contribution auteur | Juliette Cortese

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Ses contributions à l’atelier ville.

Propositions 1 _ 2 _ 3 _ 4 _ 5 _ 6 _ 7 _ 8 _ 9 _ 10

proposition n° 9

source de l’apocryphe
Mon père interrompait aussitôt son œuvre au noir, qu’il prenait soin toujours de couvrir sous son vieux dictionnaire bleu, et ce corps majestueux, un peu terrifiant, cette grande masse qui semblait, lorsqu’elle était penchée sur son bureau, occuper tout le volume de la pièce et plus encore, de l’univers, tout à coup se faisait tout petit pour s’incarner auprès de moi. Adossés à hauteur des deux premiers rayonnages de sa bibliothèque qui redevenait chêne millénaire, nous nous blottissions hors du temps et de l’angoisse et nous révisions des poèmes. Il tenait ma main serrée dans la sienne et de l’autre son mouchoir avec lequel il épongeait les larmes avant qu’elles ne roulent sur le parquet comme autant de billes d’acier qui réveilleraient ma mère endormie de l’autre côté du mur. Ensuite il parlait des ancêtres. Un soir de Charles-Olympe, un soir de Fernando, et marmonnait que l’auteur ne sait pas tous ses personnages.
Et puis il y a eu le jour de la hache.

Nous étions endormis plus profondément qu’à notre habitude. Ma mère ronflait doucement de l’autre côté, et de cette façon la paroi semblait encore plus fine. Mon père referma le livre de poèmes et déplia son grand corps, se releva en grognant un peu, attends-moi là, fils. Lorsqu’il revint avec la lourde hache, nous étions déjà sur le quai de la gare. Je tremblotais dans le froid en le voyant marcher vers moi avec la hache, marcher de tellement loin que le quai paraissait grand comme un désert immense et sec, de tellement loin que le temps semblait s’allonger comme un long filet de salive. Plus il marchait et plus je tremblais, comme un chien dans l’espace. Le problème avec le rêve, on ne se souvient jamais ce qu’on pense pendant. Avais-je peur ? Je ne m’enfuyais pas. Il approchait longtemps, longtemps. Le quai était devenu un long tapis roulant en sens inverse de mon père qui cherchait à remonter jusqu’à moi avec la hache. J’étais ennuyé de voir qu’il n’y arriverait pas ; j’étais curieux de savoir pourquoi la hache. J’attendais. Était-ce pour me débiter en morceaux bien réguliers, pratiques à faire entrer dans le poêle ? Pour m’emmener en forêt et m’apprendre à couper les arbres, crier Tiiimber ! quand la chute est imminente ? J’attendais, mon imagination arrêtée au bout du quai qui continuait à défiler de plus en plus vite dans le sens opposé à mon père dont le corps massif semblait rapetisser en même temps qu’il accélérait sa marche. L’instant d’après j’étais suspendu au sein de ma mère qui ronronnait comme un chat, buvant le lait. Ce n’est pas raisonnable d’offrir une hache à son fils.

source de l’apocryphe
...Apprenant alors la mort de M. enfin suicidé dans sa robe de chambre, Wiens s’assit « penaudement » sur un passet posé au bord de la terrasse du sushi bar, et resta là de longues heures, faisant peut-être œuvre de sociologue transi, attiré par l’activité au dehors de lui mieux que par celle au dedans, regardant s’affairer la chinoise entre deux âges, le dedans courait éperdument après le souvenir de M., le souvenir imperceptible d’un M. tendu, en robe de chambre, tendu vers la velléité « d’en sortir », de sortir de la chambre, de la robe, de la tension dans laquelle il était, tendu vers le monde et tendu vers le dehors de soi, le dehors qui l’attirait et l’effrayait tout autant. Wiens sur son passet tendu vers M. qui était froid désormais, tendu depuis son passet vers des regrets flous, depuis la terrasse du sushi bar tendu vers « la question » ruminant dans son intérieur, « ce qu’il aurait fallu faire », tendu vers le souvenir de M. s’égarant au sujet du carrelage du sushi bar, de M. répandu en excuses sur le carrelage pour une histoire de plateau renversé sur les carreaux blancs au sol. Wiens contemplant assis sur son passet la terrasse « s’emplir et se vider », ne s’occupant plus des sushis ni des cafés serrés que personne ne voulait jamais boire là mais « plutôt ailleurs » sur une autre terrasse plus chaude ou plus jaune, Wiens contemplant la terrasse vide puis pleine puis vide à nouveau comme le hublot une machine à laver, « hypnotique » dirait-il, de passer ainsi, des heures durant, devant machine à laver le linge lancée à toute allure, Wiens tout petit sur son passet, brassé, prêt à

source de l’apocryphe
La légère ou grosse frayeur au moment de se mettre au travail d’écrire, dans un même mouvement inimitable le recul devant la ventilation de l’ordinateur et l’ouverture du vieux secrétaire, le sursaut et la peur qui s’étreignent, se serrent à la gorge l’espace d’un seul et même instant un peu lumineux. Il a eu envie de refermer, l’ordinateur, le secrétaire. C’est la lumière soudaine, fugitive, déposée là par l’entrebâillement d’un rideau sous le courant d’air, qui l’a décidé, le courant d’air comme un courant d’air chaud dans les jambes quand on s’approche de la plage, une indication du chemin à suivre si l’on veut le chaud, et puis cette tendance spéciale de la lumière à surgir entre deux obstacles à elle, entre deux objets de réalité qui se font ombre, deviennent les sujets de la lumière, ses entrebâilleurs. Des ombres et des courants d’air puis dans un rai de lumière écrire.

proposition n° 8

Vie brève du chien qui pisse

Robert Quaplat est un gros chien qui vit avec une maîtresse. Il a des intérêts confus, difficiles à exprimer, notamment parce qu’il ne dispose pas du langage articulé des humains. En 2008, il a fait un rêve marquant dans lequel il courait dans un champ de maïs, à la recherche de son maître égaré. A la sortie du champ, il débouchait sur une plage du pacifique, entendait derrière lui des grognements monstrueux et, malgré l’eau turquoise, tremblait de tous ses membres. Depuis, il garde un léger trauma de ce rêve cauchemardesque dont il s’est réveillé dans un aboiement désespéré, sans en savoir davantage sur les grognements terribles. Robert Quaplat est le fils d’une certaine Colette, qui n’a pas eu l’honneur d’un nom de famille. Il a aimé se blottir contre le ventre chaud de sa mère, et passer quelques semaines à téter selon son désir. Puis la vie les a séparés et Robert conserve de cette période, à la fois le goût précieux du bonheur et l’amertume d’une séparation trop brutale.

Robert Quaplat a pour trait distinctif une propension à uriner fortuitement tout en continuant ce qu’il est en train de faire ; par exemple en traversant une rue dans le petit matin. Sa maîtresse a plusieurs paires de baskets.

Vie brève de Mme Bukowski mère

Evelyne est une vieille dame maintenant. Elle regarde par la fenêtre passer les manifestants. Elle ne parviens pas à répondre à la question est-ce que j’ai raté ma vie, elle se demande. Elle attend qu’on l’appelle à nouveau pour écrire des vies, à défaut de la sienne elle a au moins écrit celle des autres, des vies d’artistes, des vies de détresse, des vies de vieux qui allaient la finir. Elle a bien aimé les artistes, avec une certaine retenue tout de même. Ils avaient ce regard brillant qui la mettaient mal à l’aise, cette façon d’ignorer crânement la gravité de ce qu’ils faisaient ; étaler son intériorité sur les murs, elle s’est dit souvent ça n’a pas de sens. Elle a admiré et refusé les artistes. Elle leur aurait bien vendu son âme. Elle aurait aimé en être, elle avait trop peur. Elle a plutôt cherché ce qui pouvait bien être normal. Elle s’est mariée, a vécu avec un homme qui travaillait, un métier normal, ils ont acheté une maison. Elle a eu un fils qui a montré assez vite une certaine agitation. Elle l’a allaité longtemps, trop peut-être, elle se souvient des moments précieux, de la petite bouche suçant le mamelon jusqu’à s’endormir contre le sein. Prudente, elle évite la nostalgie déchirante de ces années. Son fils est loin maintenant, en kilomètres et en quantité d’alcool dans le sang ; il ne s’endort jamais sans une bouteille de bière à la main.
Ce matin Evelyne ferme les volets et va s’allonger sur son lit.

Vie brève du thanatopracteur

Stagiaire de troisième dans une entreprise de pompes funèbres, le thanatopracteur s’est rapidement souvenu de son admiration pour les croque-morts dans Lucky Luke. Il a patienté gentiment les trois années de lycée en lisant tous les livres qui parlaient de la mort. Il y en avait un certain nombre, déjà à son époque. Il a porté aussi souvent que possible des chapeaux haut de forme et des vestes à queue de pie, ces mots de trois syllabes comme décédé ou funérailles. Au prix de longues années de concentration, d’un régime strict et d’un lent travail d’étirement, il a obtenu la pâleur et la longueur de menton nécessaire à l’exercice de son métier. Il a appris les gestes techniques et passé le reste de sa vie à embaumer des morts abîmés pour effacer leurs souffrances et leur rendre leur jeunesse. Aujourd’hui qu’il est au seuil de sa retraite, j’aimerais être son stagiaire de troisième.

proposition n° 7

Elle n’écoute que d’une oreille. Elle n’est pas tout à fait là. Elle pense à ce qui se passe maintenant. Elle sent le présent sur elle. Elle est la voix dans le livre. Elle écoute la radio. Elle cherche des mythologies dans l’actuel. Elle n’est pas mangée par le travail. Elle écoute les gens. Elle rêve avec eux. Elle divague. Elle écrit les conversations. Elle est près du poêle. Elle les écrit à même la table. Elle écrit au milieu des gens. Elle est loin et près. Elle trouve le texte difficile. Elle met les autres entre elle et le texte. Elle joue du piano. Elle prend la musique pour écrire. Elle penche. Elle ne veut plus être droite. Elle est avec ses inhibitions. Elle les écrit à la troisième personne. Elle a peur souvent. Elle sort peu. Elle n’a pas envie de voir le monde. Elle consacre du temps. Elle ne sait pas comment vivre. Elle s’abrite derrière l’écriture. Elle n’attend plus. Elle voit le temps. Elle le touche. Elle est touchée par lui. Elle écrit pour le temps. Elle va dans un café le matin. Elle le trouve très bien. Elle aime les tableaux au mur. Elle goûte le thé. Elle prend une couverture pour le froid. Elle s’assied elle écrit. Elle parle un peu avec la personne qui travaille là. Elle trouve ça doux, un lieu. Elle aime que les toilettes soient tapissées de morceaux de journaux. Elle y lit une presse arrêtée. Elle se laisse habiter par les choses. Elle n’est pas vide. Elle n’est pas pleine du monde. Elle est juste un reflet. Elle cherche à faire miroir. Elle boit le thé froid. Elle se demande la couleur du reflet. Elle se réveille la nuit. Elle regrette des choses idiotes. Elle les écrit. Elle se demande si c’est le bon chemin. Elle a tout le temps peur. Elle a peur des voitures en face. Elle s’intéresse aux faits divers. Elle lit qu’une famille a été tuée presque entièrement. Elle roulait sur l’autoroute, seule la mère a survécu. Elle est vivante et son plus petit enfant est entre la vie et la mort. Elle ne peut écrire sur autre chose. Elle essaie d’écrire des mythologies d’aujourd’hui. Elle regarde le palmier, ses cheveux courts. Elle ne sait pas où elle a mis ses chaussures. Elle soupire. Elle est aspirée par le négatif. Elle plonge. Elle a froid. Elle est éblouie par la lumière du soleil que l’eau diffracte. Elle rêve de douceur. Elle est prise d’une angoisse. Elle fait du feu. Elle se couvre bien. Elle aime le chaud. Elle veut sortir de là. Elle écrit pour sortir de là. Elle écrit pour se soustraire. Elle se demande comment faire. Elle mange trop. Elle s’en fiche. Elle regarde la chambre vide. Elle cherche le regard. Elle veut des regards. Elle se demande. Elle écrit pour se calmer. Elle est agitée à l’intérieur. Elle est comme la mer. Elle attend de l’écriture qu’elle lui dise. Elle va installer une nouvelle table. Elle collera des pages de livres. Elle va en faire un lieu d’écriture. Elle a mis ses affaires sur la table. Elle s’y assied le matin avant l’aube. Elle attend le soleil. Elle regarde le balcon. Elle écrit dans la pièce blanche. Elle sait que son fils va venir. Elle aime être là. Elle mange du chocolat. Elle est subjuguée par les artistes. Elle touche à ses interdictions. Elle regarde le palmier. Elle entend l’eau qui chauffe. Elle prépare le thé. Elle s’inquiète du gel pour les plantes. Elle pose le plateau sur la table en bois. Elle monte chercher l’ordinateur. Elle souffre du manque de temps. Elle n’oublie pas la souris sans fil. Elle se demande si elle va arriver à écrire. Elle sent son ventre qui se noue. Elle voudrait finir quelque chose. Elle aimerait qu’on lui dise que c’est bien. Elle pose l’ordinateur sur la table en bois. Elle voudrait du temps et ne faire que ça. Elle tire la chaise qui crisse. Elle s’assied en regardant la pendule. Elle écoute le silence. Elle regarde le brouhaha d’internet. Elle aime quand les auteurs inventent quelque chose. Elle sent la chaleur dans son dos. Elle perd ses yeux dans les gros points sur soleil levant. Elle regarde son fils s’asseoir au piano. Elle écoute un peu la musique. Elle n’entend plus le ronronnement de l’ordinateur. Elle met des écouteurs. Elle regarde une vidéo. Elle pense à autre chose elle n’écoute pas. Elle s’absorbe dans des lectures. Elle doute. Elle se jette dans l’écriture. Elle essaie de ne pas penser. Elle a les yeux vides. Elle plonge dans le regard. Elle frissonne. Elle touche le poêle froid. Elle a écrit des lignes. Elle ne veut pas arrêter. Elle doit se lever partir. Elle éteint l’ordinateur. Elle le ferme. Elle ne veut pas. Elle pose le plateau dessus. Elle monte les marches. Elle s’obéit. Elle pèse chaque pas de son poids de pas. Elle ramène le plateau à la cuisine. Elle monte dans le bureau de travail. Elle rebranche l’ordinateur. Elle rapporte un cahier dans la pièce blanche. Elle regarde les livres. Elle se demande quand elle pourra s’en occuper. Elle attend les vacances. Elle met ses bottes. Elle hume l’air sec au dehors. Elle ne croit plus à l’amour. Elle croit davantage à la littérature. Elle démarre et ne s’arrête pas au feu. Elle a toujours envie de se sauver.

proposition n° 6

Le linge très sec sur le balcon, il est rêche et doux par endroits, usé. La nuit a été chaude, le jour va l’être encore plus. Sur la surface plane et colorée, jaune vif, sur le tissage serré de fils de coton, sur le drap propre et tendu, une très petite crotte noire, de la taille d’une graine, un peu pointue à une extrémité, plus arrondie à l’autre. La crotte, dont la forme indique qu’elle a été moulée par l’anus minuscule d’un animal passé là pendant qu’on n’y était pas, dans sa promenade nocturne. Une présence dans notre absence, comme un cambriolage sans vol. (Un cambrioleur qui s’envole.) La crotte du gecko. Sèche et délicatement collée à la fine toile du drap, le bruit minime presque silencieux lorsqu’on secoue le drap, le bruit minime qui est aussi vibration ténue, vibration de la crotte collée qui se décolle, vibration du drap léger, bien usé, mince tremblement des fibres lorsque la crotte est entraînée par son poids (ou poussée du doigt par qui dépend le linge). On pourrait croire que la crotte est un peu collante parce que le gecko tient à ce qu’on s’aperçoive bien de sa présence – sans cette qualité d’être collante, elle pourrait s’envoler avec les vents chauds des nuits d’été – à ce qu’on repère bien la trace de son passage. Mais le gecko sans doute ne choisit pas la nature de sa crotte. Sa crotte est simple, comme toutes les crottes, un modeste amas des déchets alimentaires non exploités par l’organisme de celui qui fait sa crotte, et qui vient à s’évacuer là, un peu humide, le moment venu. Puis qui sèche dans l’air libre de la nuit. Que l’esprit matinal sur le balcon reste perplexe devant cette crotte sur le linge propre, cette crotte qui signe le passage du temps, la continuation du monde et de la vie pendant notre absence, c’est une chose qui ne concerne point le gecko. C’est autre chose et (pourtant c’est toujours la crotte). L’étrange absence de l’animal, le savoir indéniable de son passage, son invisibilité dite par la crotte en même temps que son existence sûre, la crotte sa présence absence. La toute petite crotte noire, sèche et pointue, nous métaphysique. Et (ce n’est pas tout) elle nous ramène immanquablement à son auteur, son petit producteur, elle le fait surgir dans la pensée, le gecko, à travers sa trace, comme l’empreinte du sanglier dans la boue d’une forêt fait surgir le groin marron foncé et le poil hirsute de cochon noir, comme la marque gravée dans la pierre d’un monument porte en elle le baiser des amants – leurs initiales perdues – la crotte porte en elle l’espèce de lézard épais, comme un lézard ordinaire de nos contrées qui serait devenu obèse, et (un peu du crapaud). Il n’est pas d’ici, le gecko, c’est un animal migrant. Trente ans (à peu près, sans doute) que ses crottes sont arrivées sur les étendoirs à linge des balcons du sud de la France. La crotte de gecko nous écrit dans une langue sauvage composée de mots-crottes tracés au hasard sur les draps, nous écrit du lointain, (de derrière les volets), nous écrit que l’œil du gecko nous regarde, qu’un animal exotique est dans nos parages, nous raconte l’histoire, la présence précise (et incontournable) de cette petite crotte noire, sèche, pointue (à une extrémité, pas à l’autre). Dans cette crotte qu’on trouve le matin, arrêtée dans le linge propre, il y a des containers trimballant palmiers des pays tropicaux vers les grands ports de la méditerranée, il y a le climat réchauffé qui offre aux geckos (les doux hivers de) leur survie. Mais c’est une grande exagération de l’esprit que cela : est-ce que l’infime objet, posé là sous l’œil de qui s’apprête à dépendre le linge, contient l’imaginaire, est-ce que la crotte contient l’histoire de la mondialisation lancée (comme un cheval au galop inarrêtable) ? Le gecko lui s’en fout, il crotte. Sa crotte colle au drap. Le drap est coloré, vert vif, sec, un peu rêche et usé, quelqu’un le dépend. Dans la tête derrière l’œil qui regarde, un gecko bien vivant, bien là, il entretient un lien d’intimité avec l’été, avec le palmier, sa crotte comme l’âme apparente de l’animal. Dépendre le linge ouvre au vide de la pensée, dans ce vide se niche le gecko (l’épais lézard à la peau grumeleuse), rugueux comme chez Claude Ponti (les personnages), les doigts du gecko terminés chacun par une ventouse circulaire, l’imaginaire derrière l’œil, ce n’est pas avoir un lézard dans la tête, c’est l’histoire du gecko sa généalogie qui se raconte pendant que les doigts courent sur le tissu rêche (par endroits usé). Le gecko dont on ne sait presque rien, si ce n’est son épaisseur, la rugosité de sa peau, la forme un peu pointue à une extrémité de sa crotte, ses apparitions brèves sur le même mur à une heure identique qui ponctuent les soirs d’été, notre étonnement (une curiosité sincère), la course rapide le long du mur qui fait sursauter qui ouvre les volets au couchant. Avec la crotte sur les draps, il y a la maigre connaissance de l’invisible, de ce qui passe, les petits qui s’égarent dans la maison à la fin de l’été, qu’on tente d’attraper pour reconduire au dehors, qui laissent leurs petites queues tombées longtemps frétillantes (dans les escaliers). Pourtant dans le visible, il n’y a que cette petite chose noire, un peu dure (friable) qui en séchant a pris dans sa matière quelque fibres du coton usé, et qui fait un très léger crissement en se détachant du drap. Qu’est-ce donc que cette crotte ? Un petit tas d’atomes. La matière. Les insectes mangés. Des déchets de moustiques morts et digérés, qui ne piqueront plus personne, ne ferons pas râler les touristes de passage, ceux qui ne prennent pas le temps (de s’habituer aux piqûres). Dans l’amas minuscule de matière (atomes molécules) évacué par l’animal, sa présence totémique, nos fantasmes de tropiques. LA CROTTE. Le lézard au mur chez Robbe-Grillet, la Jalousie, l’insaisissable répétition des scènes dans le Nouveau Roman (une époque lointaine ou proche – selon), la fascination pour le texte quasi-vide, plein du désir. Non, non, ce n’est pas un lézard, (dans le livre) c’est un scolopendre. La scène du scolopendre, l’homme qui se lève et le tue, le couple à table, immobile, la tache au mur – il n’y a pas d’histoire il y a ce qui se passe – la scène, les personnages, ce que veut dire le scolopendre, ce qu’il ne veut pas dire, ce qu’il ne dit ou rien, la tache. Ce que le texte ne dit pas. (Ce que le réel ne dit pas.) Ce qu’il se passe dans la tête. La crotte de gecko qui fait surgir l’imaginaire colonial. Le réel qui n’agit en rien, la crotte immobile qui ne veut rien, la pensée qui pense. La tête qui pense ou ne pense pas, la tête qui vit sa vie, sa folie de tête. La jalousie. La chaleur. Les doigts qui ramassent les pinces à linge, le drap maintenant replié, les tropiques. La scène qui se répète, l’adultère. La jalousie (c’est un store). Les palmiers qui voyagent, le chaud, le froid, les containers, les geckos à l’assaut du monde. De cela rien n’existe, tout est là peut-être, entre la crotte et le drap. La crotte qu’on peut écraser entre le pouce et l’index, la petite forme moulée qui devient poussière, les évocations, poussière de tête à l’intérieur du crâne (le souffle du vent qui respire). Le chaud qui monte du balcon. Et puis ce n’est pas un gecko, l’animal (une tarente de Maurétanie).

proposition n° 5

En un instant la sensation qui vient. Éveil. Le corps mou, allongé. Et les bruits, caoutchouc. Le rideau fermé des paupières, l’oreille au trou de la serrure. Oui, il est arrivé hier, avec la barbe, dis-donc, le petit l’accapare, son père veut lui montrer tous les trucs qu’il a fait dans la maison... Des pas sur un sol ciré. Moi j’ai envie de le prendre dans mes bras, comme quand il était petit mais j’ose plus trop, l’est tellement costaud, ah c’est dur finalement ! Un tremblement. Une fois qu’ils sont partis c’est plus pareil hein, ils reviennent et c’est plus comme avant, ça déborde de partout, on n’est plus comme avant, tu vois on est là tous les deux dans la maison, moi j’attends j’attends qu’ils soient là et puis paf quand ils sont là c’est pas du tout… Les draps qu’on tire. L’alèse du matelas qui bruisse. Pas du tout comme avant, soupir, j’y peux rien mais je me sens mal, comme s’ils débordaient de la maison j’ai presque envie qu’ils repartent c’est rageant, clac, tiens pousse un peu la table roulante, là, envie qu’on les oublie qu’on revive comme on vit d’habitude calme à deux... Le tremblement, la main. Remonter des bas-fonds, bouger la main. Et ça me déchire le cœur ces départs, on n’y peut rien on n’y peut rien mais c’est quand même, hein, c’est pas rien ! Tenir. Le drap rêches sous les doigts. Lourds, immobiles. Un tremblement. A l’intérieur peut-être. Ou au dehors. Dans la voix de celle qui parle. Bon et la dame là elle est partie dans la nuit ? Oui, ça s’est arrêté, hein, pour finir, oh, ça ne pouvait pas durer... Et son mari, son fils… ? On a appelé le monsieur, il semblait s’y attendre, il était calme, comme un petit enfant mal réveillé, il a dit ah, d’accord d’accord, merci de m’avoir prévenu, merci… J’ouvre la fenêtre tu crois ? Non, bon ça sent, oui un peu, mais elle va avoir froid, non ? Le temps d’une hésitation. Le sifflement d’une poignée qu’on tourne, le battant qui s’ouvre en grinçant, ben couvre-la, un peu, tiens, avec la couverture de l’autre lit, avant qu’on le refasse. Le poids du tissu comme un écrasement, le crissement des pieds de table sur le sol. Ah c’est lourd ce truc-là, s’ils ne mettaient pas tout leur cirque aussi, tout ça pour quelqu’un qui profite de rien en plus, et nous à nettoyer là-dessous, humpf, quand même c’est pas une vie, pas une… Grand bruit de chaise qui tombe. Punaise, mais c’est pas vrai ! Pas de sursaut du corps mais le cœur a tressailli, maintenant la sensation plus nette au dos de la main, la couverture, un genre de chatouille sur la peau, ne couvre pas son visage, non, elle sentira pas le froid toute façon. Il repart bientôt ton fils ? Oh oui oui, Manille, la semaine prochaine, pour un mois, Manille je sais même pas où c’est, aux Philippines, tu sais là-bas de l’autre côté de l’Asie. Un silence qui doute, oui, non, moi non plus je savais pas avant, maintenant je regarde la carte pour le suivre à la trace, la carte c’est tout ce qui nous reste une fois qu’il est parti, Manille, une vapeur épicée, des bruits de bas-fonds, des trottoirs de Paris ou d’Alger pour apprendre à marcher, la chanson, c’est qui, c’est quoi, une mélodie vague lointaine… L’envie de chantonner, la conscience de la gorge anormale, la bouche non plus, un oh imprononçable, tout est prisonnier, cette chance qu’ils ont les jeunes d’aujourd’hui de voyager comme ça partout, oh oui oui mais bon avant on restait bien près des parents on s’occupait des vieux aussi, moi jamais j’aurais pu quitter la ferme hein je faisais le lit de la grand-mère matin et la border le soir, le visage les yeux fermés le visage couvert de quelque chose, ça colle, pas moyen d’y échapper, pas un jour sans, hein, même pas une nuit voir une copine ah ça non, la bouche la langue au rythme de la conscience, chaque parcelle du visage anormal, pas comme avant, pas comme ça la langue qui passe sur les dents, les dents qui disent à la langue que quelque chose n’est pas au bon endroit, bon maintenant quand c’est propre tu notes la sat, la fréquence cardiaque, plein de choses ne sont pas au bon endroit, le geste pour faire un son avec sa voix le geste arrêté par une sensation de béance, la tension, la température, la sensation de l’air qui passe là où il ne devrait pas, les cordes vocales et l’envie de tousser son impossible, tiens ferme la fenêtre ce coup-ci retire-lui la couverture, rien n’est au bon endroit, rien, maintenant on va appeler l’infirmière je crois qu’il faut aspirer les sécrétions, mais, elle a bougé non, tu as vu le doigt trembler toi aussi, note, note, vite, l’heure et puis la date, allez viens, les sensations qui se réveillent l’une après l’autre et chantent ensemble, une chanson d’effroi, un bruit de porte et puis le silence comme si quelqu’un montait le son de plus en plus fort, les milliers d’inconforts et les douleurs du haut du corps, le sparadrap des pansements, la bouche ni ouverte ni fermée, la déglutition impossible, comment ne serait-ce qu’avaler sa salive, bonjour, alors, on se réveille, vous êtes à l’hôpital madame à l’hôpital, l’onde d’angoisse qui vient prendre, le corps entier, est-ce que vous m’entendez si vous m’entendez bougez un petit peu le doigt, là, voilà oui je vous prends la main hein, je suis l’infirmière de l’hôpital, je vais vous faire les soins ne vous inquiétez surtout pas, la parole lointaine qui parle au vide, l’inquiétude qui panique, voilà je vais vous nettoyer la canule, la tension au niveau du larynx, les larmes qui montent et la question qui s’amène avec ses grands bras comme des sémaphores, où sont les autres.

proposition n° 4

Il y a d’abord le Petit Bois, une combe large et profonde et pleine de branches mortes, vêtues de gris clair. Il est derrière la maison, il veille. La maison est en haut du village, elle le regarde. Je crois qu’au cœur du village il y a un creux aussi, mais c’est loin. Le village s’appelle. Il s’appelle de loin dans ma mémoire, mais ne veut pas se dire, comme le prénom de ma mère sur le bout de ma langue. Le Petit Bois est plein de feuilles mortes, il se replie sur lui-même dans le crissement des pas, on s’y perd. En regardant longtemps la combe, on devine aisément qu’au fond, sous l’entrelacs précis des branchages, le point le plus bas de ce creux ouvre sur autre chose. Il est habité, au moins par des serpents, et donne accès au cœur vibrant de la terre, à ce qui se cache, aux mondes inconnus et peuplés, aux ombres – aux dessous du monde. Aux morts peut-être.

Peut-être qu’il nous emporte, par un chemin souterrain vers un autre village, un village de moins plaine, un village du Haut, où les champs sont pétris d’affleurements calcaires, avec des chemin bordés de noisetiers, des chemins vivants qui crachouillent, des cailloux dans leurs creux. Dans ce village j’arrive un jour d’hiver, pas par un chemin printanier, pas par un chemin souterrain, mais par une grande route noire au milieu de l’hiver. Avant le village, il y a un bourg, des maisons avec des façades jaune crème, des platanes et de grands toits pentus, des fruitières à Comté, des croix en pierre des monuments, les camions de lait garés sur les bords, en ce jour d’hiver il faut une prudence de camion, sinon… Ce jour-là, je suis venue pour le cimetière. Il est caché au dehors du village, comme la maison à côté du Petit Bois, au bout d’une petite route, elle descend un peu. Tout est blanc. Tout est neige épaisse. Le monde est divisé en deux catégories, les choses recouvertes et celles qui se sont frayé un passage, pour exister hors le blanc. Les tombes : les dalles sont couvertes, les fleurs sont refroidies mais on a pensé à mettre des stèles verticales pour ne pas oublier le nom des morts les jours de neige. Ce jour-là je suis venue pour les noms sur les tombes, pour vérifier les dates, la coïncidence des dates. Le père, 30 mars 1959 - 18 décembre 1990. La fille aînée, 12 août 1985 – 18 décembre 1990. Le fils cadet, 26 juin 1987 – 18 décembre 1990. Qui manque ? A l’appel des morts, qui est absent ? Qui s’est absenté du cimetière ? La mère, 15 janvier 1960 – ? Je la cherche sans conviction dans les allées. Non, elle serait près de sa famille si elle était… Mais elle n’est pas loin, elle vit là-bas, dans la grosse maison sur la route qui monte vers la forêt. En repartant, alors que le chauffage n’a pas encore réchauffé l’habitacle, je passe près d’elle, j’aperçois du bout d’un œil sa chevelure grise et raide, avec au cœur un fort pincement.

De la grosse maison, je connais bien la fontaine, sa pierre étoilée de lichens jaunes et gris, le tuyau de fonte en bec de canard qui crache l’eau, l’eau qu’on attrape dans un pot en se mouillant les manches, tout en haut l’intense combat de Saint Michel et du diable, leurs figures peintes aux couleurs criardes, le pied de l’un sur le corps de l’autre, qui se regardent dans l’éternité du geste arrêté et, derrière, le mur bardé de bois sombre. Je connais les noms des insectes qui courent à la surface de l’eau dans le plein été. Dans le jardin, je connais les phlox, leurs roses vifs, les grappes de fleurs à cinq pétales, je connais les prénoms des lapins qui jadis vécurent derrière la maison, je sais caresser leur pelage sous le ventre juste avant leur mort. Et lorsqu’on se laisse perdre dans le Petit Bois derrière la maison en pierre, on aperçoit là-bas la branche horizontale du gros arbre qui ploie ; le bois a avalé la chaîne qui l’enserrait, sous la branche ne pendent plus que quelques anneaux de la chaîne rouillée de la balançoire, les planches ont pourri depuis longtemps, la maison a brûlé. Reste la combe aux branchages, son mystère entier et puis la mort, la mort recommencée, la petite fille vieillie.

Et qu’est-ce que tu veux savoir ? Qu’est-ce que tu veux inventer comme réponses ? Il n’y a rien, rien qui ne se saura jamais, avec ces mots tracés sur des branches de livres. Tu peux continuer longtemps, ça ne dira rien, ça n’aidera peut-être même pas, ça ne changera pas la face du monde, ça n’éclairera rien de la pénombre, ça dormira dans un coin avant la fin, ça prendra la poussière au fond d’un disque dur et quoi ? Pourtant tu continues, te lèves chaque fois plus tôt, éclabousses la page. Alors vas-y, ok, mais fais gaffe : fais gaffe à tes mots, ne les entrave pas, astique-les sans les faire briller, donne leur du grain ! A moudre mouds tes mots, fait les jouer dans la cour comme des enfants, des enfants morts, libérés pour toujours des entraves du temps. Nos mots sont des enfants morts qui n’ont que faire des calendriers et des stèles.

proposition n° 3

Quatre nouvelles nous racontent une histoire de téléphone et de mort.

Selon la première, une jeune femme avait en elle beaucoup de douleur, et une femme au téléphone lui a répondu durement. Elle a dit quelque chose comme non non tu n’es pas en train de mourir, arrête un peu de téléphoner, ici on a autre chose à faire que t’écouter souffrir. La jeune femme est morte de ses affreuses douleurs et sa famille a longuement pleuré, des larmes amères et pauvres. La conversation téléphonique est passée sur les ondes radio et dans les satellites, on a entendu les voix des femmes dans les habitacles des voitures les cuisines les cafés – la douloureuse, la dure – et beaucoup d’humains ont eu mal au ventre et aux oreilles, d’entendre la jeune fille souffrante et la femme rugueuse. L’histoire laissait les humains songeurs et s’interrogeant sur leurs douleurs et sur leur sort.

Selon la deuxième, des gens sont allés plusieurs fois au domicile de la femme au téléphone pour l’insulter, la menacer, ils étaient prêts à lui arracher l’estomac à coups de griffes alors la femme au téléphone a du déménager avec ses enfants qui ne pouvaient plus aller à l’école, elle n’a même pas pu s’écouter souffrir. La jeune femme douloureuse n’est pas reparue. On ne sait pas si la famille a séché ses larmes. Au cours des mois qui ont suivi, la femme au téléphone a été oubliée. Ses enfants vont à l’école. Les satellites ne savent plus où elle habite. Les gens ont rentré leur griffes, ou les ont ressorties pour d’autres estomacs. Reste l’inquiétude des humains pour leur sort.

Selon la troisième, la jeune femme morte est venue hanter la femme au téléphone en lui disant par ondes radio qu’elle l’avait fait souffrir, mourir, et que sa voix était comme griffes à son estomac. La famille de la jeune fille n’était jamais allée à l’école, nul n’a déménagé. Les satellites de chargeaient d’aller chercher, à la sortie de l’école, les enfants de la femme au téléphone pour les protéger de la mauvaise conscience de leur mère. Puis ils rentraient se coucher dans le frigo, près du téléphone qui sonnait dans le vide car plus personne n’osait répondre, de peur de finir enregistré.

Il restait les douleurs – celle de la jeune femme, celles de sa famille, celle de la femme au téléphone et de ses enfants, celles des gens aux estomac griffés. Elles ont continué à faire souffrir les humains, mais les hôpitaux sont restés fermés, sourds à leurs larmes amères et pauvres, fermés comme des portes de frigo, aux abonnés absents.

proposition n° 2

« son corps comme un gant de soie étendu sur la table d’opération. Elle n’était pas sortie tout de suite de l’hôpital, et dans les jours qui suivirent fut emportée brutalement par une infection nosocomiale. Le petit resta seul et trouva longues les journées à rempailler des chaises sans sa mère. »
Charles relève le nez du manuscrit et croise le regard bleu acide du petit vieillard. Ses yeux sont mouillés comme ceux des chiens trop aimables. Ça vous va ? Bof, c’est un peu rapide. Un tremblement discret passe dans l’air, le battement d’aile d’un papillon ou l’écho d’un vol de flamants roses.

Charles est dans la rue et se dit que vraiment ce boulot d’écrire la vie des vieux derrière eux n’est pas pour lui. Il marche, toutes les rues sont en travaux et il pense trouver autre chose. Il a envie d’une bière car il n’a pas déjeuné, il continue à marcher au milieu des grues de chantier, il se croirait presque dans un champ de cônes rouges, qui soudain sont plus grands que lui, il a de plus en plus de mal à avancer et bientôt ne voit plus le ciel. Charles ne sait pas s’il rapetisse ou si c’est le monde qui grandit. Il cherche un bistrot mais tout à l’heure il n’a pas pu passer sur le trottoir à cause des travaux, et maintenant il est en bas de la marche du trottoir qui fait trois fois sa taille, il ne peut pas monter comme ça, il va falloir attendre une entrée de parking ou une porte cochère.

Dans le caniveau Charles marche là où il le peut, les mains dans le dos en ruminant une vieille chanson folk. Il a le sentiment d’avoir oublié quelque chose d’important, un peu comme s’il avait le prénom de sa mère sur le bout de la langue, mais elle n’est pas morte, la sienne. De mère.

Soudain il sent sa propre langue qui est morte, elle se replie dans sa bouche comme une tranche de saucisson qu’on aurait laissée au four trop longtemps. Il essaie de la tirer mais elle reste repliée, et comme une feuille morte froissée il a peur de la casser s’il essaie de la défroisser. Il ne voudrait pas avoir des miettes de langue morte plein la bouche.

Il réussi enfin à rejoindre le trottoir et remonte la rue jusqu’au bistrot qu’il aime tant. Il se dit qu’une bière devrait faire du bien à sa bouche. Il arrive enfin devant le bar mais le rideau est baissé, on est le 1er janvier et tout le monde dort encore. Tout le monde sauf une vieille gitane assise là avec son berger allemand. Le chien porte des lunettes et sa tête est posée à côté de lui sur un journal. Charles demande à la femme ce qu’il se passe avec le rideau métallique fermé et il s’aperçoit qu’il parle en latin. La gitane lui sourit de toutes ses dents absentes. Elle porte ses dents en or comme boucles à ses oreilles.

Elle ouvre grand la bouche et articule dans un latin excessif Monsieur Bukowski je vous ai déjà dit hier que vous avez arrêté de boire depuis deux jours. Charles se souvient alors que chaque jour, chaque jour, cette femme lui répète la même chose.
Il s’éloigne à petits pas dans une forêt de cônes rouges parfois divertie par un gros bloc de plastique blanc rempli de sable, à ses yeux se sont d’énormes rochers voire des falaises infranchissables.

proposition n° 1

Dans ce qu’on appelle le Petit Bois, une combe large et profonde et pleine de branches mortes, toutes revêtues de gris clair. En regardant longtemps on devine aisément qu’au fond, sous l’entrelacs précis des branchages, le point le plus bas de ce creux ouvre sur autre chose. Il est habité, au moins par des serpents, et donne accès au cœur vibrant de la terre, à ce qui se cache, aux mondes inconnus et peuplés, aux ombres – aux dessous du monde.

Devant le regard, dans le petit matin, au milieu de la rue, avec le soleil bas glissant ses rayons givrants sur toute la scène, sur le passage rayé pour les piétons et dans l’absence complète de véhicule, un chien dodu tenu en laisse par une femme se dandine et pisse en marchant. L’urine dessine des zig-zags sur la peinture zébrée du passage piéton, le jet slalome, éclabousse et arrose les baskets en toile de la femme. Sur le sol les zig-zag liquides luisent, or fondu par les rayons rasants du soleil levant, or matinal coulant sur le bitume, et des baskets s’élève dans le contre - jour la fumée transparente d’une vapeur chaude. Le chien et la femme marchent en crabe et s’empêtrent un peu dans la laisse.

Au mur des arabesques anciennes et circonvolutions en gris foncé, ou bordeaux, sur fond blanc crème peuvent se lire comme masques de monstres – venus d’on ne sait où – ou comme simples décorations d’une autre époque. Peu intéressés par l’interprétation qu’on en fait, les motifs se répètent à intervalles précis, pas toujours réguliers, selon que la largeur du mur divisée par celle des lés donne un compte plus ou moins rond, plus ou moins arrondi, plus ou moins carré. La pièce est meublée dans les années mille-neuf-cent-quatre-vingt mais le papier peint paraît trente ans de plus, combien ça fait. Cette chambre, qu’on croyait propice à la rêverie sur le papier dessiné est en réalité pleine de chiffres et de nombres, c’est une chambre mathématique.



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1ère mise en ligne 3 janvier 2019 et dernière modification le 4 mars 2019.
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