, pas trop accrocheur du papier, léger à la main, et bleu, surtout. Et l’écriture coulait. J’aime le rythme de l’écriture sur papier, la main suffisamment rapide pour ne pas réfléchir, la page qui défile lentement et qui interdit les effacements, avancer, avancer et découvrir.

J’écris maintenant le plus souvent sur mon ordinateur. Au début, pour retranscrire mes pages grands carreaux. Je suis même passé par un logiciel de reconnaissance vocale. Pas très fiable, mais cela oblige à la relecture, moment d’affinage. Maintenant, pour corriger, amplifier, remanier, faire vivre mes textes. J’y suis, là, en ce moment. J’ai un clavier déporté, une souris sans fil, devant moi, pour ne pas me fatiguer l’épaule, mes feuilles, à gauche, à droite. Et un monde qui m’attend, sagement.
Je range mes écrits dans des dossiers, par thème, par projet, et pour chaque projet, par version. Avec sa documentation. J’aime lire autour de mon projet, accumuler informations, histoires, contexte. Pas de logiciels d’écriture dédié, j’aime bien ma cuisine interne, mes manies de rangement –- oui, j’ai aussi des manies de rangement, mais pas de risques que je devienne grand écrivain.

Je me suis installé un petit bureau dans la salon, à coté la grande baie vitrée, spécialement pour écrire, quand j’écris. Aujourd’hui, il fait beau, la fenêtre est grande ouverte, j’entends les premiers oiseaux du printemps. Je m’arrête, je reviens en arrière, c’est le problème avec l’ordinateur, on peut effacer, recommencer, effacer, et les oiseaux dehors se moquent. Après quelques retours en arrière, me voilà de retour sur ce paragraphe, il finit bien, les oiseaux sont mes enchanteurs.

proposition n° 6

Pourquoi avoir mis un pain au sarrasin dans ce texte ? c’est idiot, non ? ça fait bobo en plus… sans gluten, sans lait, sans viande, sans sucre, sans saveur et sans répit. Quoique le sarrasin, ça fait aussi vieille France, campagnes perdues et vieux ronchonneurs, le pétrin du hameau, la farine dans de gros sacs de papier cartonné, et les heures à attendre la bonne température, les yeux fixés sur la pierre rouge blanche qui sert de thermostat. Pain noir contre pain blanc, cuiller de bois contre vaisselle de porcelaine, de quoi raviver quelques gilets. Ça donne de la profondeur, du contexte, le contexte donne son poids au texte !, disait l’écrivain. Mais ça fait aussi couleur historique, les Sarrasins, Roncevaux, Roland, son cor désespéré, c’est du mythique même. Quoique là-dessus, les chroniqueurs ne sont pas d’accord entre eux, certains penchent plutôt pour une traitrise des Basques ; comme quoi, on peut avoir des sarrasins à ses basques, et finir en pièces de toute façon. Tout ça ne dit pourquoi l’auteur a mis un pain au sarrasin dans son histoire. Je ne suis pas sûr qu’il ait pensé à tout ça. Peut-être parce que l’auteur cherche à prendre ses distances avec ses origines et qu’une baguette aurait fait cliché ? De toute façon, son personnage n’a pas de béret, alors de quoi avoir peur ? Finalement, peut-être pour le détail, le détail qui tue, pas Roland bien sûr, le lecteur peut-être, qui se demande tout autant que moi, la raison de ce pain.

proposition n° 5

Il y a les pompiers, le médecin, un jeune homme, et tout ce monde autour du corps du mort. Plus quelques moineaux, deux, peut-être trois, pigeons, un pain au sarrasin par terre, et un civière, pour le corps. Que fait le jeune homme ? Il s’explique. Il s’explique avec les pompiers, enfin avec celui qui semble être le chef des pompiers, ça doit bien être un capitaine, vu les barrettes, tête droite, muscles saillants, et l’air de celui à qui on ne le fait pas et comment cela s’est passé, il tombe d’un coup comme ça ? Et vous n’avez rien fait ? Le jeune homme se demande si c’est une accusation, mais qu’aurait-il fait ?, rien, ou un reproche pour les gestes de secours oubliés. Il s’explique avec le médecin, d’un coup, je vous dis, non rien de spécial avant ça, peut-être de la fatigue, des yeux las, mais le médecin, les yeux las ne l’intéresse guère, le médecin ne connaît pas ce vieux là, ou plutôt ce vieux vient remplir sa galerie de vieux qui clamse d’un coup, et qui viennent perturber son emploi du temps déjà trop rempli. Il s’explique avec la boulangère, oui, elle vient d’être prévenue, elle l’aimait bien, le vieux, et non, elle n’a rien à dire, comme d’habitude, peut-être un peu plus fatigué, mais ça lui arrivait, alors… Et le pompier qui ramasse le pain, un pain au sarrasin, il n’y a que les vieux pour manger ça, pas étonnant qu’ils finissent par y passer, c’est dur à digérer lui répond l’autre, et moi, qui les regarde de loin, les yeux ronds, oui, c’est dur à digérer, ce vieux qui devait lui parler du maquis, ce vieux qui va lui manquer… Et le médecin, entend-il les moineaux revenus très vite, après la chute du vieux ? Et les moineaux le connaissent-ils vraiment, ce vieux qui venait presque tous les jours, sur ce banc, grignoter tranquillement un bout de son pain, les moineaux qui attendent les miettes qu’il jetait presque toujours. Les moineaux sont-ils peinés ? Se disent-ils entre eux, mince plus de miettes, ou dommage, j’aimais bien le sarrasin, moi ? Le médecin, bon faut l’emmener à l’institut pour l’autopsie, les vérifications, le tintouin habituel, le capitaine des pompiers, bien sûr, vous nous suivez, et le jeune, qu’est-ce que je fais, vous, vous restez jusqu’à l’arrivée de la police, ils vont prendre votre déclaration, quelle déclaration, j’ai déjà tout raconté, ben, vous n’aurez qu’à répéter, pas difficile, non, de toute façon, c’est obligatoire, il y a un mort, non ? Bien sûr, un mort, un silence, une peine, des souvenirs perdus, et un pain au sarrasin qui ne va même pas finir pour les deux, ou peut-être trois, pigeons, qui viennent tranquillement tourner autour de la scène, de loin comme moi. Eux n’ont rien à dire, moi beaucoup à raconter.

proposition n° 4

Il y a la boulangerie, petite boulangerie de quartier, son panneau, Et. Michon depuis 1964, sa devanture aux couches de peinture écaillées. Il y a la boulangère, nourrie aux viennoiseries et gâteaux maisons, on ne voit jamais le boulanger. Il y a le chat, roulé en boule la plupart du temps, sur une chaise, près de la caisse. Il y fait toujours chaud, dans la boulangerie. Il y a l’homme, le vieil homme, le vieil homme et son pardessus usé aux coudes. Aujourd’hui, l’homme est venu cherché son pain au sarrasin, c’est mardi, le jour du pain au sarrasin, et le vieux cherche avec peine, comme souvent, le prénom de la boulangère, alors les « madame Angèle » ou les « madame Monique » font toujours sourire la patronne, qui lui répond invariablement, « vous savez bien, Mr François, c’est Simone que je m’appelle », et ces « ah, oui, oui, bien sûr, bien sûr… », répliques tout aussi invariables, comme des petits clous dans le tissu du temps, qui s’effiloche, qui s’effiloche.

Le vieil homme marchait lentement, sur le chemin du retour, il essayait encore de se rappeler le prénom de sa boulangère, Monique revient, comme souvent, mais Monique, il le sait, c’est le prénom de son premier grand amour, au sortir de la guerre, au sortir du maquis, Monique et son sourire éclatant, Monique pour oublier, Monique pour vivre, vivre fort et vite. Le vieil homme s’arrêta, regarda le ciel gris anonyme, regarda les façades des immeubles de sa rue, et pensa à Angèle. Angèle, non, la boulangère ne s’appelle pas Angèle, Angèle, c’était sa correspondante en ville, quand il descendait du maquis, Angèle, mais s’appelait-elle vraiment Angèle ? Il ne l’a jamais su, un jour elle n’est pas venue au rendez-vous, il n’a pas trainé, il n’a pas cherché, et il n’est revenue en ville que pour sa libération. Angèle et ses baisers doux, Angèle et ses bas qu’elle gardait toujours pendant l’amour, Angèle, son ange guerrier.

Ce matin, j’attendais le vieil homme, dans le petit square, étape rassurante entre la boulangerie et son chez lui. Le vieil homme n’est pas mon père, pas un oncle non plus, mais c’est l’homme qui peut m’en dire plus sur mon père et mon oncle, tous le trois partis dans le même maquis, dont mon père ne m’a que peu parlé. Et je veux savoir, je poursuis les vérités cachées dans ses silences, je veux savoir ce qu’a fait mon père, pendant ces deux années terribles pour eux tous, je veux savoir mais je ne sais rien. Et ce vieil homme, le François qui a écrit à mon père pendant tant d’années, et qui, un jour, a cessé, le François des « un jour, m’a dit mon père, on l’appelait Fanfan », et « c’était le meilleur d’entre nous ». C’est François qui me donne rendez-vous les mardis qu’il choisit et ce mardi, je l’attendais. Quand il veut bien, il me raconte. Il me raconte Fanfan, il me raconte la montagne, la peur, les premières embuscades, il me raconte la gloire du combat, son premier mort, il me raconte comment il est devenu un homme. Et, malgré mes questions, parfois insistantes, il ne me parle de mon père qu’à demi mots, qu’à tiers de mots, je ne sais toujours rien, et j’attends toujours.

J’écris depuis que je suis rentré, j’écris pour ne rien perdre, j’écris pour comprendre, et pourtant je ne sais rien, et je ne saurai jamais. Pourquoi je cherche tant à savoir ce qu’a fait mon père, après tout il est mort depuis trois ans déjà, le souvenir de son visage s’efface lentement ; pourquoi j’ai tant questionné ce François jusqu’à ce matin, alors que lui voulait simplement parler, même pas me parler, mais parler, simplement raconter, accrocher encore quelques mots dans ce tissu de son temps qui n’est plus. Ce matin, quand François s’est assis sur le banc, à coté de moi, il avait l’air encore plus fatigué que d’habitude, il s’est tourné vers moi, m’a dit, « vous ai-je parlé d’Angèle, de la belle Angèle, mon ange guerrier ? ». Je n’ai rien répondu, je connais par cœur l’histoire d’Angèle, enfin l’histoire que m’a raconté François, je n’ai rien retrouvé sur Angèle, ni dans les papiers de mon père sur la maquis, ni dans les nombreux documents que j’ai accumulé sur leur maquis. Mais qu’importe, non ? Il s’est retourné, n’a pas commencé son histoire, sa tête s’est lentement enroulé sur lui, son pain lui a échappé des mains, a roulé par terre, puis tout son corps s’est affalé sur les cailloux de l’allée, les moineaux autour se sont envolé, d’un coup, comme son âme, d’un coup. Je me suis penché vers lui, il ne respirait plus, je suis resté un long moment sans savoir quoi faire, à demi conscient j’ai appelé les pompiers, puis j’ai attendu. Quand les pompiers sont arrivés, ils ont emmené rapidement son corps, l’un d’eux, voyant le pain de sarrasin par terre, a soufflé à ses collègues, « quel drôle de pain, non ?, il n’y a que les vieux pour manger ça ». Je n’écrirai plus rien sur mon père, je vais raconter l’histoire de Fanfan.

proposition n° 3

Certains disaient de lui qu’il était un peu sorcier, ou chamane, et qu’il était dangereux de s’approcher de lui. Et puis, pourquoi cette poule toujours à ses cotés ? Un homme étrange, un homme qui vivait seul, dans sa cabane de tôle, au bout du village, qui vivait de petits boulots chez les paysans du village, et qui ne parlait pas beaucoup. Personne ne se rappelle depuis quand il était là, et comment il était arrivé, mais ceux-là avaient toujours une histoire étrange, ou bizarre, ou méchante, à son propos.

D’autres se moquaient bien de ces préjugés et de leurs auteurs. Ils savaient, eux, que ce bonhomme parlait le Quicha, le dialecte des paysans de la montagne, qu’il en savait bien des secrets sur les oiseaux, les animaux, la prochaine récolte, la prochaine pluie, qu’il travaillait sans renâcler, et qu’il rendait bien des services, sans rien demander d’autre que sa miche de pain et un peu de vin. Et puis il y avait la vieille Rouita qui le recevait, parfois, quand elle et lui souffraient plus que d’habitude de leur solitude, et se faire du bien, l’un l’autre, qu’y a-t-il de mal à ça ?

C’est Emiliano qui raconte maintenant presque en tremblant qu’il l’a vu, l’autre soir, derrière sa cabane, creuser péniblement un trou, avec une maigre pioche, et ce sac posé à coté de lui, qu’il a posé dans le trou avant de le reboucher. Qu’est-ce qu’il a caché, hein, dans ce trou ? Qu’est-ce qu’il a à cacher, lui, pour enterrer un sac, comme ça à la nuit tombante ? Chacun songe à la vieille Striza, sorcière réputée du village, morte depuis longtemps, et qui enterrait dans son jardin ses petites poupées, porteuses de sorts, et chacun de se signer, d’invoquer la vierge, ou de trembler en avalant vite son verre de gnole.

Personne ne l’avait vu, ce soir là, déposer délicatement sa poule, toute recroquevillée et déjà froide, dans un sac, personne n’avait entendu ce chant bizarre, presque d’amour, que le pauvre homme chuchotait à un cadavre indifférent. Et personne ne l’a vu, quelques matins plus tard, quitter le village sans rien dire. Seul le vent parfois emmène à travers le village une plume solitaire, mais personne ne la voit.

proposition n° 2

La bouteille a quitté ses mains, elle est tombée, vide bien sûr, son verre sur la petite table à coté aussi. Sa bouche sèche marmonne, sa tête balance de gauche, de droite. Le sommeil n’est pas venu, son fauteuil d’habitude si conciliant l’a cette fois trahit, ses cauchemars nocturnes ont fait le reste.

Encore une nuit où les cris de ses hommes, les peurs de ses hommes, les yeux vides de ses morts, l’ont accompagné, pas de répit, pas de silence, pas de repos pour le vieux guerrier d’Algérie. Le remords et la rancœur sont un poison long et tenace.

Il se lève, va tirer les rideaux, et le soleil gicle entre les branches des arbres du jardin ; il est tôt, très tôt, mais le soleil est là, il plisse les yeux, il lui faut un long temps pour reconnaître les arbres – le petit pommier à droite, le cerisier à gauche – la petite allée qui va jusqu’au bout du jardin, le carré d’herbe blanchi de rosée. Déjà le merle joue – à saute-mouton, pense-t-il, puis se reprend, à saute brins d’herbe, se dit-il en souriant. Le merle s’est arrêté, semble se tourner vers lui. L’homme pense très fort – que tout s’arrête, que le soleil s’arrête là, si tout pouvait s’arrêter là, maintenant, je serais sauvé. Il plisse le front, ferme les yeux très forts ; après un long moment, il les rouvre, le merle est parti, le soleil est un peu plus haut, l’herbe redevient verte – il se dit, j’ai perdu, je ne serai pas sauvé aujourd’hui.

Il lui reste le café à faire avant l’arrivée de Monique.

proposition n° 1

Il pleut, autour des marais, de vagues chemins par où se frayer un passage. La presque nuit, la peur habillant de gris le paysage. Avancer, toujours avancer, malgré la fatigue et la désespérance. L’homme est seul, souvent. À d’autres moments, il semble être le guide d’un petit groupe, figures blafardes, courbant leur tête sous la pluie. L’homme est-il habillé en militaire, ou une simple parka donne-t-elle cette illusion ? Et puis, le silence, l’ombre et le silence, le froid et le silence, l’angoisse et le silence. Soudain, des bruits, au loin, l’homme lève la tête, inquiet, mais non, pas même inquiet, seulement abattu, il faut repartir. Avancer, fuir, encore.

Il marche, un pas lent mais efficace, le sac pèse, le prix de l’aventure. Autour, les montagnes dessine l’écrin de son royaume. Il ne parle pas, ou quelques mots brefs échangés avec ses collègues de montagne, devant, derrière – soif ?, pause ? L’itinéraire est tracé, connu, le chemin abrupt, contourné, mais sans surprises, l’épreuve est pour le lendemain, le sommet au loin. Ce qu’il aime ? la sueur, les muscles qui répondent, les cris des choucas, l’aridité du terrain, l’éloignement du Monde. D’un coup, d’autres images ravivent d’autres marches, le soleil jouant à travers les châtaigniers, la piste large, la solitude voulue, recherchée, ou encore un autre soleil au sortir d’un hiver étranger, le fleuve loin à travers les chênes. À chaque fois, un cri sourd, muet, dans sa poitrine, joie, peine, qu’importe, un cri.

C’est la nuit. Les lumières de la rue éclaire faiblement la salle, à travers les larges fenêtres. L’homme traverse la pièce, s’approche d’une fenêtre, regarde vers le bas, il comprend qu’il est haut, très haut dans cet immeuble. Il se retourne, voit les bureaux, presque collés les uns aux autres, qui dessine comme un labyrinthe. Et puis, ces immenses armoires à tiroirs collées le long des murs. Malgré les sièges repoussés des tables, malgré les poubelles à demi remplis, c’est le vide qui le saisit. Il vient ouvrir un tiroir au hasard, puis un autre, encore un autre, de plus en plus pressé, ou inquiet, ou surpris, ou à la recherche de quelque chose. Les tiroirs sont vides. Il s’affale dans un fauteuil. Il fait le tour de la pièce, il semble hésiter. Il sort de son long manteau une grosse lampe, il l’allume, éclaire le plafond, comme s’il y cherchait une trace, mais de quoi ? Il l’éteint, la range, se lève, et sort. Son pas résonne dans le couloir, mince éclat de son mystère.



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1ère mise en ligne 10 janvier 2019 et dernière modification le 27 février 2019.
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